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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 31 août 2006, n° 06/15395

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

Gaz de France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Kamara

Conseillers :

Mme Brongniart, M. Laurent-Atthalin

Avoués :

SCP Hardouin, SCP Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Me Mallevays, Me Pisani

T. com. Paris, prés., du 30 août 2006, n…

30 août 2006

Ayant appris par voie de presse que la Commission européenne avait adressé aux dirigeants des sociétés Gaz de France (ci-après GDF) et Suez, le 19 août 2006, une "communication des griefs" concernant le projet de fusion entre ces deux sociétés par elles notifié le 10 mai 2006 et que les observations en réponse à cette communication devaient être fournies le 1er septembre 2006 au plus tard, M. B., M. B., M. L., M. R., M. C. et M. L., administrateurs représentant les salariés de GDF, ont, par lettre du 23 août 2006, demandé au président du conseil d'administration, M. Cirelli, de leur adresser ainsi qu'à l'ensemble des administrateurs la copie des griefs, considérant que ce document était indispensable à l'exercice de leur mandat et que le groupe ne pouvait s'engager dans des décisions fondamentales sans un débat préalable, et de réunir le conseil d'administration "avant la fin du délai imparti par la Commission européenne, afin que les administrateurs puissent se prononcer sur les cessions éventuelles qui pourraient être envisagées par le groupe".

Aux termes d'une lettre datée du 28 août 2006 et expédiée par télécopie le lendemain, le président du conseil d'administration a communiqué aux susnommés un document résumant les "griefs" et leur a indiqué que les entreprises feraient part de leurs observations sur la communication des griefs et la définition des marchés pertinents avant le 1er septembre 2006, et que le conseil d'administration serait réuni le 11 septembre pour examiner les remèdes, y compris les cessions éventuelles, qui pourraient être envisagés dans le cadre de la fusion.

C'est dans ces conditions que M. B. et M. B. ont fait assigner en référé d'heure à heure, suivant acte d'huissier du 29 août 2006, GDF et M. Cirelli pris en sa qualité de président du conseil d'administration de GDF, et que M. L. est intervenu volontairement à l'instance à l'effet d'entendre, au visa des articles 872 et 873 du nouveau code de procédure civile :

* constater que le président du conseil d'administration de GDF avait violé les dispositions de l'article 2.2.1 du règlement intérieur en s'abstenant de convoquer le conseil d'administration sur la demande expresse qui lui en avait été faite le 23 août 2006 par les six administrateurs représentant les salariés de GDF,

* dire que le refus du président du conseil d'administration de convoquer le conseil d'administration et de communiquer librement aux administrateurs la lettre de grief constitue un trouble manifestement illicite,

* ordonner, en conséquence, au président du conseil d'administration de GDF d'avoir à convoquer un conseil d'administration au plus tard le 31 août 2006, sous astreinte, avec pour ordre du jour : débat sur le contenu de la lettre de griefs et sur le projet de délibération du conseil d'administration portant adoption de la réponse que GDF doit apporter à la lettre de griefs,

* ordonner au président du conseil d'administration d'avoir à communiquer avant cette réunion à l'ensemble des administrateurs la lettre de griefs et le projet de réponse de GDF.

Par ordonnance du 30 août 2006, le président du tribunal de commerce de Paris, donnant acte à M. L. de son intervention volontaire, a dit M. B., M. B. et M. L. irrecevables en leurs demandes au motif qu'en application de l'article 2.2.1 du règlement intérieur du conseil d'administration de GDF, alinéa 3, la demande ne pouvait être formulée que par six administrateurs au moins.

M. B., M. B. et M. L., autorisés à assigner à jour fixe, poursuivent l'infirmation de cette décision, demandant à la Cour de :

- les déclarer recevables en leurs demandes au motif que chaque administrateur est recevable à saisir

la juridiction compétente pour faire respecter les prérogatives du conseil d'administration ;

- constater que le président du conseil d'administration de GDF a violé les dispositions de l'article 2.2.1 du règlement intérieur en s'abstenant de convoquer le conseil d'administration sur la demande expresse qui lui en a été faite le 23 août 2006 par les six administrateurs représentant les salariés de GDF,

- dire que le refus du président du conseil d'administration de convoquer le conseil d'administration et de communiquer librement aux administrateurs la lettre de grief constituent un trouble manifestement illicite,

- ordonner, en conséquence, au président du conseil d'administration de GDF d'avoir à convoquer un conseil d'administration au plus tard le 31 août 2006, sous astreinte de 100.000 euros par jour de retard, le juge se réservant la faculté de liquider l'astreinte, avec pour ordre du jour :

# débat sur le contenu de la lettre de griefs adressée par la Commission européenne à la direction de GDF le 19 août 2006 concernant le projet de fusion entre GDF et Suez,

# projet de délibération du conseil d'administration portant adoption de la réponse que GDF doit apporter à la lettre de griefs de la Commission européenne ;

