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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 14 juin 2023, n° 21/04536

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Catlante Catamarans (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Bernabe, Me Charron, Me Lallement, Me Hamet

T. com. Rennes, du 3 déc. 2020, n° 2020F…

3 décembre 2020

FAITS ET PROCÉDURE

La société [T] Composites, spécialisée dans la construction de bateaux en matériaux composites, a commencé à fabriquer en 2007 les moules et l'outillage nécessaires à la construction en série d'un voilier de type catamaran dénommé Catlante 600, destiné aux voyages en charter pour le compte de la société Catlante Catamarans (initialement nommée Loik Le Saint).

Entre 2008 et 2012, huit bateaux de la série Catlante 600 ont été construits par la société Catlantech, autre chantier naval situé à [Localité 3] et facturés à la société Catlante Catamaran qui les a exploités en qualité de croisiériste à la cabine.

La société Catlantech a été mise en liquidation judiciaire en 2012.

La société [T] Composites a embauché une partie du personnel de Catlantech, et pris à bail les locaux dans lesquels la société Catlantech était installée.

Dans ces locaux se trouvaient les moules et l'outillage nécessaires à la production des Catlante 600. La société [T] Composites a repris la fabrication des bateaux pour la société Catlante Catamarans.

En 2015, Monsieur [Z] [T], dirigeant et actionnaire majoritaire de la société [T] Composites a proposé à Monsieur [C], dirigeant de la société Catlante Catamarans, de construire en série un nouveau catamaran plus long et plus habitable, nommé Catlante 720. Il proposait, pour cela, de modifier les moules du Catlante 600. Cet investissement a été réalisé par la société [T] Composites qui a refacturé le coût des modifications à la société Catlante Catamarans selon un échéancier (48 mensualités).

Le premier Catlante 720 a été livre en mai 2017.

Une augmentation du prix de 200 000 euros par rapport au Catlante 600 a été convenu par les parties.

En janvier 2018. Monsieur [T] a cédé le contrôle de son entreprise à de nouveaux actionnaires et dirigeants.

La société [T] Composites, après avoir lancé le 3ème Catlante 720, a informé son co-contractant, par courriel du 21 décembre 2018, de son intention de cesser la fabrication des bateaux après le 4ème de la série, lequel serait facturé à un prix supérieur au 3e de 180 000 euros.

Par lettre recommandée du 1er février 2019, la société [T] Composites, estimant ne pas avoir reçu de nouvelles commandes en temps utile, a confirmé ne plus vouloir construire de Catlante 720.

S'estimant victime d'une rupture brutale des relations commerciales établies, la société Catlante Catamarans a assigné, par acte du 3 mars 2020, la société [T] Composites devant le tribunal de commerce de Rennes.

Par jugement du 3 décembre 2020, ce tribunal a statué en ces termes :

"Ordonne que la société [T] Composites restitue à la société Catlante Catamarans l'intégralité des plans des Catlante 600 et 720 sous astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard passé le 30ème suivant la signification du jugement et ce pour une période de 2 mois après quoi il devra de nouveau y être fait droit,

Ordonne que la société Catlante Catamarans reprenne les moules lui appartenant et les sorte de l'atelier de la société [T] Composites sous astreinte provisoire de 500 euros par jour de retard passe le 30ème suivant ta signification du jugement, et ce pour une période de 2 mois, après quoi il devra de nouveau y être fait droit,

Déboute la société Catlante Catamarans de l'ensemble de ses outres demandes fins et conclusions,

Condamne la société Catlante Catamarans à payer à la société [T] Composites la somme de 10000 euros par application des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile,

Déboute la société [T] Composites de ses outres demandes,

Condamne la société Catlante Catamarans aux entiers dépens de l'instance.

Rappelle que l'exécution provisoire est de droit,

Liquide les frais de greffe a ta somme de 63.36 euros tels que prévu aux articles 695 et 701 du Code de Procédure Civile."

Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 8 mars 2021, la société Catlante Catamarans a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées 14 mars 2023, la société Catlante Catamarans demande à la Cour de :

Vu l'article L442-6 I 5° du code de commerce, l'article 1104 du code civil

- De débouter la société [T] Composites de sa demande de radiation du rôle de l'affaire sur le fondement de l'article 526 alinéa 2 du code de procédure civile.

