CA Versailles, 1re ch. sect. 1, 21 janvier 2016, n° 13/00226
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SUD PRESSE (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Madame Odile BLUM
Conseillers :
Madame Anne LELIEVRE, Monsieur Dominique PONSOT
Avocats :
SCP R. R. T. D. S. B. B. L., Me Etienne W., Me Vincent T.
Vule jugement rendu le 25 octobre 2012 par le tribunal de grande instance de Nanterre qui a :
- rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société de droit belge Sud Presse,
- condamné la société de droit belge Sud Presse à payer 5.000 € de dommages et intérêts à Marion C.,
- fait interdiction à la société de droit belge Sud Presse de diffuser et reproduire les douze photographies publiées sur le site Internet sudpresse.be sous le titre 'OopsMarion C. se laisse voir les seins nus sur le tournage', sous astreinte de 4.000 € par infraction constatée à compter de la signification de ce jugement, en se réservant la liquidation éventuelle de l'astreinte,
- condamné la société de droit belge Sud Presse aux dépens et à payer 2.000 € à Marion C. sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs autres ou plus amples demandes,
- ordonné l'exécution provisoire ;
Vu l'appel de cette décision relevé le 8 janvier 2013 par la société anonyme de droit belge Sud Presse qui, par ses dernières conclusions du 5 avril 2013, demande à la cour, au visa de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, du règlement (CE) 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, des articles 74, 75 et 96 du code de procédure civile, L 212 et suivants du code de la propriété intellectuelleet 9 du code civil, de :
- constater l'incompétence du juge français pour connaître du litige et renvoyer Marion C. à mieux se pourvoir,
- subsidiairement, renvoyer à la Cour de justice de l'Union européenne aux fins de répondre à la question suivante :
'L'article 5, point 3, du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, a été interprété en ce sens que, en cas d'atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site Internet, la personne qui s'estime lésée a la faculté de saisir d'une action en responsabilité, au titre de l'intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l'État membre du lieu d'établissement de l'émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l'État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts. (CJUE, 25 octobre 2001, C-509/09 et C-161/10 dit 'arrêt Martinez').
Cet article permet-il toujours à la personne qui s'estime victime de saisir les juridictions de État l'État membre où elle a le centre de ses intérêts, ou celle-ci doit-elle également établir, en prenant en compte tous les faits de la cause, que les contenus litigieux sont ou ont été destinés au public situé sur le territoire de l'État membre où elle a le centre de ses intérêts ou qu'un autre lien de rattachement existe avec ledit État membre '
Dans une situation telle que décrite ci-dessus lorsque la prétendue victime fait usage de la possibilité de saisir les juridictions de l'État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts, doit-elle saisir la juridiction désignée par les règles de droit national en fonction du lieu où se trouve ledit centre de ses intérêts, ou peut-elle saisir n'importe quelle juridiction de l'État membre, y compris une juridiction qui n'est pas celle du lieu où se trouve le centre de ses intérêts, du moment que cette juridiction aurait été compétente si le litige n'avait pas comporté d'éléments d'extranéité et était dès lors régi par les seules règles de compétence du droit national ''
- surseoir à statuer jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne,
- réserver les frais et dépens,
- constater que les moments saisis par les photographies litigieuses ne sont pas une oeuvre au sens de l'article L. 212-1 du code de la propriété intellectuelle et que la plaignante ne représentait, chantait, récitait, déclamait, jouait ou exécutait de toute autre manière aucune oeuvre littéraire ou artistique, un numéro de variétés, de cirque ou de marionnette,
- constater que le droit à l'image de Marion C. n'a pas été violé,
- constater que la publication des clichés litigieux n'a entraîné aucun préjudice pour Marion C.,
- en conséquence, infirmer le jugement,
- dire l'action de Marion C. irrecevable ou à tout le moins non fondée,
- condamner Marion C. aux frais et dépens avec distraction et à lui verser la somme de 7.500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Vu les dernières conclusions du 3 juin 2015 de Mme Marion C. qui demande à la cour, au visa des articles L 212-2, L 212-3 et L 335-4 du code de la propriété intellectuelle de :
