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Décisions

CA Douai, 3e ch., 1 juin 2023, n° 22/03930

DOUAI

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

Tubesca Comabi (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Salomon

Conseillers :

Mme Bertin, Mme Belkaid

Avocats :

Me Delbar, Me De Botton, Me Le Roy, Me Nicolas, Me Djololian

TJ Béthune, 29 juin 2022

29 juin 2022

EXPOSE DU LITIGE :

Par ordonnance rendue le 29 juin 2022, à laquelle il convient de se reporter pour plus ample exposé, le juge des référés du tribunal judiciaire de Béthune a débouté M. [B] [O] de sa demande aux fins d'expertise et l'a condamné aux dépens de l'instance.

Par déclaration du 9 août 2022, M. [O] a formé appel de l'intégralité du dispositif de cette ordonnance.

Moyens

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 1er mars 2023, M. [O] demande à la cour de réformer l'ordonnance critiquée en toutes ses dispositions et statuant à nouveau, d'ordonner une expertise, de condamner la SAS Tubesca-Comabi aux dépens et à lui payer 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

A l'appui de ses prétentions, il fait valoir que :

- l'utilisation de l'échelle litigieuse, achetée le 10 avril 2019, a causé sa chute intervenue le 28 avril 2020 alors qu'il élaguait un arbre dans son jardin, ainsi qu'en atteste son épouse, alors qu'il certifie avoir utilisé ce matériel dans des conditions normales ; l'absence de souvenirs opposée par la société Tubesca-Comabi, fabricant de l'échelle, n'est pas avérée ; la modification des lieux où l'accident s'est produit ne lui est pas imputable, mais résulte d'une tempête ; si l'échelle est restée sur place plusieurs semaines après l'accident, son état a été fixé au moment de la chute par des photographies adressées au vendeur, dès juillet 2020 ;

- ses lésions (fracture d'une vertèbre et tassement d'autres vertèbres) témoignent d'une chute d'une certaine hauteur, étant observé que l'existence de sa chute n'est elle-même pas contestée ;

- la fissuration et la torsion de l'échelle ont été constatées, alors que le constructeur et le vendeur ont cherché à plusieurs reprises à récupérer ce matériel ; la défectuosité de l'échelle doit être recherchée, alors que les contestations du fabricant ne reposent sur aucune analyse effective du produit.

Aux termes de ses conclusions notifiées le 29 novembre 2022, la société Tubesca-Comabi demande à la cour de confirmer l'ordonnance critiquée et, par conséquent de débouter M. [O] de sa demande d'expertise, à défaut de motif légitime, le débouter de sa demande au titre des frais irrépétibles et des dépens et le condamner à lui payer 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

A l'appui de ses prétentions, elle fait valoir que :

- la mesure d'instruction n'aurait d'intérêt que si M. [O] avait effectivement utilisé l'échelle litigieuse le 28 avril 2020, en respectant les règles de sécurité et de bon usage, et qu'elle aurait été à l'origine de sa chute ; or, il n'établit aucune de ces conditions ;

- dès lors qu'il avait indiqué être seul lors de sa chute, les attestations fournies ne sont pas probantes ; alors que M. [O] admettait ne pas se souvenir des faits, son épouse n'en a pas été témoin direct ; les constatations sur l'état de l'échelle sont inopérantes, alors qu'on ne sait comment elle a été utilisée au cours des semaines ayant suivi la chute ; l'expertise amiable qu'il produit indique que la configuration des lieux a changé, de sorte qu'aucune reconstitution n'est envisageable.

Motivation

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la mesure d'instruction :

L'article 145 du code de procédure civile dispose que s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, notamment en référé.

Sur le motif légitime à solliciter une mesure d'instruction :

Aucune condition relative à l'urgence ou à l'absence de contestation sérieuse n'est requise en la matière.

Lorsqu'il s'agit d'apprécier si les critères du référé aux fins d'expertise sont réunis, la juridiction peut valablement porter une appréciation sur une question juridique, qui n'a toutefois aucune autorité de chose jugée à l'égard de la juridiction ultérieure éventuellement saisie au fond.