- De la débouter de sa demande de condamnation de Catlante Catamarans à lui verser 20 000 euros à titre de dommages-intérêts.

- De la débouter de sa demande de condamnation à 10 000 euros fondée sur l'article 700 du Code de Procédure Civile au titre des frais irrépétibles de première instance

- D'infirme le jugement du tribunal de commerce de Rennes du 3 décembre 2019

- De dire et juger :

 Que la rupture par la société [T] Composites de la relation commerciale établie avec la société Catlante Catamarans est brutale et fautive à défaut d'avoir respecté un préavis de 24 mois

 Que la société [T] Composites aurait dû respecter un préavis de 24 mois pour rompre la relation commerciale établie avec la société Catlante Catamarans

- Condamner la société [T] Composites à payer à la société Catlante Catamarans la somme de 1 149 000 € à titre de dommages et intérêts pour perte de marge sur coûts variables.

- Condamner la société [T] Composites à payer à la société Catlante Catamarans la somme de 80 000 € sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts pour les frais afférents au transport des moules sur un autre chantier.

- Condamner la société [T] Composites à restituer à la société Catlante Catamarans l'intégralité des plans des Catlante 600 et 720.

- Condamner la société [T] Composites à payer la somme de 5 000 € à la société Catlante Catamarans au titre de l'article 700 du CPC.

- De la condamner aux dépens de l'instance.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées 25 février 2023, la société [T] Composites demande à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6 (ancien) du Code de commerce,

Vu les articles 1104 et suivant du Code civil,

Vu l'article 514 du Code de procédure civile,

Vu le jugement du 3 décembre 2020

- Dire et juger que la Société Catlante n'a pas exécuté le Jugement ;

- Confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Catlante de toutes ses demandes fondées sur la rupture Brutale de relation commerciale et d'article 700 du CPC,

- Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la Société Catlante à payer à la société [T] Composites la somme de 10 000,00 € (dix mille euros) sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile, au titre des frais irrépétibles engagés en premières instance

Infirmer le Jugement en ce qu'il a débouté [T] Composites de sa demande visant à voir condamner la Société Catlante à lui payer la somme de 5 000,00 € (cinq mille euros) à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi résultant de la procédure abusive initiée par la société Catlante ;

En conséquence ;

- Recevoir la Société [T] Composites en ses demandes et les déclarer bien-fondés ;

- Condamner la Société Catlante à payer à la Société [T] Composites la somme de 20 000,00 € (vingt mille euros) à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice que lui cause le comportement fautif déloyal et abusif de la société Catlante.

- Condamner la Société Catlante à payer à la Société [T] Composites la somme de 16.254,00 € (seize mille deux cent cinquante-quatre euros) en réparation des frais que [T] Composites a été contrainte d'engager pour déplacer et stocker les moules.

- Condamner la Société Catlante à payer à la Société [T] Composites la somme de 15.000,00 € (quinze mille euros) sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile au titre des frais irrépétibles engagés en cause d'appel ;

- Condamner la Société aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture de l'instruction est intervenue le 21 mars 2023.

MOTIVATION

Sur la demande incidente de radiation du rôle

La société [T] Composites demande la radiation de l'affaire du rôle au motif que le jugement du tribunal de commerce condamnant la société Catlante Catamarans à payer 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile n'aurait pas été exécuté.

La société Catlante Catamarans rétorque avoir réglé le montant de cette condamnation par virement.

Réponse de la Cour

Seul le premier président ou le conseiller de la mise en état pouvait être saisi d'une demande de radiation du rôle pour non- exécution d'un jugement bénéficiant de l'exécution provisoire dans les conditions de l'article 524 du code de procédure civile.

Dès lors cette demande de radiation présentée devant la Cour par la société intimée est irrecevable.

