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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 8, 16 décembre 2022, n° 20/18633

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

AB2 (SAS)

Défendeur :

Yacast France (SAS), Mobile Search Holding (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Hébert-Pageot

Conseillers :

Mme Dubois-Stevant, Mme Texier

Avocats :

Me Grappotte-Benetreau, Me Guerre, Me Touny

T. com. Paris, 16e ch., du 9 oct. 2020, …

9 octobre 2020

FAITS ET PROCÉDURE :

La SAS Yacast France, ayant pour activité la constitution de bases de données sur les contenus diffusés par les médias, était présidée par M. [D] et son capital détenu :

- à 51 % par la société de droit luxembourgeois Mobile Search Holding (MSH), dont l'actionnaire majoritaire et le président était M. [D] ;

- à 49 % par la société de droit anglais Yacast Limited, ayant pour seul actif sa participation dans la société Yacast France et dont le capital était détenu par 7 actionnaires : la société AB2 (à hauteur de 35 %), la société Les Échos et MM. [U], [H], [M], [D] et [W].

Le 22 septembre 2014, l'assemblée générale extraordinaire (AGE) de la société Yacast France a voté à l'unanimité une réduction du capital à zéro motivée par des pertes suivies d'une augmentation de capital par incorporation du compte courant de la société MSH, créditeur de 432 000 euros.

A l'issue de cette opération, la société MSH est devenue actionnaire unique de la société Yacast France. Elle a ensuite cédé 5 % du capital à MM. [P] et [B] (soit 10 % au total) et 0,5 % à MM. [H] et [M] (soit 1 % au total).

Le 28 novembre 2016, la société AB2 a assigné les sociétés Yacast France et MSH ainsi que MM. [D], [P], [B], [H] et [M] en vue, dans le dernier état de ses prétentions, de voir, à titre principal, annuler l'AGE du 22 septembre 2014, réintégrer la société Yacast Ltd dans ses droits d'actionnaires et condamner les défendeurs à lui payer 100 000 euros de dommages et intérêts et, à titre subsidiaire, condamner solidairement ces derniers à lui payer 2 551 316 euros de dommages et intérêts.

Les défendeurs ont soulevé le défaut de qualité et d'intérêt à agir de la société AB2, au motif que cette dernière n'était pas un associé de la société Yacast France.

Par jugement du 9 octobre 2020, le tribunal de commerce de Paris a déclaré recevable l'action de la société AB2, a débouté cette dernière de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer la somme globale de 20 000 euros aux défendeurs en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

La société AB2 a relevé appel du jugement selon déclaration du 18 décembre 2020 en intimant les sociétés Yacast France et MSH ainsi que MM. [D], [M], [H] et [U].

Par conclusions n° 2 déposées au greffe et notifiées par voie électronique le 17 septembre 2021, la société AB2 demande à la cour :

- d'infirmer le jugement et, statuant à nouveau :

- de déclarer ses demandes recevables ;

- de condamner solidairement les intimés à lui verser la somme de 2 551 316 euros de dommages et intérêts ;

- d'ordonner si nécessaire une expertise judiciaire pour évaluer la valeur des parts de la société Yacast à la date la plus proche de l'arrêt à intervenir ainsi que l'évolution probable de la valeur de ses parts à l'avenir ;

- de condamner la société MSH et MM. [D], [M], [H] et [U] à lui payer la somme de 100 000 euros de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral;

- de débouter les intimés de l'ensemble de leurs demandes ;

- de dire que les condamnations prononcées produiront des intérêts au taux légal à compter du 2 février 2012 et d'ordonner la capitalisation des intérêts ;

- de condamner solidairement les intimés à lui verser la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du même code.

