CEDH, gr. ch., 1 juin 2010, n° 22978/05
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
PARTIES
Demandeur :
AFFAIRE GÄFGEN
Défendeur :
c. ALLEMAGNE
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Costa
Juges :
M. Rozakis, M. Bratza, Mme Tulkens, M. Casadevall, M. Kovler, Mme Mijović, M. Jaeger, M. Jebens, M. Jočienė, M. Šikuta, Mme Ziemele, M. Nicolaou, M. López Guerra, M. Bianku, M. Power, M. Vučinić
Avocat(s) :
Me Heuchemer, Me Schmitz, Me von Becker, Me Schulz-Tornau
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22978/05) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne dont un ressortissant, M. Magnus Gäfgen (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 juin 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire.
2. Dans sa requête, le requérant alléguait que le traitement auquel il avait été soumis pendant que la police l’interrogeait, le 1er octobre 2002, sur l’endroit où se trouvait un jeune garçon, J., était constitutif de torture, agissement prohibé par l’article 3 de la Convention. Il soutenait être toujours victime de cette violation. Il estimait en outre que son droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention, comprenant le droit de se défendre de manière effective et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination, avait été méconnu en ce que des éléments de preuve recueillis au mépris de l’article 3 auraient été admis au procès pénal.
3. La requête a été attribuée initialement à la troisième section, puis à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 10 avril 2007, elle a été déclarée partiellement recevable par une chambre de cette dernière section, composée de : Peer Lorenzen, président, Snejana Botoucharova, Volodymyr Butkevych, Margarita Tsatsa-Nikolovska, Rait Maruste, Javier Borrego Borrego, Renate Jaeger, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section.
4. Le 30 juin 2008, une chambre de la cinquième section, composée de Peer Lorenzen, président, Rait Maruste, Volodymyr Butkevych, Renate Jaeger, Isabelle Berro-Lefèvre, Mirjana Lazarova Trajkovska, Zdravka Kalaydjieva, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, a rendu son arrêt. Elle a décidé, à l’unanimité, qu’il ne s’imposait pas de se prononcer sur l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes. Elle a estimé, par six voix contre une, que le requérant ne pouvait plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3 de la Convention. Elle a dit en outre, par six voix contre une, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 de la Convention.
5. Le 19 septembre 2008, le requérant a demandé, par des observations reçues à la Cour le 26 septembre 2008, le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement ; il maintenait qu’il y avait eu violation de l’article 3 comme de l’article 6 de la Convention. Le 1er décembre 2008, le collège de la Grande Chambre a accueilli cette demande.
6. La composition de la Grande Chambre a été déterminée conformément aux dispositions de l’article 27 §§ 2 et 3 de la Convention et de l’article 24 du règlement.
7. Le requérant et le gouvernement allemand « le Gouvernement » ont tous deux déposé un mémoire sur le fond et ont répondu par écrit aux mémoires l’un de l’autre. En outre, M. Friedrich von Metzler et Mme Sylvia von Metzler, les parents de J., que le président de la cinquième section avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement), représentés par Me E. Kempf et Me H. Schilling, avocats au barreau de Francfort-sur-le-Main, ont formulé des observations à titre de tiers intervenants. Le Redress Trust, une organisation non gouvernementale internationale de défense des droits de l’homme ayant son siège à Londres, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 §§ 2 et 3 du règlement), représentée par Mme C. Ferstman, directeur, et M. L. Oette, conseiller, a également soumis des observations écrites. Les parties ont répondu à ces observations (article 44 § 5 du règlement).
8. Une audience a eu lieu en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 18 mars 2009 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme A. Wittling-Vogel, Ministerialdirigentin,
ministère fédéral de la Justice, agent,
MM. J. A. Frowein, directeur (émérite) de l’Institut
Max-Planck pour le droit public comparé
et le droit international, conseil,
M. Bornmann, procureur,
J. Koch, juge de tribunal de district, conseillers ;
– pour le requérant
Mes M. Heuchemer, avocat, conseil,
D. Schmitz, avocat,
B. von Becker, avocat,
J. Schulz-Tornau, avocat, conseillers,
MM. S. Ströhm,
M. Bolsinger, assistants.
La Cour a entendu Me Heuchemer et M. Frowein en leurs interventions ainsi qu’en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant est né en 1975 et est actuellement détenu à la prison de Schwalmstadt, en Allemagne.
A. L’enlèvement de J. et l’enquête de police
10. J. était le benjamin d’une famille de banquiers de Francfort‑sur‑le‑Main. Il avait fait la connaissance du requérant, un étudiant en droit, qui était une relation de sa sœur.
11. Le 27 septembre 2002, le requérant attira J., âgé de onze ans, dans son appartement à Francfort-sur-le-Main en prétextant que la sœur de l’enfant y avait laissé une veste. Il provoqua alors la mort de J. par étouffement.
12. Par la suite, le requérant déposa au lieu de résidence des parents de J. une lettre dans laquelle il réclamait une rançon de un million d’euros ; il y déclarait que J. avait été enlevé par plusieurs personnes. Les parents reverraient leur fils si un million d’euros était remis aux ravisseurs et si ceux-ci réussissaient à quitter le pays. Le requérant se rendit alors en voiture à un étang situé dans une propriété privée près de Birstein, à environ une heure de route de Francfort, et dissimula le corps de J. sous une jetée.
13. Le 30 septembre 2002 vers 1 heure du matin, le requérant s’empara de la rançon à une station de tramway. A partir de ce moment-là, la police mit en place une filature. L’intéressé versa une partie de la rançon sur ses comptes bancaires et cacha le reste dans son appartement. Cet après-midi-là, la police l’arrêta à l’aéroport de Francfort en le plaquant au sol, face contre terre.
14. Le requérant fut examiné par un médecin à l’hôpital de l’aéroport car il était en état de choc et présentait des lésions cutanées, puis il fut conduit à la direction de la police de Francfort-sur-le-Main. L’inspecteur M. l’informa qu’on le soupçonnait d’avoir enlevé J. et lui donna lecture des droits de la défense, notamment celui de garder le silence et de consulter un avocat. M. interrogea ensuite l’intéressé afin de retrouver J. Dans l’intervalle, la police avait fouillé l’appartement du requérant et y avait retrouvé la moitié de la rançon ainsi qu’une note concernant la planification du crime. Le requérant émit alors l’idée que l’enfant était détenu par un autre ravisseur. A 11 h 30, il fut autorisé à consulter un avocat, Z., pendant trente minutes, à sa demande. Il déclara plus tard que F.R. et M.R. avaient enlevé l’enfant et l’avaient caché dans une cabane au bord d’un lac.
15. Le 1er octobre 2002 en début de matinée, avant que M. ne prît son travail, M. Daschner (ci-après nommé D.), le directeur adjoint de la police de Francfort, ordonna à un autre policier, M. Ennigkeit (ci-après nommé E.), de menacer le requérant de vives souffrances et, au besoin, de lui en infliger afin de l’amener à révéler où se trouvait l’enfant. Les chefs de service subordonnés de D. s’étaient précédemment opposés à pareille mesure de manière réitérée (voir aussi le paragraphe 47 ci-dessous). Sur quoi l’inspecteur E. menaça le requérant de vives souffrances qu’une personne spécialement entraînée à cette fin lui ferait subir s’il ne révélait pas où se trouvait l’enfant. Selon le requérant, ce policier l’aurait aussi menacé de l’enfermer dans une cellule avec deux hommes noirs de forte carrure qui se livreraient sur lui à des sévices sexuels. Le policier l’aurait frappé de la main plusieurs fois à la poitrine et l’aurait secoué de sorte que sa tête aurait heurté le mur en une occasion. Le Gouvernement conteste que le requérant ait été menacé de sévices sexuels ou ait reçu des coups au cours de l’interrogatoire.
16. Craignant de subir les mesures dont on le menaçait, le requérant révéla une dizaine de minutes plus tard où l’enfant se trouvait.
17. Le requérant fut alors conduit à Birstein avec M. et de nombreux autres policiers. Il avait refusé de s’y rendre avec l’inspecteur E. La police attendit qu’on apportât un caméscope. Puis, sur ordre transmis par le fonctionnaire de police en charge des opérations, le requérant, qui était filmé, indiqua l’emplacement précis du corps. La police découvrit la dépouille de J. sous la jetée de l’étang près de Birstein comme l’avait dit le requérant. Celui-ci affirme qu’on l’avait obligé à marcher sans chaussures à travers bois jusqu’à l’endroit où il avait laissé le corps et que, sur l’ordre de la police, il avait dû indiquer l’emplacement exact de celui-ci. Le Gouvernement conteste que le requérant ait dû marcher déchaussé.
18. La police, qui passa les lieux au crible, remarqua des traces de pneus laissées par la voiture du requérant près de l’étang à proximité de Birstein. Lorsque l’inspecteur M. l’interrogea sur le chemin du retour, le requérant avoua avoir enlevé J. et l’avoir tué. La police le conduisit alors à divers endroits signalés par lui et récupéra ainsi dans des conteneurs les cahiers d’écolier de J, un sac à dos, les vêtements de J. ainsi que la machine à écrire qui avait été utilisée pour la demande de rançon. L’autopsie pratiquée sur la dépouille de J. le 2 octobre 2002 confirma que l’enfant était mort par étouffement.
19. A son retour au commissariat, le requérant fut autorisé à consulter son avocat, En., que sa mère avait chargé de le représenter et qui avait cherché en vain à entrer en contact avec lui et à le conseiller plus tôt ce matin-là.
20. Dans une note destinée au dossier de la police et datée du 1er octobre 2002, D., le directeur adjoint de la police de Francfort, indiquait qu’il croyait que ce matin-là la vie de J., s’il était toujours de ce monde, était en grand danger, faute de nourriture et compte tenu de la température extérieure. Afin de sauver la vie de l’enfant, il avait donc donné au policier E. l’ordre d’interroger le requérant en le menaçant de souffrances qui ne laisseraient aucune lésion. Il confirmait que le traitement lui-même devait être assuré sous surveillance médicale. D. admettait aussi avoir demandé à un autre policier de se procurer un « sérum de vérité » qui serait administré au requérant. D’après la note en question, la menace proférée à l’adresse de celui-ci visait exclusivement à sauver la vie de l’enfant et non à faciliter les poursuites pénales relativement à l’enlèvement. Le requérant ayant, après avoir été menacé de souffrances, révélé où se trouvait le corps de J., aucune mesure n’avait en fait été mise à exécution.
21. Un médecin de la police délivra le 4 octobre 2002 un certificat confirmant que le requérant avait un hématome (de 7 cm x 5 cm) sous la clavicule gauche, des lésions cutanées, des croûtes sanguinolentes au bras gauche et aux genoux, ainsi que les pieds enflés. Dans un autre certificat médical daté du 7 octobre 2002, il était noté qu’un examen pratiqué sur le requérant le 2 octobre 2002 avait confirmé la présence de deux hématomes à la partie gauche du thorax, l’un de 5 cm de diamètre et l’autre de 4 cm de diamètre, ainsi que des lésions cutanées superficielles ou des croûtes sanguinolentes au bras gauche, aux genoux et à la jambe droite et des ampoules fermées aux pieds. Selon ce certificat, ces traces discrètes de blessures indiquaient que celles-ci avaient été infligées quelques jours avant l’examen. La cause précise ne pouvait en être déterminée.
22. L’intéressé confirma les aveux qu’il avait livrés le 1er octobre 2002 lorsqu’il fut interrogé par la police le 4 octobre 2002, par un procureur les 4, 14 et 17 octobre 2002 puis par un juge de tribunal de district le 30 janvier 2003.
23. En janvier 2003, le parquet de Francfort-sur-le-Main ouvrit une instruction pénale contre le directeur adjoint de la police de Francfort, D., et l’inspecteur de police E. sur la base des déclarations du requérant, qui alléguait avoir fait l’objet de menaces le 1er octobre 2002.
B. La procédure pénale dirigée contre le requérant
1. La procédure devant le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main
a) Les demandes préliminaires tendant à l’abandon des poursuites et à une décision d’irrecevabilité des preuves
24. Le 9 avril 2003, le premier jour d’audience, le requérant, représenté par un avocat, forma une demande préliminaire tendant à l’abandon des poursuites. Il soutenait que, pendant son interrogatoire et avant de passer aux aveux, il avait été menacé par l’inspecteur E. de vives souffrances et de sévices sexuels. Il plaidait que ce traitement était contraire à l’article 136a du code de procédure pénale (paragraphe 61 ci-dessous) ainsi qu’à l’article 3 de la Convention et qu’il justifiait l’abandon des poursuites.
25. Le requérant sollicita en outre, à titre préliminaire et en ordre subsidiaire, une déclaration selon laquelle, en raison de l’effet continu (Fortwirkung) de la menace de violence qui avait été agitée le 1er octobre 2002, il ne fallait, dans le cadre de la procédure pénale, ajouter foi à aucun des propos qu’il avait tenus aux autorités d’enquête. D’ailleurs, il souhaitait voir déclarer que la violation de l’article 136a du code de procédure pénale qui s’était produite interdisait d’utiliser au cours de la procédure pénale l’ensemble des éléments de preuve, tel le corps de l’enfant, dont les autorités d’enquête avaient eu connaissance grâce aux déclarations qui lui avaient été extorquées (Fernwirkung) – et qui étaient « le fruit de l’arbre empoisonné ».
26. Le 9 avril 2003, en réponse à la première demande préliminaire, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main refusa de prononcer l’abandon des poursuites. Il relevait que, d’après le requérant, l’inspecteur E. avait proféré la menace suivante : un spécialiste se dirigeait vers le commissariat en hélicoptère ; il infligerait à l’intéressé, sans laisser de traces, des souffrances intolérables comme il n’en avait jamais éprouvées s’il continuait à refuser de révéler où se trouvait J. Pour bien souligner la menace, E. aurait imité le bruit des hélices d’un hélicoptère. E. aurait aussi menacé d’enfermer le requérant dans une cellule avec deux gros « nègres » qui le sodomiseraient. L’intéressé souhaiterait alors n’être jamais venu au monde. Le tribunal jugeait établi que le requérant avait été menacé de vives souffrances dans le cas où il refuserait de révéler où se trouvait la victime. Il ne tenait en revanche pas pour établi que l’intéressé eût été menacé aussi de sévices sexuels ou eût été sous l’empire de quelque autre influence. La simple menace d’infliger des souffrances au requérant était illégale en vertu de l’article 136a du code de procédure pénale, et aussi en vertu de l’article 1 et de l’article 104 § 1 de la Loi fondamentale (paragraphes 59-60 ci‑dessous) ainsi que de l’article 3 de la Convention.
27. Ce manquement, dans le chef du requérant, à des droits protégés par la Constitution ne faisait néanmoins pas obstacle aux poursuites pénales, qui pouvaient dès lors continuer. Le recours aux méthodes d’enquête en question, bien qu’interdit par la loi, n’avait pas restreint les droits de la défense à un degré tel qu’il fallût mettre un terme aux poursuites pénales. Eu égard à la gravité des charges pesant sur le requérant, d’une part, et à la gravité des actes illégaux qui avaient été commis dans le cadre de la procédure d’enquête, d’autre part, il n’y avait pas eu un manquement à la prééminence du droit exceptionnel et intolérable au point de mettre obstacle à la poursuite de l’action pénale.
28. En réponse à la seconde demande préliminaire présentée par le requérant, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main estima que, conformément à l’article 136a § 3 du code de procédure pénale, les aveux et déclarations que le requérant avait faits jusque-là à la police, à un procureur et à un juge de tribunal de district ne pourraient aucunement être versés comme preuves dans le cadre de la procédure pénale parce qu’ils avaient été obtenus au moyen de méthodes d’interrogatoire prohibées.
29. Le tribunal considérait que le 1er octobre 2002 l’inspecteur de police E. avait employé des méthodes d’interrogatoire prohibées au sens de l’article 136a § 1 du code en menaçant le requérant de souffrances intolérables s’il ne révélait pas où se trouvait l’enfant. Etaient dès lors irrecevables comme preuves les déclarations que le requérant avait faites à la suite de cette mesure d’enquête prohibée. L’exclusion de ces preuves (Beweisverwertungsverbot) ne valait pas seulement pour les propos tenus immédiatement après la menace illégale. En prenant en compte l’effet continu de la violation de l’article 136a du code, cette exclusion s’étendait à toutes les autres déclarations faites par le requérant aux autorités d’enquête depuis cette date.
30. L’unique manière dont il aurait pu être remédié à l’irrégularité procédurale due à l’emploi d’une méthode d’investigation prohibée aurait consisté à informer le requérant avant de l’interroger à nouveau que les déclarations formulées auparavant à cause de cette menace de souffrances ne pourraient être versées à sa charge. Or on avait simplement signalé à l’intéressé son droit de ne pas déposer, sans lui indiquer que les preuves irrégulièrement obtenues étaient irrecevables. Il n’avait donc pas reçu une « information qualifiée » (qualifizierte Belehrung) avant de faire ces nouvelles déclarations.
31. Le tribunal limitait toutefois l’irrecevabilité aux déclarations évoquées ci-dessus. Il n’accordait pas au requérant la déclaration qu’il avait sollicitée et selon laquelle, du fait du recours à des méthodes d’interrogatoire prohibées, il était exclu d’utiliser dans le cadre de la procédure l’ensemble des éléments de preuve, tel le corps de l’enfant, dont les autorités d’enquête avaient eu connaissance à la suite des déclarations extorquées au requérant (Fernwirkung). Le tribunal s’exprima en ces termes :
« (...) aucun effet à long terme ne se rattache à la violation de l’article 136a du code de procédure pénale et qui ferait obstacle à l’utilisation [comme preuves] également d’éléments dont on a pu avoir connaissance grâce aux propos recueillis. La chambre marque sur ce point son accord avec la position de compromis (Mittelmeinung) adoptée par la doctrine et les tribunaux (...) et qui préconise de mettre en balance [les intérêts] en présence dans les circonstances de la cause, en recherchant en particulier si l’ordre légal a été transgressé de manière flagrante, notamment en des dispositions consacrées à des droits fondamentaux, et qui préconise aussi de prendre en compte la gravité de l’infraction faisant l’objet de l’instruction. Si l’on mesure la gravité de l’atteinte aux droit fondamentaux de l’accusé – en l’espèce, la menace de violences physiques – à la gravité de l’infraction qui lui était reprochée et qu’il fallait instruire – l’assassinat mené à son terme d’un enfant –, il semble disproportionné d’exclure des éléments – notamment la découverte du corps de l’enfant et les résultats de l’autopsie – dont on a eu connaissance grâce aux déclarations de l’accusé. »
b) Le jugement du tribunal régional
32. A la suite des décisions ainsi rendues sur les demandes préliminaires formées par le requérant le premier jour du procès, la procédure reprit son cours. Dans les déclarations qu’il fit le lendemain au sujet des accusations pesant sur lui, le requérant admit avoir tué J., mais précisa que telle n’avait pas d’abord été son intention. Son avocat soutint qu’en passant aux aveux, l’intéressé avait voulu assumer la responsabilité de son infraction malgré les méthodes d’interrogatoire employées le 1er octobre 2002. Toutes les autres pièces à conviction découvertes à la suite de la déclaration initiale du requérant et que celui-ci souhaitait voir exclure furent versées à charge au fur et à mesure que le procès se déroulait. A la clôture du procès, le 28 juillet 2003, le requérant admit qu’il avait aussi projeté dès le début de tuer l’enfant. Il voyait dans ses seconds aveux « la seule manière d’accepter sa profonde culpabilité » et « la plus grande excuse possible pour le meurtre de l’enfant ».
33. Le 28 juillet 2003, le tribunal régional de Franfort-sur-le-Main reconnut le requérant coupable, entre autres, d’assassinat et d’enlèvement d’enfant avec demande de rançon suivi de la mort de la victime. Il le condamna à la réclusion criminelle à perpétuité en soulignant que la culpabilité était d’une particulière gravité et justifiait la peine maximale (paragraphe 63 ci‑dessous).
34. Le tribunal concluait qu’à l’audience on avait une nouvelle fois informé le requérant de son droit de garder le silence et du fait qu’aucune de ses déclarations antérieures ne pouvait être retenue contre lui, et qu’on lui avait donc ainsi fourni l’information qualifiée voulue. Le requérant n’en avait pas moins, après cette information qualifiée, avoué avoir enlevé J. et l’avoir tué. Les déclarations qu’il avait faites à son procès concernant la planification de son crime constituaient le fondement essentiel, sinon exclusif, des constatations du tribunal. Celles-ci étaient corroborées par le témoignage de la sœur de J., la lettre de chantage et la note relative à l’organisation du crime qui avait été découverte dans l’appartement du requérant. Les constatations se rapportant à l’exécution du crime reposaient exclusivement sur les aveux que l’intéressé avait livrés au procès. D’autres éléments de preuve montraient qu’il avait dit la vérité également à ce sujet. Il s’agissait des conclusions de l’autopsie quant à la cause de la mort de l’enfant, des traces de pneus qu’avait laissées la voiture du requérant près de l’étang où avait été découvert le corps et de l’argent provenant de la rançon retrouvé dans l’appartement ou sur les comptes bancaires de l’intéressé.
