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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 26 juin 1992, n° 89/378

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Drouot Assurance (Sté), Bernot-Breton (Sté), Ogilvy et Mather-Worldwide (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Avocats :

Me Lagrange, Me Espinosa, Me Dazet, Me Moyse, Me Lambard

T. com. Paris, le 26 oct. 1988

26 octobre 1988

La société HALL SAINT-FERDINAND (dite HSF) exploitant à Paris 17 ème arrondissement une station-service dont les cuves et volucompteurs sont sa propriété, a commandé comme d'habitude à la société TOTAL le renouvellement de son stock de carburant ; le 11 mars 1986, l'entreprise ETASSE mandatée par TOTAL a rempli la cuve d'HSF, mais des débordements de pétrole se sont produits, engendrant des dommages par infiltrations et-émanations de gaz dans les deux premiers niveaux du parking exploité en sous-sol par la société OGILVY et MATHER-WORLDWIDE, infiltrations ayant nécessité l'intervention intense des pompiers et la projection de mousses neutralisantes.

Sur assignations en responsabilité délivrées en mai et juin 1987 à la requête de la société OGILVY, le Tribunal de Commerce de Paris a, le 26 octobre 1988,

- condamné HSF à lui payer 415 907,50 francs avec intérêts au taux légal à compter du 27 mai 1987, pour l'ensemble de son préjudice outre 5 000 francs en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,

- dit que le groupe DROUOT devra garantir HSF son assuré de ces condamnations,

- condamné la société OGILVY à payer à la société TOTAL 3 000 francs en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile pour l'avoir injustement mise en cause,

- et condamné HSF aux dépens ;

C'est de ce jugement contradictoire assorti de l'exécution provisoire que le groupe DROUOT ASSURANCES est principalement appelant.

la société anonyme DROUOT ASSURANCES soutient par deux jeux d'écritures que la responsabilité de son assurée ne peut être retenue comme gardienne du carburant (article 1384 du Code Civil) et que seul le transporteur ETASSE en possédait la maîtrise jusqu'à la fin des opérations de livraison (article 1585 du code civil) ; ou que HSF se dégage de sa responsabilité par la carence du livreur équipotente à la force majeure.

Subsidiairement, l'appelante demande sa mise hors de cause, n'assurant pas les dommages immatériels causés par son assurée à autrui.

Très subsidiairement, DROUOT demande la garantie de TOTAL et d'ETASSE.

- La société HALL SAINT-FERDINAND, aux droits de laquelle vient à présent la société BERNOT-BRETON qui exploite le garage, conclut principalement comme son assureur à l'infirmation du jugement entrepris, subsidiairement au débouté de ce dernier en son refus de l'assurer des conséquences du sinistre, et à l'absence de preuve par OGILVY de certains chefs de son préjudice. Elle demande la garantir complète non seulement de DROUOT mais aussi de TOTAL et d'ETASSE ; quant à la note du service juridique TOTAL se dégageant de toute responsabilité, la société BERNOT-BRETON le dit inopposable car purement interne ;

- LA SOCIETE TOTAL conclut à la confirmation du jugement et à l'obtention par OGILVY de 15 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Elle relève en effet que la quantité de carburant livrée à la société HSF correspondait exactement à sa commande, et que c'était à cette dernière de s'assurer préalablement à la livraison que l'état de remplissage de ses cuves permettait de recevoir la quantité commandée.

La société OGILVY et MATHER-WORLDWIDE demande la confirmation des principes de responsabilité retenus par le Tribunal et de la garantie de DROUOT, mais forme appel incident pour voir accroître les dommages-intérêts alloués ; elle chiffre son préjudice commercial à 300 000 francs (et non aux 200000 francs alloués par le Tribunal), se déclarant prête à un contrôle de sa comptabilité par voie d'expertise, la destruction de ses archives à 60 000 francs, son préjudice salarial à 154 384,73 francs, et ses frais irrépétibles de défense à 10 000 francs.

Elle demande en revanche la confirmation de trois chefs de préjudice retenus par le jugement :

- 1 107,05 francs pour location de parking,

69 800,00 francs pour réparation de téléphone,

45 000,00 francs pour privation de téléphone.

- La société TRANSPORTS ETASSE, après assignation et réassignation par le groupe DROUOT, a constitué avoué et s'associe aux écritures de la société TOTAL ; elle réclame à MSF 10 000 francs par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Dans des conclusions du 19 mars 1992, ETASSE relève la déficience de la jauge dont MSF avait la propriété et la garde.

- La société BERNOT-BRETON oppose que la déficience de la jauge n'est pas démontrée.