Suivant conclusions n° 2 déposées au greffe et notifiées par voie électronique le 19 octobre 2021, les sociétés Yacast France et MSH et MM. [D], [M], [H] et [U] demandent à la cour :

- à titre principal, d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré l'action de la société AB2 recevable et, statuant à nouveau, de déclarer cette dernière irrecevable en son action ;

- à titre subsidiaire, de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes de la société AB2 et l'a condamnée à payer aux défendeurs la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- en tout état de cause :

* de condamner la société AB2, en application de l'article 559 du code de procédure civile, à payer à MM. [D], [M], [H] et [U] la somme de 50 000 euros chacun et à la société Yacast France celle de 100 000 euros pour appel abusif ;

* de condamner la société AB2 à payer à MM. [D], [M], [H] et [U] la somme de 5 000 euros chacun en application de l'article 700 du code de procédure civile, outre aux dépens dont distraction au profit de la SCP Pellerin Di Maria Guerre en application de l'article 699 du même code.

SUR CE,

A titre liminaire, il convient de relever que, dans ses dernières conclusions, la société AB2 a abandonné ses demandes, présentées en première instance, tendant à voir annuler l'AGE du 22 septembre 2014 et réintégrer en conséquence la société Yacast Limited dans ses droits d'associé de la société Yacast France en expliquant cette évolution par le caractère désormais irréversible de la radiation de la société Yacast Ltd du registre des sociétés anglais.

- Sur la recevabilité de l'action de la société AB2

Au soutien de la fin de non-recevoir qu'ils soulèvent, les intimés font valoir :

- que la société AB2, à défaut d'être actionnaire de la société Yacast France, n'a ni qualité, ni intérêt pour demander la nullité de l'AGE du 22 septembre 2014 et est en conséquence sans qualité pour demander l'allocation de dommages et intérêts ;

- que si l'article L. 227-9 du code de commerce ouvre l'action en nullité à « tout intéressé », l'intérêt de la société AB2 est hypothétique et en tout état de cause indirect ;

- que la demande de la société AB2 en nullité de l'AGE tend à la réintégration de Yacast Ltd dans sa qualité d'actionnaire de Yacast France et s'analyse donc en une action ut singuli dont les conditions, régies par le droit anglais, n'étaient pas réunies.

La société AB2 réplique :

- que son action en nullité de l'AGE était recevable en application de l'article L. 227-9, alinéa 4, du code de commerce, qui ouvre l'action en nullité des assemblées générales des SAS à tout intéressé, et qu'elle avait un intérêt dès lors, d'une part, que « les participations qu'elle détenait ont été annulées sans qu'il lui soit permis de conserver une participation dans la société Yacast France » et, d'autre part, que la dissolution de la société Yacast Limited intervenue le 10 mars 2015 n'était pas définitive en application du droit anglais, tout intéressé pouvant solliciter le rétablissement de cette société pendant six ans ;

- qu'elle est recevable à solliciter des dommages et intérêts en réparation des fautes commises à son préjudice sur le fondement des dispositions de l'article 1240 du code civil.

L'article L. 227-9 du code de commerce, applicable aux sociétés par actions simplifiées, dispose :

« Les statuts déterminent les décisions qui doivent être prises collectivement par les associés dans les formes et conditions qu'ils prévoient.

Toutefois, les attributions dévolues aux assemblées générales extraordinaires et ordinaires des sociétés anonymes, en matière d'augmentation, d'amortissement ou de réduction de capital, de fusion, de scission, de dissolution, de transformation en une société d'une autre forme, de nomination de commissaires aux comptes, de comptes annuels et de bénéfices sont, dans les conditions prévues par les statuts, exercées collectivement par les associés.

Dans les sociétés ne comprenant qu'un seul associé [...].

Les décisions prises en violation des dispositions du présent article peuvent être annulées à la demande de tout intéressé. »

Ce texte se borne, en matière d'augmentation et de réduction de capital, à imposer une prise de décision par la collectivité des associés et à ouvrir à tout intéressé l'action en nullité d'une décision contrevenant à cette obligation.