35. En venant à apprécier la gravité de la culpabilité du requérant, le tribunal observait que celui-ci avait tué sa victime âgée de onze ans et réclamé un million d’euros afin de préserver l’image d’un jeune juriste riche et talentueux qu’il s’était forgée. Il ne partageait pas les vues exprimées par le parquet et les procureurs privés auxiliaires, selon lesquelles les aveux du requérant « n’avaient aucune valeur » puisque le requérant n’avait avoué que ce qui avait de toute manière été déjà prouvé. Le fait que le requérant eût formulé de son plein gré des aveux complets au procès, même si ses aveux antérieurs devaient tous être écartés comme preuves en application de l’article 136a § 3 du code de procédure pénale, constituait une circonstance atténuante. Il n’en restait pas moins que, même sans aveux de sa part, l’intéressé aurait été reconnu coupable d’enlèvement avec demande de rançon suivi de la mort de la victime. Le requérant avait été placé sous surveillance policière une fois qu’il s’était emparé de la rançon, que l’on devait retrouver par la suite pour partie dans son logement et pour partie sur ses comptes bancaires. De plus, l’autopsie avait révélé que J. était mort par étouffement, et des traces de pneus laissées par la voiture du requérant avaient été décelées à l’endroit où le corps de J. avait été découvert.
36. Le tribunal relevait également que lors de l’interrogatoire du requérant, des méthodes prohibées par l’article 136a du code de procédure pénale avaient été utilisées. L’instruction pénale qui était en cours contre l’inspecteur E. et contre D., le directeur adjoint de la police de Francfort, permettrait de dire si et dans quelle mesure ils avaient commis une infraction du fait de ces menaces. La possibilité qu’ils eussent perpétré des actes illégaux n’atténuait toutefois pas la propre culpabilité du requérant. La faute de conduite de fonctionnaires de police, qui relèvent du pouvoir exécutif, n’empêchait pas le pouvoir judiciaire d’apprécier des constatations conformément à la loi.
2. La procédure devant la Cour fédérale de justice
37. Le lendemain de sa condamnation, le requérant se pourvut en cassation devant la Cour fédérale de justice. Il s’en prenait à la décision du 9 avril 2003 par laquelle le tribunal régional avait repoussé la demande préliminaire d’abandon des poursuites. Le tribunal avait aussi refusé de déclarer qu’il était interdit d’utiliser dans le cadre de la procédure pénale les autres pièces à conviction, parmi lesquelles le corps de l’enfant, dont les autorités d’enquête avaient eu connaissance grâce aux déclarations qui avaient été illégalement extorquées au requérant. Celui-ci joignait une copie intégrale de ces demandes du 9 avril 2003, y compris les motifs à l’appui. Il versait également au dossier une copie de la décision du tribunal régional du 9 avril 2003 refusant l’abandon des poursuites et arguait à propos des menaces de torture que la police avaient proférées à son adresse que, si l’on se fondait sur la jurisprudence de la Cour fédérale de justice, cette conduite contrevenait aux règles en matière d’administration de la preuve et faisait obstacle aux poursuites (dass ein derartiges Verhalten das Verwertungsverbot « überspringt » und ein Verfahrenshindernis begründet).
38. Dans ses observations du 9 mars 2004, le procureur fédéral conclut au rejet du pourvoi du requérant pour défaut manifeste de fondement. Il estimait que l’utilisation de méthodes d’interrogatoire prohibées ne faisait pas obstacle aux poursuites pénales. L’article 136a du code de procédure pénale précisait expressément que le recours à l’une des méthodes prohibées qu’il énumérait entraînait uniquement l’irrecevabilité des éléments de preuve. Le requérant n’avait pas dénoncé une violation de l’article 136a § 3 du code. De toute manière, il n’aurait pas été fondé à formuler pareil grief, le tribunal régional ayant seulement utilisé les aveux que l’intéressé avait faits au procès après avoir été informé que ses propos antérieurs n’avaient pas été admis comme preuves.
39. Le 21 mai 2004, la Cour fédérale de justice rejeta le pourvoi du requérant pour défaut de fondement, sans plus amples motifs.
3. La procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale
40. Le 23 juin 2004, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale. Résumant les faits à l’origine de la cause et le contenu des décisions attaquées, il se plaignait, sur le fondement de l’article 1 § 1 et de l’article 104 § 1, seconde phrase, de la Loi fondamentale, de la manière dont la police avait procédé à son interrogatoire le 1er octobre 2002 au matin. Il alléguait avoir été menacé de vives souffrances et de sévices sexuels s’il ne révélait pas où se trouvait l’enfant. Dans les circonstances de l’espèce, ce traitement aurait été constitutif de torture au sens de l’article 3 de la Convention et aurait enfreint l’article 104 § 1 de la Loi fondamentale. Il aurait aussi violé, dans le chef de l’intéressé, le droit absolu au respect de la dignité humaine, garanti par l’article 1 de la Loi fondamentale, qui serait au cœur des dispositions en question. Ces violations injustifiables des droits de l’homme auraient dû faire obstacle aux poursuites pour assassinat et auraient interdit de verser à charge les éléments de preuve recueillis grâce aux aveux qui auraient été extorqués au requérant par des moyens prohibés.
41. Le 14 décembre 2004, la Cour constitutionnelle fédérale, siégeant en formation de trois juges, a déclaré le recours constitutionnel du requérant irrecevable.
42. Premièrement, elle a estimé que le requérant n’avait pas suffisamment étayé le grief qu’il tirait du fait que les tribunaux répressifs n’eussent pas conclu à l’abandon des poursuites. Elle a relevé que le tribunal régional avait déjà indiqué que la menace que la police avait agitée d’infliger des souffrances au requérant était contraire à l’article 136a du code de procédure pénale et à l’article 3 de la Convention, et que les droits du requérant au titre des articles 1 § 1 et 104 § 1, seconde phrase, de la Loi fondamentale avaient été méconnus.
43. Toutefois, la violation des droits fondamentaux qui s’était produite en dehors du procès ne justifiait pas nécessairement la conclusion que le jugement rendu par un tribunal pénal et reposant sur les constatations faites au cours du procès contrevenait au droit constitutionnel. En l’espèce, les tribunaux répressifs avaient considéré que les méthodes d’enquête que la police avait employées étaient prohibées, mais ils s’étaient écartés du requérant quant aux conséquences juridiques à tirer de ce constat. Ils avaient jugé que les déclarations obtenues grâce aux mesures en question ne pouvaient être admises comme preuves mais que cela ne faisait pas obstacle à la poursuite de la procédure pénale dans le cas d’espèce.
44. Selon la Cour constitutionnelle fédérale, on pouvait considérer que les tribunaux pénaux avaient remédié au vice procédural tenant à l’application de méthodes d’enquête prohibées parce qu’ils avaient exclu comme preuves les déclarations ainsi obtenues. Cette exclusion était prescrite par l’article 136a § 3 du code de procédure pénale pour compenser une atteinte antérieure aux droits de la personne concernée. En revanche, les dispositions légales ne prévoyaient pas les circonstances dans lesquelles des irrégularités majeures de procédure pouvaient faire obstacle à des poursuites pénales. Dans ces conditions, le requérant n’avait pas expliqué en quoi les méthodes d’enquête contestées non seulement excluaient de verser à charge des déclarations obtenues grâce à elles, mais faisaient aussi obstacle à des poursuites pénales contre lui.
45. En second lieu, la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que, dans la mesure où le requérant se plaignait de ce que le tribunal régional eût refusé d’exclure tous les éléments de preuve recueillis grâce aux aveux qui lui avaient été extorqués sous la menace, le recours constitutionnel était irrecevable sur ce point également, le requérant n’ayant pas soulevé cette question dans le cadre de l’instance devant la Cour fédérale de justice.
46. La décision a été signifiée à l’avocat du requérant le 22 décembre 2004.
C. Faits ultérieurs
1. La procédure pénale dirigée contre les policiers
47. Le 20 décembre 2004, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a rendu ses jugements contre le directeur adjoint de la police de Francfort, D., et l’inspecteur E. Il y a constaté que, le matin du 1er octobre 2002, D. avait ordonné d’interroger le requérant en lui infligeant des souffrances de la manière qu’il allait consigner par la suite dans la note versée au dossier de la police (paragraphe 20 ci-dessus). Ce faisant, D. avait agi à l’encontre des conseils de tous les chefs de service placés sous ses ordres qui avaient été chargés de l’enquête sur l’enlèvement de J. Les chefs de service avaient désapprouvé la mesure qu’il avait ordonnée auparavant, le soir du 30 septembre 2002 puis, par deux fois, le 1er octobre 2002 au matin. Ils n’avaient pas obtempéré à ses ordres et avaient proposé à la place de poursuivre l’interrogatoire et de confronter le requérant à la famille de J. D. avait alors ordonné à l’inspecteur E. de se conformer à ses instructions et donc de menacer le requérant de torture et, au besoin, de mettre cette menace à exécution. Les souffrances seraient infligées sous surveillance médicale et sans laisser de traces, par un policier spécialement entraîné à cette fin et qui serait conduit au commissariat par hélicoptère. Un médecin de la police avait accepté de surveiller l’exécution des ordres de D. Le tribunal relevait que cette mesure devait permettre de découvrir où le requérant avait caché J., dont D. considérait que la vie était en grave danger. E. avait en conséquence menacé le requérant ainsi que l’avait ordonné D. et l’avait aussi informé qu’un « sérum de vérité » allait lui être administré. Au bout d’une dizaine de minutes, le requérant avait avoué qu’il avait caché J. sous la jetée d’un étang situé près de Birstein.
48. Le tribunal régional a observé que la méthode d’enquête ne se justifiait pas. Il a rejeté le moyen de défense fondé sur la « nécessité », parce que la méthode en question portait atteinte à la dignité humaine consacrée par l’article 1 de la Loi fondamentale. Le respect de la dignité humaine était aussi au cœur de l’article 104 § 1, seconde phrase, de la Loi fondamentale et de l’article 3 de la Convention. La protection de la dignité humaine était absolue, et ne souffrait ni exception ni mise en balance d’intérêts.
49. Le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a reconnu l’inspecteur E. coupable de contrainte exercée par un agent public dans l’exercice de ses fonctions. Toutefois, pour ce qui est de la peine, il lui a adressé un avertissement et lui a infligé une amende, assortie du sursis, de 60 euros (EUR) par jour pendant 60 jours, que l’inculpé serait tenu de payer s’il commettait une nouvelle infraction au cours de la période de sursis. Par ailleurs, le tribunal a reconnu D., le directeur adjoint de la police de Francfort, coupable d’avoir incité E., un subordonné, à exercer une contrainte dans le cadre de ses fonctions. Il lui a adressé à lui aussi un avertissement et lui a infligé une amende, assortie du sursis, de 120 EUR pendant 90 jours. Le requérant avait déposé en qualité de témoin dans cette procédure.
50. En fixant les peines, le tribunal régional a estimé qu’il fallait prendre en compte d’importantes circonstances atténuantes. Il a considéré que les inculpés avaient eu pour seul souci de sauver la vie de J. et qu’ils se trouvaient soumis à une pression considérable en raison de leurs responsabilités respectives vis-à-vis de leur hiérarchie et du public.
Ils étaient épuisés à ce moment-là et avaient agi dans une situation de vive tension et à forte charge émotionnelle. Ils n’avaient pas de condamnations antérieures. De plus, D. avait assumé la responsabilité de ses actes en les admettant et en les expliquant dans une note versée au dossier de la police le même jour. La procédure avait duré longtemps et avait été fortement médiatisée. Elle avait eu des répercussions sur la carrière professionnelle des deux inculpés : D. avait été muté au ministère de l’Intérieur de la Hesse et E. s’était vu interdire d’exercer dans le domaine de la répression des infractions pénales. Par ailleurs, c’était la première fois qu’un tribunal pénal allemand était appelé à connaître d’une situation conflictuelle comme celle en cause dans l’affaire de ces inculpés. Le tribunal a tenu pour circonstance aggravante le fait que D. n’eût pas agi spontanément puisqu’il avait déjà commandé le recours à la force le soir précédant le jour où il avait donné l’ordre à E. En outre, par leurs actes, les inculpés avaient risqué de compromettre la condamnation du requérant pour meurtre. Le tribunal a conclu que la défense de l’ordre légal ne justifiait pas l’exécution des amendes qui avaient été infligées. La condamnation pénale des accusés permettait de faire comprendre que si un agent de l’Etat donnait l’ordre de recourir à la force pour obtenir des informations, il commettait un acte illégal.
51. Le jugement est devenu définitif le 20 décembre 2004.
52. D. fut par la suite nommé à la tête de la direction de la technologie, de la logistique et de l’administration de la police.
2. L’action en responsabilité administrative engagée par le requérant
53. Le 28 décembre 2005, le requérant sollicita auprès du tribunal régional de Francfort-sur-le-Main l’assistance judiciaire pour pouvoir engager une action en responsabilité administrative contre le Land de la Hesse afin d’obtenir une réparation. Il soutenait avoir été traumatisé par les méthodes employées durant l’enquête de police et avoir besoin d’un traitement psychologique.
54. Dans ses observations du 27 mars 2006, la direction de la police de Francfort-sur-le-Main contesta que la conduite de E. lors de l’interrogatoire du requérant le 1er octobre 2002 au matin pût recevoir la qualification juridique de contrainte et s’analysât en un manquement à des devoirs se rattachant à la fonction.
55. Le 28 août 2006, le tribunal régional repoussa la demande d’assistance judiciaire formée par le requérant, qui interjeta appel.
56. Le 28 février 2007, la cour d’appel de Francfort-sur-le-Main débouta le requérant. Faisant siens les motifs avancés par le tribunal régional, elle confirmait en particulier que, lorsqu’ils avaient menacé le requérant, les policiers D. et E. avaient porté atteinte à sa dignité humaine, laquelle est intangible, et avaient donc manqué aux devoirs de leur charge. Toutefois, le requérant aurait du mal à établir un lien de causalité entre les menaces de torture dont il avait été l’objet et le dommage psychologique allégué nécessitant selon lui un traitement psychologique. La menace des policiers était négligeable par comparaison au traumatisme que causait à l’intéressé le fait d’avoir tué un enfant. D’ailleurs, à supposer même que le requérant pût prouver que le policier E. l’avait secoué, de sorte que sa tête avait heurté le mur, ou l’avait à un moment donné frappé au thorax, ce qui aurait causé un hématome, les lésions physiques ainsi provoquées étaient trop mineures pour appeler le versement d’une indemnité. De plus, l’atteinte à la dignité humaine du requérant qu’avait représentée la menace de torture ne justifiait pas elle non plus le versement d’une indemnité, le fait que ses déclarations eussent été exclues comme preuves et que les policiers responsables des menaces eussent été condamnés au pénal ayant procuré une satisfaction suffisante à l’intéressé.
57. Le 19 janvier 2008, la Cour constitutionnelle fédérale, accueillant un recours constitutionnel formé par le requérant, cassa la décision de la cour d’appel, à laquelle elle renvoya l’affaire. Elle estimait qu’en refusant d’accorder l’assistance judiciaire au requérant, la cour d’appel avait enfreint le principe de l’égalité d’accès à la justice. En particulier, cette juridiction avait supposé que le requérant ne serait pas en mesure de prouver que la menace de torture lui eût causé un dommage psychologique. Au surplus, il n’apparaissait pas d’emblée que l’on pouvait tenir pour mineures les lésions physiques que le requérant prétendait avoir subies au cours de l’interrogatoire, durant lequel il avait été menotté. Au demeurant, la question de savoir si l’atteinte à la dignité humaine du requérant appelait le versement de dommages-intérêts bien que l’intéressé eût déjà obtenu satisfaction constituait une question juridique complexe qui n’avait donné lieu à aucune décision d’une juridiction de dernier degré. Cette question ne pouvait donc être tranchée dans le cadre d’une procédure de demande d’assistance judiciaire.
58. La procédure ainsi renvoyée se trouve actuellement pendante devant le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main.
II. LES DROITS INTERNE, INTERNATIONAL PUBLIC ET COMPARÉ PERTINENTS ET LA PRATIQUE
A. Les dispositions du droit interne
1. La Loi fondamentale
59. L’article 1 § 1 de la Loi fondamentale, consacré à la protection de la dignité humaine, est ainsi libellé :
« La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger. »
60. L’article 104 § 1, seconde phrase, de la Loi fondamentale, relatif aux droits des détenus, énonce :
« Les personnes arrêtées ne doivent être maltraitées ni moralement ni physiquement. »
2. Le code de procédure pénale
61. Aux termes de l’article 136a du code de procédure pénale, concernant les méthodes d’interrogatoire prohibées (verbotene Vernehmungsmethoden) :
« 1. Il ne doit pas être porté atteinte à la liberté de décision de l’inculpé et à sa liberté de manifester sa volonté par des sévices, par l’épuisement, par quelque forme de contrainte physique que ce soit, par l’administration de médicaments, par la torture, par la tromperie ou par l’hypnose. La contrainte ne peut être employée que lorsqu’elle est admise par les règles de procédure pénale. La menace d’appliquer une mesure prohibée par les règles de procédure pénale et la promesse d’un avantage non prévu par la loi sont interdites.
2. Est interdite toute mesure portant atteinte à la mémoire ou aux facultés de raisonnement et au libre arbitre de l’inculpé [Einsichtsfähigkeit].
3. Les interdictions visées aux paragraphes 1 et 2 sont applicables même si l’inculpé a consenti [à la mesure envisagée]. En cas de manquement à ces règles, les dépositions ne peuvent être versées [comme preuves], même avec l’accord de l’inculpé. »
3. Le code pénal
62. Selon l’article 211 du code pénal, l’homicide volontaire doit être qualifié d’assassinat s’il existe certaines circonstances aggravantes, telles que cupidité, trahison ou intention de dissimuler une autre infraction. L’assassinat est punissable de la réclusion criminelle à perpétuité.
63. Si le tribunal qui prononce le verdict estime que la culpabilité de l’accusé revêt une particulière gravité, cela peut avoir entre autres une incidence sur la décision ultérieure de suspendre ou non la peine d’emprisonnement restant à purger, moyennant une mise à l’épreuve. L’article 57a du code pénal précise que le tribunal doit suspendre le surplus d’une peine perpétuelle moyennant une mise à l’épreuve si le condamné a purgé quinze ans de sa peine, sous réserve que pareille décision puisse se justifier au regard de la sécurité publique et que la culpabilité du condamné ne revête pas une gravité particulière telle qu’il doive continuer à purger sa peine.
B. Les dispositions de droit international public
64. La Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Convention des Nations unies contre la torture », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1984 (Résolution 39/46) et entrée en vigueur le 26 juin 1987, énonce :
Article 1
« 1. Aux fins de la présente Convention, le terme « torture » désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aigües, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Ce terme ne s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes, inhérentes à ces sanctions ou occasionnées par elles. »
Article 15
« Tout Etat partie veille à ce que toute déclaration dont il est établi qu’elle a été obtenue par la torture ne puisse être invoquée comme un élément de preuve dans une procédure, si ce n’est contre la personne accusée de torture pour établir qu’une déclaration a été faite. »
Article 16
« 1. Tout Etat partie s’engage à interdire dans tout territoire sous sa juridiction d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants qui ne sont pas des actes de torture telle qu’elle est définie à l’article premier lorsque de tels actes sont commis par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. En particulier, les obligations énoncées aux articles 10, 11, 12 et 13 sont applicables moyennant le remplacement de la mention de la torture par la mention d’autres formes de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
C. La pratique des cours et tribunaux d’autres Etats et d’autres organes de contrôle du respect des droits de l’homme
1. La qualification juridique des menaces de torture
65. Plusieurs institutions qui contrôlent le respect de l’interdiction de la torture et des autres traitements inhumains ou dégradants ont examiné la portée de cette interdiction dans le cas où une personne a été placée sous la menace d’atteintes à son intégrité physique.
66. Dans son arrêt du 27 novembre 2003 (Fond, réparations et frais) dans l’affaire Maritza Urrutia v. Guatemala (série C no 103), la Cour interaméricaine des droits de l’homme a dit ceci :
« 85. En ce qui concerne le traitement que des agents de l’Etat ont réservé à Maritza Urrutia pendant sa détention illégale et arbitraire, la Cour juge établi que la victime alléguée a eu la tête couverte d’une cagoule, qu’elle a été menottée à un lit dans une pièce où la lumière était mise et où la radio fonctionnait à plein régime, ce qui l’empêchait de dormir. Elle a eu en outre à subir de très longs interrogatoires au cours desquels on lui a montré des photographies de personnes portant des traces de torture ou qui avaient été tuées au combat et on a proféré la menace que sa famille pourrait la retrouver dans le même état. Ces agents l’ont aussi menacée de la torturer physiquement ou de les tuer, elle ou des membres de sa famille, si elle ne collaborait pas. Ils lui ont montré à l’appui des photographies d’elle-même et de sa famille ainsi que des lettres qu’elle avait envoyées à son ex-mari (...). Enfin, Maritza Urrutia a été obligée d’enregistrer une cassette vidéo, qui fut diffusée par la suite sur deux chaînes de télévision guatémaltèques, dans laquelle elle fit une déclaration contre son gré et dont elle fut contrainte de confirmer la teneur lors d’une conférence de presse organisée après sa libération (...)