- ordonner au président du conseil d'administration d'avoir à communiquer avant cette réunion, dans le cadre de la convocation à cette réunion, à l'ensemble des administrateurs les documents suivants dans leur intégralité, sous astreinte de 100.000 euros par jour de retard, le juge se réservant la possibilité de liquider l'astreinte :

# la communication des griefs concernant le projet de fusion entre GDF et Suez adoptée par la Commission européenne le 18 août 2006

# le projet de réponse de GDF à la lettre de griefs de la Commission européenne ;

- condamner GDF et le président du conseil d'administration à verser à chacun des administrateurs appelants la somme de 3.000 euros par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

M. R. et M. L. sont intervenus volontairement devant la Cour et concluent dans le même sens que les appelants.

GDF et M. Cirelli ès qualités, soulèvent l'irrecevabilité de l'intervention volontaire de MM. R. et L. en raison de sa tardiveté qui contrevient au principe de la contradiction et concluent à la confirmation de l'ordonnance déférée et, subsidiairement, au rejet de l'ensemble des prétentions de M. B., de M. B. et de M. L., ainsi qu'à la condamnation de chacun de ces derniers au paiement à GDF de la somme de 3.000 pour couvrir ses frais irrépétibles. Ils soulignent, en outre, l'impossibilité juridique et matérielle de convoquer un conseil d'administration ce jour, faute de pouvoir respecter le délai raisonnable visé à l'article 2.2.1. du règlement intérieur du conseil d'administration de GDF. Enfin, ils affirment que l'entreprise traite de la même manière tous ses administrateurs.

Le ministère public a conclu à la confirmation de la décision entreprise.

CELA ETANT EXPOSE,

LA COUR,

Sur les fins de non-recevoir

Considérant que l'intervention volontaire de MM. R. et L. ne contrevient pas au principe de la contradiction dès lors que les intervenants se limitent à conclure dans le même sens que les appelants, sans ajouter aucune prétention ni aucun moyen ;

Considérant que la demande de convocation du conseil d'administration de GDF formulée par les six administrateurs signataires de la lettre du 23 août 2006 est identique à celle soumise au juge des référés ;

Qu'en effet, dans la lettre précitée, les administrateurs ont énoncé :

La Commission européenne vient de vous adresser la lettre de grief concernant le projet de fusion Gaz de France- Suez. La presse se fait écho que les entreprises doivent répondre sous dix jours.

Cette réponse marquera un premier engagement de l'entreprise en matière de contrepartie.

Nous considérons que le groupe ne peut s'engager dans des décisions si fondamentales sans qu'un débat préalable puisse avoir lieu.

C'est pourquoi nous souhaitons que vous nous fassiez parvenir ainsi qu'à l'ensemble des administrateurs la copie des ces griefs. En effet, nous considérons que ce document est indispensable à l'exercice de notre mandat.

De plus, nous vous demandons de réunir le conseil d'administration avant la fin du délai imparti par la Commission européenne afin que les administrateurs puissent se prononcer sur les cessions éventuelles qui pourraient être envisagées.' ;

Qu'il résulte à l'évidence des termes de cette correspondance que, pour ses auteurs, le délai imparti par la Commission européenne' était le seul qu'ils avaient cité, soit le délai accordé pour répondre à la communication des griefs, dont il est acquis au débat qu'il expire le 1er septembre 2006 ;

Qu'il ressort manifestement des énonciations de la même lettre que la demande de convocation du conseil d'administration visait à l'organisation d’un débat préalable , avant le 1er septembre 2006, sur le premier engagement de l’entreprise en matière de contrepartie que la réponse aux griefs était destinée à apporter ;

Que, par suite, sans qu'il y ait lieu à interprétation, il ne peut être utilement prétendu que, par la seule mention afin que les administrateurs puissent se prononcer sur les cessions éventuelles qui pourraient être envisagées', les administrateurs représentant les salariés auraient souhaité voir réunir le conseil d'administration à cette seule fin et à l'exclusion de tout autre ordre du jour, l'ensemble de la lettre démontrant à l'évidence, au contraire, qu'ils demandaient la convocation du conseil d'administration en temps utile pour répondre à la communication des griefs, soit avant le 1er septembre 2006 ;

Considérant, en conséquence, que le président du conseil d'administration n'ayant pas procédé à la convocation du conseil demandée par six administrateurs au moins, chacun d'eux est recevable à saisir le juge des référés en invoquant une violation du règlement intérieur, caractérisant un trouble manifestement illicite ;

Considérant qu'il convient, dès lors, infirmant l'ordonnance déférée, de déclarer les demandes recevables ;

Sur le trouble manifestement illicite

Considérant, en premier lieu, que l'article 2.2.1., alinéa 3, du règlement intérieur du conseil d'administration de GDF impose au président du conseil d'administration de convoquer ledit conseil d'administration dans un délai de huit jours au plus à compter de la demande qui lui a été adressée, ou dans un délai fixé en accord avec les administrateurs ayant fait la demande ;

