CA Chambéry, ch. civ. sect. 1, 13 juin 2023, n° 21/00642
CHAMBÉRY
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
SJ Concept (SARL)
Défendeur :
Fournier (SAS), Selarl MJ Synergie (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Pirat
Conseillers :
Mme Real Del Sarte, Mme Reaidy
Avocats :
Selarl Lexavoué Grenoble, Me Antony, Me Dormeval, Selas Fidal
Faits et procédure
La société Fournier (sas) est spécialisée dans la conception, la fabrication et la distribution de cuisines sous les marques Mobalpa, Perenne et Socooc'c. A ce titre, elle anime un réseau de distribution sous l'enseigne Socooc'c, composé majoritairement de magasins indépendants sous franchise.
La société SJ concept (sarl), gérée par M. [I], exploite dans l'agglomération stéphanoise un magasin de vente de cuisines.
La société Fournier et la société SJ concept ont conclu un contrat de franchise Socooc'c le 31 janvier 2017.
A compter de fin 2019, la société SJ Concept a présenté des retards de paiement et la société Fournier lui a adressé une mise en demeure le 7 janvier 2020 portant sur un arriéré s'élevant à 132 498,65 euros.
Après imputation des ristournes annuelles dues par la société Fournier au titre de l'exercice 2019, l'arriéré a été ramené le 11 mars 2020 à 75 099,59 euros, pour remonter à 100 159,59 euros le 10 juin 2020.
En parallèle, dans le cadre de discussions, M. [I] s'est engagé à verser la somme de 60 000 euros en compte courant bloqué. Cet engagement ne sera réalisé que le 5 mai 2020, et à hauteur de 34 200 euros seulement. Le 19 mai 2020, la société Fournier a adressé à SJ concept une 'convention de moratoire' signée le jour même. Cette convention prévoit un prélèvement hebdomadaire de 1 000 euros ainsi qu'un solde de 63 159,59 euros à prélever le 1er février 2021 sur les primes dues par Fournier au titre de l'exercice 2020. La société Fournier a adressé le 10 juin une troisième mise en demeure d'avoir à payer le solde dû et le 2 juillet une lettre expliquant les raisons pour lesquelles la convention n'a finalement pas été signée par son rédacteur.
Le 22 juillet 2020, la société Fournier a adressé une quatrième mise en demeure portant sur la somme de 100 159,59 euros, annonçant se prévaloir de l'article 22 du contrat en l'absence de règlement dans le délai de deux mois.
La société Fournier a notifié le 25 septembre 2020 la résiliation anticipée du contrat de franchise.
Par acte d'huissier du 27 octobre 2020, la société Fournier assignait en référé la société SJ Concept devant le tribunal de commerce d'Annecy, aux fins de la voir condamner à payer de nombreuses créances échues, et d'avoir à déposer l'enseigne Socooc'c.
Le 6 novembre 2020, la société SJ concept a assigné à bref délai la société Fournier pour faire reconnaître un caractère abusif à la rupture du contrat de franchise.
Les deux affaires ont fait l'objet d'une jonction, après renvoi au fond du dossier de référé, de sorte qu'un seul jugement a été rendu.
Par jugement rendu le 16 février 2021, le tribunal de commerce d'Annecy a :
- constaté la résiliation anticipée du contrat de franchise liant la société Fournier à la société SJ concept pour non-respect par cette dernière des dispositions contractuelles liées aux paiements;
- dit que cette résiliation prend effet au 28 septembre 2020 ;
- débouté la société SJ concept de l'intégralité de ses demandes ;
- fait injonction à la société SJ concept, dans le délai maximal de huit jours à compter de la signification du présent jugement de cesser toute utilisation de l'un quelconque des signes distinctifs du réseau de distribution Socooc'c, tant en façade qu'à l'intérieur de l'espace de vente, sous astreinte de 305 euros par jour de retard ;
- condamné la société SJ concept à payer à la société Fournier la somme de 84 159,59 euros TTC, d'où seront déduites les ristournes et primes 2020 dues contractuellement par la société Fournier en fin d'exercice ;
- dit que les factures impayées portent intérêts dans les conditions fixées par l'article L441-10 du code de commerce ;
- condamné la société SJ concept à payer la somme de 6 000 euros à la société Fournier au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné la société SJ concept aux dépens ;
- dit que l'exécution provisoire est de droit et que rien ne s'y oppose.