92. Un régime juridique international interdisant de manière absolue toute forme de torture, aussi bien physique que psychologique, a été mis en place et, pour ce qui est de cette dernière catégorie, il est reconnu que la menace ou le risque réel d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne engendre, dans certaines circonstances, une angoisse morale telle qu’on peut la considérer comme une « torture psychologique ». (...)
98. A la lumière de ce qui précède, la Cour déclare que l’Etat a violé l’article 5 de la Convention américaine, combiné à l’article 1 § 1 de celle-ci, et les obligations énoncées aux articles 1 et 6 de la Convention interaméricaine contre la torture, dans le chef de Maritza Urrutia. »
67. Le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations unies a dit ceci dans son rapport du 3 juillet 2001 à l’Assemblée générale sur la question de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (UN Doc. A/56/156) :
« Comme l’a indiqué le Comité des droits de l’homme dans l’observation générale no 20 (10 avril 1992), sur l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Rapporteur spécial voudrait rappeler aux gouvernements que l’interdiction de la torture concerne non seulement des actes qui provoquent chez la victime une douleur physique mais aussi des actes, tels que l’intimidation et d’autres formes de menaces, qui infligent une souffrance morale » (§ 3).
Il a fait observer que « la crainte d’être torturé physiquement pourrait constituer en soi une torture mentale » (§ 7).
En outre, selon lui :
« (...) les menaces graves et crédibles, y compris les menaces de mort, portant atteinte à l’intégrité physique de la victime ou d’un tiers peuvent être assimilées à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, voire à des actes de torture, notamment lorsque la victime reste entre les mains des représentants de la force publique » (§ 8).
68. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a estimé, dans ses constatations adoptées le 29 mars 1983 dans l’affaire Estrella c. Uruguay (communication no 74/1980), que l’auteur de la communication, un pianiste de concert :
« (...) a[vait] été soumis à de dures tortures physiques et psychologiques, et [qu’]on l’a[vait] notamment menacé de lui couper les mains à la scie électrique pour tenter de lui faire avouer des activités subversives » (§ 8.3).
Le Comité des droits de l’homme a été d’avis que l’auteur de la communication avait été soumis à la torture, ce qui faisait apparaître une violation de l’article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (§ 10).
2. L’admission de preuves obtenues par la torture ou d’autres mauvais traitements prohibés : la règle d’exclusion
a) Les Etats parties à la Convention
69. Les documents en possession de la Cour montrent qu’il n’existe pas de véritable consensus entre les Etats parties à la Convention en ce qui concerne la portée de la règle d’exclusion.
b) Autres organes de contrôle du respect des droits de l’homme
70. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a déclaré dans son observation générale no 7 sur la torture et les traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants (article 7 du Pacte) du 30 mai 1982 :
« 1. (...) il découle de l’article 7 du Pacte, combiné avec l’article 2, que les Etats doivent assurer une protection effective grâce à un mécanisme de contrôle. Les plaintes pour mauvais traitements doivent faire l’objet d’une enquête effective, menée par les autorités compétentes. Ceux qui sont reconnus coupables doivent être tenus pour responsables, et les victimes présumées doivent elles-mêmes disposer de voies de recours effectives, y compris le droit d’obtenir réparation. Parmi les garanties qui peuvent permettre un contrôle effectif, il y a (...) les dispositions permettant de déclarer irrecevables en justice les aveux ou autres témoignages obtenus par la torture ou d’autres traitements contraires à l’article 7 (...) »
71. L’observation générale no 7 concernant l’interdiction de la torture et des peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants a été remplacée par l’observation générale no 20 du 10 mars 1992, où il est dit ceci :
« 12. Il importe, pour dissuader de commettre des violations de l’article 7, que la loi interdise d’utiliser ou déclare irrecevables dans une procédure judiciaire des déclarations et aveux obtenus par la torture ou tout autre traitement interdit. »
72. Le Comité des Nations unies contre la torture, qui surveille la mise en œuvre de la Convention des Nations unies contre la torture, a recommandé dans ses observations finales du 11 mai 1998 sur l’Allemagne (doc. no A/53/44) que :
« (...) de nouvelles mesures législatives soient prises pour assurer le strict respect de l’article 15 de la Convention et pour empêcher absolument que des éléments de preuve obtenus directement ou indirectement par la torture ne soient soumis aux juges qui statuent dans toute procédure judiciaire » (paragraphe 193).
c) La jurisprudence des cours et tribunaux d’autres Etats
73. L’interdiction d’utiliser au détriment de l’accusé des informations découlant de faits dont on a pris connaissance par suite d’actes illicites d’agents de l’Etat (doctrine dite du fruit de l’arbre empoisonné) est solidement ancrée dans la tradition judiciaire des Etats-Unis d’Amérique (voir, par exemple, US Supreme Court, no 82-1651, Nix v. Williams, décision du 11 juin 1984, 467 U.S. 431 (1984), pp. 441 et suiv., U.S. Supreme Court, no 82-5298, Segura v. United States, décision du 5 juillet 1984, 468 U.S. 796 (1984), pp. 796-797 et 815, et US Supreme Court, no 07-513, Herring v. United States, décision du 14 janvier 2009, 555 U.S. ... (2009), section II.A., avec d’autres références). L’interdiction s’applique aux informations recueillies grâce à des aveux obtenus sous la contrainte (sur la question de la contrainte, voir US Supreme Court, no 50, Blackburn v. Alabama, décision du 11 janvier 1960, 361 U.S. 199 (1960), pp. 205‑207, et US Supreme Court, no 8, Townsend v. Sain, décision du 18 mars 1963, 372 U.S. 293 (1963), pp. 293 et 307-309), ce qui signifie que si les aveux permettent d’obtenir des preuves supplémentaires, celles-ci, en plus des aveux eux-mêmes, sont également irrecevables en justice (comparer Nix, précité, p. 441, et Segura, précité, p. 804). Les preuves ne doivent toutefois être exclues que si l’acte illégal est la cause immédiate qui a permis de découvrir les preuves. En d’autres termes, les preuves seront irrecevables s’il peut être démontré que « sans » l’acte illégal, elles n’auraient pas été découvertes. La règle d’exclusion ne s’applique pas lorsque le lien entre le comportement illégal de la police et la découverte des preuves est si ténu que le vice disparaît. C’est le cas, par exemple, lorsque la police s’est appuyée sur une source indépendante pour découvrir des preuves (voir Nix, précité, pp. 441-444, et Segura, précité, pp. 796‑797, 804-805 et 815, avec d’autres références) ou lorsque les preuves auraient pour finir ou inévitablement été découvertes même s’il n’y avait eu aucune violation de telle ou telle disposition constitutionnelle (voir Nix, précité, pp. 441-444).
74. La règle d’exclusion s’applique aussi dans d’autres Etats. Ainsi, la Cour suprême d’appel d’Afrique du Sud a dit dans son arrêt récent du 10 avril 2008 dans l’affaire Mthembu v. the State, affaire no 379/2007, [2008] ZASCA 51 :
« Sommaire : Le témoignage d’un complice extorqué par la torture (y compris les preuves matérielles qu’il a permis d’obtenir) est irrecevable (...)
33. (...) L’Hilux et la boîte métallique ont été des preuves matérielles déterminantes pour la thèse de l’accusation contre l’appelant pour les chefs de cambriolage. D’habitude, comme je l’ai dit, pareilles preuves ne seraient pas exclues parce qu’elles existent indépendamment de toute violation d’une disposition de la Constitution. Mais ces découvertes ont eu lieu parce que la police avait torturé Ramseroop. Rien ne permet de dire qu’elles auraient eu lieu de toute façon. S’il en était ainsi, l’issue de la présente affaire aurait pu être différente.
34. Ramseroop a fait sa déclaration à la police immédiatement après que la boîte métallique eut été découverte à son domicile à la suite de la torture qui lui avait été infligée. Qu’il ait déposé apparemment de son plein gré par la suite ne retire rien au fait que les informations figurant dans cette déclaration et relatives à l’Hilux et à la boîte métallique ont été obtenues par la torture. (...) [I]l existe donc un lien inextricable entre la torture infligée et la nature des preuves qui ont été produites devant la justice. La torture a irrémédiablement vicié les preuves. (...)
36. Pour admettre le témoignage de Ramseroop en ce qui concerne l’Hilux et la boîte métallique, il faudrait que nous fermions les yeux sur la manière dont la police a obtenu ces informations de lui. Ce qui est plus grave, c’est que cela reviendrait à entraîner le processus judiciaire dans une « flétrissure morale ». Cela « porterait atteinte à l’intégrité du processus judiciaire (et) déshonorerait l’administration de la justice ». A long terme, la recevabilité de preuves obtenues par la torture ne pourrait que corrompre le système de justice pénale. L’intérêt général commande à mon avis l’exclusion, que ces preuves aient ou non une incidence sur l’équité du procès.
37. Pour toutes ces raisons, je considère comme irrecevable le témoignage de Ramseroop en ce qui concerne l’Hilux et la boîte métallique. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
75. Le requérant dit avoir été soumis à la torture, au mépris de l’article 3 de la Convention, lors de son interrogatoire par la police le 1er octobre 2002. Il se dit toujours victime de cette violation de l’article 3, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
76. Le Gouvernement combat cette thèse, estimant que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3.
A. Sur la qualité de victime du requérant
77. Dans ses passages pertinents en l’espèce, l’article 34 de la Convention est ainsi libellé :
« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. (...) »
78. La Cour considère que, dans la présente affaire, elle ne peut se prononcer sur la question de savoir si le requérant a par la suite perdu sa qualité initiale de victime d’une violation de l’article 3 de la Convention au sens de l’article 34 de cet instrument sans avoir d’abord établi comment il a été traité dans le cadre de son interrogatoire et sans avoir apprécié la gravité de ce traitement à la lumière de l’article 3. Elle pourra alors rechercher si les autorités ont ensuite correctement réagi ou non.
1. Le traitement dénoncé était-il contraire à l’article 3 ?
a) Arrêt de la chambre
79. La chambre a estimé que, sur l’ordre de D., le directeur adjoint de la police de Francfort-sur-le-Main, l’inspecteur E. avait menacé le requérant de violences physiques entraînant de vives souffrances afin de l’amener à révéler où se trouvait J. Elle a conclu que les allégations supplémentaires du requérant, qui disait avoir fait l’objet d’autres menaces ou subi des lésions au cours de l’interrogatoire, n’avaient pas été prouvées au-delà de tout doute raisonnable. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la chambre a qualifié cette menace de violences de traitement inhumain prohibé par l’article 3.
b) Thèses des parties
i. Le requérant
80. Le requérant soutient que lorsque l’inspecteur E. l’a interrogé le 1er octobre 2002, il lui a infligé un traitement prohibé par l’article 3. L’inspecteur E. l’aurait menacé de « souffrances intolérables telles qu’il n’en avait jamais connues » dans le cas où il ne révélerait pas où se trouvait J. Il lui aurait dit que ces souffrances lui seraient infligées sans laisser de traces et qu’un policier spécialement entraîné à ce genre de techniques était en train de se rendre au commissariat en hélicoptère. Pour souligner la menace, E. aurait imité les hélices en mouvement d’un hélicoptère et aurait décrit sans ménagement la douleur de la torture. Des mesures concrètes auraient en fait déjà été prises à ce moment-là puisqu’un médecin de la police aurait confirmé par la suite s’être rendu disponible pour assister à la torture de manière que le requérant ne perdît pas connaissance et que la procédure ne laissât aucune trace.
81. Le requérant aurait aussi été menacé de sévices sexuels puisqu’on envisageait de l’enfermer dans une cellule avec deux gros « nègres » qui le sodomiseraient. Il aurait également été blessé au cours de l’interrogatoire. E. l’aurait frappé plusieurs fois au thorax, ce qui aurait provoqué des hématomes, et l’aurait poussé une fois, de sorte que sa tête serait allée heurter le mur. Le requérant a produit à l’appui de cette doléance deux certificats médicaux des 4 et 7 octobre 2002 délivrés par des médecins de la police (paragraphe 21 ci-dessus). Après ces faits, l’intéressé aurait été conduit à Birstein contre son gré et aurait été contraint de marcher sans chaussures à travers bois jusqu’à l’endroit où il avait laissé le corps et, sur l’ordre de la police, il aurait dû indiquer l’emplacement précis de celui-ci. On l’aurait aussi forcé à révéler d’autres preuves sur le trajet du retour de Birstein. La police l’aurait menacé alors qu’elle savait déjà que J. était mort et l’aurait donc forcé à contribuer à sa propre incrimination uniquement afin de permettre l’ouverture de poursuites pénales contre lui.
82. Se référant en particulier aux articles 1 et 15 de la Convention des Nations unies contre la torture (paragraphe 64 ci-dessus), le requérant soutient que le traitement qu’on lui a fait subir afin de l’amener à avouer est constitutif de torture.
ii. Le Gouvernement
83. Comme il l’avait fait devant la chambre, le Gouvernement reconnaît, en exprimant ses regrets, que l’article 3 a été violé pendant l’interrogatoire du requérant le 1er octobre 2002. Il précise toutefois que l’intéressé a été menacé de vives souffrances seulement dans le cas où il ne révélerait pas à la police où se trouvait J. Le requérant n’aurait pas été menacé en outre de sévices sexuels. Par ailleurs, les blessures n’auraient pas été causées au cours de l’interrogatoire litigieux et l’intéressé n’aurait pas été contraint de marcher sans chaussures à Birstein. Les lésions cutanées auraient été provoquées lors de l’arrestation à l’aéroport de Francfort-sur-le-Main. D’après ce que le requérant aurait dit jusqu’à présent, E. l’aurait frappé une seule fois au thorax et sa tête aurait heurté le mur en une seule occasion. Les tribunaux internes n’auraient pas jugé établies les menaces ou blessures supplémentaires.
84. En outre, les inspecteurs D. et E. auraient recouru à la méthode d’interrogatoire dont il s’agit afin de sauver la vie de J., qu’ils auraient crue gravement en danger. A ce moment-là, ils auraient ignoré que J. était déjà mort.
iii. Les tiers intervenants
α) Les parents de J.
85. Les parents de J. rejoignent le Gouvernement dans son argumentation. Le requérant alléguerait maintenant pour la première fois que ses diverses blessures, dont celle sous la clavicule, lui ont été causées au cours de l’interrogatoire du 1er octobre 2002. Or le requérant aurait précédemment admis que ces blessures lui avaient été occasionnées au moment de son arrestation, le 30 septembre 2002. Il l’aurait reconnu dans un livre qu’il a publié en 2005 (Allein mit Gott – der Weg zurück (Seul avec Dieu – Le chemin du retour), pp. 57-61), consacré, entre autres, à l’enquête pénale et au procès dont il a fait l’objet. Dans un chapitre intitulé « L’arrestation », le requérant aurait reproduit une copie du certificat médical délivré le 4 octobre 2002 par un médecin de la police (paragraphe 21 ci-dessus) afin de montrer les blessures qui lui avaient été causées lors de son arrestation le 30 septembre 2002. Il prendrait désormais ce certificat pour prouver que les blessures lui ont été infligées au cours de son interrogatoire. Ses blessures ne seraient donc pas liées à son interrogatoire du 1er octobre 2002.
β) Le Redress Trust
86. Se référant en particulier aux constats des institutions de la Convention dans l’« Affaire grecque » (nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, rapport de la Commission du 5 novembre 1969, Annuaire 12, p. 461) et dans l’affaire Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, §§ 25 et 116-117, CEDH 2000‑X), le Redress Trust précise que pour être constitutif de torture, un acte donné n’a pas besoin de porter atteinte à l’intégrité physique. La souffrance morale serait en soi et par elle-même une forme de torture répandue. En outre, la Cour aurait rappelé qu’une simple menace de conduite prohibée par l’article 3 peut en soi emporter violation de cet article (le tiers intervenant cite Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, 25 février 1982, § 26, série A no 48). D’autres organes internationaux, dont la Cour interaméricaine des droits de l’homme (paragraphe 66 ci-dessus), le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations unies sur la torture (paragraphe 67 ci-dessus) et le Comité des droits de l’homme des Nations unies (paragraphe 68 ci-dessus), estimeraient eux aussi que la menace d’une grave atteinte à l’intégrité physique peut, selon les circonstances et l’effet qu’elle a sur l’individu concerné, constituer un acte de torture ou une autre forme de mauvais traitement. Quoi qu’il en soit, il ne serait nul besoin de distinguer entre torture et autre mauvais traitement sous l’angle de l’article 3 de la Convention puisque, à l’inverse des articles 1, 15 et 16 de la Convention des Nations unies contre la torture (paragraphe 64 ci-dessus), l’article pertinent de la Convention n’attacherait pas à la torture des conséquences juridiques différentes de celles attachées à d’autres formes de mauvais traitement prohibé. Se référant entre autres à l’affaire Labita c. Italie ([GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV), le Redress Trust souligne que l’interdiction de la torture et des autres traitements cruels, inhumains et dégradants est absolue et ne souffre aucune dérogation, justification ou limitation, quels que soient les circonstances de la cause et les agissements de la victime.
c) Appréciation de la Cour
i. Récapitulatif des principes pertinents
87. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V, et Labita, précité, § 119). La Cour confirme que même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Labita, précité, § 119). La nature de l’infraction qui était reprochée au requérant est donc dépourvue de pertinence pour l’examen sous l’angle de l’article 3 (V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 69, CEDH 1999‑IX, Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 116, CEDH 2006‑IX, et Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 127, CEDH 2008).
88. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX). Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré (comparer, entre autres, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 64, Recueil 1996‑VI, Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 78, CEDH 2000‑XII, et Krastanov c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004), ainsi que son contexte, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (comparer, par exemple, Selmouni, précité, § 104, et Egmez, précité, § 78).
89. La Cour a jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles soit de vives souffrances physiques et mentales (Labita, précité, § 120, et Ramirez Sanchez, précité, § 118). Elle a défini un traitement dégradant comme étant de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement la résistance physique ou morale de la personne qui en est victime, ou à la conduire à agir contre sa volonté ou sa conscience (voir, entre autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001‑III, et Jalloh, précité, § 68).
90. Pour déterminer si une forme de mauvais traitement doit être qualifiée de torture, il faut avoir égard à la distinction, que comporte l’article 3, entre cette notion et celle de traitement inhumain ou dégradant. Ainsi que la Cour l’a relevé précédemment, cette distinction paraît avoir été consacrée par la Convention pour marquer d’une spéciale infamie des traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 167, Aksoy, précité, § 63, et Selmouni, précité, § 96). Outre un élément de gravité, la torture implique une volonté délibérée, ainsi que le reconnaît la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants : en son article 1, elle définit la torture comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle des renseignements, de la punir ou de l’intimider (Akkoç, précité, § 115).
91. La Cour rappelle aussi qu’un risque d’agissements prohibés par l’article 3 peut se heurter lui-même à ce texte s’il est suffisamment réel et immédiat. Ainsi, menacer quelqu’un de le torturer pourrait, dans des circonstances données, constituer pour le moins un traitement inhumain (comparer Campbell et Cosans, précité, § 26).
92. Pour apprécier les éléments qui lui permettent de dire s’il y a eu violation de l’article 3, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Jalloh, précité, § 67, et Ramirez Sanchez, précité, § 117). La Cour dit aussi, en particulier, que lorsqu’un individu est placé en garde à vue en bonne santé mais que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’Etat de fournir une explication plausible à l’origine de ces blessures, faute de quoi il se pose manifestement une question sur le terrain de l’article 3 de la Convention (comparer Tomasi c. France, 27 août 1992, § 110, série A no 241‑A, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336, Aksoy, précité, § 61, et Selmouni, précité, § 87).
93. En cas d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, la Cour doit se livrer à un examen particulièrement approfondi (Matko c. Slovénie, no 43393/98, § 100, 2 novembre 2006, et Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre toutefois pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, et Jasar c. « l’ex‑République yougoslave de Macédoine », no 69908/01, § 49, 15 février 2007). Même si les constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut néanmoins d’habitude des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des observations auxquelles ils sont parvenus.
ii. Application de ces principes en l’espèce
α) Appréciation des faits par la Cour
94. En ce qui concerne le traitement auquel le requérant a été soumis le 1er octobre 2002, il ne prête pas à controverse entre les parties qu’au cours de l’interrogatoire ce matin-là, l’inspecteur E., sur les instructions du directeur adjoint de la police de Francfort-sur-le-Main, D., menaça le requérant de souffrances intolérables s’il refusait de révéler où se trouvait J. Une technique qui ne laisserait aucune trace serait employée par un policier spécialement entraîné à cette fin et qui était déjà en train de se rendre au commissariat par hélicoptère. Cette procédure serait menée sous surveillance médicale. De fait, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main l’a établi tant dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le requérant (paragraphe 26 ci-dessus) que dans celle dirigée contre les fonctionnaires de police (paragraphe 47 ci-dessus). Il ressort de surcroît de la note de D. versée au dossier de la police (paragraphe 20 ci-dessus) et de la constatation du tribunal régional dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre D. (paragraphe 47 ci-dessus) que celui-ci avait l’intention, si nécessaire, de mettre cette menace à exécution à l’aide d’un « sérum de vérité » et que le requérant avait été averti que la matérialisation de la menace était imminente.
