CA Besançon, 1re ch. civ. et com., 23 novembre 2021, n° 20/00346
BESANÇON
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Caisse de Crédit Mutuel de Besançon Saint Claude
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mazarin
Conseillers :
Mme Domenego, M. Saunier
Faits et prétentions des parties :
M. Nicolas C., entrepreneur individuel en travaux de terrassement, a souscrit auprès de la Caisse de Crédit Mutuel Saint-Claude (la Caisse), pour les besoins de son activité professionnelle, trois prêts d'un montant respectif de 131 255 euros le 1er septembre 2005, de 160 000 euros le 28 janvier 2011 et de 12 000 euros le 10 février 2011.
Le 19 janvier 2018, il a déposé une déclaration de cessation des paiements au greffe du tribunal de commerce de Vesoul qui, par jugement en date du 23 janvier 2018, a ordonné l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire à son bénéfice et désigné M. Flavien M. comme liquidateur judiciaire.
Saisi le 21 mars 2019 à la demande de M. M. ès qualités, le tribunal de commerce de Besançon a, par jugement rendu le 15 janvier 2020, dit que la Caisse avait commis une faute constitutive d'un soutien abusif dont il résultait un préjudice pour la procédure de liquidation judiciaire de M. C. égal aux divers concours litigieux, a dit que cette faute était constitutive d'une fraude, l'empêchant de se prévaloir de l' exonération de responsabilité prévue à l'article L. 650-1 du code de commerce, et a condamné en conséquence la Caisse à payer à M. M., ès qualités la somme de 384 759,08 euros à titre de dommages et intérêts et celle de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Par déclaration parvenue au greffe le 19 février 2020, la Caisse a relevé appel de cette décision et, dans ses dernières conclusions transmises le 18 juin 2021, elle en sollicite l'infirmation, le rejet de l'ensemble des demandes de M. M. ès qualités et sa condamnation à lui payer 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Elle fait principalement valoir que le liquidateur ne démontre pas qu'elle a commis une faute caractéristique d'un soutien abusif et a fortiori une fraude la privant de l' exonération prévue à l'article L. 650-1 du code de commerce. Elle soutient au contraire que la situation de M. C. n'était nullement compromise lorsqu'elle lui a accordé ses concours bancaires en 2011 et que ses difficultés n'étaient apparues que bien ultérieurement du fait de son accident de santé qui l'a placé en invalidité partielle en 2013, et de ses difficultés ponctuelles à obtenir le paiement de ses factures par ses clients. Elle indique par ailleurs qu'elle avait mis en place un plan de remboursement du solde débiteur du compte-courant en octobre 2014, au regard des devis et chantiers en cours dont lui avait justifié M. C. et qui auguraient d'une activité bien plus importante que celle, très réductrice, retenu par le tribunal de commerce, et que ce plan avait vocation à lui permettre de poursuivre son activité et non à dissimuler la situation réelle de l'entreprise.
Elle conteste enfin tout acte d'immixtion dans la gestion de l'entreprise individuelle de M. C..
Dans ses dernières conclusions transmises le 20 septembre 2021, M. M. ès qualités sollicite la confirmation du jugement entrepris ainsi que la condamnation de l'appelante à lui payer 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
Il demande cependant à la cour de rectifier le montant des dommages et intérêts alloués, le préjudice s'élevant à la somme de 342 628,08 euros au titre de l'insuffisance d'actifs.
Il fait principalement valoir que la Caisse a apporté un soutien manifestement abusif et ainsi commis une faute en laissant fonctionner à compter de 2013 un, puis deux comptes-courants avec des soldes débiteurs très importants, sans prendre la mesure ni de l'ensemble des documents comptables qui lui étaient pourtant régulièrement adressés et qui témoignaient du caractère fortement déficitaire de l'activité, ni de l'alerte faite par l'expert-comptable en mai 2016.
Il soutient que la fraude était parfaitement constituée dès lors que la Caisse avait manifestement cherché à retarder l'ouverture d'une procédure collective afin de privilégier le remboursement de ses concours et qu'elle s'était ainsi immiscée dans la gestion de l'entreprise de M. C., en lui dictant certains des courriers à lui adresser pour justifier des options bancaires retenues.
Pour l'exposé complet des moyens des parties, la cour se réfère à leurs dernières conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 septembre 2021.
Motifs de la décision :
- sur la faute de la Caisse :
Aux termes de l'article 1240 du code civil, tout fait de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, à charge pour le demandeur de rapporter la preuve d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité.