MOTIFS DE LA COUR

Sur la responsabilité de MSF et la garantie de DROUOT

Considérant que la société OGILVY, victime d'infiltrations de carburant ne pouvant provenir, sans conteste, que de la station-service voisine et des cuves lui appartenant, a tout naturellement actionné la société exploitant ce garage ; que, sans qu'il y ait lieu, vis-à-vis de la victime, à vérifier si le carburant excédentaire ayant débordé des cuves de la société HSF pouvait avoir vu sa garde transférée à cette dernière ou maintenue à la société TOTAL ou au livreur, il suffit de relever le trouble anormal de voisinage causé par l'exploitant du garage et d'en déduire sa responsabilité ;

Qu'un tel fondement évoqué par la société OGILVY devant le Tribunal et pourtant omis par lui, est à nouveau repris devant la Cour, dans le cadre de l'article 544 du code civil ; qu'il doit être retenu en dehors même de la notion de faute longuement débattue par les parties et inopposable à la victime et en l'absence de cause étrangère ou force majeure prouvée ;

Considérant que le groupe DROUOT, lié à HSF par une police d'assurance multirisques professionnels de l'automobiles, conteste l'étendue que le Tribunal à donné à sa garantir : l'ensemble des préjudices causés à OGILVY, au motif que le contrat numéro 1/5-950 834-01 en ses conditions générales exclurait les dommages immatériels non-consécutifs à un dommage matériel garanti ;

Or, considérant que l'article 15 de ces conditions précise notamment que la Compagnie garantit l'assuré "contre les conséquences pécuniaires de la responsabilité civile qu'il peut encourir à raison des dommages corporels, matériels et immatériels consécutifs à un dommage garanti causé à autrui du fait de l'exploitation de l'établissement" ; que cette assurance s'applique non seulement aux dommages causés par l'assuré, sa famille ou ses préposés, pendant l'exécution des travaux de la profession, mais "aux dommages causés par les immeubles, ou partie d'immeubles et objets nécessaires à l'exploitation, notamment mobilier, enseignes, outillage, matériel y compris les appareils de distribution de carburants" ;

Que le garage DROUOT cependant entend limiter ou exclure sa garantie au motif (sic) que sont exclus "les dommages matériels, c'est-à-dire pécuniaires non consécutifs à un dommage matériel garanti" ; qu'un tel moyen, de nature divinatoire, semble simplement oublier que les pertes d'exploitation et autres dommages immatériels déplorés par la société OGILVY ne sont que la conséquence directe du dommage matériel garanti causé aux parking qu'elle utilise en sous-sol de la station-service ;

Considérant en conséquence que DROUOT soulève des exceptions contractuelles inopérantes.

SUR LES RECOURS DE DROUOT et d'HSF

Considérant que le Groupe DROUOT, tenu de garantir HSF de toutes les conséquences préjudiciables à OGILVY du débordement de ses cuves est recevable comme subrogé dans les droits de son assuré garanti ou en même temps que celui-ci à se retourner contre la société ETASSE et la société TOTAL auxquelles il attribue la responsabilité du sinistre.

Considérant que la société TOTAL a fait dresser un rapport d'incident de livraison où il est précisé "Il semble que le pompiste ait été trompé dans l'appréciation du creux existant (dans la cuve à remplir) au moment où il passé sa commande par une jauge pneumatique qui ne fonctionnait pas correctement, ce que j'ai pu constater sur place" ; que, sujette à caution en ce qu'elle émane d'une partie au procès et n'a pas été complétée par des constatations objectives ou contradictoires, une telle explication même confortée par une note de la compagnie TOTAL à destination de ses chauffeurs livreurs, ne saurait suffire à établir la responsabilité du propriétaire de la cuve HSF ;

Que, sans doute conforme aux difficultés réelles de contrôle simultané du débit de carburant à la source (citerne du camion) et du remplissage à la jauge et au trou d'homme de la cuve, cette note précise que "les quantités commandées sont de la seule responsabilité du client, car ses besoins fluctuent en fonction de ses ventes ; et que ses chauffeurs ont comme stricte consigne de ne jamais effectuer le jaugeage de la cuve du client" ; qu'il n'en demeure pas moins que la compagnie ne justifie pas avoir porté cette note interne à la connaissance des exploitants de ses stations-services, et reconnaît elle-même dans son rapport que le chauffeur de la société ETASSE a constaté, sans s'être pour autant alerté, une réduction du débit peu avant le débordement et le blocage du limitateur ;

Considérant en conséquence qu'en l'absence d'apport aux débats d'éléments objectifs, il convient de revenir aux principes de droit régissant le transfert de la garde, du carburant, sans tirer conséquence d'un paiement spontanné par HSF de la facture de neutralisation du sinistre.