95. Comme D. avait donné l’ordre à plusieurs reprises aux chefs de service qui lui étaient subordonnés de recourir à la force contre le requérant, en cas de nécessité, avant d’ordonner finalement à E. de menacer le requérant de torture (paragraphe 47 ci-dessus), on ne peut voir dans cet ordre un acte spontané puisqu’il renfermait assurément un élément intentionnel. Il apparaît de plus que le requérant, pendant sa garde à vue, était menotté dans la salle d’interrogatoire (paragraphe 57 ci-dessus) et se trouvait donc dans un état de vulnérabilité et de contrainte particulières. Eu égard aux constats des tribunaux internes et aux éléments dont elle dispose, la Cour a la conviction que les policiers ont fait usage de la méthode d’interrogatoire litigieuse parce qu’ils croyaient pouvoir sauver la vie de J.
96. La Cour relève en outre que le requérant allègue avoir aussi subi des coups et blessures et avoir été menacé de sévices sexuels au cours de son interrogatoire. Recherchant si ces allégations, que le Gouvernement conteste, ont été prouvées au-delà de tout doute raisonnable, la Cour considère, au vu des certificats médicaux produits par le requérant, que l’allégation de coups et blessures pendant l’interrogatoire n’est pas totalement dénuée de fondement. Ces certificats indiquent que l’intéressé avait en effet eu le thorax tuméfié les jours ayant précédé les examens médicaux.
97. D’un autre côté, la Cour prend aussi note des explications fournies par le Gouvernement quant aux blessures du requérant, ainsi que des observations des parents de J. sur ce point. Se référant aux propos que le requérant lui-même tient dans son livre publié en 2005, les parents de J. soutiennent que toutes les blessures, y compris les lésions cutanées, que le requérant a incontestablement subies lui ont été causées lors de son arrestation, moment où il fut plaqué au sol face contre terre (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). D’ailleurs, les tribunaux internes n’ont jugé établie aucune des autres allégations du requérant. Il semble que celui-ci n’ait pas formulé devant les tribunaux internes, qui ont examiné et évalué les éléments de preuve, les allégations selon lesquelles il avait subi des lésions corporelles au cours de son interrogatoire, du moins pas autant qu’il l’a fait devant la Cour (voir, en particulier, le paragraphe 26 ci-dessus). Au demeurant, les certificats médicaux n’indiquent nullement la cause probable des blessures (paragraphe 21 ci-dessus).
98. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas en mesure de conclure que les griefs du requérant relatifs aux coups et blessures qui lui auraient été infligés et la menace de sévices sexuels dont il allègue avoir été l’objet au cours de l’interrogatoire aient été établis au-delà de tout doute raisonnable.
99. La Cour observe par ailleurs que le requérant dit avoir été à nouveau soumis à un traitement prohibé par l’article 3 en ce qu’il aurait été contraint de marcher à travers bois sans chaussures pour se rendre à Birstein et aurait été carrément forcé à indiquer l’endroit précis où se trouvait le corps et de révéler d’autres pièces à conviction. Le Gouvernement conteste également ces allégations. La Cour relève que, selon les constatations des tribunaux internes, après son interrogatoire le requérant avait accepté d’accompagner les policiers à l’étang où il avait caché le corps de J. (paragraphe 17 ci‑dessus). Rien ne permet de dire que l’un ou l’autre des policiers présents ait menacé verbalement le requérant sur le trajet en direction de Birstein pour l’amener à indiquer l’endroit précis où se trouvait le corps. Il reste toutefois à déterminer sous l’angle de l’article 6 si et dans quelle mesure le requérant a révélé des pièces à conviction à Birstein à cause des menaces qui lui avaient été adressées au commissariat. Comme les certificats médicaux font état d’ampoules et d’enflures aux pieds du requérant (paragraphe 21 ci‑dessus), la Cour estime que l’allégation de l’intéressé, qui dit avoir été contraint de marcher sans chaussures, n’est pas totalement dépourvue de fondement. Cela dit, après avoir examiné les éléments en leur possession, les tribunaux internes n’ont pas jugé prouvée cette allégation – que, au demeurant, le requérant ne semble pas avoir formulée non plus dès le début de la procédure interne (voir, en particulier, le paragraphe 26 ci‑dessus). Les médecins qui ont procédé aux examens n’ont pas établi la cause des blessures. Dès lors, la Cour estime que les allégations du requérant sur ce point n’ont pas été prouvées au-delà de tout doute raisonnable.
100. Au vu de ce qui précède, la Cour juge établi que, le 1er octobre 2002 au matin, la police a menacé le requérant de souffrances intolérables de la manière exposée aux paragraphes 94-95 ci-dessus afin de l’amener à révéler où se trouvait J.
β) Qualification juridique du traitement
101. La Cour note que le Gouvernement reconnaît que le traitement auquel E. a soumis le requérant a méconnu l’article 3 de la Convention. Toutefois, eu égard aux graves allégations de torture formulées par le requérant et à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’intéressé a perdu la qualité de victime, la Cour estime devoir rechercher elle-même si ce traitement a atteint le degré minimum de gravité voulu pour tomber sous le coup de l’article 3 et, dans l’affirmative, comment il convient de le qualifier. Eu égard aux facteurs pertinents dégagés dans sa jurisprudence (paragraphes 88-91 ci-dessus), elle examinera tour à tour la durée du traitement infligé au requérant, les effets physiques ou mentaux qu’il a eus sur celui-ci, la question de savoir s’il était intentionnel ou non, le but qu’il poursuivait et le contexte dans lequel il a été infligé.
102. En ce qui concerne la durée de la conduite litigieuse, la Cour relève que l’interrogatoire sous menace de mauvais traitements a duré environ dix minutes.
103. S’agissant des effets physiques et mentaux de ce traitement, la Cour observe que le requérant, qui avait d’abord refusé de révéler où se trouvait J., a avoué sous la menace où il avait caché le corps et a continué à fournir des détails sur la mort de J. tout au long de la procédure d’enquête. La Cour estime donc que les menaces réelles et immédiates de mauvais traitements délibérés et imminents qui ont été proférées à l’adresse du requérant au cours de son interrogatoire doivent passer pour avoir provoqué en lui une peur, une angoisse et des souffrances mentales considérables. L’intéressé n’a toutefois pas produit de certificats médicaux qui attesteraient de séquelles psychologiques à long terme en résultant.
104. Par ailleurs, les menaces ne furent pas un acte spontané, mais furent préméditées et conçues de manière délibérée et intentionnelle.
105. S’agissant du but des menaces, la Cour considère que l’on a infligé intentionnellement ce traitement au requérant afin de lui extorquer des informations sur le lieu où se trouvait J.
106. La Cour relève en outre que les menaces de mauvais traitements délibérés et imminents ont été proférées alors que le requérant était placé sous la garde de représentants de la loi et qu’il était apparemment menotté et donc vulnérable. D. et E. ont assurément agi dans l’exercice de leurs fonctions d’agents de l’Etat et ils avaient l’intention de mettre, si nécessaire, ces menaces à exécution sous surveillance médicale et en ayant recours à un policier spécialement entraîné. L’ordre donné par D. de menacer le requérant n’a pas représenté une décision spontanée puisque D. l’avait déjà donné plusieurs fois auparavant et s’était montré de plus en plus impatient, ses subordonnés ne se conformant pas à ses instructions. Les menaces ont été proférées dans une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle, les policiers se trouvant soumis à une pression extrême car ils croyaient la vie de J. en grand danger.
107. A ce propos, la Cour admet la motivation qui inspirait le comportement des policiers et l’idée qu’ils ont agi dans le souci de sauver la vie d’un enfant. Elle se doit néanmoins de souligner que, eu égard à l’article 3 et à sa jurisprudence constante (paragraphe 87 ci-dessus), l’interdiction des mauvais traitements vaut indépendamment des agissements de la personne concernée ou de la motivation des autorités. La torture ou un traitement inhumain ou dégradant ne peuvent être infligés même lorsque la vie d’un individu se trouve en péril. Il n’existe aucune dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. L’article 3, libellé en termes univoques, reconnaît que tout être humain a un droit absolu et inaliénable à ne pas être soumis à la torture ou à un traitement inhumain ou dégradant, quelles que soient les circonstances, même les plus difficiles. Le principe philosophique qui sous-tend le caractère absolu du droit consacré à l’article 3 ne souffre aucune exception, aucun facteur justificatif et aucune mise en balance d’intérêts, quels que soient les agissements de la personne concernée et la nature de l’infraction qui pourrait lui être reprochée.
108. Compte tenu des éléments pertinents à prendre en compte pour qualifier le traitement infligé au requérant, la Cour estime que les menaces réelles et immédiates proférées à l’adresse de celui-ci afin de lui extorquer des informations ont atteint le degré minimum de gravité voulu pour que le comportement litigieux tombe sous le coup de l’article 3. Elle rappelle que selon sa propre jurisprudence (paragraphe 91 ci-dessus), qui se réfère aussi à la définition de la torture donnée à l’article 1 de la Convention des Nations unies contre la torture (paragraphes 64 et 90 ci-dessus), et conformément aux positions adoptées par d’autres organes internationaux de contrôle des droits de l’homme (paragraphes 66-68 ci-dessus), que mentionne également le Redress Trust, une menace de torture peut s’analyser en torture, la torture couvrant par nature les souffrances physiques comme mentales. En particulier, la crainte de la torture physique peut en soi constituer une torture mentale. On semble toutefois largement considérer, et la Cour fait de même, que la question de savoir si une menace donnée de torture physique représente une torture psychologique ou un traitement inhumain ou dégradant dépend de l’ensemble des circonstances de l’affaire à l’examen, notamment de la force de la pression exercée et de l’intensité de la souffrance mentale ainsi causée. A l’inverse des cas où elle conclut dans sa jurisprudence qu’il y a eu torture, la Cour considère que la méthode d’interrogatoire à laquelle le requérant a été soumis dans les circonstances de la présente affaire a été suffisamment grave pour être qualifiée de traitement inhumain prohibé par l’article 3, mais n’a pas eu le niveau de cruauté requis pour atteindre le seuil de la torture.
2. Le requérant a-t-il perdu sa qualité de victime ?
a) Arrêt de la chambre
109. La chambre a estimé que le requérant ne pouvait plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3. Elle a constaté que les tribunaux internes avaient expressément reconnu, tant dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le requérant que dans celle dirigée contre les fonctionnaires de police D. et E., que le traitement infligé par ce dernier au requérant pendant l’interrogatoire avait enfreint l’article 3. De plus, cette violation avait été suffisamment réparée pour le requérant au niveau interne. Les deux fonctionnaires de police impliqués dans les menaces avaient été déclarés coupables et punis, et leur carrière en avait subi les répercussions. Dans les circonstances de la cause, ces condamnations devaient être considérées comme offrant une réparation suffisante autrement que par le versement d’une somme d’argent. D’ailleurs, le recours aux méthodes d’interrogatoire prohibées avait été sanctionné en ce qu’aucune des déclarations que le requérant avait faites avant son procès ne fut admise comme preuve lors de celui-ci.
b) Thèses des parties
i. Le requérant
110. Le requérant soutient ne pas avoir perdu sa qualité de victime d’une violation de l’article 3. Les tribunaux internes n’auraient pas reconnu clairement d’une manière juridiquement contraignante une violation de son droit garanti par la Convention. Ils se seraient bornés à mentionner l’article 3 dans les décisions par lesquelles ils ont débouté l’intéressé de ses requêtes et griefs.
111. Le requérant n’aurait pas non plus obtenu une réparation adéquate pour la transgression de l’interdiction de la torture. Il n’aurait retiré aucun bénéfice personnel des condamnations de D. et E. qui, au demeurant, auraient été condamnés à des amendes très modiques assorties du sursis, et dont la conduite n’aurait pas entraîné de conséquences disciplinaires. D. aurait même été promu après sa condamnation. L’action en responsabilité administrative dans le cadre de laquelle le requérant aurait demandé réparation pour le dommage causé par son traitement au mépris de l’article 3 se trouverait toujours pendante devant les juridictions civiles et, à ce jour, l’intéressé n’aurait perçu aucune indemnité. Qui plus est, seule l’exclusion au procès de tous les éléments de preuve qui avaient été recueillis à la suite directe de la violation de l’article 3 aurait permis de rétablir le statu quo ante. Ces éléments de preuve, dont la recevabilité aurait été définie dès le début du procès, auraient assuré la condamnation de l’intéressé et, par voie de conséquence, le prononcé de la peine maximale applicable. L’exclusion des seules déclarations qu’il avait faites avant le procès, sous la contrainte, n’aurait pas représenté un redressement suffisant puisque l’accusation n’aurait pas eu besoin de ces déclarations une fois admises les preuves matérielles.
ii. Le Gouvernement
112. Le Gouvernement invite la Grande Chambre à confirmer le constat de la chambre selon lequel le requérant a perdu sa qualité de victime d’une violation de l’article 3. Trois juridictions allemandes – le tribunal régional et la Cour constitutionnelle fédérale dans la procédure pénale dirigée contre le requérant, et le tribunal régional dans la procédure pénale dirigée contre les policiers – auraient explicitement reconnu la violation de l’article 3. Elles auraient souligné que la dignité humaine est intangible et que la torture est prohibée même si la vie d’une personne se trouve en jeu.
113. Le requérant aurait obtenu un redressement suffisant. Les deux policiers impliqués auraient été condamnés à l’issue d’une procédure pénale. Il serait très grave pour un policier d’être jugé et condamné pour contrainte. En outre, ces deux fonctionnaires de police auraient été mutés. Certes, le requérant n’aurait pas encore perçu une compensation, mais il n’aurait engagé une action en responsabilité administrative devant les tribunaux internes qu’après avoir saisi la Cour, de sorte que le fait que cette procédure soit toujours pendante ne pourrait être pris en considération pour ce qui est de la perte de la qualité de victime. D’ailleurs, le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main aurait écarté non seulement les aveux du 1er octobre 2002, mais aussi les aveux ultérieurs du requérant devant la police, le procureur et un juge avant son procès. Or, après avoir été informé que ses aveux antérieurs ne pouvaient servir de preuve, l’intéressé n’en aurait pas moins fait une nouvelle fois des aveux complets le deuxième jour de son procès, avant que tout autre élément de preuve n’eût été présenté.
iii. Le tiers intervenant (Redress Trust)
114. Selon Redress Trust, la jurisprudence internationale reconnaît que parmi les modes de redressement suffisants et adéquats en cas de torture et autres mauvais traitements prohibés figurent en particulier les formes de réparation suivantes qui peuvent intervenir cumulativement dans une affaire donnée. Premièrement, une enquête pouvant mener à l’identification et à la punition des responsables serait requise (Redress Trust cite, notamment, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII). Deuxièmement, les Etats seraient tenus d’avoir un système de justice pénale efficace capable de sanctionner réellement les auteurs de torture et autres mauvais traitements prohibés et de dissuader la commission de nouvelles infractions. La sanction imposée pour une violation de l’article 3 devrait refléter la gravité de l’infraction et l’Etat devrait se conformer sérieusement et non pas comme s’il s’agissait d’une simple formalité à l’obligation de sanctionner les agents responsables (à titre de comparaison, Redress Trust cite Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 63, 20 décembre 2007). Troisièmement, un redressement adéquat et suffisant en cas de torture et d’autres formes de mauvais traitements comprendrait des voies de recours civiles effectives, en particulier une réparation pour dommage matériel et moral. La Cour elle-même aurait dit de manière réitérée qu’un jugement ne constitue pas en soi une satisfaction équitable suffisante en cas de violations graves telles que celles de l’article 3 et elle allouerait une indemnité pour dommage moral (Redress Trust cite, par exemple, Selçuk et Asker c. Turquie, 24 avril 1998, §§ 117-118, Recueil 1998‑II). Quatrièmement, il faudrait rétablir les droits de manière à remédier à l’impact continu de la torture, par exemple exclure les aveux non spontanés. Cinquièmement, l’Etat serait tenu de mettre en place des mesures prévenant la réitération de la conduite prohibée.
c) Appréciation de la Cour
i. Récapitulatif des principes pertinents
115. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée se pose à tous les stades de la procédure sur le terrain de la Convention (voir, entre autres, Siliadin c. France, no 73316/01, § 61, CEDH 2005‑VII, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 179, CEDH 2006‑V). Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, Siliadin, précité, § 62, et Scordino (no 1), précité, § 180).
116. En ce qui concerne la réparation adéquate et suffisante pour remédier au niveau interne à la violation du droit garanti par la Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (comparer, par exemple, Scordino (no 1), précité, § 186). En cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’Etat au mépris de l’article 3, la Cour estime de manière constante que deux mesures s’imposent pour que la réparation soit suffisante. Premièrement, les autorités de l’Etat doivent mener une enquête approfondie et effective pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (voir, entre autres, Krastanov, précité, § 48, Çamdereli c. Turquie, no 28433/02, §§ 28-29, 17 juillet 2008, et Vladimir Romanov, précité, §§ 79 et 81). Deuxièmement, le requérant doit le cas échéant percevoir une compensation (Vladimir Romanov, précité, § 79, et, mutatis mutandis, Aksoy, précité, § 98, et Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 53, 2 novembre 2004 (ces deux arrêts dans le contexte de l’article 13)) ou, du moins, avoir la possibilité de demander et d’obtenir une indemnité pour le préjudice que lui a causé le mauvais traitement (comparer, mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova, précité, § 56 (concernant une violation de l’article 2), Çamdereli, précité, § 29, et Yeter c. Turquie, no 33750/03, § 58, 13 janvier 2009).
117. Pour ce qui est de l’exigence d’une enquête approfondie et effective, la Cour rappelle que, lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « [reconnaître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (voir, notamment, Assenov et autres, précité, § 102, Labita, précité, § 131, Çamdereli, précité, §§ 36‑37, et Vladimir Romanov, précité, § 81). Pour qu’une enquête soit effective en pratique, la condition préalable est que l’Etat ait promulgué des dispositions de droit pénal réprimant les pratiques contraires à l’article 3 (comparer, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 150, 153 et 166, CEDH 2003‑XII, Nikolova et Velitchkova, précité, § 57, et Çamdereli, précité, § 38).
118. Quant à l’obligation d’accorder une réparation au niveau interne pour remédier à une violation de l’article 3, la Cour dit invariablement que, en plus de mener une enquête approfondie et effective, l’Etat doit accorder au requérant une indemnité, le cas échéant, ou à tout le moins la possibilité de solliciter et d’obtenir une réparation pour le préjudice que le mauvais traitement lui a causé (voir les références détaillées figurant au paragraphe 116 ci-dessus). La Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer à propos d’autres articles de la Convention que le statut de victime d’un requérant peut dépendre du montant de l’indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont il se plaint devant la Cour (voir, par exemple, Normann c. Danemark (déc.), no 44704/98, 14 juin 2001, et Scordino (no 1), précité, § 202, au sujet d’un grief tiré de l’article 6, ou Jensen et Rasmussen c. Danemark (déc.), no 52620/99, 20 mars 2003, pour un grief tiré de l’article 11). Ce constat s’applique, mutatis mutandis, aux plaintes pour violation de l’article 3.
119. En cas de mauvais traitement délibéré, l’octroi d’une indemnité à la victime ne suffit pas à réparer la violation de l’article 3. En effet, si les autorités pouvaient se borner à réagir en cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’Etat en accordant une simple indemnité, sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’Etat pourraient dans certains cas enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale absolue de la torture et des traitements inhumains ou dégradants serait dépourvue d’effet utile en dépit de son importance fondamentale (voir, parmi beaucoup d’autres, Krastanov, précité, § 60, Çamdereli, précité, § 29, et Vladimir Romanov, précité, § 78).
ii. Application de ces principes en l’espèce
120. La Cour se doit donc de rechercher d’abord si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, la violation de la Convention. Elle observe à cet égard que, dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre le requérant, le tribunal régional de Francfort‑sur‑le‑Main a expressément déclaré, dans sa décision du 9 avril 2003, que la menace d’infliger des souffrances au requérant afin de lui extorquer une déclaration avait non seulement représenté une méthode d’interrogatoire prohibée par l’article 136a du code de procédure pénale, mais aussi enfreint l’article 3 de la Convention, qui sous-tend cette disposition du code (paragraphe 26 ci-dessus). De même, la Cour constitutionnelle fédérale, se référant au constat d’une violation de l’article 3 auquel le tribunal régional était parvenu, a conclu à une atteinte à la dignité humaine du requérant et à une transgression de l’interdiction d’infliger des mauvais traitements aux détenus, au mépris respectivement de l’article 1 et de l’article 104 § 1, seconde phrase, de la Loi fondamentale (paragraphe 42 ci-dessus). De plus, dans son jugement du 20 décembre 2004 par lequel il a condamné les fonctionnaires de police D. et E., le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a estimé que ces méthodes d’interrogatoire ne pouvaient se justifier par la « nécessité », celle-ci ne pouvant constituer un moyen de défense en cas de violation de la protection absolue que l’article 1 de la Loi fondamentale accorde à la dignité humaine, qui est aussi au cœur de l’article 3 de la Convention (paragraphe 48 ci‑dessus). Dès lors, la Grande Chambre, souscrivant aux constats de la chambre à cet égard, estime que les tribunaux internes qui ont été appelés à se prononcer sur cette question ont reconnu explicitement et sans équivoque que la manière dont l’interrogatoire du requérant avait été conduit avait méconnu l’article 3 de la Convention.
