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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 18 juin 2010, n° 09/13188

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

UNIVERSAL MUSIC FRANCE (S.A.S)

Défendeur :

SPEARMAN Jr, SALAAM-CLARKE

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Monsieur GIRARDET

Conseillers :

Madame DARBOIS, Madame SAINT-SCHROEDER

Avoués :

Maître Lionel MELUN, Maître François TEYTAUD

Avocats :

Maître Nicolas BOESPFLUG, Maître Vincent LOIR

Paris, du 28 mai 2009

28 mai 2009

Monsieur Liaquat, Ali, Salaam dit Kenny Clarke, batteur de jazz de très grande renommée, participa à de nombreux concerts et séances d'enregistrement, et notamment les 4 et 5 décembre 1957, à l'enregistrement aux côtés de Miles Davis de la bande sonore du film réalisé par Louis Malle , intitulé <<Ascenseur pour l'échafaud>> ;

Il décéda le 26 janvier 1985, laissant deux enfants ayants-droit à titre universel, Messieurs Kenneth Spearman Jr et Laurent Salaam-Clarke ;

Ces derniers eurent connaissance que la société Universal Music rééditait et commercialisait des phonogrammes du commerce reproduisant la prestation de leur père enregistrée pour le film de Louis Malle, sous les titres suivants : BOF ascenseur pour l'échafaud (Lift to the scafford) BOF Compiles  CAT 8363052 et, Vol 3 Miles Davis - Ascenseur pour l'échafaud (collection Jazz in Paris ) BOF compiles  CAT 5481492 ;

Constatant qu'ils n'avaient jamais autorisé cette exploitation secondaire de l'enregistrement, ils assignèrent la société Universal Music devant le tribunal de grande instance de Paris sur le fondement des articles L211-4 et L 212-3 du Code de la propriété intellectuelle ;

Par jugement en date du 28 mai 2009, le tribunal dit que la société Universal Music avait ce faisant porté atteinte aux droits d'artiste interprète de Kenny Clarke et la condamna à verser à Messieurs Spearman et Salaam-Clarke, la somme globale de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts et rejeta la demande d'interdiction formée par les demandeurs ;

Vu les dernières écritures en date du 6 janvier 2010 de la société Universal Music qui fait valoir que s'agissant d'une interprétation qui a été fixée pour la réalisation d'une 'uvre audiovisuelle avant le 1° janvier 1986, le producteur de cette dernière bénéficie en application de l'article L212-4 du Code de la propriété intellectuelle d'une présomption de cession de la totalité des droits dont ne peut être exclue l'utilisation séparée du son et de l'image ; subsidiairement, elle soutient qu'en faisant même abstraction de la destination de l'enregistrement en cause, elle est cependant cessionnaire des droits de l'artiste- interprète car sa participation à la réalisation de l'enregistrement , vaut autorisation de reproduire la prestation enregistrée en vue de sa mise à disposition du public sous forme de supports phonographiques, le cachet versé au musicien constituant l'unique contrepartie de son autorisation ; elle relève que l'autorisation de Kenny Clarke se déduit d'évidence de son absence de toute opposition ou réserve à l'exploitation de cet enregistrement qui fut couronné par l'Académie du disque Charles Cros ; elle conclut à l'infirmation de la décision déférée et , subsidiairement, à la réduction du montant des dommages et intérêts alloués aux fils de Kenny Clarke ;

Vu les dernière écritures en date du 3 mars 2010 de Kenneth Spearman et Laurent Salaam-Clarke qui opposent que les dispositions de l'article L212-4 du Code de la propriété intellectuelle ne peuvent trouver à s'appliquer en l'absence de tout contrat conclu entre les parties à l'enregistrement et au regard de la nature de l'exploitation litigieuse qui n'est pas celle de l''uvre audiovisuelle mais celle de sa seule bande son ; ils ajoutent que pas davantage ne peut-il être déduit de la participation du musicien à la séance d'enregistrement son accord pour une exploitation séparée de son interprétation, d'autant qu'aucun accord n'avait été trouvé entre musiciens et producteurs sur cette base et que, bien au contraire, le Syndicat national des Artistes Musiciens signataire des accords de 1959 avait indiqué à ses membres que 'tout enregistrement de film reste également soumis à la signature d'un accord préalable garantissant l'utilisation secondaire qui pourrait être faite de la bande' ; ils sollicitent en leur appel incident, que le montant des dommages et intérêts soit porté à la somme de 100 000 euros ;

SUR CE,

Considérant que l'article L 212 -3 du Code de la propriété intellectuelle introduit par la loi du 3 juillet 1985, qui soumet à l'autorisation écrite de l'artiste-interprète la fixation de sa prestation, sa reproduction, sa communication au public, ainsi que toute autorisation séparée du son et de l'image, n'a pas vocation à régir les enregistrements réalisés avant son entrée en vigueur (1er janvier 1986) ;

Considérant que quand bien même les phonogrammes litigieux réalisent-ils une exploitation séparée de l'interprétation de Kenneth Clarke, les dispositions précitées ne peuvent être utilement invoquées en raison de la date à laquelle l'interprétation a été fixée (1957) ;