Le tribunal retenait que :
le fait que la société Fournier ait rédigé la convention de moratoire ne signifiait pas qu'elle allait la signer, alors qu'elle sollicitait dans le même trait de temps la communication des bilans financiers 2019 de son cocontractant ;
après avoir constaté que les stocks d'ouverture avaient été surévalués, ainsi que la forte dégradation de la rentabilité de la société SJ concept, la société Fournier avait considéré son cocontractant comme de mauvaise foi et avait renoncé à la signature du moratoire ;
la convention n'a pas reçu un commencement d'exécution, ou seulement après l'envoi d'une lettre de prérupture, marquant la volonté de SJ concept de se créer une preuve ;
la résiliation anticipée est justifiée par le non-respect des règles de paiement, elle n'est en outre pas intervenue brutalement, mais après plusieurs mises en demeure.
Par déclaration au greffe en date du 22 mars 2021, la société SJ concept interjetait appel de cette décision en toutes ses dispositions, en sollicitant l'annulation du jugement et à titre subsidiaire sa réformation.
Prétentions et moyens des parties
Par dernières écritures en date du 18 juin 2021, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société SJ concept sollicite l'infirmation du jugement déféré et demande à la cour de :
- infirmer le jugement susvisé ;
- dire que la résiliation du contrat de franchise est abusive ;
- dire que la société SJ concept ne saurait être tenue au paiement d'aucune somme à la société Fournier en exécution du contrat de franchise ;
- condamner la société Fournier à lui verser la somme de 1 106 550 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier total subi ;
- condamner la société Fournier à lui verser la somme de 50 000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral ;
- condamner la société Fournier à lui verser la somme de 50 000 euros de dommages et intérêts en réparation de la perte de chance de pouvoir développer son activité au sein du territoire concédé ;
- ordonner la publication de la décision à intervenir dans trois journaux de son choix ;
- condamner la société Fournier au paiement d'une somme de 10 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société Fournier aux dépens de première instance et d'appel, avec distraction du profit de la selarl Juliette Cochet Barbuat.
Au soutien de ses prétentions, la société SJ concept expose essentiellement que :
la convention de moratoire était opposable à la société Fournier, dans la mesure où elle avait commencé à recevoir application et avait été rédigée par la société Fournier elle-même ;
les retards de paiement ne constituaient pas des incidents graves susceptibles de mettre la société Fournier en difficulté ;
aucune procédure pénale n'est engagée contre elle concernant le défaut de sincérité des comptes ;
que les primes de participation publicitaire de fin d'année, de performance et de logistique, basées sur le chiffre d'affaire de l'année, calculées en début d'année suivante, doivent faire l'objet d'une compensation qui couvre la totalité de la prétendue créance de la société Fournier,
que la résiliation anticipée lui cause un préjudice financier, avec 391 800 euros investis à perte, 1 890 000 euros de perte de chiffre d'affaires correspondant à une perte de marge brute de 708 750 euros, outre 3 000 euros de frais de licenciement de trois salariés, et une perte de chance évaluée à 50 000 euros.
Par acte du 22 février 2022, la société Fournier a appelé en cause la société MJ Synergie-mandataires judiciaires ès qualités de liquidateur judiciaire de la société SJ concept.
Par dernière écritures en date du 25 août 2022, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Fournier sollicite de la cour de :
- constater l'absence de conclusion de la convention moratoire et subsidiairement, en prononcer la nullité ;
- confirmer le jugement sauf en ce qu'il a déduit les primes et ristournes 2020 du montant de la condamnation de SJ concept et déjà payées par Fournier et sauf à fixer au passif de la liquidation judiciaire de la société SJ concept les condamnations pécuniaires prononcées par les premiers juges ;
- débouter la société SJ concept de sa demande en paiement des ristournes et primes 2020, et la débouter de l'ensemble de ses demandes ;
- fixer au passif de la société SJ concept les créances de la société Fournier, à savoir 84 159,59 euros TTC de livraison des produits de la société Fournier, 8 415,95 euros des intérêts de retard appliqués aux factures impayées en application de l'article L441-10 du code de commerce, 4 240 euros d'indemnités forfaitaires pour frais de recouvrement en application de l'article L441-10 et 6 000 euros d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- dire et juger qu'il n'y a pas lieu à déduction des primes et ristournes 2020, lesquelles ont déjà été payées ;
- condamner la société MJ Synergie-mandataires judiciaires ès qualités à lui payer la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société MJ Synergie-mandataires judiciaires aux entiers dépens d'appel, avec distraction au profit de Mme Dormeval, avocate.