121. Pour dire si les autorités nationales ont de surcroît accordé au requérant une réparation adéquate et suffisante pour la violation de l’article 3, la Cour doit déterminer en premier lieu si elles ont mené contre les responsables une enquête approfondie et effective conformément aux exigences qu’elle pose dans sa jurisprudence. Pour ce faire, elle a pris en compte dans de précédentes affaires plusieurs critères. D’abord, d’importants facteurs pour que l’enquête soit effective, et qui permettent de vérifier si les autorités avaient la volonté d’identifier et de poursuivre les responsables, sont la célérité avec laquelle elle est ouverte (comparer, entre autres, Selmouni, précité, §§ 78-79, Nikolova et Velitchkova, précité, § 59, et Vladimir Romanov, précité, §§ 85 et suiv.) et la célérité avec laquelle elle est conduite (comparer Mikheïev c. Russie, no 77617/01, § 109, 26 janvier 2006, et Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 89, 15 mai 2008). En outre, l’issue de l’enquête et des poursuites pénales qu’elle déclenche, y compris la sanction prononcée ainsi que les mesures disciplinaires prises, passent pour déterminantes. Elles sont essentielles si l’on veut préserver l’effet dissuasif du système judiciaire en place et le rôle qu’il est tenu d’exercer dans la prévention des atteintes à l’interdiction des mauvais traitements (comparer Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 62, 8 avril 2008, Çamdereli, précité, § 38, et Nikolova et Velitchkova, précité, §§ 60 et suiv.).
122. La Cour relève en l’espèce que les poursuites pénales contre les policiers D. et E. furent engagées de trois à quatre mois après l’interrogatoire du requérant, intervenu le 1er octobre 2002 (paragraphe 23 ci-dessus) et que ces fonctionnaires ont été condamnés par un jugement définitif environ deux ans et trois mois après cette date. Même si le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a atténué la peine compte tenu, parmi de nombreux autres facteurs, de la longue durée de la procédure (paragraphe 50 ci-dessus), la Cour est prête à admettre que l’enquête et les poursuites pénales n’en ont pas moins été suffisamment promptes et diligentes pour répondre aux normes de la Convention.
123. La Cour relève en outre que les policiers ont été jugés coupables respectivement de contrainte et d’incitation à la contrainte, en application des dispositions du droit pénal allemand, la manière dont ils avaient mené l’interrogatoire du requérant ayant été contraire à l’article 3. Elle observe cependant qu’ils ont été condamnés seulement à des amendes très modiques et assorties du sursis. Elle rappelle à ce propos qu’il ne lui incombe pas de se prononcer sur le degré de culpabilité de la personne en cause (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 116, CEDH 2004‑XII, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005‑VII), ou de déterminer la peine à infliger, ces matières relevant de la compétence exclusive des tribunaux répressifs internes. Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et conformément au principe voulant que la Convention garantisse des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit s’assurer que l’Etat s’acquitte comme il se doit de l’obligation qui lui est faite de protéger les droits des personnes relevant de sa juridiction (Nikolova et Velitchkova, précité, § 61, avec d’autres références). Dès lors, si la Cour reconnaît le rôle des cours et tribunaux nationaux dans le choix des sanctions à infliger à des agents de l’Etat en cas de mauvais traitements infligés par eux, elle doit conserver sa fonction de contrôle et intervenir dans les cas où il existe une disproportion manifeste entre la gravité de l’acte et la sanction infligée. Sinon, le devoir qu’ont les Etats de mener une enquête effective perdrait beaucoup de son sens (Nikolova et Velitchkova, précité, § 62, comparer aussi Ali et Ayşe Duran, précité, § 66).
124. La Cour ne perd pas de vue que, lorsqu’il a fixé les peines de D. et de E., le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a pris plusieurs circonstances atténuantes en considération (paragraphe 50 ci-dessus). Elle admet que la présente requête n’est pas comparable à d’autres affaires concernant des actes de brutalité graves et arbitraires commis par des agents de l’Etat qui ont par la suite tenté de les dissimuler, et dans lesquelles elle a estimé que des peines d’emprisonnement fermes auraient été plus appropriées (comparer, par exemple, Nikolova et Velitchkova, précité, § 63, et Ali et Ayşe Duran, précité, §§ 67-72). Néanmoins, une condamnation à des amendes quasi symboliques respectivement de 60 et 90 versements journaliers de 60 euros et 120 euros, assortie du sursis qui plus est, ne saurait être tenue pour une réaction adéquate à une violation de l’article 3, même si on la situe dans la pratique de l’Etat défendeur en matière de condamnation. Pareille sanction, manifestement disproportionnée par rapport à une violation de l’un des droits essentiels de la Convention, n’a pas l’effet dissuasif nécessaire pour prévenir d’autres transgressions de l’interdiction des mauvais traitements dans des situations difficiles qui pourraient se présenter à l’avenir.
125. En ce qui concerne les sanctions disciplinaires qui ont été infligées, la Cour relève que, au cours de l’enquête et du procès dont ils ont fait l’objet, D. et E. furent tous deux mutés à des postes qui n’impliquaient plus d’être associés directement à des enquêtes sur des infractions pénales (paragraphe 50 ci-dessus). D. fut nommé par la suite à la direction de la technologie, de la logistique et de l’administration de la police, et en fut désigné chef (paragraphe 52 ci-dessus). La Cour rappelle à ce propos avoir dit de manière réitérée que lorsque des agents de l’Etat sont inculpés d’infractions impliquant des mauvais traitements, il importe qu’ils soient suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès et en soient démis en cas de condamnation (voir, par exemple, Abdülsamet Yaman, précité, § 55, Nikolova et Velitchkova, précité, § 63, et Ali et Ayşe Duran, précité, § 64). Même si la Cour concède que les faits de la présente cause ne sont pas comparables à ceux dont il était question dans les affaires précédemment citées, elle n’en estime pas moins que la désignation ultérieure de D. à la tête d’un organe de police amène sérieusement à se demander si la réaction des autorités a bien reflété la gravité que représente une violation de l’article 3 – et dont D. avait été reconnu coupable.
126. Quant à la condition supplémentaire d’une réparation pour que la violation de l’article 3 soit redressée au niveau national, la Cour relève que le requérant s’est prévalu de la possibilité de solliciter une indemnité pour le préjudice que lui avait causé la violation de l’article 3. Toutefois, la demande d’aide judiciaire qu’il a formée pour pouvoir engager pareille action en responsabilité administrative, qui a été renvoyée à la juridiction inférieure, se trouve apparemment en instance depuis plus de trois ans et, par voie de conséquence, aucune audience n’a encore eu lieu et aucun jugement rendu sur le fond de la plainte. La Cour observe que dans la pratique elle a alloué des indemnités au titre de l’article 41 de la Convention pour préjudice moral en raison de la gravité qui s’attache à une violation de l’article 3 (voir, parmi beaucoup d’autres, Selçuk et Asker, précité, §§ 117‑118).
127. Quoi qu’il en soit, la Cour estime qu’il ne peut y avoir de réparation adéquate et suffisante pour une violation de la Convention que si une demande d’indemnisation demeure elle-même une voie de recours effective, adéquate et accessible. En particulier, les lenteurs excessives d’une action indemnitaire priveront le recours de caractère effectif (comparer, mutatis mutandis, Scordino (no 1), précité, § 195, en ce qui concerne l’indemnisation pour non-respect du « délai raisonnable » exigé par l’article 6). Le fait que les tribunaux internes ne se soient pas prononcés sur le fond de la demande d’indemnisation formée par le requérant depuis plus de trois ans soulève de sérieux doutes quant au caractère effectif d’une action en responsabilité administrative dans les circonstances de la présente affaire. Les autorités ne semblent pas résolues à se prononcer sur le remède qu’il convient d’accorder à l’intéressé et elles n’ont donc pas réagi de manière adéquate et efficace à la violation de l’article 3 litigieuse.
128. La Cour observe en outre que, selon le requérant, seule l’exclusion à son procès également de tous les éléments de preuve obtenus à la suite directe de la violation de l’article 3 commise par les autorités aurait pu remédier à celle-ci. En l’état actuel de sa jurisprudence, elle considère en général comme nécessaire et suffisant qu’un Etat défendeur se conforme aux exigences d’enquête et d’indemnisation pour fournir au niveau interne un redressement approprié en cas de mauvais traitements attentatoires à l’article 3 infligés par ses agents (paragraphes 116-119 ci-dessus). Elle estime toutefois aussi que la question de savoir quelles mesures de redressement sont adéquates et suffisantes pour remédier à la violation d’un droit garanti par la Convention dépend de l’ensemble des circonstances de la cause (paragraphe 116 ci-dessus). Elle n’exclurait donc pas que lorsque l’emploi d’une méthode d’interrogatoire prohibée par l’article 3 a eu des conséquences défavorables pour un requérant dans la procédure pénale dirigée contre lui, une réparation adéquate et suffisante implique, outre les exigences susmentionnées, des mesures de restitution se rapportant à l’incidence que cette méthode d’interrogatoire prohibée continue d’avoir sur le procès, parmi lesquelles figure en particulier le rejet des éléments de preuve que la violation de l’article 3 a permis de recueillir.
129. En l’espèce, la Cour n’a toutefois pas à se prononcer sur cette question et n’a donc pas à examiner à ce stade si l’on peut considérer que la méthode d’interrogatoire prohibée utilisée au cours de l’enquête a continué à avoir une incidence sur le procès du requérant et a eu des conséquences défavorables pour l’intéressé. Eu égard aux constats qui précèdent, elle estime que, de toute façon, les différentes mesures prises par les autorités internes n’ont pas pleinement satisfait à la condition d’un redressement telle qu’établie dans sa jurisprudence. L’Etat défendeur n’a donc pas suffisamment redressé le traitement contraire à l’article 3 que le requérant avait subi.
130. Il s’ensuit que le requérant peut toujours se prétendre victime d’une violation de l’article 3 au sens de l’article 34 de la Convention.
B. Sur l’observation de l’article 3
131. La Cour renvoie au constat auquel elle a abouti plus haut (paragraphes 94-108), à savoir que, lorsqu’elle l’a interrogé le 1er octobre 2002, la police a menacé le requérant de torture afin de l’amener à révéler où se trouvait J. et que cette méthode d’interrogatoire a été constitutive d’un traitement inhumain proscrit par l’article 3.
132. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
133. Le requérant dénonce en outre une violation de son droit à un procès équitable du fait, en particulier, que des éléments de preuve obtenus uniquement à la suite des aveux qui lui avaient été extorqués au mépris de l’article 3 ont été admis et utilisés. En ses passages pertinents, l’article 6 est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix (...) »
A. Objet du litige devant la Grande Chambre
134. La Cour relève que devant la Grande Chambre le requérant réitère également son grief fondé sur l’article 6 selon lequel il se serait vu délibérément refuser des contacts avec son avocat le 1er octobre 2002 tant que tous les éléments à charge n’avaient pas été obtenus. Selon la jurisprudence de la Cour, « l’affaire » renvoyée à la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (voir, entre autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 141, CEDH 2001‑VII, Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 36, CEDH 2002‑V, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 66, CEDH 2004‑XI). La chambre ayant, dans sa décision du 10 avril 2007 sur la recevabilité, constaté que le requérant n’avait pas épuisé les voies de recours internes comme le veut l’article 35 § 1 de la Convention pour son grief relatif à la consultation de son avocat, la Grande Chambre n’a pas compétence pour connaître de ce grief.
B. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement
135. Le Gouvernement objecte que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, comme le veut l’article 35 § 1 de la Convention, pour le grief restant fondé sur l’article 6. L’intéressé n’aurait pas soulevé comme il le fallait devant les tribunaux internes ses doléances tirées du fait qu’il n’y avait pas eu abandon des poursuites et que l’on n’avait pas exclu de la procédure des éléments de preuve recueillis grâce aux méthodes d’enquête prohibées.
1. Arrêt de la chambre
136. La chambre n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur l’exception préliminaire du Gouvernement, qu’elle a jointe au fond du grief assis sur l’article 6, car elle a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 (paragraphe 86 de l’arrêt de la chambre).
2. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
137. Le Gouvernement objecte devant la Grande Chambre que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, pour les mêmes raisons que celles qu’il avait invoquées dans la procédure devant la chambre. Premièrement, en ce qui concerne l’allégation d’un manque d’équité de son procès pénal formulée par le requérant, qui estime que ce procès aurait dû être suspendu compte tenu des menaces qui avaient été proférées, la Cour constitutionnelle fédérale aurait déclaré le recours constitutionnel irrecevable car insuffisamment étayé. Il aurait incombé au requérant d’expliquer pourquoi le droit constitutionnel exigeait non seulement l’exclusion des déclarations faites au cours de l’interrogatoire par la police, mais encore l’abandon des poursuites.
138. Deuxièmement, le requérant n’aurait pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne sa plainte tirée du refus d’exclure certains éléments de preuve du procès. Comme l’aurait confirmé la Cour constitutionnelle fédérale, l’intéressé n’aurait pas étayé en détail dans le cadre de la procédure devant la Cour fédérale de justice, ainsi que l’exigeraient les règles de procédure applicables, qu’il contestait également l’utilisation des pièces à conviction découvertes à Birstein, grief totalement différent selon le Gouvernement de la demande d’abandon des poursuites. En particulier, le requérant n’aurait pas corrigé l’exposé du procureur fédéral du 9 mars 2004 évaluant l’objet du pourvoi et estimant que l’intéressé n’avait pas allégué la violation de l’article 136a § 3 du code de procédure pénale.
b) Le requérant
139. Le requérant conteste cette thèse et estime avoir épuisé les voies de recours internes. En saisissant la Cour fédérale de justice, il aurait introduit la demande la plus large possible dans le but de voir suspendre l’action pénale en raison de la manière dont les éléments de preuve avaient été obtenus. Son recours largement libellé aurait englobé la demande plus étroite concernant l’irrecevabilité des preuves matérielles qui avaient été recueillies à la suite des aveux qu’on lui avait extorqués. En déposant son recours, il aurait joint des copies intégrales de ses demandes préliminaires du 9 avril 2003. La Cour fédérale de justice l’aurait débouté de son pourvoi sans motiver sa décision.
140. En outre, dans son recours ultérieur devant la Cour constitutionnelle fédérale, le requérant aurait pleinement étayé sa demande, expliquant en détail et en se référant à des décisions de principe de la haute juridiction en quoi le fait de ne pas avoir abandonné les poursuites et de ne pas avoir écarté les éléments de preuve litigieux avait emporté selon lui violation de ses droits au titre des articles 1 et 104 de la Loi fondamentale.
3. Appréciation de la Cour
141. La Grande Chambre a compétence pour examiner l’exception préliminaire, le Gouvernement ayant dûment présenté celle-ci devant la chambre dans ses observations sur la recevabilité de la requête (paragraphe 84 de l’arrêt de la chambre), conformément aux articles 54 et 55 du règlement de la Cour (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002‑X, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, §§ 32 et 37, CEDH 2004‑III, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 41, CEDH 2006‑II).
142. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi d’autres, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI). L’article 35 § 1 de la Convention doit être appliqué avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, mais il n’exige pas seulement que les requêtes aient été adressées aux tribunaux internes compétents et qu’il ait été fait usage des recours effectifs permettant de contester les décisions déjà prononcées. Le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant ces mêmes juridictions nationales appropriées (voir, parmi d’autres, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, et Elçi et autres c. Turquie, nos 23145/93 et 25091/94, §§ 604 et 605, 13 novembre 2003).
143. En conséquence, les voies de recours internes n’ont pas été épuisées lorsqu’un appel n’est pas admis à cause d’une erreur procédurale émanant du requérant. En revanche, le non-épuisement des voies de recours internes ne peut être retenu contre celui-ci lorsque, bien qu’il n’ait pas respecté les formes prescrites par la loi, l’autorité compétente a examiné la substance du recours (comparer, entre autres, Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova (déc.), no 45701/99, 7 juin 2001, Skałka c. Pologne (déc.), no 43425/98, 3 octobre 2002, Jalloh c. Allemagne (déc.), no 54810/00, 26 octobre 2004, et Vladimir Romanov, précité, § 52).
144. La Cour observe que le requérant se plaint devant elle du manque d’équité de son procès pénal, des éléments de preuve obtenus directement à la suite des aveux qui lui avaient été extorqués ayant été admis au procès. L’intéressé avait soulevé spécifiquement cette question devant le tribunal régional, notamment dans sa demande préliminaire du 9 avril 2003 par laquelle il priait celui-ci de déclarer qu’il était totalement interdit d’utiliser au procès pénal les différents éléments de preuve dont les autorités d’enquête avaient eu connaissance grâce aux déclarations obtenues de manière illégale (paragraphe 25 ci-dessus). Dans son pourvoi devant la Cour fédérale de justice, le requérant s’est référé à cette demande, dont il a produit une copie intégrale (paragraphe 37 ci-dessus). A son tour, la Cour fédérale de justice a repoussé ce recours pour défaut de fondement sans motiver sa décision. La Cour estime dans ces conditions que, conformément aux exigences énoncées dans sa jurisprudence, le requérant a soulevé la substance de son grief fondé sur l’article 6 dans le cadre de la procédure devant la Cour fédérale de justice. Elle ne peut en particulier spéculer quant au point de savoir si cette juridiction a fait sienne une interprétation éventuellement différente du procureur fédéral quant à l’objet du recours du requérant. Celui-ci ayant à nouveau plaidé devant la Cour constitutionnelle fédérale que l’emploi de méthodes d’enquête contraires à la Constitution aurait dû entraîner au procès l’exclusion des éléments de preuve litigieux (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour considère qu’il a soulevé en substance son grief fondé sur l’article 6 d’un bout à l’autre de la procédure devant les cours et tribunaux internes.
145. La Cour note également que le requérant a en outre soutenu devant le tribunal régional, la Cour fédérale de justice et la Cour constitutionnelle fédérale que la procédure pénale dirigée contre lui aurait dû être abandonnée parce que des méthodes d’enquête contraires à la Constitution avaient été employées (paragraphes 24, 37 et 40 ci-dessus). De même que la demande mentionnée plus haut (paragraphe 144), cette requête concernait les conséquences juridiques à attacher dans un procès pénal à l’utilisation d’éléments de preuve recueillis au cours de la procédure d’enquête avant le procès au moyen de méthodes d’interrogatoire prohibées. La Cour constitutionnelle fédérale a déclaré sur ce point le recours devant elle irrecevable car insuffisamment étayé. La Cour note cependant que dans sa décision la Cour constitutionnelle fédérale a confirmé que la menace proférée par la police d’infliger des souffrances au requérant au cours de la procédure d’enquête avait porté atteinte, dans le chef de l’intéressé, à la dignité humaine et transgressé l’interdiction d’infliger des mauvais traitements, consacrées l’une et l’autre par la Loi fondamentale. La haute juridiction a aussi estimé que les tribunaux répressifs avaient suffisamment remédié au vice procédural qu’avait constitué l’emploi de méthodes d’enquête contraires à la Constitution en excluant du procès les déclarations qui avaient été faites sous la menace et elle n’avait pas jugé devoir requérir de surcroît l’abandon de la procédure pénale (paragraphes 42-44 ci-dessus). La Cour considère que, par le biais des observations ainsi formulées, la Cour constitutionnelle a examiné, ne fût-ce qu’en partie, la substance du recours constitutionnel par lequel le requérant demandait l’abandon des poursuites dont il était l’objet. Dès lors, le non-épuisement des voies de recours internes ne peut pas davantage sur ce point être retenu contre lui.
146. La Cour estime que le requérant a donc fourni aux juridictions internes l’occasion de remédier à la violation alléguée et elle conclut au rejet de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement.
C. Sur l’observation de l’article 6 de la Convention
1. Arrêt de la chambre
147. La chambre a conclu à la non-violation de l’article 6 §§ 1 et 3. Elle a observé que le tribunal régional avait exclu l’utilisation au procès de toutes les déclarations faites avant celui-ci par le requérant aux autorités d’enquête compte tenu de l’effet continu de l’emploi au cours de l’enquête de méthodes d’interrogatoire prohibées. Le tribunal interne s’était toutefois servi d’éléments de preuve recueillis indirectement grâce aux déclarations extorquées au requérant. La chambre a conclu à l’existence d’une forte présomption que l’utilisation de preuves représentant le fruit d’aveux extorqués par des moyens contraires à l’article 3 privait, au même titre que l’utilisation des aveux extorqués eux-mêmes, l’ensemble du procès de caractère équitable. Toutefois, dans les circonstances particulières de la cause, c’étaient selon la chambre essentiellement les nouveaux aveux que le requérant avait livrés à son procès qui avaient fondé le verdict. Les autres éléments, y compris les preuves matérielles litigieuses, n’avaient revêtu qu’un caractère accessoire et n’avaient servi qu’à vérifier l’authenticité des aveux.