Sur la rupture brutale de la relation commerciale établie

La société Catlante Catamarans soutient :

- que la relation commerciale entre les parties impliquait de construire en série des moules et que le coût de fabrication de ces moules ne pouvait être amorti qu'après une série de bateaux suffisamment longue,

- les bateaux Catlante 600 ont initialement été fabriqués en série de 2007 à 2012 par la société Catlantech, dont les moules avaient été conçus et fabriqués en 2007 par la société [T] Composites,

- qu'en acceptant de reprendre la construction en série des Catlante 600 pour laquelle elle disposait des moules du matériel et du personnel qui les construisait en série, la société [T] Composites a repris et poursuivi la relation commerciale de construction en série des Catlante 600 qui existait antérieurement entre Catlantech et Catlante Catamarans depuis 2007, soit une relation commerciale établie entre elles de 12 ans,

- qu'à défaut, une relation commerciale établie d'une durée de 7 ans doit être retenue avec la société [T] Composites, soit de 2013 à 2019, l'année 2013 étant celle au cours de laquelle la société [T] Composites a construit le premier Catlante 600 après la liquidation judiciaire de la société Catlantech,

- que les relations ont été rompues à effet immédiat puisqu'il lui a été proposé de construire un "ultime" Catlante 720, livrable en 2020 à un prix majoré de 180 000 € par rapport au dernier exemplaire livré, ce qui constitue des modifications unilatérales substantielles de la relation commerciale,

- que l'arrêt de la fabrication de ces bateaux conduit à une perte nette du solde non amorti au 31/12/2023 de1 608 689 €, montant du solde non amorti de ces moules dont elle est propriétaire au 31/12/2018 (prix de revient de ces moules de 2 310 195 € et amortissement cumulé de ces moules calculés sur 40 bateaux soit 701 506 €) selon l'attestation de son expert-comptable,

- que dès l'origine elle était en dépendance économique de [T] Composites qui détenait les moules et le personnel compétent pour construire les bateaux et dans un second temps les modifier et qu'elle a construit son image sur la marque Catlante (films publicitaires sur les chaines d'informations),

- qu'en raison de la nature de la relation commerciale, la construction de bateaux en série, de la durée de cette relation, de l'état de dépendance économique de la société, de l'importance des investissements effectués par elle, la relation commerciale ne pouvait être rompue par [T] Composites sans le respect d'un préavis d'au moins 24 mois,

- que la marge sur coût variable par bateau de type Catlante 720 en exploitation s'est élevée en moyenne à 383 000 € au titre des trois derniers exercices, observant que si le 3ème Catlante 720 a été vendu, elle en a l'exploitation,

- Que compte tenu de la mise en service d'un bateau complémentaire en moyenne tous les 8 mois sur la durée de la relation commerciale, l'insuffisance de préavis l'a privé de l'exploitation complémentaire de 3 Catlantes 720, soit un préjudice de 1 149 000 € (383 000 x 3) de marge sur coûts variables.

La société [T] rétorque :

- que la société Catlante additionne les relations qu'elle entretenait avec la société Catlantech avant sa liquidation judiciaire (7 ans) et celles qu'elle a entretenues avec la société [T] Composites avant la rupture (5 ans), alors que contrairement à ce qu'affirme la société Catlante Catamarans, elle n'a pas « repris » l'activité de Catlantech, faisant valoir que la reprise des locaux de la société Calantech qui venaient de se libérer et étaient mitoyens de son chantier, était une décision de gestion de sa part, que l'embauche de certains anciens salariés de cette société ne s'est pas faite dans le cadre de l'article L. 1224-1 du Code du travail ou une quelconque reprise ou poursuite d'activité de la société Catlantech mais est intervenue après la liquidation de cette dernière de manière progressive et alors qu'ils étaient libres de tout engagement pour avoir été licenciés,

- que les relations commerciales entre les parties n'ont duré que 5 ans,

- que les relations entre les parties ont été conflictuelles durant les 3 dernières années et s'analysent en une succession de contrats d'entreprise, négocié pour chaque bateau,

- que les parties ne se sont pas mises d'accord sur le dernier contrat d'entreprise, la société Catlante Catamarans ayant refusé l'augmentation proposée par la société [T] Composites,

- qu'en application des articles 1101 à 1104 du Code Civil la société Catlante Catamarans était libre de faire fabriquer ses bateaux où bon lui semblait, elle-même étant libre de refuser de fabriquer un bateau à un prix ne lui convenant pas,