Au soutien de ses prétentions, la société intimée fait valoir que :
elle a mis en oeuvre la clause résolutoire de façon justifiée, dans la mesure où un arriéré de 84 159,59 euros subsistait à la date de la résiliation, portant sur de nombreuses factures de mi-2019, et que la rupture a eu lieu après de nombreuses mises en demeure ;
que la situation financière dégradée de la société SJ concept provenait de dépenses de structure anormalement élevées (rémunération du gérant, avec nombreuses ventes passées de façon occulte et échappant à la comptabilité) ;
une perte de confiance est survenue, dans la mesure où SJ concept a désigné un nouveau gérant en juillet 2020 sans solliciter son accord, qu'il a été découvert fin 2019 une insincérité des comptes sociaux 2017-18, à nouveau constatée en 2020, et que deux anciens salariés de la société SJ concept se sont plaints de manquement de celle-ci en qualité d'employeur (y compris d'exercice d'activité dissimulée ayant conduit le directeur de l'enseigne Socooc'c à être entendu par les services de police dans le cadre d'une enquête pénale) ;
que parallèlement à la transmission de la convention de moratoire, elle a sollicité des pièces à la société SJ concept, manifestant par là que la transmission des documents conditionnait son acceptation de la signature du contrat ;
qu'à titre subsidiaire, s'il était retenu que la convention de moratoire a été signée par la société Fournier, celle-ci doit être annulée pour dol, car des états financiers inexacts et non sincères ont été utilisés par la société SJ concept,
la société SJ concept a été placée en redressement judiciaire par jugement du 4 mai 2022 du tribunal de commerce de Saint-Etienne, puis en liquidation judiciaire par jugement du 8 juin 2022, de sorte qu'il y a lieu de mettre en cause la selarl MJ Synergie-mandataires judiciaires en la personne de M. [T], liquidateur judiciaire.
Une ordonnance en date du 27 février 2022 clôture l'instruction de la procédure.
MOTIFS ET DÉCISION
La société SJ concept soutient que la résiliation du contrat de franchise Socooc'c conclu le 31 janvier 2017 avec la société Fournier est abusive, au motif qu'un moratoire avait été convenu entre les parties et que des délais de paiement avaient été accordés.
I- Sur la validité de la convention de moratoire
Les articles 1103 et 1104 du code civil, applicables au litige, prévoient que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites, elles doivent être négociées, formées et exécutées de bonne foi.
C'est par une exacte appréciation des circonstances de la cause que les premiers juges ont considéré que la convention de moratoire adressée le 19 mai 2020 n'était pas validée ab initio, malgré sa mise en forme par la société Fournier, qui aurait pu la signer immédiatement si cela avait été son intention, mais était destinée à être validée après obtention des « états financiers et liasse fiscale 2019 », qui étaient réclamés dans le même courriel. Ces comptes, adressés le 25 mai 2020 dans une version simplifiée, ont été réclamés en version détaillée, de sorte que la société SJ concept ne pouvait ignorer que la signature du moratoire était conditionnée à ses résultats comptables. Ainsi, après étude des états financiers de la société SJ concept, la société Fournier a renoncé à parapher le moratoire accordant des délais à son cocontractant, le notifiant dans un courrier du 2 juillet 2020 "La lecture des derniers éléments financiers transmis fait apparaître notamment une nette dégradation de la perte comptable 2019 par rapport aux premiers états dont nous disposions. De plus, nous constatons que cette très lourde perte comptable 2019 fait suite à un exercice 2018 qui présentait un équilibre du compte d'exploitation. Or, le chiffre d'affaires 2019 s'est maintenu au niveau de 2018. Ainsi, nous ne comprenons pas cette brutale et lourde dégradation de vos comptes, qui demeure à ce jour inexpliquée. Dans ces conditions, je ne peux malheureusement pas marquer mon accord à l'échéancier qui avait été évoqué au cours des dernières semaines, ce dont je tenais à vous informer au plus vite. Il convient par conséquent que le montant qui nous est dû nous soit réglé dans les meilleurs délais."