Il est de jurisprudence constante que la responsabilité d'un établissement de crédit est susceptible d'être engagée à l'égard des tiers dans les cas où il soutient abusivement un débiteur dont il connaît ou devait connaître la situation irrémédiablement compromise au moment de l'octroi du crédit ou s'il consent un crédit ruineux dont il ne peut ignorer qu'il conduira inexorablement l'entreprise à sa ruine.
En l'espèce, il résulte des pièces versées aux débats que le 10 février 2011, la Caisse a renégocié le prêt consenti le 1er février 2005, a établi un avenant au prêt de 160 000 euros accordé le 28 janvier 2011 et a octroyé à M. C. un nouveau prêt de 12 000 euros amortissable sur 5 ans, dont la réalité, écartée par les premiers juges, est néanmoins justifiée par un tableau d'amortissement et un courrier de la même Caisse.
Il n'est cependant nullement justifié par M. M., alors qu'une telle charge de la preuve lui incombe, qu'à cette date, la situation irrémédiablement compromise de l'entreprise de M. C. était caractérisée et, au surplus, connue de la Caisse et que, ce faisant, celle-ci lui aurait accordé un soutien abusif .
Aucuns bilan, relevés de comptes bancaires ou autres documents comptables contemporains ne sont en effet produits aux débats pour établir les difficultés financières pérennes et inextricables auxquelles aurait pu être confrontée l'entreprise C. au 10 février 2011.
Cette preuve ne saurait en aucune façon se déduire des seules pièces comptables produites par l'intimé lesquelles sont postérieures au 2 septembre 2013, soit plus de deux ans et demi après l'octroi du concours soutenu comme douteux.
Elle ne saurait pas davantage résulter de l'octroi même des deuxième et troisième prêts, ni de leur objet, "la consolidation d'un découvert en compte - reprise d'encours de prêts" étant insuffisantes pour démontrer le caractère abusif du soutien financier apporté à M. C. pour l'exercice de son activité professionnelle.
Il n'est pas plus démontré le caractère ruineux des crédits ainsi accordés à M. C., dès lors d'une part, que les mensualités avaient été sciemment ajustées entre elles de manière à ne pas accroître la charge mensuelle de remboursement et, d'autre part, que ces dernières ont pu être acquittées, directement par M. C. ou par sa compagnie d'assurance, totalement pour le prêt du 10 février 2011 et jusqu'en juillet 2016 pour les prêts des 1er septembre 2005 et 28 janvier 2011, comme en témoignent les deux déclarations de créance.
Si l'octroi des prêts ne ressort pas comme fautif, M. M. justifie cependant qu'à compter de juin 2014, alors même que le compte-courant de l'entreprise de M. C. présentait un solde débiteur de 146 911,36 euros, la Caisse a consenti à l'ouverture d'un second compte-courant, qu'elle a également laissé fonctionner en position débitrice dans des proportions qui sont devenues rapidement importantes pour atteindre fin 2017 la somme de 59 160,57 euros.
Ce faisant, la Caisse, qui ne pouvait méconnaître les difficultés financières que traversait M. C. depuis au minimum son accident de santé en septembre 2013, a abusivement maintenu son concours financier en accordant, par ces autorisations de découverts, des prêts déguisés, lesquels ont indéniablement augmenté le passif de l'entreprise par les intérêts importants appliqués, donné une apparence de solvabilité trompeuse et retardé la constatation de l'état de cessation des paiements, sans que les arguments que la Caisse soutient ne puissent minimiser la faute qu'elle a ainsi indéniablement commise.
En effet, quand bien même elle a sollicité des justifications de plannings prévisionnels de chantiers ou de devis, ces derniers étaient largement insuffisants pour lui donner des garanties sur la pérennité de l'entreprise comme sur ses capacités à retrouver une capacité d'autofinancement. Elle n'a, au surplus, pas tiré les conséquences des alertes lancées par le cabinet comptable Fiducial Expertise, lequel pointait dès le mois de mai 2016 l'état de cessation des paiements de M. C. au regard de son exercice comptable 2015 déficitaire et caractérisait ainsi, à cette date, la situation irrémédiablement compromise que ne pouvait méconnaître l'organisme bancaire.