- débouter la société Sud Presse de toutes ses demandes,
- confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence, condamné la violation de ses droits et fait interdiction à la société Sud Presse de diffuser et reproduire sous astreinte les douze photographies litigieuses en la condamnant de surcroît à verser la somme de 2.000 € au titre des frais irrépétibles et aux entiers dépens de première instance,
- réformer le jugement pour le surplus,
- condamner la société Sud presse à lui verser la somme de 15.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de l'intégralité du préjudice causé par la violation de ses droits,
- à titre subsidiaire, si la cour écarte la compétence des premiers juges à connaître de l'intégralité du préjudice, dire que par application de l'article 42 du code de procédure civile, le juge français est compétent pour connaître du préjudice causé en France ; condamner la société Sud Presse à lui payer la somme de 5.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé en France par la violation de ses droits et limiter au territoire français l'interdiction de diffusion,
- condamner la société Sud Presse à lui verser une indemnité de 3.500 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens d'appel avec droit de recouvrement au profit de son avocat ;
Considérant que le 17 octobre 2011, Mme C., comédienne française, a fait dresser constat par huissier de justice, à Colombes (92700), dans le ressort du tribunal de grande instance de Nanterre, de la diffusion, sur le site Internet sudpresse.be édité par la société de droit belge Sud Presse, dans la rubrique 'les galeries photographies de Sudpresse > oops : sous les jupes des stars > oops : Marion C. se laisse voir seins nus sur le tournage', d'une galerie de douze photographies, annoncées par le titre 'Marion C. se laisse voir seins nus sur le tournage', la montrant en partie dénudée sur la plage et dans la mer à l'occasion du tournage d'une scène du film 'de rouille et d'os' réalisé par M. Jacques A. ;
Que le 14 novembre 2011, elle a assigné la société Sud Presse pour voir constater l'atteinte à ses droits d'artiste-interprète ainsi qu'à son droit à l'image et en obtenir réparation, ce qui a donné lieu au jugement déféré qui a fait droit à ses prétentions sauf en ce qui concerne le montant de ses demandes pécuniaires ramené à 5.000 € pour les dommages et intérêts et à 2.000 € pour ses frais irrépétibles ;
Considérant qu'il sera rappelé, à titre liminaire, que Marion C. se plaint, non seulement de l'atteinte à ses droits d'artiste-interprète, mais encore, pour les photographies 6, 7 et 11, de l'atteinte à son droit à l'image ;
Considérant que la société Sud Presse expose qu'en vertu de l'article 2 du Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, la compétence du domicile du défendeur est le principe fondateur dans le droit de l'Union européenne et que les dérogations envisagées ne constituent que des exceptions d'application restrictive, qu'elle-même ne demeure pas en France mais en Belgique et que le juge namurois est son juge naturel ;
Qu'elle fait valoir que la seule accessibilité de son site Internet en France et le fait qu'elle soit un organe de presse francophone sont insuffisants pour retenir la compétence des juridictions françaises, que par ailleurs Marion C. échoue à démontrer l'existence d'un lien suffisant substantiel ou significatif avec le territoire français, qu'en toute hypothèse, ayant omis de démontrer que le centre de ses intérêts est précisément à Nanterre, Marion C. aurait dû être déclarée irrecevable dans son action à défaut de compétence du juge saisi, que le jugement sera en conséquence infirmé en ce qu'il a rejeté l'exception d'incompétence qu'elle a soulevée ;
Qu'elle soutient, à titre subsidiaire, que c'est sur le fondement de l'article 5.3 du Règlement européen tel qu'interprété par la CJUE que le juge est saisi et que c'est sur la base de cette seule disposition que le juge doit vérifier sa compétence, sans référence aux articles 42 et 46 du code de procédure civile français, que le refus d'appliquer une norme directement applicable en droit interne français revient à la priver de la protection fondamentale que constitue la règle du domicile du défendeur et partant à la priver de la protection fondamentale que constitue cette règle et de son droit à un procès équitable, que compte tenu de ce conflit de normes et d'interprétation, il est nécessaire de saisir la CJUE de la question préjudicielle qu'elle propose ;