Les moyens soutenus par la société SJ concept évoquant une exécution de la convention de moratoire ne font que réitérer, sans justification complémentaire utile, ceux dont les premiers juges ont connu et auxquels ils ont répondu par des motifs pertinents et exacts que la cour adopte, sans qu'il soit nécessaire de suivre les parties dans le détail d'une discussion se situant au niveau d'une simple argumentation, il convient donc de retenir que le virement de 16 000 euros réalisé par la société SJ concept ne visait qu'à se créer un élément de preuve et de tenter de forcer le consentement de la société Fournier, et ne constituait pas une exécution du moratoire, qui prévoyait un versement hebdomadaire de 1 000 euros.
II- Sur la résiliation anticipée du contrat de franchise
Ainsi que l'ont rappelé les premiers juges, le contrat de franchise signé entre les parties prévoyait dans son article 22 la possibilité de rompre de façon anticipée, en cas d'inexécution par une des parties de ses obligations. Il est précisé 'constituent notamment une inexécution des obligations du franchisé le fait pour celui-ci : de ne pas régler les sommes dues au franchiseur dans un délai de 8 jours suite à l'envoi d'une lettre recommandée avec accusé de réception portant mise en demeure. La résiliation prendra effet à la date indiquée au sein du courrier de mise en demeure.'
L'existence d'un arriéré important dans le paiement des sommes dues à la société Fournier n'est pas contestée par la société SJ concept, même si le montant des sommes réclamées est limité à 84 159,59 euros TTC de factures émises, après déduction des ristournes et primes 2020, outre les intérêts et frais.
C'est pour le surplus par une exacte appréciation des circonstances de la cause que les premiers juges ont considéré que la dette importante de la société SJ concept, à laquelle plusieurs mises en demeure ont été adressées, les 7 janvier, 11 mars, du 10 juin, et du 22 juillet 2020, justifiait la rupture anticipée du contrat de franchise aux torts de l'appelante.
En conséquence, les sommes de 84 159,59 euros TTC de factures non payées, 8 415,95 euros d'intérêts de retard, 4 240 euros d'indemnités forfaitaires seront fixées au passif de la liquidation judiciaire de la société SJ concept.
III- Sur le surplus des demandes et accessoires
Les demandes indemnitaires de la société SJ concept doivent être rejetées, celle-ci devant assumer les conséquences de sa défaillance à remplir ses engagements contractuels envers la société Fournier.
La société SJ concept succombant en son appel supportera les dépens de l'instance d'appel, outre une indemnité procédurale de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, tant en cause d'appel qu'en première instance.
PAR CES MOTIFS,
La cour, statuant publiquement, par décision réputée contradictoire,
Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a :
- constaté la résiliation anticipée du contrat de franchise liant la société Fournier à la société SJ concept, pour non-respect par la société SJ concept des dispositions contractuelles liées aux paiements,
- dit que cette résiliation anticipée prend effet au 28 septembre 2020,
- débouté la société SJ concept de l'intégralité de sa demande,
L'infirme pour le surplus, et statuant à nouveau :
Fixe au passif de la liquidation de la société SJ concept les sommes de :
- 84 159,59 euros de factures de livraison des produits de la société Fournier,
- 8 415,95 euros d'intérêts de retard arrêtés au 22 juin 2022, en application de l'article L441-10 du code de commerce,
- 4 240 euros d'indemnités forfaitaires de recouvrement en application de l'article L441-10 du code de commerce,
- 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en première instance,
- 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en cause d'appel.
Dit que les dépens seront pris en frais privilégiés de procédure, avec distraction au profit de Me Clarisse Dormeval, en application de l'article 699 du code de procédure civile.