- que selon la jurisprudence, l'absence de contrat cadre est significative de l'absence de stabilité d'une relation commerciale ; qu'en l'espèce, malgré son préfinancement des moules, la société Catlante n'a jamais souhaité s'engager expressément ou même tacitement sur une exclusivité de fabrication, des dates ou un volume de commande et chacun des 3 premiers bateaux construit a fait l'objet d'une négociation autonome de prix et des modalités de construction,

- qu'elle se trouve en état de dépendance économique à l'égard de Catlante Catamarans faisant valoir que selon cette dernière pour l'exercice clos le 31 mars 2018, la part de chiffre d'affaires que Catlante Catamarans représentait chez elle était de 54% tandis que celle-ci n'était pas en état de dépendance économique à son égard,

- qu'après plusieurs courriels aux termes desquels elle déplorait les conditions dans lesquelles ses relations commerciales avec Catlante Catamarans se déroulaient, elle a adressé à cette dernière, le 21 décembre 2018, un courriel en lui notifiant : sa volonté de mettre un terme à leur relation commerciale, sa proposition de construire un dernier bateau qui serait livré le 20 avril 2020 afin de lui permettre de se réorganiser, courriel auquel l'intéressée n'a pas cru opportun de répondre ou même de discuter alors que cette proposition avait l'avantage de lui faire bénéficier d'un délai de préavis de près de 18 mois,

- que Catlante Catamarans a bénéficié d'un préavis de 5 mois, entre le préavis écrit du 21 décembre 2018 et la date de fin de la relation correspondant à la date de livraison du bateau n°3 au mois de mai suivant et non d' un préavis de 41 jours, ce délai correspondant au délai dans lequel Catlante Catamarans devait se prononcer pour réserver le créneau de fabrication d'un éventuel 4 ère bateau.

- Qu'en tout état de cause, un préavis de 24 mois, tel que réclamé est hors de proportion,

- Que s'agissant du préjudice, Catlante Catamarans qui a pour activité la location des bateaux à la cabine dans le monde, dispose d'une très importante flotte de bateaux, de sorte que son modèle économique est donc bien loin de reposer uniquement sur les Catlante 720, dont elle n'exploite que 2 exemplaires, le troisième Catlante 720, ayant été vendu par elle sans même l'exploiter.

Réponse de la Cour

L'article L 442-6, I, 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige, dispose qu'engage sa responsabilité et s'oblige à réparer le préjudice causé, celui qui rompt brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages de commerce, par des accords interprofessionnels .

En l'espèce, les parties se trouvaient en relations commerciales pour la fabrication par la société [T] Composites de catamarans « Catlante 600 » pour le compte de la société Catlante Catamarans.

Elles ont convenu au mois de juillet 2015 de faire évoluer le modèle « Catlante 600 » vers un modèle plus grand appelé « Catlante 720 », la modification des moules existants en vue de la fabrication de ce nouveau bateau étant confiée à la société [T] Composites laquelle acceptait de financer cet outillage moyennant le versement par Catlante Catamarans de 48 mensualités, délai à l'issue duquel cette dernière en serait propriétaire.

Le 3 janvier 2017, un bon de commande du premier Catamaran 720 a été émis par la société [T] Composites moyennant le prix de 890 000 €HT prévoyant une livraison le 14 juin suivant et un échéancier de 100 000 €HT à la commande, 40 000€HT par mois durant la construction du bateau, le solde à la livraison (Pièce 5 de l'intimée).

Il résulte des courriels des 24 mai et 1er juin 2017 (pièces 6 et 7 de l'intimée) que des incidents ont émaillé la construction de ce bateau, la société [T] Composites faisant état d'une construction stoppée plusieurs fois et du coût en temps de main d’oeuvre qui en résulte. M [T] indiquant à Catalante Catamarans :

« Depuis le début de la construction du CATLANTE 720, vous nous faites danser avec des allers et venues de planning qui ont mis notre production à plat pour pallier à vos problèmes de financements.

(…)

Le bateau est à plus d'1 million en prix de revient dû à l'ensemble des modifications que vous avez demandées.

(...)