=> Sur l'existence d'un litige potentiel :

* D'une part, l'article 145 du code de procédure civile n'exige pas que le demandeur ait à établir le bien-fondé de l'action en vue de laquelle la mesure d'instruction est sollicitée.

Il est par conséquent indifférent que le demandeur à la mesure d'instruction ne justifie pas d'un commencement de preuve, d'un faisceau d'indices graves et concordants ou d'indices plausibles et suffisants des faits allégués.

En outre, il ne peut être imposé au demandeur de rapporter une preuve que ces mesures ont précisément pour objet d'établir.

* D'autre part, le demandeur à la mesure d'instruction doit démontrer l'existence d'un litige potentiel, qui constitue une condition du succès de la demande, et non de sa recevabilité.

Il doit par conséquent établir l'existence d'un litige plausible, crédible, bien qu'éventuel et futur, dont le contenu et le fondement seraient cernés, approximativement au moins.

Cette existence doit être appréciée au jour où le juge statue.

Il appartient par conséquent au demandeur de cerner, approximativement au moins, les prétentions qu'il serait susceptible de mettre en œuvre au fond et leur fondement juridique, d'une part, et la base factuelle du litige potentiel, d'autre part, pour crédibiliser la perspective d'un éventuel contentieux.

Il en résulte que de simples allégations ne suffisent pas à établir le motif légitime, dès lors qu'elles présentent un caractère purement hypothétique ou fantaisistes.

S'il n'appartient ainsi pas à la cour de procéder à une analyse détaillée du potentiel succès des prétentions des parties, elle doit néanmoins rejeter la demande lorsque la prétention est manifestement vouée à l'échec ou se heurte manifestement à une fin de non-recevoir.

En l'espèce, même si aucun fondement n'est expressément invoqué, les parties se réfèrent toutefois implicitement aux conditions de la responsabilité du fabricant du fait de ses produits défectueux.

À cet égard, la responsabilité du fait des produits défectueux requiert, outre la preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité entre le défaut et le dommage, celle de la participation du produit à la survenance du dommage, préalable implicite nécessaire à l'exclusion éventuelle d'autres causes possibles de ce dommage.

Alors que le fait d'un tiers qui a contribué à la survenance du dommage ne réduit pas la responsabilité de plein droit du producteur d'un produit si sa défectuosité est une des causes du dommage, il suffit ainsi que l'imputabilité du dommage au produit soit partielle.

En premier lieu, l'implication de l'échelle fabriquée par la société Tubesca-Comabi dans la chute de M. [O] résulte d'un faisceau d'indices : (i) d'une part, l'expert amiable, mandaté par l'assureur de M. [O] ne remet pas en cause la date de l'accident et rapporte des propos et une chronologie qui sont conformes aux pièces par ailleurs produites ; ainsi, il résulte des pièces médicales que M. [O] s'est présenté le 3 mai 2020 aux urgences du centre hospitalier de [Localité 6], où il a exposé qu'il avait chuté le mardi précédent d'environ 2,5 mètres en taillant une haie qui lui avait causé des douleurs dorsales persistantes ; les examens d'imagerie médicale ont confirmé l'existence d'une fracture de T7 t un tassement de T7 et L3, qui constituent des lésions parfaitement compatibles avec la chute d'une telle hauteur et qui résultent directement de la chute ; (ii) d'autre part, les échanges du fabricant avec M. [O] ou avec l'assureur de ce dernier ne comportent aucune mise en cause d'une telle implication : à l'inverse, la société Tubesca-Comabi invoque une expertise amiable ayant été organisée le 30 septembre 2020, pour considérer exclusivement que les circonstances exactes de la chute lors de l'élagage ne sont pas suffisamment déterminées et que l'utilisation de l'échelle a été non conformes : il en résulte qu'elle ne conteste en revanche pas que la chute résulte de l'utilisation de l'échelle qu'elle produit. (iii) l'expert [H] a procédé à des constatations, qui indiquent que l'échelle reposait sur des dalles béton et était en appui sur l'arbre, de sorte que compte tenu du diamètre de l'arbre, cette échelle était donc bien stabilisée, avant d'ajouter que M. [O] a perdu l'équilibre en tentant de pousser la branche qu'il venait de couper et un transfert de charge s'est produit sur le piétement de l'échelle. Si l'épouse de M. [O] n'a pas directement assisté à sa chute, elle atteste en revanche l'installation de l'échelle sur les dalles en béton et sa stabilité. Une participation au moins partielle du produit au dommage est ainsi démontrée.