Mais considérant que si l'article 2.1 du règlement (CE) n° 44/2001 du conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution de décisions en matière civile et commerciale pose en principe que les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre, l'article 5.3 dispose, au titre des compétences spéciales, qu'une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre peut être attraite, dans un autre État, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire ;
Considérant que par son arrêt eDate Advertising et Martinez (25 octobre 2011, C-509/09 et C-161/10), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 5.3 susvisé doit être interprété en ce sens qu'en cas d'atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site Internet, la personne qui s'estime lésée a la faculté de saisir d'une action en responsabilité, au titre de l'intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l'État membre du lieu d'établissement de l'émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l'État membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts, que cette personne peut également, en lieu et place d'une action en responsabilité au titre de l'intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque État membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l'a été et que celles-ci sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l'État membre de la juridiction saisie ;
Que par son arrêt Pez Hejduk/EnergieAgentur (22 janvier 2015, C-441/13) la Cour de justice de l'Union européenne a également dit pour droit que le même article 'doit être interprété en ce sens que, en cas d'atteinte alléguée aux droits d'auteur et aux droits voisins du droit d'auteur garanti par l'État membre de la juridiction saisie, celle-ci est compétente, au titre du lieu de matérialisation du dommage, pour connaître d'une action en responsabilité pour l'atteinte à ces droits du fait de la mise en ligne de photographies protégées sur un site Internet accessible dans son ressort. Cette juridiction n'est compétente que pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l'État membre dont elle relève' ;
Considérant que Marion C. est une actrice française, née en [...] où elle travaille et réside avec sa famille ; que le centre de ses intérêts est situé en France ; que par ailleurs, le fait dommageable qu'elle allègue a été constaté par huissier de justice en France où le contenu du site Internet de la société de droit Belge Sud presse est accessible ;
Qu'en vertu de l'article 5.3 du règlement tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne, les juridictions françaises sont en conséquence compétentes pour connaître de l'atteinte alléguée à son droit à la personnalité pour la réparation de l'intégralité du dommage causé et de l'atteinte alléguée à ses droits voisins d'artiste-interprète pour le seul dommage causé sur le territoire français ;
Considérant que la société Sud Presse n'est donc pas fondée à se prévaloir d'une prétendue atteinte à son droit à être jugé en Belgique ni d'une violation inexistante de son droit à un procès équitable ; que la question préjudicielle qu'elle propose est sans intérêt pour la solution du litige ;
Que les juridictions françaises étant compétentes pour connaître du litige dans les termes ci-dessus, c'est à juste titre que le tribunal de grande instance de Nanterre a rejeté l'exception d'incompétence soulevée en faisant par ailleurs application des règles internes de compétence au regard de l'article 46 du code de procédure civile visant le lieu du fait dommageable constaté dans son ressort ; qu'il sera relevé en outre qu'au regard du droit interne, la société Sud Presse n'a jamais fait connaître devant quelles juridictions françaises, elle demandait que l'affaire soit jugée ;
sur les droits d'artiste-interprète
Considérant que c'est par des motifs pertinents que la cour approuve que les premiers juges ont retenu que pour neuf des douze photographies incriminées, Marion C. bénéficie de la protection au titre des droits voisins d'artiste-interprète ;
Que les premiers juges ont exactement relevé que Marion C. est représentée sur ces clichés alors qu'elle joue et exécute une scène du film en train de se tourner ; que Marion C. est en effet photographiée dans l'interprétation de son rôle ; qu'il s'agit bien d'une fixation de sa prestation d'artiste, les développements de la société Sud Presse sur l'oeuvre exécutée et l'absence d' interprétation personnelle de l'artiste étant sans portée ;
Que par ailleurs, la société Sud Presse n'est pas fondée à se prévaloir de son droit à la liberté d'information dès lors qu'en vertu de l'article L 212-3 du code de la propriété intellectuelle, la fixation de la prestation d'un artiste-interprète, sa reproduction et sa communication ainsi que toute utilisation séparée du son et de l'image de la prestation lorsque celle-ci a été fixée à la fois pour le son et l'image, ce qui est le cas en l'espèce, sont soumises à l'autorisation écrite de l'artiste-interprète ;