Le soutien abusif de la Caisse est en conséquence démontré à compter du mois de mai 2016, et non antérieurement comme retenu à tort par les premiers juges, les devis produits par M. C. à la Caisse ne couvrant qu'une période partielle des exercices 2014 et 2015 et n'ayant pu ainsi porter à la connaissance de cette dernière les difficultés financières insolubles revendiquées par l'intimé.
- sur la responsabilité de la Caisse :
La responsabilité au titre du soutien abusif est à la hauteur de l'augmentation d'insuffisance d'actifs. (Cass Com 22 janvier 2020, n° 18-20 362).
Cependant, en application de l'article L. 650-1 du code de commerce, lorsqu'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire est ouverte, les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices subis du fait des concours consentis, qu'en cas de fraude, d'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou de disproportion des garanties prises en contrepartie de ces concours.
En l'espèce, M. M. ès qualités soutient que la Caisse aurait commis une fraude en retardant sciemment l'ouverture d'une procédure collective dans les délais impartis par l'article L. 631-4 du code de commerce, en assurant de manière privilégiée le remboursement de ses propres créances et en aggravant par des moyens déloyaux la situation financière de l'entreprise de M. C..
Si le soutien financier a, certes, revêtu un caractère abusif à compter de mai 2016, aucune pièce ne vient cependant démontrer la volonté que la Caisse aurait pu ainsi avoir, "par des moyens déloyaux, de surprendre le consentement de M. C., d'obtenir un avantage matériel ou moral indu, ou d'échapper intentionnellement à l'application d'une loi impérative ou prohibitive", critères de la fraude telle que définie par la jurisprudence (Cass. Com 8 janvier 2020 n° 18-21452).
En effet, contrairement à ce que soutient, l'intimé, ni le premier compte-courant à compter de juin 2014 (n° 00020152045), ni l'autorisation de découvert du deuxième compte-courant (n° 00020152007) ouvert à cette date n'ont eu pour finalité d'assurer à la Caisse le remboursement de ses propres prêts, mais de permettre à l'entreprise C. de poursuivre son activité, conformément aux souhaits manifestés par M. C. comme en témoignent ses différents courriels, et d'assurer le paiement de nombreux autres créanciers (RSI, SFR, Allianz, AXA, Fidexpertise, Fiducial consulting, Aria, Doras, Tilmat, Colas, Bollore...), ce que confirment les relevés bancaires produits.
La Caisse n'a, au surplus, bénéficié d'aucun avantage matériel ou moral indu, n'ayant pas déclaré les deux comptes-courants débiteurs à la procédure collective et assumant donc une perte de 206 071,93 euros au titre de sa complaisance fautive.
Enfin, M. M. ès qualités ne rapporte pas la preuve qu'elle aurait sciemment cherché à échapper à l'application d'une loi impérative, l'article L. 631-4 du code de commerce ne s'imposant qu'au débiteur et aucun document ne venant établir les actes positifs de direction qu'elle aurait pu commettre pour s'immiscer dans la gestion et dissuader M. C. de déposer le bilan.
L'article R. 631-2 du code du commerce, permettant au créancier de solliciter l'ouverture d'une procédure collective , est quant à lui, supplétif et non impératif.
Aucune fraude n'est en conséquence établie et la Caisse peut dès lors se prévaloir, en l'absence d'immixtion caractérisée dans la gestion des affaires du débiteur ou d'obtention de garanties disproportionnées démontrées, de l' exonération accordée par l'article L. 650-1 du code de commerce.
Il y a lieu en conséquence d'infirmer le jugement entrepris dans toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, de débouter M. Flavien M. ès qualités de l'ensemble de ses demandes.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant contradictoirement, après débats en audience publique et en avoir délibéré conformément à la loi,
Infirme le jugement rendu le 15 janvier 2020 par le tribunal de commerce de Besançon en toutes ses dispositions
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Dit que la Caisse de Crédit Mutuel Saint-Claude a commis une faute en soutenant abusivement M. Nicolas C. à compter du mois de mai 2016 malgré une situation irrémédiablement compromise connue de sa part mais que cette faute n'est cependant pas constitutive d'une fraude.
Exonère en conséquence la Caisse de Crédit Mutuel Saint-Claude de sa responsabilité en application de l'article L. 650-1 du code de commerce.
Déboute M. Flavien M. ès qualités de liquidateur judiciaire de M. Nicolas C. de l'ensemble de ses demandes.
Le condamne aux dépens de première instance et d'appel.
Déboute les parties de leurs demandes présentées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.