Or, considérant qu'aux termes de l'article 1585 du code civil, pour les choses de genre, vendues au poids ou à la mesure, et non en bloc, le transfert de propriété est reporté à l'individualisation, c'est-à-dire au moment où elles deviennent corps certain ; que dès lors, le sinistre s'étant déclaré alors que la quantité de carburant n'était pas encore déterminée, en cours de dépotage, le transfert de sa propriété n'avait pas encore eu lieu et la société TOTAL en avait conservé la propriété :

Que cette dernière, ayant chargé la société ETASSE d'en assurer la livraison, lui en avait confié la garde et les risques ;

que le livreur avait la maîtrise des appareils assurant le débit du carburant et en permettant l'arrêt et détenait ainsi la garde du produit excédentaire générateur des dommages ;

Considérant en conséquence que la société ETASSE doit garantir DROUOT et BERNOT-BRETON des condamnations prononcées à leur encontre et la société TOTAL, en l'absence de recours du livreur à son encontre et de maîtrise du carburant livré, doit être mise hors de cause ;

SUR LES PREJUDICES DE LA SOCIETE OGILVY

Considérant que l'interdiction de l'accès au parking à engendré un préjudice de jouissance pendant une semaine, que le Tribunal a justement indemnisé par le quart des loyers, soit 1107,05 francs hors taxes ;

Que de même, contrairement à ce qu'affirme le Groupe DROUOT, sont justifiés les frais de remise en état de l'installation téléphoniques (69800 francs taxes) et, en fonction du coût mensuel des redevances téléphoniques, une somme de 45 000 francs pour la privation de l'usage de lignes téléphoniques (voir 24 factures de téléphone communiquées) ;

Considérant que c'est à bon droit que le Tribunal, se refusant à homologuer un calcul purement théorique de la société OGILVY concernant la perte de salaires payés sans contrepartie pendant la journée de traitement du sinistre et le coût des heures supplémentaires, a alloué une somme forfaitaire de 100 000 francs (et non les 154 384 francs réclamés) ; que de même en a - t - il été pour un préjudice commercial, réduit des 300 000 francs réclamés à 200 000 francs, distinct de manière indiscutable des frais de personnel sus-évoqués ;

Qu'en effet, s'agissant d'une importante agence de publicité, OGILVY a eu en 1985 un bénéfice net de 3 389 705 francs ; qu'une baisse d'activité générée par le sinistre est compensée globalement et justement par ces 200 000 francs ;

Considérant en revanche qu'à tort le Tribunal a écarté intégralement le principe d'une indemnisation des pertes d'archives, au motif que l'estimation en est difficile ; que ce préjudice, chiffré par la victime à 60 000 francs, doit être indemnisé par une somme de 40 000 francs ;

Considérant en conséquence que l'indemnité globale due à la société OGILVY atteint 455 907,05 francs ;

Qu'en équité, autre les 5 000 francs alloués par le Tribunal au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, cette société est fondée à obtenir au même titre en appel la somme de 8 000 francs ; que, sur le même fondement, il convient d'exclure l'indemnisation de la société TOTAL ;

PAR CES MOTIFS

Réformant partiellement le jugement du 26 octobre 1988 et statuant à nouveau sur l'ensemble des prétentions des parties,

Condamne la société BERNOT-BRETON aux droits de la société HALL-SAINT-FERDINAND à payer à la société OGILVY and Mather-Worlwide la somme de 455 907,05 francs, outre les intérêts au taux légal à compter du 27 mai 1987 date de l'assignation à titre de dommages - intérêts supplémentaires, 5 000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile pour la première instance et 8000 francs au même titre pour la procédure d'appel ;

Condamne la société DROUOT ASSURANCES à garantir la société BERNOT-BRETON de l'intégralité de ces condamnations ;

Accorde recours et garantie à la société BERNOT-BRETON et à la société DROUOT de ces condamnations, à l'exception des indemnités au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, contre la société ETASSE ;

Met la société TOTAL hors de cause ;

Déboute la société TOTAL de ses demandes, tant en première instance qu'en appel, fondées sur l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ;

Déboute les parties de toutes leurs autres demandes complémentaires ou contraires ;

Condamne la société ETASSE aux dépens de première instance et d'appel, sauf à ceux engagés par DROUOT, qui resteront à sa charge ;

Reconnaît à la société civile professionnelle d'avoués BERNABE, et à la société civile professionnelle d'avoués GOIRAND le droit de re couvrement direct contre la société ETASSE dans les conditions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.