Je ne peux pas vous construire des bateaux à prix coutant, voir même vous « offrir » une centaine de milliers d'euros à chaque unité »

Voilà le bilan de la construction du CATLANTE N°1, donc que fait-on pour celui-ci et pour l'avenir .

Ce bateau a fait l'objet d'une facture le 13 juin 2017 (pièce 10 de l'intimée).

Un second bateau Catlante 720 a été facturé le 31 mars 2018 (pièce 3 de l'appelante et11bis de l'intimée).

Le 27 avril 2018, le dirigeant de la société Catlante Catamarans a fait part de son mécontentement auprès de [T] Composites en raison de retard de livraison et de non conformités (pièce 11 de l'intimée), indiquant notamment :

« Voici une collaboration qui ne s'engage pas bien »

Ou encore :

« Mon seul contact avec la nouvelle direction est pour avoir des réflexions désagréables par ce qu'il manque 250K dans les paiements, je fais toutefois remarquer que j'ai envoyé aussitôt 150K€, alors que le navire n'était pas encore re-maté ».

Ce courriel s'achève en ce termes :

« En tout état de cause, s'il y a dans le futur de nouveaux navires à construire, il y aura un contrat de construction définissant clairement les engagements de chacun des intervenants et les contreparties en cas de défaillance et garantie de bonne fin dans la mesure où il faut avancer des fonds en cours de construction ».

Par courriel du 19 novembre 2018, l'un des dirigeants de [T] Composites (pièce 12 de l'intimée) s'est plaint de retards récurrents de paiement de la part de Catlante Catamarans s'agissant de la construction du 3ème exemplaire du Catlante 720 commandé le 20 juin 2018, indiquant notamment :

« Bref vous nous devez à ce jour 100 000€ HT, soit 2 mois de retard.

En parallèle et depuis de nombreux mois, vous nous abreuvez de mails agressifs ou confus à propos d'une dégradation de la tenue dans le temps des derniers bateaux, et d'autres récriminations sur le thème « c'était mieux avant ».

(...)

Nous devons admettre comme vous, que nos relations d'affaires ne correspondent pas à nos attentes respectives. En tout cas, elles ne correspondent pas du tout aux nôtres. Dans ce contexte, il est illusoire d'espérer les prolonger. Ainsi nous ne fabriquerons pas vos prochains bateaux.

Nous vous invitons d'ores et déjà à régler le solde qu'il vous reste à régler des moules du CT720 pour pouvoir les récupérer et faire construire vos futures unités dans un chantier qui correspondra mieux à vos attentes".

Par courriel du 21 décembre 2018, le même dirigeant de [T] Composites indiquait encore à Catlante Catamarans (pièce 17 de l'intimée) :

« Eu égard à nos derniers échanges entre [B] et [G] sur les problématiques de non respect des délais de paiement et plus globalement de divergences dans la relation commerciale, nous ne souhaitons pas poursuivre la production du C720. Dans l'optique de vous laisser le temps de vous organiser pour trouver un autre chantier pour produire vos bateaux, nous vous faisons la proposition suivante :

- Fabrication d'1 ultime catamaran 720 qui serait le numéro 4 (dernière livraison par nous au printemps 2020)

- Prix du bateau :

Total prix de vente 1 180KE HT

- Réservation du créneau de production en janvier par versement premier acompte de blocage : 50K€ HT

(…)".

Par lettre recommandée avec avis de réception datée du 1er février 2019 adressée à la société Catlante Catamarans, la société [T] Composites indiquait notamment (pièce 3 de l'appelante et 23 de l'intimée) :

« Suite à l'analyse de la teneur des relations commerciales entre nos deux sociétés, passées et depuis notre reprise de [T] Composites SAS en janvier 2018 (…) ; et d'autre part à notre revue stratégique à mi exercice, notamment prenant acte de la réalité du modèle économique du C720, nous vous avons indiqué, par téléphone, et par emails du 19/11/2018 et du 21/12/2018 souhaiter mettre un terme à notre collaboration.

Afin de vous permettre de trouver une solution alternative pour continuer à produire vos bateaux, nous vous avons proposé par email du 21/12/2018 de fabriquer un bateau supplémentaire en 2019, au-delà du C720 n°3 en cours de production pour une livraison en avril 2019. Compte tenu du rythme de production usuel d'un bateau par an, cette proposition vous donne 18 mois pour vous adapter, ce qui semble largement suffisant pour le cas échéant trouver un autre prestataire.