Que M. B., M. B., M. L., M. R., M. C. et M. L., administrateurs représentant les salariés de GDF, ont, par lettre du 23 août 2006, demandé au président du conseil d'administration de réunir le conseil d'administration avant la fin du délai imparti par la Commission européenne pour répondre à la communication des griefs (soit le 1er septembre 2006 au plus tard) et de leur adresser, ainsi qu'à l'ensemble des administrateurs, la copie des griefs, estimant que ce document était indispensable à l'exercice de leur mandat et que le groupe ne pouvait s'engager dans des décisions fondamentales sans un débat préalable ;

Considérant, en second lieu, qu'en droit, le conseil d'administration détermine les orientations de l'activité de la société et procède aux contrôles et vérifications qu'il juge opportuns ;

Que, selon l'article 2.4 (b) du règlement précité, le conseil d'administration délibère notamment sur les principales orientations stratégiques, économiques, financières ou technologiques de l'activité de la société ou du groupe, avant l'intervention des décisions qui y sont relatives ;

Qu'en matière de contrôle des concentrations, la Commission européenne n'est pas tenue de prendre en considération les observations reçues après l'expiration du délai par elle fixé et ne fonde ses décisions que sur les objections au sujet desquelles les intéressés ont pu faire valoir leurs observations en réponse à la communication des griefs ;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments, d'une part, que la réponse que GDF doit apporter, le 1er septembre 2006 au plus tard, à la communication des griefs faite par la Commission européenne ensuite de la notification du projet de fusion GDF-SUEZ s'inscrit manifestement dans les prérogatives dévolues à l'organe stratégique de gouvernance de la société, d'autre part, que, dès lors que la demande lui en avait été faite par six administrateurs et que l'ordre du jour du conseil dont la convocation était sollicitée ressortissait aux compétences de ce dernier, le président du conseil d'administration devait, à l'évidence, procéder à cette convocation en temps utile pour permettre au conseil de débattre des observations à fournir en réponse aux griefs exprimés par la Commission européenne ;

Considérant que, de même, le président du conseil d'administration a l'obligation de communiquer aux administrateurs les documents nécessaires pour permettre au conseil de remplir sa mission et de délibérer utilement, étant observé que tous les administrateurs, incluant ceux qui représentent les salariés, sont tenus, en vertu de l'article 6 de l'annexe 1 du règlement intérieur du conseil d'administration, à la discrétion à l'égard des informations et des débats auxquels ils participent et sont obligés de respecter le caractère confidentiel des informations données comme telles par le président du conseil d'administration ;

Considérant, ainsi, que le refus du président du conseil d'administration de GDF de convoquer le conseil et de communiquer à ses membres la lettre des griefs entraîne un trouble manifestement illicite auquel il convient de mettre fin dans les conditions précisées au dispositif ci-après, un délai raisonnable étant fixé pour la réunion du conseil qui sera convoqué par tous moyens conformément aux dispositions de son règlement intérieur et le président du conseil d'administration devant communiquer aux administrateurs la lettre des griefs adressée par la Commission européenne, et non une version expurgée validée par la Commission européenne , faute de preuve d’une telle exigence émanant de la Commission, étant, en outre précisé qu'en l'absence de preuve de l'existence actuelle d'un projet de réponse aux griefs, il n'y a pas lieu d'en ordonner la communication ;

PAR CES MOTIFS,

Déclare recevable l'intervention volontaire de MM. R. et L.,

Infirme l'ordonnance déférée ;

Statuant à nouveau,

Dit les demandes recevables ;

Ordonne au président du conseil d'administration de GDF de convoquer immédiatement, par tous moyens, le conseil d'administration pour le 1er septembre 2006 à 12 heures, avec l'ordre du jour suivant :

# débat sur le contenu de la lettre de griefs adressée par la Commission européenne à la direction de GDF le 19 août 2006 concernant le projet de fusion entre GDF et Suez,

# délibération du conseil d'administration portant adoption de la réponse que GDF doit apporter à la lettre de griefs de la Commission européenne ;

Ordonne au président du conseil d'administration de GDF de mettre, immédiatement, à la disposition de l'ensemble des administrateurs, sous astreinte de 100.000 euros par jour de retard, la Cour se réservant la possibilité de liquider l'astreinte, la communication des griefs concernant le projet de fusion entre GDF et Suez adoptée par la Commission européenne le 18 août 2006, la dite communication étant mise à disposition dans son intégralité ;

Dit la société Gaz de France tenue de verser aux appelants et intervenants volontaires la somme globale de 3.000 euros par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Rejette toute autre prétention ;

Met à la charge de la société Gaz de France les dépens de première instance et d'appel, qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code précité.