Considérant que la société Universal entend se prévaloir de l'article L212-4 du même code, selon lequel 'La signature du contrat conclu entre un artiste-interprète et un producteur pour la réalisation d'une oeuvre audiovisuelle vaut autorisation de fixer, reproduire et communiquer au public la prestation de l'artiste-interprète. Ce contrat fixe une rémunération distincte pour chaque mode d'exploitation de l''uvre' ;

Considérant tout d'abord, que ces dispositions, combinées avec celles de l'article L212-7 qui énoncent que les contrats passés antérieurement au 1er janvier 1986 entre un artiste- interprète et un producteur d''uvre audiovisuelle 'sont soumis aux dispositions qui précédent en ce qui concerne les modes d'exploitation qu'ils excluaient', ont vocation à régir les enregistrements réalisés avant l'entrée en vigueur de la loi nouvelle ;

Considérant ensuite que les intimés, suivant en cela les premiers juges, soutiennent que le seul fait que l'interprétation en cause ait été enregistrée en vue de la composition de la bande originale du film de Louis Malle ne suffit pas pour lui appliquer la qualification d''uvre audiovisuelle d'autant que la bande son et l'image n'ont pas été fixées simultanément ;

Mais considérant que l'interprétation de Monsieur Clarke n'a été réalisée que pour constituer l'accompagnement musical des images ; qu'il s'agit d'une interprétation musicale destinée à être incorporée aux images du film, et réalisée uniquement pour les besoins de l''uvre audiovisuelle ;

Qu'elle relève dès lors du champ de l'article L212-4 qui gouverne les contrats conclus pour la réalisation d'une 'uvre audiovisuelle ;

Considérant que cet article investit le producteur d'une présomption de cession des droits de l'artiste-interprète dès lors qu'il peut justifier de l'existence d'un contrat conclu avec ce dernier, contrat qui doit prévoir une rémunération distincte pour chaque mode d'exploitation de l''uvre ;

Considérant qu'en l'espèce, la société Universal Music qui ne prétend pas qu'un quelconque contrat écrit ait pu être conclu avec l'artiste, soutient cependant que la preuve de l'accord de l'artiste résulterait de sa présence lors de l'enregistrement et de son absence de toute opposition à la commercialisation séparée de son interprétation ; que bien qu'elle ne lui ait versé aucune somme pour cette exploitation, elle souligne que l'importance de celle-ci n'a pu lui échapper ;

Mais considérant que la seule présence de l'artiste lors de la séance d'enregistrement ne saurait d'évidence suffire à caractériser l'existence d'un contrat conforme aux prescriptions de l'article 212-4 ;

Qu'en l'absence de celui-ci la société Universal ne peut donc bénéficier de la présomption de cession qu'elle revendique ;

Que pas plus le silence de l'artiste face à l'exploitation litigieuse - à supposer qu'il en ait été informé et qu'il en ait mesuré l'importance -, ne saurait faire présumer son autorisation à une exploitation secondaire de son interprétation sous forme de phonogramme ;

Considérant en conséquence, que la décision déférée sera confirmée en ce qu'elle a condamné la société Universal Music pour avoir porté atteinte aux droits d'artiste -interprète de Kenny Clarke ;

Sur les mesures réparatrices :

Considérant que la société Universal Music s'est refusée à verser tout élément sur l'exploitation des phonogrammes contenant l'interprétation de Kenneth Clarke ;

Que la cour observe cependant que Kenneth Clarke est l'un des batteurs de jazz les plus renommés, ce qui n'est pas contesté ; qu'il fait d'ailleurs partie des cinq musiciens cités sur la pochette des phonogrammes avec Miles Davis, Barney Wilen, René Utreger et Pierre Michelot ;

Que l'appelante souligne elle même que la diffusion de la bande musicale n'a pas cessé et que son importance n'a pas pu échapper à Kenneth Clarke ;

Considérant que la commercialisation litigieuse s'étend ainsi sur plusieurs dizaines d'années ;

Que sauf à établir la connaissance que les intimés et leur auteur ont pu en avoir - ce qu'elle ne fait pas -, la société Universal Music ne peut utilement opposer la prescription décennale de l'article L110-4 du Code de commerce ;

Considérant qu'au vu de l'ensemble de ces éléments, il convient de porter à la somme de 25 000 euros le montant des dommages et intérêts que la société Universal Music devra verser aux intimés ;

Sur l'article 700 du Code de procédure civile :

Considérant que l'équité commande de condamner l'appelante à verser la somme complémentaire de 3 500 euros au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel ;

PAR CES MOTIFS,

Confirme la décision entreprise sauf en ce qui concerne le montant des dommages et intérêts,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Condamne la société Universal Music à verser Messieurs Spearman et Salaam Clarke la somme de 25 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de l'atteinte portée aux droits d'artiste-interprète de leur père Kenny Clarke,

La condamne en outre à leur verser la somme de 3 500 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile et à supporter les dépens qui seront recouvrés dans les formes de l'article 699 du même code.