En second lieu, alors que la conformité d'un produit aux normes n'est exonératoire de la responsabilité de son producteur que si le défaut en résulte, le défaut de l'échelle litigieuse est illustré par les clichés photographiques, qui démontrent que le piétement gauche est à la fois tordu et fendu, au niveau de la fixation par boulon et écrou. A nouveau, la société Tubesca-Comabi ne conteste pas, dans son courrier du 20 novembre 2020, la rupture du pied de son échelle, mais considère qu'il s'agit d'une conséquence, et non de la cause de l'accident subi par M. [O]. Les attestations fournies par les proches de ce dernier insistent enfin sur l'absence de solidité d'un tel produit par rapport à ce qu'un utilisateur peut légitimement en attendre du fabricant.

Alors qu'en l'état des données du litige, l'action envisagée n'est pas manifestement vouée à l'échec, il résulte de l'ensemble de ces éléments que M. [O] justifie d'un motif légitime à solliciter une mesure d'instruction.

=> Sur l'utilité et la pertinence de la mesure sollicitée :

Le demandeur à la mesure d'instruction doit d'une part établir l'existence d'un lien direct entre l'objet du litige éventuel et celui de la mesure sollicitée. L'objet de la mesure doit être de nature à permettre l'établissement d'une preuve susceptible de venir au soutien de prétentions qu'il pourrait développer au fond.

Il doit d'autre part démontrer que la preuve à constituer est bien a priori susceptible d'être utilisée dans l'éventuel futur procès au fond.

En l'espèce, M. [O] a vocation à utiliser la mesure d'instruction pour démontrer la responsabilité du fabricant et solliciter de ce dernier la réparation des préjudices corporels et matériels subis. À cet égard, l'invocation par le premier juge d'une disproportion entre le coût de l'expertise et l'enjeu financier du litige repose d'une part sur la seule analyse d'un dommage matériel, alors qu'une telle circonstance est d'autre part étrangère à l'appréciation de la nécessité d'une mesure d'instruction.

Dans ces conditions, il convient d'ordonner une mesure d'expertise selon les termes visés au dispositif de la présente ordonnance.

En application de l'article 964-2 du code de procédure civile, le contrôle de la mesure d'instruction ordonnée par le présent arrêt est confié au juge chargé de contrôler les mesures d'instruction de la juridiction dont émane l'ordonnance de référé ainsi réformée.

Sur les dépens et les frais irrépétibles de l'article 700 du code de procédure civile :

La partie défenderesse à une mesure ordonnée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile ne peut être considérée comme une partie perdante au sens de l'article 696 du code de procédure civile (2e Civ., 10 février 2011, pourvoi n° 10-11.774, Bull. 2011, II, n° 34). En effet, les mesures d'instruction sollicitées avant tout procès le sont au seul bénéfice de celui qui les sollicite, en vue d'un éventuel procès au fond, et sont donc en principe à la charge de ce dernier.

En revanche, il est possible de laisser à chacune des parties la charge de ses propres dépens (2e Civ., 27 juin 2013, pourvoi n° 12-19.286, Bull. 2013, II, n° 148).

Le sens du présent arrêt conduit dès lors à infirmer l'ordonnance sur ses dispositions relatives aux dépens et à laisser à chacune des parties ses propres dépens et ses frais irrépétibles, tant de première instance que d'appel.