Cette proposition est associée à une révision des conditions de ventes afin de les rendre cohérentes de notre politique commerciale et de ne pas mettre notre société en danger (…)

Nous vous avons relacé à plusieurs reprises, par téléphone et par email (…) afin de prendre connaissance de vitre position sur notre proposition, sans recevoir de réponse claire de votre part.

Partant, par la présente je prends acte de votre souhait de ne pas nous commander de C720 n°4, tel que nous vous le proposions.

(…) »

Par lettre recommandée avec avis de réception datée du 12 février 2019 adressée à la société [T] Composites, la société Catlante Catamarans répondait :

« Je réponds à votre lettre de rupture unilatérale de relations commerciales entre nos deux sociétés en date du 1er février 2019.

(…)

Avant que la société [T] Composite ne reprenne en 2012 les locaux et le personnel de Calentech nous étions en relations avec ce chantier depuis un certain temps puisqu'il construisait pour notre compte, depuis 2007, (...)

La transformation des moules CATLANTE 600 en moules CATLANTE 720 effectuée par votre société moyennant le prix de 511 779,64 € HTVA en 2017 impliquait nécessairement que [T] Composite continue à fabriquer des CATLANTE 720 jusqu'à amortissement de ces moules ou au moins sur une série de bateaux substantiellement supérieure à 4 unités, conformément aux usages. Par ailleurs, le fait d'avoir confié " la transformation des moules à [T] Composite nous rendait dépendant de votre société.

A défaut de la certitude de la poursuite de la fabrication de nos CATLANTE 720 par [T] Composite, ce travail sur les moules et ce marché n'auraient pas été confiés à [T] Composite.

(…)

Par votre mail du 21 décembre 2018 vous évoquez des problèmes de retard de paiement, des divergences dans la relation commerciale et déjà votre volonté de mettre un terme à la relation entre nos deux sociétés à bref délai.

(…)

Or, tout d'abord, aucun retard de paiement n'a jamais existé de notre fait (…)

Par ailleurs, avant votre mail nous n'avions pas eu, à proprement parler, de divergences commerciales avec vous.

De plus, le prix demandé pour fabriquer un 4ème CATAMARAN 720 est en énorme augmentation de 180 000 euros HT par rapport au prix convenu et appliqué aux précédents CATLANTE 720 sans qu'aucune justification ne nous soit fournie.

Vous ne pouvez ignorer que le changement de chantier nécessiterait le transfert des moules et de l'outillage sur un autre site, ce qui relève, compte tenu de la taille des moules et de leur fragilité, d'une opération complexe et couteuse par convoi exceptionnel. A cela s'ajouterait le coût de la courbe d'apprentissage (…)

Le litige entre nos deux sociétés étant avéré, nous vous proposons de le soumettre à arbitrage dans les plus brefs délais.

Une relation commerciale « établie » au sens de l'article L 442-6, I 5° ancien du code de commerce présente un caractère « suivi, stable et habituel » et permet raisonnablement d'anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires entre les partenaires commerciaux, ce qui implique, notamment qu'elle ne soit pas entachée par des incidents susceptibles de remettre en cause sa stabilité.

Or, il résulte des éléments ci-dessus que des incidents ont émaillé la construction du premier Catamaran 720 à telle enseigne que le constructeur a interrogé son partenaire sur l'avenir de leurs relations (ses courriels des 24 mai et 1er juin 2017), que le 27 avril 2018, le dirigeant de la société Catlante Catamarans faisait part de son profond mécontentement notamment quant à la qualité de la construction et quant à la tournure des échanges avec la nouvelle direction, s'interrogeant sur l'avenir "s'il y a dans le futur de nouveaux navires à construire, que le19 novembre 2018, [T] Composites qui se plaint de retards récurrents de paiement de la part de Catlante Catamarans, fait savoir que leurs relations d'affaires ne correspondent pas à ses attentes qu'il est illusoire d'espérer les prolonger et annonce qu'elle ne fabriquera plus de nouveaux bateaux.