148. La chambre n’avait pas la conviction que l’intéressé n’eût pas disposé d’autre moyen de défense que d’avouer au procès une fois admis les éléments de preuve litigieux. Dans l’instance devant les tribunaux internes, pour laquelle il avait été assisté par un défenseur, le requérant avait confirmé être passé aux aveux de son plein gré par remords. Le fait que ses aveux avaient changé au cours du procès pouvait être perçu comme une variation dans sa ligne de défense. L’intéressé s’était également prévalu de la possibilité de contester les preuves matérielles litigieuses à son procès, et la chambre a reconnu que le tribunal régional avait pesé tous les intérêts en jeu lorsqu’il avait décidé d’admettre ces preuves.
149. Compte tenu de ces éléments, la chambre a conclu que l’utilisation des éléments de preuve litigieux n’avait pas privé l’ensemble du procès du requérant de caractère équitable.
2. Thèses des parties
a) Le requérant
150. Selon le requérant, l’utilisation des preuves matérielles recueillies au mépris de l’article 3 a privé son procès pénal de l’équité voulue par l’article 6. Une fois ces preuves admises, l’intéressé aurait été totalement dépourvu de son droit de se défendre. On lui aurait aussi retiré la protection que représente le principe prohibant l’incrimination de soi-même. Les pièces à conviction retrouvées à Birstein et sur le trajet du retour auraient été obtenues sur l’ordre de la police qui l’aurait directement contraint à indiquer leur emplacement exact. L’intéressé aurait été forcé à marcher sans chaussures à travers bois jusqu’à l’endroit où il avait caché le corps de J. Le fait que ses indications quant à cet endroit et à la découverte du corps ainsi permise eussent été enregistrées sur bande vidéo démontrerait que ce que l’on cherchait à Birstein, ce n’était pas à sauver l’enfant mais à trouver des éléments de preuve de manière à pouvoir obtenir la condamnation du requérant.
151. Les pièces à conviction litigieuses auraient joué un rôle déterminant, et pas simplement accessoire, dans le verdict de culpabilité. Même si d’autres accusations auraient été possibles, les éléments incriminant l’intéressé obtenus grâce aux aveux qui lui avaient été extorqués auraient été indispensables à la mise en accusation et à la condamnation pour assassinat. Aucune autre voie légale hypothétique n’aurait pu mener la police à ces preuves à ce moment-là. La réponse à la question de savoir si la police les aurait jamais découvertes relèverait de la pure spéculation.
152. Le tribunal aurait rejeté à l’ouverture du procès la demande du requérant tendant à l’exclusion des éléments de preuve obtenus au mépris de l’article 3, de sorte qu’en fait dès ce moment-là l’issue du procès aurait été déterminée. Toute stratégie de défense possible consistant par exemple à invoquer le droit de garder le silence ou à alléguer que J. avait été tué accidentellement ou encore à livrer des aveux complets très tôt dans la procédure dans l’espoir de voir sa peine atténuer serait devenue vaine. Le requérant aurait partiellement avoué le deuxième jour du procès et n’aurait admis avoir tué J. intentionnellement qu’à la fin des débats, après que tous les moyens de preuve litigieux dont il avait sollicité l’exclusion eurent été versés à charge. De fait, même l’accusation et les procureurs subsidiaires, qui se seraient opposés à toute possibilité d’atténuer la peine, auraient souligné que le requérant n’avait avoué que ce qui avait déjà été prouvé.
153. En outre, indépendamment du point de savoir si la méthode d’interrogatoire doit être qualifiée de torture ou de traitement inhumain, la Convention (le requérant se réfère en particulier à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Jalloh, précitée) et les dispositions du droit international public (article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, articles 15 et 16 de la Convention des Nations unies contre la torture) feraient obligation d’exclure tous les éléments de preuve obtenus grâce à une transgression de l’interdiction absolue de la torture et des traitements inhumains. Contrairement à ce qu’ont estimé les juridictions internes et la chambre, on ne pourrait et on ne devrait pas mettre en balance la protection du droit absolu garanti par l’article 3 et d’autres intérêts comme la satisfaction d’assurer une condamnation. Sur le plan des principes, il serait essentiel d’exclure les éléments de preuve en question pour éradiquer toutes les incitations à recourir à la torture ou aux mauvais traitements et donc pour prévenir pareille conduite en pratique.
b) Le Gouvernement
154. Le Gouvernement invite la Grande Chambre à confirmer le constat de la chambre selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention. En ce qui concerne la façon dont les preuves litigieuses ont été recueillies, il conteste que le requérant ait été forcé de marcher sans chaussures ou ait fait l’objet de nouvelles menaces, que ce soit à Birstein ou sur le trajet du retour.
155. Certes, le tribunal régional aurait décidé au début du procès que les pièces à conviction litigieuses découvertes à Birstein seraient versées comme preuves au procès. Néanmoins, le requérant aurait confirmé devant les cours et tribunaux internes qu’il avait livré ses aveux de son plein gré au procès par remords et parce qu’il voulait assumer la responsabilité de son crime, alors qu’il aurait pu aussi garder le silence ou mentir au tribunal. Il aurait peut-être changé de ligne de défense dans l’espoir de bénéficier d’une peine plus clémente, mais cette décision n’aurait pas été liée à l’utilisation des éléments de preuve litigieux. Il ne serait pas exact que le requérant n’eût pas eu d’autre choix que d’avouer au procès puisque, comme le tribunal l’aurait confirmé, il serait possible qu’on ne l’eût pas jugé coupable d’assassinat s’il n’avait pas avoué une nouvelle fois. Après que le tribunal lui eut donné une information qualifiée, l’intéressé aurait avoué, le deuxième jour du procès, et il ressortirait clairement de ces aveux qu’il avait tué J. intentionnellement. La différence entre les premiers aveux livrés au procès et ceux faits plus tard serait relativement mineure en ce que dans les premiers l’intéressé n’avait pas admis qu’il avait nourri dès le départ le dessein de tuer J. Cet aveu supplémentaire ne constituerait pas un élément nécessaire pour prouver l’assassinat.
156. La condamnation du requérant aurait reposé sur les aveux que celui-ci avait livrés de son plein gré à son procès. Les pièces à conviction recueillies à Birstein, telles que le corps de J. et le rapport d’autopsie qui fut établi ainsi que les traces de pneus laissées par la voiture du requérant près de l’étang, n’auraient revêtu qu’un caractère accessoire et auraient uniquement servi à vérifier l’exactitude des aveux du requérant au procès. Le tribunal régional l’aurait clairement dit dans les motifs du jugement par lequel il a condamné le requérant.
157. L’article 6 de la Convention n’énoncerait aucune règle sur la recevabilité des preuves en tant que telle, matière qui relèverait au premier chef du droit national. La Convention ferait obligation à un Etat d’appliquer le droit pénal à l’encontre d’un meurtrier. L’intérêt public que représente la condamnation du meurtrier d’un enfant qu’il a enlevé serait d’un très grand poids. D’ailleurs, il faudrait analyser de près la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis, qui irait extrêmement loin en ce qu’elle interdirait d’utiliser le « fruit de l’arbre empoisonné ». Ainsi, dans l’affaire de principe Nix v. Williams (décision du 11 juin 1984 (467 U.S. 431), paragraphe 73 ci‑dessus), par exemple, cette juridiction aurait admis qu’un corps découvert après une enquête menée de manière irrégulière était recevable comme preuve dans les cas où on l’aurait découvert de toute manière. En l’espèce, dit le Gouvernement, le corps de J., dissimulé à un endroit où le requérant s’était rendu précédemment, aurait été découvert tôt ou tard.
c) Les tiers intervenants
i. Les parents de J.
158. Selon les parents de J., le procès du requérant a rempli les exigences de l’article 6. Au procès, le requérant n’aurait jamais indiqué s’être senti contraint d’avouer mais aurait répété faire ses déclarations librement et par respect pour la famille de sa victime. Il aurait déjà avoué le deuxième jour du procès avoir étouffé J., même si à ce moment-là il aurait nié avoir eu ce dessein avant l’enlèvement. Par la suite, il aurait admis avoir planifié dès le début de tuer l’enfant.
159. En outre, le requérant aurait confirmé dans sa déclaration finale que, les déclarations qu’il avait faites avant le procès ayant été exclues, il avait eu le choix soit de garder le silence soit de passer aux aveux, et l’on ne pourrait donc dire que les jeux étaient déjà faits. Il aurait prétendu avoir livré de son plein gré des aveux complets même s’il aurait reconnu le risque que cela n’eût aucun effet (atténuant) sur le jugement du tribunal. Dans un livre publié par la suite (intitulé Seul avec Dieu – Le chemin du retour, voir paragraphe 85 ci-dessus), le requérant n’indiquerait aucunement être passé aux aveux à son procès à cause de l’interrogatoire de police. Dans ce livre, il aurait confirmé, à propos des motifs l’ayant incité à livrer de nouveaux aveux à son procès, qu’il avait souhaité exprimer des remords et avait donc décrit ses actes en détail, au risque – qui s’était concrétisé – que ses aveux n’aient aucune incidence sur sa peine (pp. 225-226). Son comportement au procès n’aurait donc pas constitué une réaction à la décision du tribunal d’admettre les éléments de preuve litigieux.
ii. Le Redress Trust
160. Le Redress Trust souligne que la règle d’exclusion qui proscrit l’admission de preuves obtenues par la torture ou des mauvais traitements s’explique par i) la non-fiabilité des preuves obtenues par la torture ; ii) l’atteinte aux valeurs civilisées que cause et représente la torture ; iii) l’objectif d’ordre public consistant à éradiquer partout dans le monde toute incitation à recourir à la torture ; iv) la nécessité d’assurer la protection des droits fondamentaux (à des voies légales et à un procès équitable) de la partie contre les intérêts de laquelle les éléments de preuve sont produits ; et v) la nécessité de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire.
161. De nombreuses déclarations, règles, résolutions et conventions internationales interdiraient d’admettre comme preuves dans une procédure judiciaire des déclarations obtenues par la torture ou des traitements inhumains. Selon Redress Trust, il est défendable de dire que la règle d’exclusion concerne non seulement les aveux, mais aussi les éléments de preuve dérivés qu’une déclaration faite sous la torture a permis de recueillir, même si l’article 15 de la Convention des Nations unies contre la torture (paragraphe 64 ci-dessus), en particulier, est formulé en termes assez étroits. Ainsi, dans son observation générale no 7 du 30 mai 1982 (paragraphe 70 ci‑dessus), le Comité des droits de l’homme des Nations unies aurait estimé que pour instaurer le contrôle effectif de l’interdiction de la torture, il serait essentiel d’écarter en justice aussi bien les aveux que les autres éléments rassemblés au moyen de la torture ou de traitements inhumains ou dégradants. De même, la Cour suprême d’appel d’Afrique du Sud aurait dit, dans son arrêt du 10 avril 2008 dans l’affaire Mthembu v. the State (paragraphe 74 ci-dessus), que tout usage de preuves recueillies par la torture, y compris les preuves matérielles que celle-ci permettrait d’obtenir, priverait le procès de caractère équitable. Cela s’appliquerait avec autant de force à d’autres formes de mauvais traitement. Les constats de la Cour dans les arrêts Jalloh (précité, §§ 99 et 104-107) et Haroutyounian c. Arménie, no 36549/03, § 63, CEDH 2007‑III) iraient dans le même sens.
3. Appréciation de la Cour
a) Récapitulatif des principes pertinents
162. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45-46, série A no 140, Teixeira de Castro c. Portugal, 9 juin 1998, § 34, Recueil 1998-IV, et Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 84, 1er mars 2007).
163. La Cour n’a donc pas pour tâche de se prononcer par principe sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve – par exemple des preuves obtenues de manière illégale au regard du droit interne. Il lui faut examiner si la procédure, y compris le mode d’obtention des preuves, fut équitable dans son ensemble, ce qui implique l’examen de l’illégalité en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, la nature de cette violation (voir, entre autres, Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000‑V, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 76, CEDH 2001-IX, et Allan c. Royaume‑Uni, no 48539/99, § 42, CEDH 2002‑IX).
164. Pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut aussi rechercher si les droits de la défense ont été respectés. Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (voir, entre autres, Khan, précité, §§ 35 et 37, Allan, précité, § 43, et l’arrêt de Grande Chambre Jalloh, précité, § 96). A ce propos, la Cour attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale (comparer, en particulier, Khan, précité, §§ 35 et 37).
165. Pour ce qui est de la nature de la violation de la Convention constatée, la Cour rappelle que pour déterminer si l’utilisation comme preuves d’informations obtenues au mépris de l’article 8 a privé le procès dans son ensemble du caractère équitable voulu par l’article 6, il faut prendre en compte toutes les circonstances de la cause et se demander en particulier si les droits de la défense ont été respectés et quelles sont la qualité et l’importance des éléments en question (comparer, entre autres, Khan, précité, §§ 35-40, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, précité, §§ 77-79, et Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, §§ 94-98, 10 mars 2009, dans lesquels la Cour n’a constaté aucune violation de l’article 6). Toutefois, des considérations particulières valent pour l’utilisation dans une procédure pénale d’éléments de preuve obtenus au moyen d’une mesure jugée contraire à l’article 3. L’utilisation de pareils éléments, recueillis grâce à une violation de l’un des droits absolus constituant le noyau dur de la Convention, suscite toujours de graves doutes quant à l’équité de la procédure, même si le fait de les avoir admis comme preuves n’a pas été décisif pour la condamnation du suspect (İçöz c. Turquie (déc.), no 54919/00, 9 janvier 2003, et l’arrêt de Grande Chambre Jalloh, précité, §§ 99 et 104, Göçmen c. Turquie, no 72000/01, §§ 73-74, 17 octobre 2006, et Haroutyounian, précité, § 63).
166. En conséquence, la Cour a conclu à propos d’aveux en tant que tels que l’admission comme preuves des faits pertinents dans la procédure pénale de déclarations obtenues par des actes de torture (comparer Örs et autres c. Turquie, no 46213/99, § 60, 20 juin 2006 ; Haroutyounian, précité, §§ 63, 64 et 66 ; et Levinţa c. Moldova, no 17332/03, §§ 101 et 104-105, 16 décembre 2008) ou d’autres mauvais traitements contraires à l’article 3 (comparer Söylemez c. Turquie, no 46661/99, §§ 107 et 122-124, 21 septembre 2006, et Göçmen, précité, §§ 73-74), avait entaché d’iniquité l’ensemble de la procédure. Elle a ajouté qu’il en était ainsi indépendamment de la valeur probante des déclarations et que l’admission de ces éléments eût été ou non déterminante pour le verdict de culpabilité qui avait frappé le requérant (ibidem).
167. En ce qui concerne l’utilisation au procès de preuves matérielles que des mauvais traitements contraires à l’article 3 avaient directement permis de recueillir, la Cour a estimé que des éléments matériels à charge rassemblés au moyen d’actes de violence, du moins si ces actes pouvaient être qualifiés de torture, ne devaient jamais, quelle qu’en fût la valeur probante, être invoqués pour prouver la culpabilité de la personne qui en avait été victime. Toute autre conclusion ne ferait que légitimer indirectement le type de conduite moralement répréhensible que les auteurs de l’article 3 de la Convention ont cherché à interdire ou, en d’autres termes, ne ferait que « conférer une apparence de légalité à la brutalité » (l’arrêt de Grande Chambre Jalloh, précité, § 105). Dans son arrêt Jalloh, la Cour n’a pas tranché la question de savoir si le versement de preuves matérielles rassemblées au moyen d’un acte qualifié de traitement inhumain et dégradant mais n’équivalant pas à la torture entachait toujours le procès d’iniquité, indépendamment, en particulier, de l’importance attachée aux preuves, de leur valeur probante et des possibilités dont avait disposé la victime pour contester leur versement au dossier et leur utilisation au procès (ibidem, §§ 106-107). Elle a conclu à la violation de l’article 6 dans les circonstances particulières de cette cause (ibidem, §§ 107-108).
168. Quant à l’utilisation de preuves recueillies au mépris du droit de garder le silence et du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, la Cour rappelle que ce sont des normes internationales généralement reconnues, qui sont au cœur de la notion d’un procès équitable tel que garanti par l’article 6. Ces normes sont inspirées notamment par le souci de mettre un accusé à l’abri d’une contrainte abusive de la part des autorités, afin d’éviter des erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6. Le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présuppose en particulier que l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’accusé (voir, entre autres, Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil 1996‑VI, Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 40, CEDH 2000-XII, et l’arrêt de Grande Chambre Jalloh, précité, § 100).
b) Application de ces principes en l’espèce
169. Comme les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 concernant les droits de la défense et le principe prohibant l’auto-incrimination représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1, la Cour examinera les griefs sous l’angle de ces deux textes combinés (comparer, parmi d’autres arrêts, Windisch c. Autriche, 27 septembre 1990, § 23, série A no 186, Lüdi c. Suisse, 15 juin 1992, § 43, série A no 238, Funke c. France, 25 février 1993, § 44, série A no 256‑A, et Saunders, précité, § 68).
170. Pour déterminer, à la lumière des principes qui précèdent, si l’action pénale dirigée contre le requérant qui, dès le début, s’était opposé à l’utilisation des éléments de preuve recueillis au mépris de ses droits garantis par la Convention, peut être tenue pour avoir été équitable dans son ensemble, la Cour doit considérer en premier lieu la nature de la violation de la Convention en question et le degré auquel elle a permis d’obtenir les éléments de preuve litigieux. Elle renvoie à son constat ci-dessus selon lequel les aveux que le requérant a livrés le 1er octobre 2002 au matin alors que E. l’interrogeait lui ont été extorqués au mépris de l’article 3 (paragraphe 108 ci-dessus). Elle a aussi conclu que rien n’indiquait que la police eût menacé le requérant une seconde fois, à Birstein ou durant le trajet pour s’y rendre ou pour en revenir, afin de l’amener à révéler des preuves matérielles (paragraphe 99 ci-dessus).
171. La Cour note que le tribunal régional a estimé que les déclarations du requérant postérieures aux menaces, en particulier les déclarations faites à Birstein et celles faites durant le trajet du retour au commissariat, avaient été formulées sous l’effet continu des menaces qui avaient été proférées pendant l’interrogatoire et étaient donc irrecevables (paragraphe 29 ci‑dessus), alors qu’il a considéré que les preuves matérielles découvertes grâce à ces déclarations étaient recevables. Dans la procédure devant les tribunaux internes, les preuves matérielles litigieuses ont été considérées comme des preuves dont les autorités d’enquête avaient eu connaissance par suite des déclarations extorquées au requérant (effet indirect (Fernwirkung) – paragraphe 31 ci-dessus). Aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 6, la Cour considère comme déterminant le lien de causalité existant entre l’interrogatoire du requérant conduit au mépris de l’article 3 et les preuves matérielles recueillies par les autorités grâce aux indications du requérant, dont le corps de J. et le rapport d’autopsie auquel il a donné lieu, les traces de pneus laissées par la voiture du requérant près de l’étang ainsi que le sac à dos et les vêtements de J., et la machine à écrire appartenant au requérant. En d’autres termes, la découverte des preuves matérielles litigieuses a été le résultat direct de l’interrogatoire du requérant, que la police avait mené en contrevenant à l’article 3.
172. En outre, des preuves recueillies par des moyens contraires à l’article 3 ne soulèvent une question sous l’angle de l’article 6 que si l’utilisation n’en a pas été écartée au procès pénal d’un requérant. La Cour relève que le tribunal régional a exclu au procès tous les aveux que le requérant avait livrés sous la menace ou les effets continus de celle-ci dans le cadre de la procédure d’enquête (paragraphes 28-30 ci-dessus). En revanche, il a rejeté la demande que le requérant avait formée à l’ouverture du procès et a refusé d’écarter les éléments de preuve que les autorités d’enquête avaient rassemblés à la suite des déclarations faites par l’intéressé sous l’effet continu du traitement attentatoire à l’article 3 (paragraphe 31 ci‑dessus).
173. La Cour est donc appelée à examiner les conséquences qu’a sur l’équité d’un procès l’utilisation de preuves matérielles obtenues par suite d’un traitement qualifié d’inhumain contraire à l’article 3, mais qui se situe en deçà de la torture. Ainsi qu’elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphes 166‑167), elle ne s’est pas encore prononcée dans sa jurisprudence sur la question de savoir si l’utilisation de pareilles preuves privera toujours un procès de caractère équitable, quelles que soient les autres circonstances de la cause. Elle estime toutefois que l’emploi dans l’action pénale de déclarations obtenues grâce à une violation de l’article 3 – que cette violation soit qualifiée de torture ou de traitement inhumain ou dégradant – comme l’utilisation de preuves matérielles rassemblées à la suite directe d’actes de torture privent automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et violent l’article 6 (ibidem).