Dispositif

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Infirme l'ordonnance rendue le 29 juin 2022 par le juge des référés du tribunal judiciaire de Béthune dans toutes ses dispositions ;

Et statuant à nouveau sur les chefs infirmés :

Ordonne une mesure d'expertise judiciaire ;

Désigne pour y procéder [B] [X], [Adresse 4]. : 06.77.10.80.16. / [J] en qualité d'expert inscrit sur la liste de la cour d'appel de Douai, qui aura pour mission de :

Convoquer les parties et, dans le respect du principe du contradictoire ;

Se faire communiquer tous documents et pièces qu'il estimera utiles à l'accomplissement de sa mission, même détenus par des tiers, notamment tous documents contractuels, les rapports amiables, tous procès-verbaux d'intervention des services compétents, avis de commission de sécurité, relevés de mesures, et entendre tous sachants ;

Fournir tous éléments techniques et factuels de nature à permettre, le cas échéant, à la juridiction compétente de déterminer les responsabilités éventuellement encourues, et d'évaluer, s'il y a lieu, tous les préjudices subis, les soumettre en temps utile aux observations écrites des parties, et répondre à leurs dires ;

Se rendre au [Adresse 2] ;

Examiner l'échelle Starlyne de la marque Tubesca-Comabi litigieuse ;

Donner son avis sur l'existence d'un défaut affectant l'échelle notamment la partie au niveau du piétement ; indiquer à cet égard si le produit offre ou non la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, en application de l'article 1245-3 du code civil ; dans cette appréciation de la défectuosité du produit, tenir compte de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation ;

En cas de défaut, préciser si ce défaut résulte de sa conformité à des règles impératives d'ordre législatif ou réglementaire ;

Fournir les éléments techniques permettant de statuer sur le lien de causalité entre l'éventuel défaut du produit et les dommages invoqués par M. [O] ;

Dit qu'en application de l'article 964-2 du code de procédure civile, le contrôle des opérations d'expertise sera assuré par le juge chargé des opérations d'expertise du tribunal judiciaire de Béthune, à qui il devra en être référé en cas de difficulté ;

Dit qu'une consignation d'un montant de 1 500 euros devra être versée auprès du régisseur d'avances et de recettes du tribunal judiciaire de Béthune par M. [B] [O], à valoir sur la rémunération de l'expert, au plus tard dans un délai maximum de 45 jours à compter du prononcé de la présente décision, étant précisé que :

- à défaut de consignation dans le délai imparti, la désignation de l'expert sera caduque ;

- chaque partie est autorisée à procéder à la consignation de la somme mise à la charge de l'autre en cas de carence ou de refus.

Dit que l'expert remettra un pré-rapport aux parties en considération de la complexité technique de la mission, dans un délai de 6 mois à compter l'avis de consignation de la provision sur ses honoraires, et inviter les parties à formuler leurs observations dans un délai de 30 jours à compter de la réception de ce pré-rapport, étant rappelé aux parties qu'en application de l'article 276 alinéa 2 du code de procédure civile, il n'est pas tenu de prendre en compte les observations transmises au-delà de ce délai ;

Dit que l'expert devra déposer au greffe du tribunal judiciaire de Béthune son rapport définitif, comportant notamment la prise en compte des observations formulées par les parties (accompagné des documents annexés ayant servi à son établissement, ceux qui le complètent ou contribuent à sa compréhension et restituera les autres contre récépissé aux personnes les ayant fournis), dans le délai de rigueur de 8 mois à compter l'avis de consignation de la provision sur ses honoraires (sauf prorogation dûment autorisée) et communiquer ce rapport aux parties dans ce même délai ;

Dit que l'expert, afin de respecter les dispositions de l'article 276 du code de procédure civile, en concertation avec les parties, définira un calendrier prévisionnel de ses opérations, à l'issue de la première réunion, et qu'il l'actualisera dans un délai d'au plus deux mois après la première réunion en fixant un délai pour procéder s'il y a lieu aux interventions forcées, et en les informant de la date à laquelle il prévoit de leur adresser sa note de synthèse ;

Laisse à la charge de chaque partie les dépens qu'elles ont respectivement exposés tant en première instance qu'en appel ;

Déboute les parties de leurs demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile.