CA Rennes, 3e ch. com., 15 octobre 2019, n° 19/01550
RENNES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Chrono Sport Investissements (SCI)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Contamine
Conseillers :
Mme Jeorger-Le Gac, M. Garet
Avocats :
Me Bourges, Me Pereira Fialho, Me Chaudet, Me Nihouarn
FAITS ET PROCEDURE
Exploitant un fonds de commerce de distribution de systèmes de chronométrage embarqués pour les sports automobiles, la SARL Chrono Sport International était locataire d'un immeuble situé à Barbechat (44) et appartenant à la SCI Chrono Sport Investissements.
La SARL et la SCI ont le même dirigeant et associé majoritaire, Y….
Par jugement du 12 avril 2017, le tribunal de commerce de Nantes prononçait la liquidation judiciaire simplifiée de la SARL et désignait la SELARL Blanc MJ-O, mandataire judiciaire, en qualité de liquidateur.
Alors que le liquidateur notifiait à la SCI la résiliation du bail commercial, celle-ci déclarait une créance de loyers impayés au passif de la liquidation.
Au vu des comptes de la SARL, le liquidateur détectait alors des mouvements financiers anormaux entre les deux sociétés :
- d'une part le paiement par la SARL d'un loyer nettement surévalué par rapport au prix du marché,
- d'autre part l'existence d'une convention de trésorerie en exécution de laquelle la SARL avait avancé des fonds à la SCI, alors par ailleurs que la créance en résultant avait été dépréciée par la SARL sans raison valable peu avant son dépôt de bilan.
Considérant que ces mouvements anormaux avaient appauvri la SARL tandis qu'ils enrichissaient corrélativement la SCI, la SELARL Blanc MJ-O ès-qualités saisissait alors le tribunal de commerce de Nantes d'une action tendant à voir constater la confusion des patrimoines des deux sociétés et, par suite, à l'extension des opérations de liquidation de la SARL à la SCI.
Le tribunal faisait droit à cette demande par jugement du 20 février 2019.
Par déclaration reçue au greffe de la cour le 6 mars 2019, la SCI interjetait appel de cette décision.
L'appelante notifiait ses dernières conclusions le 21 mai 2019, l'intimée les siennes 28 juin 2019' ; enfin, le ministère public, partie jointe à l'instance, faisait connaître son avis le 2 juillet 2019.
Finalement, la mise en état était clôturée par ordonnance du 4 juillet 2019.
MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES
La SCI Chrono Sports Investissements, prise en la personne de son gérant, demande à la cour de :
Vu les articles L 621-2 alinéa 2, L 641-2, L 644-5 et L 110-4 du Code de commerce,
- infirmer le jugement déféré ;
- dire et juger la SCI recevable en son appel et bien fondée en toutes ses demandes, fins et conclusions ;
- dire et juger que la confusion des patrimoines de la SCI et de la SARL n'est pas caractérisée ;
- par suite, annuler l'extension de la procédure de liquidation judiciaire prononcée à l'encontre de la SCI ';
- condamner la SELARL Blanc MJ-O ès-qualités au paiement d'une somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Au contraire, la SELARL Blanc MJ-O, prise en sa qualité de liquidateur judiciaire de la SARL Chrono Sport International ainsi que de la SCI Chrono Sports Investissements, demande à la cour de :
Vu les articles L 621-2, L644-4 et suivants, R 644-4 et L 110-4 du Code de commerce,
Vu l'article 2219 du Code civil,
- débouter la SCI de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions' ;
- confirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions' ;
En conséquence,
- constater la confusion de patrimoine entre la SCI et la SARL' ;
- ordonner l'extension de la procédure de liquidation judiciaire simplifiée visant la SARL à la SCI' ;
- dire que les dépens de la présente procédure d'appel seront employés en frais privilégiés de procédure collective.
Quant au ministère public , il conclut également à la confirmation du jugement critiqué.
MOTIFS DE LA DECISION
I - Sur le moyen tiré de l'irrégularité de la procédure d'extension' :
L'appelante fait d'abord valoir que l'assignation aux fins d'extension de la liquidation judiciaire de la SARL à la SCI est irrégulière comme tardive, la SCI considérant en effet que cette procédure aurait dû être engagée avant l'expiration du délai maximal de six mois prévu pour achever une liquidation judiciaire simplifiée' ; or, alors que la liquidation de la SARL a été ordonnée par jugement du 12 avril 2017, ce n'est que par acte du 8 novembre 2018 que le liquidateur a fait assigner la SCI aux fins d'extension de la procédure.
Il est constant que l'article L 644-5 du Code de commerce prévoit que le tribunal prononce la clôture de la liquidation judiciaire simplifiée au plus tard dans le délai de six mois à compter de la décision ayant ouvert cette procédure simplifiée, sauf à ce que la juridiction préfère, par un jugement spécialement motivé, en proroger la durée pour un délai qui ne peut alors excéder trois mois.
Pour autant, l'expiration de ce délai n'emporte pas de plein droit extinction de la liquidation, le tribunal pouvant en effet, soit prononcer la clôture des opérations de liquidation, notamment à la demande du débiteur lui-même, soit proroger le délai, soit encore décider de ne plus faire application des règles de la liquidation judiciaire simplifiée et dire en ce cas que la liquidation se prolongera selon les formes ordinaires prévues aux articles L 640-1 et suivants du Code de commerce.
Tel est précisément ce qu'a décidé le tribunal de commerce de Nantes qui, sans avoir jamais été saisi d'une demande tendant à la clôture des opérations de liquidation, a, par jugement du 17 avril 2019, mis fin à l'application des règles de la liquidation judiciaire simplifiée et dit que les opérations se poursuivraient désormais selon les règles applicables à la liquidation judiciaire de droit commun.
Aussi et dans la mesure où l'assignation aux fins d'extension de la liquidation judiciaire a été délivrée avant la clôture des opérations, la procédure est régulière en la forme.
II - Sur la confusion de patrimoine :
L'article L 621-2 du Code de commerce dispose en son deuxième alinéa qu'à la demande de l'administrateur, du mandataire judiciaire, du débiteur ou du ministère public, la procédure collective ouverte à l'égard d'une personne peut être étendue à une ou plusieurs autres personnes en cas de confusion de leur patrimoine avec celui du débiteur ou de fictivité de la personne morale.
La confusion des patrimoines de plusieurs sociétés peut se caractériser par la seule existence de relations financières anormales entre elles, sans qu'il soit nécessaire de constater que les actifs et passifs des sociétés en cause sont imbriqués de manière inextricable et permanente.
En l'espèce et pour caractériser l'existence d'une confusion entre les patrimoines respectifs de la SARL Chrono Sport International et de la SCI Chrono Sports Investissements, le tribunal a retenu, conformément à l'argumentation du liquidateur, deux types de relations financières anormales entre les deux sociétés ':
A - Des loyers anormalement élevés versés par la SARL à la SCI :
Le liquidateur judiciaire a pu établir, sans que la SCI l'ait contesté, que la SARL avait réglé à celle-ci, entre 2008 et 2011, des loyers d'un montant annuel de 59.829 €, soit loyer un complètement déconnecté des prix du marché.
Il est en effet établi que les immeubles à usage de bureaux se louaient, dans la région nantaise et au titre de la période considérée, au prix moyen annuel de 139 € le m².
Or, ramené aux 92 m² occupés par la SARL ainsi qu'il résulte de l'avenant au bail communiqué par la SCI au liquidateur, le loyer réglé par la locataire au cours des quatre années considérées a atteint 650 € le m², soit plus de quatre fois le prix moyen local.
La cour observe d'ailleurs que ce loyer a ensuite été considérablement diminué pour se limiter à 12.000 € en 2012, 17.520 € en 2013, et 15.000 € depuis 2014 et ce, sans qu'il ait été justifié des raisons d'une telle diminution, sauf à admettre que les loyers antérieurs étaient manifestement surévalués et sans rapport avec la valeur locative réelle de l'immeuble, un tel excès ayant eu pour seul objet de permettre à la SCI d'amortir son investissement à marche forcée et ce, au détriment de la SARL.
A cet égard, c'est en vain que la SCI se prévaut de la prescription prévue à l'article L 110-4 du Code de commerce qui, selon elle, interdirait au liquidateur de contester les loyers réglés par la SARL de 2008 à 2011.
En effet, il ne s'agit pas ici pour le liquidateur de réclamer le remboursement d'un trop-versé de loyers, demande qui se heurterait effectivement à la prescription quinquennale, mais seulement d'en tirer argument pour rapporter la preuve de relations financières anormales entre les deux sociétés à l'appui d'une demande, recevable quant à elle, tendant à l'extension de la liquidation judiciaire de l'une à l'autre.
De même, aucune conséquence ne saurait être tirée, dans le cadre de la présente procédure, de la circonstance que l'administration fiscale n'a pas elle-même retenu le caractère excessif des loyers facturés par la SCI lorsqu'elle a procédé à une vérification de la comptabilité de la SARL au titre de la période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2011 ; en effet, d'une part les décisions prises par l'administration en matière d'imposition sont sans incidence sur celles susceptibles de l'être par les organes de la procédure collective '; d'autre part, il convient d'observer, à la lecture de la proposition de rectification fiscale notifiée à la SARL le 22 juin 2012, que l'administration ne s'est pas intéressée aux loyers acquittés par la société, mais seulement aux opérations présumées illicites qui avaient valu au dirigeant de la SARL d'être renvoyé devant la juridiction correctionnelle du chef de fraude fiscale.