174. La Cour note qu’aucun consensus ne se dégage clairement parmi les Etats contractants de la Convention, les juridictions d’autres Etats et d’autres organes de contrôle du respect des droits de l’homme quant au champ d’application précis de la règle d’exclusion (voir les références données aux paragraphes 69-74 ci-dessus). En particulier, des facteurs tels que le point de savoir si les éléments de preuve litigieux auraient de toute façon été découverts ultérieurement, indépendamment de la méthode d’enquête prohibée, peuvent avoir une incidence sur la recevabilité de ces preuves.
175. Par ailleurs, la Cour a conscience des différents droits et intérêts concurrents en jeu. D’une part, l’exclusion de preuves matérielles – souvent fiables et accablantes – à un procès pénal entravera la poursuite effective des infractions. Les victimes d’un crime, leur famille et le public ont indubitablement tous un intérêt à la poursuite et à la sanction des criminels, et dans la présente affaire cet intérêt revêtait une importance considérable. Qui plus est, le cas dont il est question ici présente aussi cette particularité que les preuves matérielles litigieuses furent recueillies grâce à une méthode illégale d’interrogatoire qui ne visait pas en elle-même à permettre une instruction pénale, mais qui a été appliquée à des fins de prévention, c’est-à-dire pour sauver la vie d’un enfant, et donc pour protéger un autre droit fondamental garanti par la Convention, plus précisément par son article 2. D’autre part, un accusé dans une procédure pénale a droit à un procès équitable, droit qui peut être remis en cause si les tribunaux internes se servent de preuves rassemblées à la suite d’une transgression de l’interdiction des traitements inhumains posée à l’article 3, l’un des droits fondamentaux et absolus garantis par la Convention. De fait, il existe aussi un intérêt public essentiel à la sauvegarde de l’intégrité du processus judiciaire et donc des valeurs des sociétés civilisées fondées sur la prééminence du droit.
176. Tout en ayant égard aux intérêts susmentionnés en jeu dans le contexte de l’article 6, la Cour doit prendre acte du fait que l’article 3 de la Convention consacre un droit absolu. Ce droit étant absolu, il ne saurait être mis en balance avec d’autres intérêts tels que la gravité de l’infraction faisant l’objet de l’enquête ou l’intérêt général à ce que soient menées des poursuites pénales effectives. Sinon, ce caractère absolu se trouverait ébranlé (comparer aussi, mutatis mutandis, Saadi, précité, §§ 138‑139). Pour la Cour, ni la protection de la vie humaine ni une condamnation pénale ne peuvent être assurées au prix d’une mise en péril de la protection du droit absolu à ne pas se voir infliger des mauvais traitements prohibés par l’article 3 ; sinon, on sacrifierait ces valeurs et jetterait le discrédit sur l’administration de la justice.
177. La Cour prend aussi note à cet égard de l’argument du Gouvernement qui estime que la Convention lui faisait obligation d’appliquer la loi pénale à l’encontre d’un meurtrier, et ainsi de protéger le droit à la vie. La Convention exige en effet des Etats contractants qu’ils protègent le droit à la vie (voir, parmi beaucoup d’autres, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 115-116, Recueil 1998‑VIII). Elle ne les oblige cependant pas à le faire par des actes qui transgressent l’interdiction absolue des traitements inhumains énoncée à l’article 3 ou d’une manière qui porte atteinte au droit de tout accusé à un procès équitable en vertu de l’article 6 (comparer, mutatis mutandis, Osman, précité, § 116). La Cour reconnaît qu’en l’espèce les agents de l’Etat ont eu à agir dans une situation difficile et tendue et ont voulu sauver une vie. Cela ne change toutefois rien au fait qu’ils ont obtenu des preuves matérielles au moyen d’une violation de l’article 3. Qui plus est, c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (comparer Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008).
178. Il reste que, contrairement à l’article 3, l’article 6 ne consacre pas un droit absolu. La Cour doit donc rechercher quelles mesures il y a lieu de considérer à la fois comme nécessaires et comme suffisantes dans une procédure pénale, en ce qui concerne des éléments de preuve obtenus à la suite d’une violation de l’article 3, pour assurer une protection effective des droits garantis par l’article 6. Comme elle l’établit dans sa jurisprudence (paragraphes 165-167 ci-dessus), l’usage de pareilles preuves soulève de graves questions quant à l’équité de la procédure. Certes, dans le contexte de l’article 6, l’admission de preuves recueillies au moyen d’une conduite absolument prohibée par l’article 3 pourrait inciter les représentants de la loi à recourir à de telles méthodes malgré cette interdiction absolue. La répression de l’emploi de méthodes d’enquête transgressant l’article 3 et la protection effective des individus contre de telles méthodes peuvent donc elles aussi exiger en principe d’exclure l’utilisation au procès des preuves matérielles rassemblées au moyen d’une violation de l’article 3, même si ces preuves ont un lien plus ténu avec la violation de l’article 3 que celles extorquées directement grâce à une violation de cet article. Sinon, l’ensemble du procès est inéquitable. La Cour estime cependant que l’équité d’un procès pénal et la sauvegarde effective de l’interdiction absolue énoncée à l’article 3 dans ce contexte ne se trouvent en jeu que s’il est démontré que la violation de l’article 3 a influé sur l’issue de la procédure dirigée contre l’accusé, autrement dit a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou la peine.
179. La Cour relève qu’en l’espèce le tribunal régional a expressément fondé ses constatations relatives à l’exécution du crime commis par le requérant – et donc les constats qui emportèrent condamnation de l’intéressé pour assassinat et enlèvement avec demande de rançon – exclusivement sur les nouveaux aveux complets que le requérant avait faits au procès (paragraphe 34 ci-dessus). Il a aussi pris les nouveaux aveux pour base essentielle, sinon pour seule base, de ses constatations relatives à la planification du crime, qui a elle aussi joué un rôle dans le verdict de culpabilité et la peine (ibidem). Les éléments de preuve supplémentaires admis au procès n’ont pas servi au tribunal régional à prouver la culpabilité du requérant, mais seulement à vérifier l’authenticité de ses aveux. Ils comprenaient les résultats de l’autopsie quant à la cause du décès de J. et les traces de pneus laissées par la voiture du requérant près de l’étang où le corps de l’enfant avait été découvert. Le tribunal régional s’est aussi appuyé sur des preuves corroborantes qui avaient été recueillies indépendamment des premiers aveux extorqués au requérant sous la menace, la police ayant pris celui-ci en filature après qu’il se fut emparé de la rançon et ayant fouillé son appartement immédiatement après son arrestation. Ces preuves, non « viciées » par la violation de l’article 3, étaient le témoignage de la sœur de J., le libellé de la lettre de chantage, la note découverte dans l’appartement du requérant concernant l’organisation du crime, ainsi que l’argent de la rançon retrouvé dans l’appartement du requérant ou versé sur ses comptes bancaires (ibidem).
180. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que ce sont les deuxièmes aveux du requérant au procès – seuls ou corroborés par d’autres preuves non viciées, matérielles celles-là – qui ont fondé le verdict de culpabilité pour assassinat et enlèvement avec demande de rançon, ainsi que la peine. Les preuves matérielles litigieuses n’étaient pas nécessaires et n’ont pas servi à prouver la culpabilité ou à fixer la peine. On peut donc dire que la chaîne de causalité entre, d’une part, les méthodes d’enquête prohibées et, d’autre part, le verdict de culpabilité et la peine qui ont frappé le requérant a été rompue en ce qui concerne les preuves matérielles litigieuses.
181. Vu ces constats, la Cour doit également rechercher si la violation de l’article 3 qui s’est produite au cours de la procédure d’enquête a conduit le requérant à avouer au procès. Dans sa requête devant elle, le requérant soutenait que tel était le cas. Selon lui, il n’a eu d’autre choix pour sa défense au procès que d’avouer une fois que le tribunal régional eut refusé, à l’ouverture des débats, d’accéder à sa demande d’exclusion des preuves matérielles recueillies au moyen d’une violation de l’article 3.
182. La Cour observe en premier lieu qu’avant les aveux qu’il livra le deuxième jour du procès, le requérant avait été informé de son droit de garder le silence et de ce qu’aucune des déclarations qu’il avait faites auparavant quant aux chefs d’accusation ne pourrait être versée à charge (paragraphe 34 ci-dessus). Elle estime donc que la législation et la pratique internes attachaient effectivement des conséquences aux aveux obtenus au moyen de mauvais traitements prohibés (voir, en sens contraire, Hulki Güneş c. Turquie, no 28490/95, § 91, CEDH 2003‑VII, et Göçmen, précité, § 73) et qu’il y a eu à cet égard retour au statu quo ante, c’est-à-dire à la situation dans laquelle le requérant se trouvait avant que la violation de l’article 3 ne se produise.
183. D’ailleurs, le requérant, qui fut représenté par un conseil, souligna dans les déclarations qu’il fit le deuxième jour et à la clôture du procès qu’il avouait de son plein gré par remords et pour assumer la responsabilité de ses actes en dépit des faits survenus le 1er octobre 2002 (paragraphe 32 ci‑dessus). Il s’exprima ainsi bien que sa tentative pour voir écarter les preuves matérielles litigieuses eût échoué auparavant. La Cour n’a donc aucune raison de supposer que le requérant n’a pas dit la vérité, qu’il n’aurait pas avoué si le tribunal régional avait décidé à l’ouverture du procès d’écarter ces preuves matérielles litigieuses et qu’il faille dès lors considérer que ses aveux ont résulté de mesures qui avaient anéanti dans son chef la substance des droits de la défense.
184. Quoi qu’il en soit, il ressort clairement de la motivation du tribunal régional que les seconds aveux que le requérant fit le dernier jour du procès ont été déterminants pour le verdict de culpabilité d’assassinat, infraction dont il n’aurait peut-être pas été reconnu coupable autrement (paragraphes 34 et 35 ci-dessus). Dans ses aveux, l’intéressé mentionnait de nombreux éléments supplémentaires sans lien avec ce que les preuves matérielles litigieuses auraient permis d’établir. Alors que ces éléments démontraient que J. avait été étouffé et que le requérant s’était rendu à l’étang de Birstein, ses aveux prouvaient notamment son intention de tuer J. ainsi que les motifs qui l’avaient amené à le faire. Compte tenu de ces éléments, la Cour n’estime pas que, après le rejet de la demande d’exclusion des preuves litigieuses à l’ouverture du procès, le requérant n’aurait pu garder le silence et n’avait plus d’autre choix que d’avouer. Elle ne considère donc pas non plus que la violation de l’article 3 qui s’était produite au cours de l’enquête ait eu une incidence sur les aveux que l’intéressé fit au procès.
185. Quant aux droits de la défense, la Cour relève de plus que le requérant a eu la possibilité, dont il s’est prévalu, de contester l’utilisation des preuves matérielles litigieuses à son procès et que le tribunal régional avait la latitude de les écarter. Les droits de la défense n’ont donc pas davantage été méconnus sur ce point.
186. La Cour observe que le requérant prétend avoir été privé à son procès de la protection que représente le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Ainsi qu’il est démontré plus haut (paragraphe 168), ce droit présuppose que l’accusation établisse les faits reprochés à l’accusé sans l’appui de preuves recueillies au moyen de mesures de contrainte ou de coercition imposées contre le gré de l’intéressé. La Cour renvoie à ses constats qui précèdent, à savoir que les tribunaux internes ont fondé le verdict sur les seconds aveux que le requérant avait livrés au procès, sans recourir, comme preuves nécessaires de la culpabilité, aux éléments matériels litigieux. Elle conclut donc que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination a été respecté dans la procédure dirigée contre le requérant.
187. La Cour estime que, dans les circonstances de la cause du requérant, la non-exclusion des preuves matérielles litigieuses, recueillies à la suite d’une déclaration extorquée au moyen d’un traitement inhumain, n’a pas joué dans le verdict de culpabilité et la peine prononcés contre le requérant. Les droits de la défense et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination ont eux aussi été observés, de sorte qu’il y a lieu de tenir l’ensemble du procès du requérant pour équitable.
188. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
189. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
190. Le requérant ne sollicite aucune indemnité pour dommage matériel ou moral ; il souligne que l’objectif de sa requête est d’obtenir devant les cours et tribunaux internes un nouveau procès. Le Gouvernement ne formule pas d’observations sur cette question.
191. La Cour n’accorde donc aucune indemnité pour dommage. Pour ce qui est de la mesure spécifique sollicitée par le requérant à titre de compensation, elle considère, compte tenu de la conclusion à laquelle elle parvient sur le terrain de l’article 6, qu’il n’existe aucune base permettant au requérant de demander un nouveau procès ou la réouverture de la procédure devant les juridictions internes.
B. Frais et dépens
192. Pièces à l’appui, le requérant maintient les demandes qu’il avait formées devant la chambre et sollicite le remboursement des frais de la procédure pénale que le tribunal régional lui a ordonné de verser après sa condamnation. Ils se montent à 72 855,60 euros (EUR). L’intéressé laisse à la Cour le soin de déterminer ceux de ces frais (qui comprennent, entre autres, les frais d’expertise et des autres témoins ainsi que les honoraires d’avocat) qui doivent passer pour avoir été occasionnés par les violations de ses droits garantis par la Convention. Selon lui, les frais afférents au pourvoi et au recours devant la Cour constitutionnelle fédérale (dont il ne précise pas le montant) ont été engagés seulement dans le but de faire redresser les violations de la Convention.
193. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sollicite en outre 22 647,85 EUR au total pour les frais et dépens afférents à la procédure devant la Cour. Ces frais, qui ont fait l’objet d’une facture ou d’une attestation, comprennent les honoraires d’avocat, les frais d’accès au dossier de la procédure interne et de rapports d’experts juridiques, de copies, de voyage, de séjour ainsi que les frais de l’autre procédure pendante devant les juridictions internes.
194. Le Gouvernement ne formule pas d’observations sur les prétentions du requérant devant la Grande Chambre. Devant la chambre, il avait plaidé que les frais auxquels le tribunal régional avait condamné celui-ci n’avaient pas été exposés pour prévenir ou redresser une violation des droits de l’intéressé au titre de la Convention. Le requérant n’aurait pas précisé les frais engagés pour la procédure devant la Cour fédérale de justice ou devant la Cour constitutionnelle fédérale. Si la procédure devait être rouverte devant les juridictions internes à la suite d’un constat de violation des droits garantis au requérant par la Convention et si celui-ci devait être acquitté, alors la décision relative aux frais de la procédure devant le tribunal régional serait réexaminée.
195. Le Gouvernement laisse par ailleurs à la Cour le soin de se prononcer sur le caractère raisonnable ou non des honoraires d’avocat réclamés.
196. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 176, CEDH 2008, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003‑VIII).
197. En ce qui concerne les frais et dépens exposés dans la procédure devant les juridictions internes, la Cour note que le requérant lui laisse le soin d’apprécier quelle part des frais de l’action pénale dirigée contre lui devant le tribunal régional peut être imputée à sa tentative de prévenir une violation de la Convention. Elle relève toutefois que, alors qu’elle a estimé que l’article 3 avait été méconnu dans le cadre de la procédure d’enquête, elle a conclu que la procédure pénale dirigée contre le requérant avait respecté les exigences de la Convention. L’intéressé n’ayant pas précisé les frais exposés dans toutes les procédures introduites devant les autorités internes afin de faire remédier à la violation de l’article 3, la Cour ne peut lui accorder aucuns frais de ce chef.
198. Quant aux frais et dépens engagés dans la procédure devant elle, la Cour considère que les montants réclamés par le requérant n’ont pour partie pas été nécessairement exposés et sont dans leur ensemble excessifs. De surcroît, la Cour ne donne que partiellement gain de cause au requérant. Elle juge donc raisonnable d’allouer à celui-ci 4 000 euros (EUR) à ce titre, moins les 2 276,60 EUR déjà perçus du Conseil de l’Europe par la voie de l’assistance judiciaire, soit 1 723,40 EUR, plus tout impôt pouvant être dû par l’intéressé sur ce montant.
C. Intérêts moratoires
199. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement en ce qui concerne le grief du requérant fondé sur l’article 6 de la Convention ;
2. Dit, par onze voix contre six, que le requérant peut encore se prétendre « victime » d’une violation de l’article 3 de la Convention aux fins de l’article 34 de la Convention ;
3. Dit, par onze voix contre six, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit, par onze voix contre six, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention ;
5. Dit, par dix voix contre sept,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 1 723,40 EUR (mille sept cent vingt-trois euros quarante centimes) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable du requérant pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 1er juin 2010.
Erik Fribergh Jean-Paul Costa
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion partiellement concordante des juges Tulkens, Ziemele et Bianku ;
– opinion partiellement dissidente commune aux juges Rozakis, Tulkens, Jebens, Ziemele, Bianku et Power ;
– opinion partiellement dissidente du juge Casadevall à laquelle se rallient les juges Kovler[1], Mijović, Jaeger, Jočienė et López Guerra.
J.-P.C.
E.F.
OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE
DES JUGES TULKENS, ZIEMELE ET BIANKU
1. En ce qui concerne l’article 3 de la Convention, nous partageons la conclusion de l’arrêt[2] selon laquelle le requérant peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention et que, partant, l’article 3 a été violé. Toutefois, sur le statut de victime du requérant, le raisonnement qui est le nôtre diffère de celui adopté par la majorité.
2. Afin de déterminer si le requérant avait ou non perdu la qualité de victime, la Cour devait, conformément à sa jurisprudence, examiner si les autorités internes avaient reconnu et réparé la violation alléguée de l’article 3.
3. La reconnaissance ne faisait aucun doute puisque les autorités judiciaires avaient expressément admis que les méthodes d’investigation utilisées constituaient des « mauvais traitements » ; ceux-ci ne pouvaient être justifiés par la « nécessité » qui ne constitue pas une défense s’agissant de la protection absolue de la dignité humaine inscrite dans l’article 1 de la Loi fondamentale ainsi que dans l’article 3 de la Convention.
4. En revanche, l’arrêt estime qu’une réparation suffisante et appropriée n’a pas été apportée et il se fonde sur ce qu’il considère comme des manquements dans l’exercice de l’action pénale qui a conduit à la condamnation des policiers. Si l’enquête pénale menée contre les policiers qui ont utilisé les menaces de torture contre le requérant est jugée compatible avec les critères de la Convention, il n’en va pas de même en ce qui concerne les peines qui ont été infligées aux policiers. L’arrêt juge celles-ci « insuffisantes » et « manifestement disproportionnées » par rapport à la gravité des faits ; elles n’ont dès lors pas « l’effet dissuasif nécessaire pour prévenir d’autres transgressions de l’interdiction des mauvais traitements dans des situations difficiles qui pourraient se présenter à l’avenir » (paragraphes 123 et 124).
5. Certes, cette appréciation de la Cour quant à la portée de l’obligation de punir de l’Etat n’est pas nouvelle et se retrouve dans de nombreux arrêts. Elle soulève cependant, à nos yeux, surtout dans la présente affaire, trois questions. Tout d’abord, la détermination de la peine est une des tâches les plus délicates et les plus difficiles dans l’exercice de la justice pénale. Elle requiert la prise en compte de multiples facteurs ainsi que la connaissance et, dès lors, la proximité des faits, des situations et des personnes. C’est en principe le rôle des juridictions nationales et non de la Cour qui ne devrait s’engager dans cette démarche qu’avec une infinie prudence et en cas d’absolue nécessité. Ensuite, en affirmant comme un postulat l’effet dissuasif de sanctions pénales plus lourdes, nous nous demandons si la Cour ne risque pas de créer ou d’entretenir une illusion. L’effet de prévention (générale ou individuelle) des peines a fait depuis longtemps l’objet de nombreux travaux et recherches, notamment empiriques. Ceux-ci arrivent à la conclusion que cet effet est relatif, sinon médiocre[3]. Enfin, même – et sans doute surtout – lorsque la répression pénale se met au service des droits et libertés, avec le risque d’occulter que celle-ci est aussi une menace pour les droits et libertés, on ne peut perdre de vue le principe de subsidiarité qui est un axiome de base du droit pénal : le recours à l’arme pénale n’est admissible que s’il n’existe pas d’autres moyens de protéger les valeurs ou intérêts en cause.
6. La Cour le répète inlassablement : les droits de la Convention ne peuvent être théoriques et illusoires mais doivent être concrets et effectifs. Le procès pénal à l’encontre des policiers, qui devait évidemment avoir lieu, était-il cependant, en l’espèce, le seul moyen possible pour prévenir la répétition de violations de l’article 3 de la Convention, une disposition qui fait partie des droits les plus fondamentaux (core rights) de la Convention ? Nous ne le pensons pas.
7. Selon notre jurisprudence qui est rappelée dans l’arrêt, le caractère adéquat et suffisant de la réparation d’une violation de la Convention doit s’apprécier en tenant compte de toutes les circonstances de l’affaire (paragraphe 116). En l’espèce, nous pensons que la réparation la plus adéquate de la violation constatée et reconnue de l’article 3 aurait été l’exclusion du procès des éléments de preuve obtenus en violation de la Convention, ce qui ne fut pas le cas et nous amène donc à conclure que le requérant peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
8. Il est toutefois intéressant d’observer que, au terme de son analyse, la Cour n’écarte pas, en principe, la possibilité de l’exclusion de la preuve comme mesure complémentaire : « lorsque l’emploi d’une méthode d’interrogatoire prohibée par l’article 3 a eu des conséquences défavorables pour un requérant dans la procédure pénale dirigée contre lui, une réparation adéquate et suffisante implique, outre les exigences susmentionnées, des mesures de restitution se rapportant à l’incidence que cette méthode d’interrogatoire prohibée continue d’avoir sur le procès, parmi lesquelles figurent en particulier le rejet des éléments de preuve que la violation de l’article 3 a permis de recueillir » (paragraphe 128 in fine).