Dès lors, la société Catlante Catamarans ne peut se prévaloir d'une relation commerciale « établie » avec la société [T] Composite.

Le jugement est confirmé en qu'il a dit qu'il n'y a pas eu rupture de relations commerciales établies entre les parties.

Sur la rupture abusive

La société Catlante Catamarans invoque une rupture de mauvaise foi sur le fondement de l'article 1104 du code civil, ce que conteste la société [T] Composites qui fait valoir l'absence d'accord intervenu sur les conditions de la fabrication du 4ème bateau C720.

Réponse de la Cour

Le tribunal doit être approuvé d'avoir retenu par des motifs justes et pertinents adoptés que chaque fabrication de bateau devant faire l'objet d'un accord entre les parties et que sans mauvaise foi de la part de la société [T] Composites, les parties n'étaient pas parvenues à s'entendre notamment sur le prix de fabrication du 4ème Catamaran 720.

Il sera ajouté à cet égard que la société [T] Composites avait alerté la société Catlante Catamarans sur l'inadéquation du prix de construction du bateau en raison notamment des retards du fait de cette dernière et des modifications demandées (ses courriels des 24 mai et 1er juin 2017). Elle indiquait encore le 19 novembre 2018 (sa pièce 12) :

« Je vous rappelle que nous vous avons à de nombreuses reprises indiqué :

1- Que nous ne gagnions pas d'argent en construisant vos C720, qui pourtant mobilisent, par à-coups, une part importante de nos ressources de production et de notre trésorerie (plus de 500K€ pour un bateau)

2- (…) ».

En conséquence, la société Catlante Catamarans est déboutée de ses demandes fondées sur la rupture brutale et de mauvaise foi.

Sur les demandes de prise en charge du transport des moules

La société Catlante Catamarans fait valoir :

- que la société [T] Composites a sorti les 17 et 18 mars 2021 de ses ateliers l'intégralité des moules lui appartenant qu'elle a fait déposer sur le parking public à l'air libre sans protection ainsi qu'il résulte du procès-verbal de constat d'huissier (sa pièce 23),

- qu'elle n'a pu faire déplacer ses moules par convoi exceptionnel que quelques jours plus tard, le lieu trouvé à proximité n'étant qu'un lieu de stockage et ces moules devant être déplacés à nouveau lorsqu'elle aura trouvé un chantier naval pour en reprendre la construction, opération couteuse ayant un lien direct de causalité avec la brutalité de la rupture.

Elle demande en conséquence la condamnation de [T] Composites à lui payer à titre de dommages et intérêts de ce chef la somme de 80 000 €, sauf à parfaire en fonction de la distance qui sera parcourue.

La société [T] rétorque avoir demandé en vain depuis 2019 à la société Catlante de retirer les moules de ses ateliers qui occupent une surface de production de 910 m², avoir été contrainte de louer devant ses locaux un terrain au port de [Localité 3] facturé 4 000 euros TTC pour 30 jours afin d'entreposer les moules et de mandater l'entreprise Sotrama pour déplacer les moules sur le dit terrain (12 500 euros ht).

Dans ces circonstances, elle estime que la société Catlante est mal fondée à solliciter la réparation d'un préjudice dont elle est entièrement et seule responsable et dont au demeurant elle ne justifie pas.

De plus, la société [T] Composites se dit bien fondée à titre incident à solliciter la condamnation de la société Catlante à lui rembourser l'intégralité des sommes qu'elle a été contrainte d'engager pour déplacer et entreposer les moules afin de libérer les locaux soit une somme total de 16.254,37 euros décomposée comme suit :

- 1 146,37 euros Ttc au titre de la location au Port de [Localité 3] d'un emplacement de stockage temporaire.

- 15 108,00 euros Ttc au titre du transport des moules sur une zone de stockage provisoire.

Réponse de la Cour

Dans la mesure où la société [T] Composites a sollicité vainement le de la société Catlante Catamarans le déplacement des moules lui appartenant que le tribunal par jugement exécutoire lui avait ordonné de reprendre sous astreinte et que la brutalité de la rupture des relations commerciales n'a pas été retenue par la Cour, la demande de condamnation de la société [T] Composites à verser à la société Catlante des dommages-intérêts à hauteur 80 000 € pour le déplacement des moules ne peut prospérer.