Qu'ayant fixé puis diffusé la prestation de la comédienne, sans son autorisation écrite, au surplus dans une version tronquée, la société Sud Presse a porté atteinte aux droits patrimoniaux et au droit moral de l'artiste-interprète et engagé sa responsabilité à ce titre ;
Considérant que les photographies 6, 7 et 11 de la galerie de photographies diffusées par la société Sud Presse montrent l'actrice, non pas dans l'interprétation de son rôle, mais dans un moment d'attente entre deux prises pour les photographies 6 et 7 et lors d'un temps de pause pour la photographie 11 ;
Considérant que les premiers juges ont exactement rappelé qu'en application de l'article 9 du code civil et du droit de chacun au respect de sa vie privée, chacun dispose sur son image d'un droit exclusif et peut s'opposer à sa reproduction sans son autorisation sauf motif légitime de l'organe de presse ;
Qu'ils ont retenu à juste titre que le fait que le tournage du film ait eu lieu dans un lieu public ne suffit pas à caractériser l'autorisation tacite de Marion C. à reproduire son image ; que par ailleurs, le droit à la liberté d'information et d'expression de l'organe de presse ne suffit pas à légitimer en l'espèce, dans l'équilibre des droits fondamentaux en présence, la reproduction et la diffusion d'images de l'actrice, prises à son insu, alors que dépossédée pour quelques instants du rôle qu'elle jouait, elle se retrouve, dénudée ou absorbée dans ses pensées, dans ce qui demeure sa sphère d'intimité ;
Que le jugement sera confirmé en ce qu'il a dit que la société Sud Presse a donc porté atteinte au droit à l'image de Marion C. ;
Considérant qu'il a été vu que si la juridiction française n'est compétence que pour réparer le seul dommage causé sur le territoire français en ce qui concerne l'atteinte aux droits voisins d'artiste-interprète, il lui revient de statuer sur la réparation de l'intégralité du dommage causé par l'atteinte au droit à l'image ;
Considérant que le site de la société Sud Presse est un site francophone dont l'accessibilité a été constatée sur le territoire français ; qu'il ressort du procès-verbal de constat d'huissier de justice qu'au 17 octobre 2011, les photographies 6, 7 et 11 de la galerie de photographies consacrée à Marion C. avaient été visionnées respectivement 8.437 fois, 7.545 fois et 7.804 fois, les autres photographies ayant été visionnées de 5.587 à 10.912 fois ;
Que les premiers juges ont exactement relevé, d'une part que certaines de ces photographies montrent l'actrice partiellement dénudée, vêtue uniquement du bas de son maillot de bain, d'autre part que Marion C. a par ailleurs démontré son attachement à voir protéger ses droits de la personnalité ;
Que s'agissant des photographies fixant Marion C. dans sa prestation d'artiste-interprète, elles dévoilent des éléments tronqués de cette interprétation et ce, avant même la divulgation de l'oeuvre interprétée ;
Considérant qu'au vu des éléments de la cause, les atteintes portées tant aux droits voisins dans les limites sus rappelées, qu'au droit à l'image de Marion C. sont entièrement et exactement réparées par les dommages et intérêts alloués par les premiers juges ; que le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions sauf à limiter au territoire français l'interdiction de diffusion des photographies 1 à 5, 8 à 10 et 12 de la galerie de photographies ;
Considérant que la société Sud Presse qui succombe sera condamnée aux dépens d'appel ; que vu l'article 700 du code de procédure civile, il sera alloué à Marion C. la somme complémentaire de 3.000 € pour ses frais irrépétibles d'appel, la société Sud Presse étant déboutée de sa demande à ce titre ;
Statuant publiquement et contradictoirement,
Confirme le jugement sauf à préciser que la mesure d'interdiction prononcée sera limitée, en ce qui concerne les photographies 1 à 5, 8 à 10 et 12 de la galerie de photographies incriminées, au territoire français ;
DébouteMarion C. du surplus de sa demande de dommages et intérêts ;
Condamne la société Sud Presse à payer à Marion C. la somme complémentaire de 3.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile pour ses frais irrépétibles d'appel ;
Condamne la société Sud Presse aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévuesau deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Madame Odile BLUM, Président et par Madame RENOULT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.