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES ROZAKIS, TULKENS, JEBENS, ZIEMELE, BIANKU ET POWER
(Traduction)
1. Nous ne souscrivons pas à l’opinion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention. Pour nous, l’article 6 a été méconnu parce que des preuves matérielles obtenues à la suite directe d’une violation de l’article 3 ont été admises au procès pénal du requérant. Cette violation a été aggravée par le fait que ces preuves ont aussi été obtenues dans des circonstances où l’auteur de l’infraction s’est accusé lui-même.
2. L’admission dans une procédure pénale d’une quelconque preuve recueillie au mépris de l’article 3 pose une question de principe fondamentale et d’une importance essentielle. La jurisprudence de la Cour à ce jour était claire en ce qui concerne l’admission d’aveux obtenus au mépris de l’article 3 (ces propos étant toujours irrecevables, qu’ils aient été obtenus au moyen de la torture ou d’un traitement inhumain ou dégradant), mais restait à trancher la question des conséquences sur l’équité d’un procès de l’admission d’autres types de preuves (« des preuves matérielles ») recueillies à la suite d’un traitement n’atteignant pas le seuil de la torture mais tombant néanmoins sous le coup de l’article 3. Aussi difficile que cette affaire pût être, elle fournissait à la Grande Chambre l’occasion de définir la portée précise de la règle d’exclusion relativement à des preuves obtenues grâce à une violation de l’article 3. La Cour aurait pu répondre à cette question de manière catégorique en disant sans équivoque que, quelle que soit la conduite d’un accusé, l’équité, au sens de l’article 6, présuppose le respect de la prééminence du droit et commande, à l’évidence, d’exclure toute preuve qui aurait été obtenue au mépris de l’article 3. Un procès pénal où sont admises et peu ou prou invoquées des preuves recueillies à la suite d’un manquement à une disposition aussi absolue de la Convention ne peut a fortiori être équitable. Il est regrettable que la Cour ait montré de la réticence à franchir cette frontière définitive et à opter pour une règle claire ou d’application stricte (bright-line rule) dans ce noyau dur des droits fondamentaux de l’homme.
3. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’utilisation de preuves obtenues au mépris de l’article 3 donne toujours lieu à des considérations différentes de celles que suscitent d’autres droits garantis par la Convention, comme, par exemple, ceux protégés par l’article 8.[4] La position adoptée jusqu’à présent par la Cour consistait à dire que même s’il existe des garanties procédurales appropriées, il ne serait pas équitable de s’appuyer sur des éléments dont la nature et la source ont été viciées par la contrainte ou la coercition.[5]. L’utilisation de déclarations recueillies au moyen d’actes de violence ou de brutalité ou d’une autre conduite pouvant être qualifiée de torture[6] ou de mauvais traitements[7] contraires à l’article 3 prive toujours l’ensemble de la procédure de caractère équitable, que ces preuves aient été décisives ou non pour la condamnation du requérant. Il restait à envisager si ce principe s’appliquait avec la même force à d’autres types de preuve. Dans l’arrêt Jalloh, la Cour a indiqué qu’une question peut se présenter sous l’angle de l’article 6 § 1 relativement à des éléments obtenus au mépris de l’article 3 de la Convention, même si le fait de les avoir admis comme preuves n’a pas été décisif pour la condamnation du suspect[8]. Dans cette affaire-là, la Cour n’a pas tranché la question générale de savoir si l’utilisation d’éléments recueillis au moyen d’un acte n’atteignant pas le seuil de la torture mais tombant néanmoins sous le coup de l’article 3 compromettait automatiquement le caractère équitable d’un procès[9]. Il y a lieu de regretter que, maintenant, la réponse fournie et le raisonnement suivi par la majorité risquent de nuire au caractère effectif des droits absolus garantis par l’article 3. La Cour introduit dans sa jurisprudence une distinction entre l’admissibilité de déclarations obtenues en violation de l’interdiction absolue des traitements inhumains et dégradants et l’admissibilité d’autres preuves obtenues de la même manière. Pareille distinction est difficile à défendre.
4. La majorité admet que les preuves matérielles à la charge du requérant recueillies dans la présente affaire et admises au procès ont été « le résultat direct de l’interrogatoire du requérant, que la police avait mené en contrevenant à l’article 3 » (paragraphe 171 de l’arrêt). Cette conduite prohibée a abouti à des aveux livrés sous la contrainte, suivis d’un transport sur les lieux où se trouvaient des preuves cruciales et où le requérant, sur ordre de la police (alors qu’on était en train de le filmer) a indiqué l’emplacement du corps et a assisté par la suite à la collecte d’autres preuves par lesquelles il s’incriminait. Il ressort indubitablement de la procédure devant les tribunaux internes que ces preuves ont été admises, produites, examinées et invoquées au procès et elles ont été mentionnées dans le jugement du tribunal régional (paragraphes 32 et 34 de l’arrêt). La majorité n’en conclut pas moins que le procès du requérant a été équitable parce que « la chaîne de causalité » reliant cette violation au verdict de culpabilité et à la peine qui ont frappé le requérant « a été rompue » (paragraphe 180 de l’arrêt). Nous ne souscrivons pas à ce constat ni au raisonnement sur lequel il repose.
5. De l’arrestation au prononcé de la peine, la procédure pénale forme un tout organique et étroitement imbriqué. Un événement qui se produit dans une phase peut influer sur ce qui advient à un autre stade et même parfois le déterminer. Lorsque cet événement implique, au stade de l’instruction, un manquement au droit absolu du suspect à ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, les exigences de la justice commandent à notre avis d’éradiquer totalement de la procédure les conséquences défavorables à l’accusé qu’entraîne ce manquement. La Cour a précédemment confirmé et souligné cette approche sur le plan des principes lorsqu’elle a pris en considération l’importance de la phase d’investigation pour la préparation du procès pénal ; elle a en effet estimé que les éléments obtenus au cours de cette phase déterminent le cadre dans lequel l’infraction reprochée à l’accusé sera envisagée au procès lui-même. Ainsi, dans l’affaire Salduz c. Turquie (qui concernait les restrictions à l’accès du requérant à un avocat pendant sa garde à vue), elle a estimé que ni l’assistance fournie ultérieurement par un avocat ni la nature contradictoire de la suite de la procédure n’avaient pu porter remède au défaut survenu pendant la garde à vue et elle a donc constaté une violation de l’article 6[10]. S’il en est ainsi quand on est en présence d’un manquement au droit de consulter un avocat, alors le même raisonnement doit assurément s’appliquer avec encore plus de force lorsqu’on se trouve en présence d’une atteinte au droit d’un suspect à ne pas être soumis à un traitement inhumain et de l’admission ultérieure dans la procédure pénale des éléments de preuve obtenus par suite de cette atteinte.
6. Au lieu de prendre la procédure comme un tout organique, le modus operandi de la majorité consiste à compartimenter, disséquer et analyser les diverses phases du procès pénal séparément afin de conclure que l’itinéraire emprunté (admission de preuves obtenues au mépris de l’article 3) n’a pas joué sur le résultat auquel on a abouti pour finir (condamnation pour assassinat justifiant la peine maximale). A nos yeux, une telle approche n’est pas seulement formaliste ; elle est irréaliste puisqu’elle ne prend pas en compte le contexte concret dans lequel sont conduits les procès pénaux ni la dynamique qui entre en jeu dans toute procédure pénale. Dans son arrêt, la majorité néglige le fait que le requérant a livré ses aveux, qui ont selon elle « rompu » la chaîne de causalité, immédiatement après avoir échoué dans sa tentative pour faire exclure les éléments à charge et qu’il les a réitérés, de manière plus complète, seulement une fois que tous ces éléments eurent été produits au procès. N’ayant pas réussi à les faire exclure, le requérant ne pouvait ignorer que le tribunal aurait en sa possession les preuves médicolégales et autres éléments accablants qu’il avait lui-même signalés sur l’ordre des autorités de police et qui établiraient clairement sa culpabilité. Il est à nos yeux révélateur que le procureur comme les avocats des parents de J. aient plaidé que les aveux du requérant « n’avaient aucune valeur » puisque l’intéressé n’avait avoué que ce qui de toute manière avait déjà été prouvé (paragraphe 35 de l’arrêt). C’est là que réside le nœud du problème et on aurait du mal à être en désaccord avec ces thèses sur ce point.
7. A notre sens, on ne peut considérer que les éléments de preuve obtenus au mépris de l’article 3 et ensuite versés au procès n’ont eu aucune incidence sur le déroulement ultérieur puis sur l’issue de la procédure. Le fait d’avoir uniquement exclu les déclarations que le requérant avait formulées avant le procès n’a guère ou pas remédié pour lui au défaut résultant de la violation de l’article 3. Une fois admis les éléments l’incriminant, le requérant disposa d’une liberté sensiblement sinon totalement réduite pour construire sa défense, et une condamnation pour les accusations dont il était l’objet était tout sauf évitable. Le fait que les parties poursuivantes qui ont pris part au procès aient énoncé clairement ce caractère inévitable de la condamnation nous conforte dans le sentiment que la capacité du requérant, à l’ouverture du procès, de se défendre de manière effective est fortement sujette à caution.
8. Ni les aveux que le requérant livra au procès ni le fait que le tribunal se soit ostensiblement limité dans l’utilisation de ces éléments extorqués sous la contrainte pour établir l’authenticité de ces aveux n’ont été à même de remédier à l’anomalie manifeste de la procédure que l’admission comme preuves d’éléments ainsi viciés a causée. La seule manière d’assurer une protection effective du droit fondamental du requérant à un procès équitable aurait consisté à exclure tous les éléments litigieux et à poursuivre (quoique sur d’autres charges telles que enlèvement avec demande de rançon suivi de la mort, voir le paragraphe 35 de l’arrêt) à partir des éléments de preuve non viciés dont disposait l’accusation. Autoriser le versement au procès pénal d’éléments obtenus grâce à une violation de l’article 3 affaiblit inévitablement la protection que confère cette disposition et marque une certaine ambivalence dans la portée reconnue à cette protection.
9. Il nous paraît troublant que la Cour introduise pour la première fois une dichotomie de principe entre les types de conduite prohibés par l’article 3, du moins pour ce qui est des conséquences sur l’équité d’un procès dans le cas où cette disposition a été méconnue. En réalité, la Cour conclut que les preuves matérielles recueillies au moyen d’un traitement inhumain infligé à l’accusé peuvent être admises au procès et que celui-ci peut néanmoins être tenu pour « équitable » dès lors que ces éléments de preuve n’ont aucune incidence sur l’issue de la procédure. S’ils n’ont aucune incidence, alors, se demande-t-on, pourquoi les admettre ? Et pourquoi, en principe, ce même raisonnement ne devrait-il pas maintenant s’appliquer aux preuves matérielles obtenues par la torture ? Si une rupture dans la chaîne de causalité entre la torture et la condamnation peut être établie – cas, par exemple, où la victime de torture choisit de livrer des aveux au procès –, pourquoi ne pas autoriser le versement de pareils éléments dès le début du procès et attendre de voir si la chaîne de causalité ne se trouvera pas rompue ? La réponse va manifestement de soi. Les sociétés fondées sur la prééminence du droit ne tolèrent ni n’approuvent, que ce soit directement, indirectement ou autrement, que soit infligé un traitement absolument prohibé par l’article 3 de la Convention. Ni le libellé de l’article 3 ni celui d’une quelconque autre disposition de la Convention ne font de distinction entre les conséquences qui s’attachent à la torture et celles qui s’attachent à un traitement inhumain et dégradant. Il n’existe donc, à nos yeux, aucune base juridique qui permette de considérer un traitement inhumain différemment de la torture pour ce qui est des conséquences en découlant. Ni « une rupture dans la chaîne de causalité » ni quelque autre construction intellectuelle ne peuvent effacer le tort qui est inévitablement causé lorsque sont admises à une procédure pénale des preuves recueillies au mépris de l’article 3.
10. La Cour a dit de manière constante que l’article 3 consacre un droit absolu qui ne souffre nulle dérogation d’après l’article 15 § 2 – même en cas de danger public menaçant la vie de la nation[11]. Ce droit étant absolu, toutes les atteintes qui lui seraient portées sont graves et, selon nous, le moyen le plus efficace de garantir l’observation de cette interdiction absolue est d’appliquer strictement la règle d’exclusion lorsqu’on en vient à l’article 6. Pareille attitude ne laisserait aucun doute aux agents de l’Etat qui seraient tentés de recourir à un traitement inhumain quant à l’inutilité de se livrer à pareille conduite prohibée. Cela leur ôterait toute idée ou tentation éventuelle de réserver à des suspects un traitement incompatible avec l’article 3.
11. Nous ne perdons pas de vue les conséquences qui découlent d’une application stricte de la règle d’exclusion en cas de violations de l’article 3. Nous reconnaissons qu’il peut arriver que des éléments de preuve fiables et accablants soient ainsi exclus et que la répression d’un crime s’en trouve compromise. En outre, l’exclusion de telles preuves peut aboutir à une peine plus clémente pour l’accusé que celle qui aurait sinon pu lui être infligée. Toutefois, si cela arrive, ce sont les autorités de l’Etat dont les agents, quelles que soient leurs motivations, ont permis le recours à un traitement inhumain et ont donc pris le risque de nuire au déroulement ultérieur de la procédure pénale qui en portent l’ultime responsabilité.
12. Nous avons bien conscience aussi que les victimes de crimes, leurs familles et le public au sens large ont tous un intérêt à la poursuite et à la sanction de ceux qui se livrent à des activités pénales. Toutefois, à nos yeux, il existe un intérêt public concurrent également essentiel et impérieux à ce que soient préservées les valeurs des sociétés civilisées fondées sur la prééminence du droit. Dans ces sociétés, le recours à un traitement inhumain ou dégradant, quel qu’en soit l’objectif, ne peut jamais être toléré. En outre, il existe un intérêt général critique à ce que soit assurée et préservée l’intégrité du processus judiciaire, et l’admission à un procès d’éléments de preuve obtenus au mépris d’un droit de l’homme absolu saperait et mettrait en péril cette intégrité. A nos yeux, un acte criminel ne peut être instruit et la condamnation d’un individu ne peut être assurée au prix d’une mise en péril du droit absolu consacré par l’article 3 à ne pas être soumis à un traitement inhumain. Statuer autrement reviendrait à sacrifier des valeurs cardinales et à jeter le discrédit sur l’administration de la justice.
13. Comme la majorité, nous reconnaissons que dans la présente affaire les agents de l’Etat se sont trouvés confrontés à une situation difficile et à une forte charge émotionnelle. Cela ne change toutefois rien au fait qu’ils ont obtenu, au moyen d’une violation de l’article 3, des preuves matérielles qui ont par la suite été utilisées et invoquées au procès pénal du requérant. Certes, la situation dont il s’agissait était critique, mais c’est précisément en temps de crise que les valeurs absolues doivent demeurer sans concession.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE CASADEVALL, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES KOVLER[12], MIJOVIĆ, JAEGER, JOČIENĖ ET
LÓPEZ GUERRA
1. Je ne suis pas en mesure de suivre les conclusions de la majorité dans cette affaire en ce qui concerne la qualité de victime du requérant et le constat d’une violation de l’article 3 de la Convention. Affaire certes délicate s’agissant des droits légitimes du requérant, mais d’autant plus délicate et difficile pour les autorités de poursuite face à une situation très grave et dramatique qui s’est soldée par le meurtre d’un enfant de onze ans.
2. Il n’est pas contesté que les menaces de violence prononcées à l’égard du requérant constituent un traitement inhumain et dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention. Il a été formellement reconnu comme tel par les autorités judiciaires allemandes : le tribunal régional de Francfort-sur-le-Main a déclaré que la menace d’infliger des souffrances au requérant afin de lui extorquer une déclaration avait non seulement représenté une méthode d’interrogatoire prohibée par l’article 136a du code de procédure pénale, mais aussi enfreint l’article 3 de la Convention, et la Cour constitutionnelle fédérale a conclu à une atteinte à la dignité humaine du requérant et à une transgression de l’interdiction d’infliger des mauvais traitements aux détenus (paragraphe 120 de l’arrêt).
3. La chambre, dans son arrêt, a estimé que le requérant ne pouvait plus se prétendre victime d’une violation de l’article 3 après que les tribunaux internes avaient reconnu la violation et que celle-ci avait été suffisamment réparée, les deux fonctionnaires de police impliqués dans les faits litigieux ayant été déclarés coupables et sanctionnés. J’adhère à cette conclusion en l’espèce.
4. La majorité de la Grande Chambre, souscrivant aux constats de la chambre, estime que les tribunaux internes ont reconnu explicitement et sans équivoque que la manière dont l’interrogatoire du requérant avait été conduit avait méconnu l’article 3 de la Convention (paragraphe 120 in fine) ; que l’enquête et les poursuites pénales ont été suffisamment promptes et diligentes pour répondre aux normes de la Convention (paragraphes 121 et 122) et que les policiers ont été jugés coupables respectivement de contrainte et d’incitation à la contrainte en application des dispositions du droit pénal allemand (début du paragraphe 123). Cependant, elle conclut que le requérant peut toujours se prétendre victime et qu’il y a eu violation de l’article 3.
5. Cette appréciation semble fondée, pour l’essentiel, sur le manque de sévérité des punitions imposées aux policiers, car
i. au pénal, ils ont été condamnés « seulement à des amendes très modiques et assorties du sursis » (paragraphe 123), « quasi symboliques » et « manifestement disproportionnée[s] » (paragraphe 124) ;
ii. les sanctions disciplinaires, consistant en leur mutation à des postes qui n’impliquaient plus d’être associés directement à des enquêtes pénales, ont été trop légères puisqu’ils n’ont pas été « suspendus de leurs fonctions pendant l’instruction ou le procès » ni démis de leurs postes après condamnation (paragraphe 125).
6. Dans les circonstances très particulières de cette affaire, étant donné que D., directeur adjoint de la police, a rédigé immédiatement après l’interrogatoire une note destinée au dossier de la police dans laquelle il décrit – et avoue – la manière dont les faits se sont produits et les motive, voire les justifie, que les tribunaux internes – le tribunal régional et la Cour constitutionnelle – ont constaté expressément la violation de la Loi fondamentale et de la Convention et que les deux policiers ont été reconnus coupables et sanctionnés pénalement et disciplinairement, la question du quantum des peines imposées ne devrait plus entrer en ligne de compte. La Cour rappelle que, hormis dans les cas manifestement arbitraires, « il ne lui incombe pas de se prononcer sur le degré de culpabilité de la personne en cause, ou de déterminer la peine à infliger, ces matières relevant de la compétence exclusive des tribunaux répressifs internes » (paragraphe 123). Il y a de bonnes raisons qui justifient cette retenue judiciaire, à savoir le manque de connaissance du dossier pénal ayant abouti à la condamnation et le fait que les condamnés ne participent pas à la procédure devant la Cour.
7. En suivant le critère de la sévérité de la peine imposée, on peut se demander quel est le seuil de punition que la majorité aurait pu accepter afin de pouvoir conclure à la perte de la condition de victime du requérant. En d’autres termes, la condition de la qualité de victime du requérant serait-elle dépendante de la sévérité de la peine imposée aux policiers ? A mon avis la réponse est négative.
8. Reste la question de la condition supplémentaire d’une compensation et les doutes exprimés sur le caractère effectif de l’action en responsabilité administrative engagée par le requérant (paragraphes 126 et 127). J’ai deux remarques sur ce point : a) la demande de réparation n’a été introduite au niveau national qu’après la communication de la requête et la décision favorable sur l’assistance judiciaire, c’est-à-dire trois ans après le prétendu dommage, et b) l’affaire est pendante devant les instances internes et rien ne permet de préjuger de l’effectivité ni du résultat final de ce recours. Par ailleurs, le fait que le requérant n’a sollicité aucune indemnité pour dommage moral (paragraphe 190) est assez significatif.
9. On peut également se demander quel est l’effet utile du dispositif du présent arrêt. En définitive, la majorité de la Grande Chambre se borne à confirmer ce que les autorités judiciaires allemandes – le tribunal de Francfort-sur-le-Main et la Cour constitutionnelle fédérale dans leurs trois décisions de 2003 et 2004 – avaient déjà admis explicitement et sans équivoque : le requérant, ayant été menacé de torture par la police afin qu’il révèle l’endroit où se trouvait l’enfant, s’est vu infliger un « traitement inhumain proscrit par l’article 3 » (paragraphe 131 de l’arrêt). Sur ce point précis, nous sommes tous, les autorités judiciaires nationales, le Gouvernement, le requérant et les juges de la Cour, du même avis.
10. De cet arrêt, en définitive, ne résultera pas même l’octroi au requérant d’une satisfaction équitable.