Cette demande doit être rejetée.

En revanche, la demande incidente de la société [T] Composites tendant à voir condamner la société Catlante Catamarans à lui rembourser les frais de déplacement des moules est justifiée.

Cette dernière sera ainsi condamnée à verser à la société [T] la somme totale de 16 254,00€ qu'elle a été contrainte d'engager pour déplacer et stocker les moules, soit :

- 1 146,37 euros TTC au titre de la location au Port de [Localité 3] d'un emplacement de stockage temporaire (pièce 37 de l'intimée),

- 15 108,00 euros TTC au titre du transport des moules sur une zone de stockage provisoire (pièce 38 de l'intimée).

Sur la demande de restitution des plans manquants

La société Catlante Catamarans soutient que le disque dur sensé contenir l'intégralité des plans des Catlante 600 et 720 que lui a adressé la société [T] Composites le 24 décembre 2020, n'est pas satisfaisant, un certain nombre de plans manquant et d'autres au format PDF étant inexploitables pour reprendre la construction des bateaux. Elle demande en conséquence de condamner la société [T] Composites à lui restituer les plans manquants.

La société [T] Composites rétorque qu'elle a communiqué l'intégralité de la documentation dont elle disposait.

Réponse de la Cour

La société [T] établit avoir transmis la documentation dont elle disposait à la société Catlante Catamarans conformément à la décision exécutoire du tribunal lui ordonnant de restituer l'intégralité des plans des Catlante 600 et 720 sous astreinte. Un procès-verbal de constat d'huissier a été dressé à cet effet le 24 décembre 2020 (pièce 24 de l'intimée).

En conséquence, la demande de la société Catlante Catamarans ne peut qu'être rejetée.

Sur la demande de dommages-intérêts pour caractère abusif et déloyal de la procédure introduite par Catlante Catamarans

[T] Composites sollicite la condamnation de la société Catlante Catamarans à lui payer la somme de 20 000 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait du caractère abusif et déloyal de la procédure devant le tribunal et devant la cour. Elle lui reproche de faire état de durée de relations sciemment fausse, d'affirmations mensongères pour établir une pseudo dépendance économique et de produire des attestations d'experts de pure complaisance. Elle estime que ces pratiques constituent un avantage sans contrepartie au sens de l'article L 442-6 alinéa 1er ancien du code de commerce.

Catlante Catamarans soutient que cette demande est infondée.

Réponse de la Cour

Le jugement doit être confirmé en ce qu'il a rejeté cette demande par des motifs adoptés.

Il sera ajouté que devant la cour, la société [T] Composites ne démontre pas davantage une faute de la société Catlante Catamarans de nature à faire dégénérer en abus le droit de cette dernière d'ester en justice.

En outre, elle ne démontre nullement que les pratiques qu'elle invoque constitueraient un avantage sans contrepartie.

Cette demande est rejetée.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

La société Catlante Catamarans qui succombe est condamnée aux dépens d'appel, le jugement étant confirmé en ce qu'il l'a condamnée aux dépens de première instance et à payer la somme de 10 000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile.

Elle est déboutée de sa demande sur ce fondement et condamnée à verser une somme supplémentaire de 10 000 € en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Déclare irrecevable la demande de la société [T] Composites tendant à voir ordonner la radiation de l'affaire pour non-exécution du jugement par la société Catlante Catamarans ;

Confirme le jugement en ses dispositions qui lui sont soumises ;

Y ajoutant,

Déboute la société [T] Composites de sa demande de dommages-intérêts pour comportement fautif déloyal et abusif de la société Catlante Catamarans ;

Condamne la société Catlante Catamarans à payer à la société [T] Composites la somme de 16 254 € au titre des frais de déplacement et stockage des moules ;

Déboute la société Catlante Catamarans de sa demande de condamnation de la société [T] services à lui verser 80 000€ de dommage-intérêts pour les frais afférents au transport des moules, de même qu'à lui restituer l'intégralité des plans des Catlante 600 et 720 ainsi que de toute autre demande ;

Condamne la société Catlante Catamarans aux dépens d'appel et à payer à la société [T] Composites la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.