Ainsi est-il établi que les loyers facturés par la SCI à la SARL entre 2008 et 2011 étaient très largement excessifs et sans rapport avec le prix du marché, aucune circonstance particulière n'étant seulement invoquée par la SCI pour tenter de justifier l'application d'un loyer plus de quatre fois supérieur au loyer moyen local.
Il s'agit donc là d'une relation financière anormale entre la SARL et la SCI qui, sans raison valable, a contribué à appauvrir la première tandis qu'elle enrichissait la seconde, caractérisant par là même la confusion entre les patrimoines des deux sociétés.
B - Des mouvements de trésorerie anormaux entre les deux sociétés :
Il résulte des pièces du dossier et il est constant :
- qu'en date du 23 janvier 2006, la SARL, qui détenait alors 9,9 % du capital de la SCI, a conclu avec celle-ci une «'convention d'avance en trésorerie'» qui, affirmant que la SCI était «contrôlée directement ou indirectement» par la SARL et que les deux parties avaient «'des intérêts financiers communs'», a prévu que la SARL puisse octroyer à la SCI du «crédit» sous la forme de prêts, d'avances en compte courant ou encore de cautionnement'; qu'il était également prévu que ces prêts seraient productifs d'intérêts à un taux déterminé par la convention ;
- que c'est ainsi que la SARL a accordé un crédit à la SCI, la comptabilité de la SARL ayant fait ressortir une créance de 53.435 € selon décompte arrêté au 31 décembre 2016 qui n'est pas contesté ;
- qu'à cette date, la SARL a procédé à la dépréciation intégrale de cette créance, l'expert-comptable ayant tenté de justifier cette opération auprès du liquidateur par la circonstance que la «'probabilité de recouvrement de la somme était quasi-nulle à cette date'» dans la mesure où «'la SCI était privée de ressources'», «'n'avait pas de liquidités'» et «'ne possédait pas de créance qui pourrait lui assurer une entrée future de trésorerie'», le professionnel évoquant également les difficultés de la SCI à trouver un nouveau locataire après le départ de la SARL.
Ainsi que le liquidateur le fait justement observer, ces explications ne sont pas convaincantes, alors en effet :
- que cette dépréciation est intervenue avant même le dépôt de bilan de la SARL, et avant que le bail ait été résilié à l'initiative du liquidateur';
- qu'à supposer même que la SCI n'ait plus aucune ressource, elle n'en dispose pas moins d'un patrimoine immobilier que l'avance en trésorerie consentie par la SARL a d'ailleurs permis de financer ;
- que dans ces conditions, il n'y avait aucune raison de procéder à la dépréciation de cette créance, qui correspond en réalité à la renonciation de la SARL et de son dirigeant à réclamer à la SCI le remboursement du crédit dont celle-ci a bénéficié ;
- que si la SCI fait valoir qu'elle a déjà remboursé le capital, pour autant il est constant qu'elle restait devoir à la SARL une somme de 53.435 € selon décompte arrêté au 31 décembre 2016, peu important qu'il ne s'agisse là que d'intérêts, lesquels étaient en effet contractuellement convenus entre les parties.
A elles seules, ces relations financières entre les deux sociétés sont parfaitement anormales et caractérisent la confusion de leurs patrimoines respectifs en ce qu'elles ont permis, sans raison valable, d'enrichir la SCI, et par là même son dirigeant et associé majoritaire, tandis qu'elles appauvrissaient corrélativement la SARL, étant encore précisé que cette dernière a cédé à Y… l'intégralité de sa participation au capital de la SCI suivant acte du 15 décembre 2016, soit peu de temps avant son dépôt de bilan.
En conséquence et par application des dispositions de l'article L 621-2 du Code de commerce, cette confusion de patrimoine justifie l'extension de la procédure de liquidation judiciaire de la SARL à la SCI.
Ainsi, la décision déférée sera confirmée en toutes ses dispositions et les dépens d'appel employés en frais privilégiés de procédure collective.
PAR CES MOTIFS,
La cour :
- rejette le moyen tiré de l'irrégularité de la procédure aux fins d'extension de la liquidation judiciaire de la SARL Chrono Sport International à la SCI Chrono Sport Investissements ;
- statuant au fond, confirme la décision déférée en toutes ses dispositions ;
- dit que les dépens d'appel seront employés en frais privilégiés de procédure collective.