La société AB2 ne prétendant pas que les décisions prises par l'AGE du 22 septembre 2014 l'aient été par un organe autre que la collectivité des associés, c'est de manière inopérante qu'elle invoque les dispositions de l'article L. 227-9, alinéa 4, du code de commerce.

Il résulte des articles 31, 32 et L. 235-1 du code de commerce que l'action en nullité d'une délibération d'une société commerciale affectée d'un vice de portée générale est ouverte à toute personne justifiant d'un intérêt légitime, tandis que la nullité ayant pour objet la protection d'intérêts particuliers ne peut être invoquée que par la personne ou le groupe de personnes dont la loi assure la protection.

La société AB2 invoque une fraude ayant pour but de l'évincer de la participation qu'elle détenait par l'intermédiaire de la société Yacast Limited dans le capital de la société Yacast France au profit d'une prise de participation directe des anciens actionnaires de la société Yacast Limited dans le capital de la société Yacast France et qui résulte :

- d'une violation frauduleuse des dispositions légales et statutaires en matière d'augmentation et de réduction de capital commise lors de l'AGE du 22 septembre 2014, caractérisée :

* par l'absence d'atteinte de la majorité des 2/3 exigée par les statuts en raison de l'irrégularité du vote de la société Yacast Limited lors de l'AGE, cette irrégularité résultant du défaut de pouvoir de M. [D] pour représenter la société Yacast Limited, de l'absence de consultation préalable de l'assemblée générale extraordinaire des actionnaires de la société Yacast Limited et de l'absence d'accord préalable donné par la société AB2 en violation du pacte conclu entre les actionnaires de la société Yacast Limited ;

* par la violation du droit préférentiel de souscription de la société Yacast Limited.

- d'un abus de majorité frauduleux en ce que le coup d'accordéon n'était pas conforme à l'intérêt social de la société Yacast France et a été décidé dans le but de favoriser l'actionnaire majoritaire, la société MSH, au détriment de l'actionnaire minoritaire, la société Yacast Limited ;

- de l'acquisition, par des anciens actionnaires de la société Yacast Limited, postérieurement au coup d'accordéon, d'actions de la société Yacast France cédées par la société MSH.

Sous le couvert d'une fraude à ses droits, la société AB2 critique en réalité la validité de l'AGE du 22 septembre 2014 en ce que les décisions prises l'auraient été en violation des règles relatives aux conditions de majorité prévues par les statuts de la société Yacast France, en méconnaissance du droit préférentiel de souscription de cette dernière et au prix d'un abus de majorité commis au préjudice de la même.

La nullité recherchée se fonde dès lors sur la violation de règles protégeant les intérêts des actionnaires de la société Yacast France auxquels s'ajoutent, pour l'abus de majorité, ceux de la société Yacast France.

Il en résulte qu'en tant qu'actionnaire de la société Yacast Limited, la société AB2 n'avait pas qualité pour agir en nullité de l'AGE des actionnaires de la société Yacast France du 22 septembre 2014.

En revanche, la société AB2 avait qualité et intérêt pour assigner les sociétés Yacast France et MSH ainsi que MM. [D], [M], [H], [U] et [B] en responsabilité délictuelle à l'effet, indépendamment de la nullité de l'AGE du 22 septembre 2014, d'obtenir réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi à raison des fautes commises par les défendeurs.

En conséquence, il convient d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré recevable l'action en nullité de l'AGE du 22 septembre 2014 et rejeté la demande d'annulation et, statuant à nouveau, de déclarer l'action de la société AB2 irrecevable en ce qu'elle tend à la nullité de l'AGE du 22 septembre 2014 et recevable pour le surplus.

- Sur les demandes de dommages et intérêts formées par la société AB2

La société AB2 soutient que :

- M. [D] et la société MSH ont « volontairement mis en place un schéma pour abuser de leur droit et commettre une fraude à [ses] droits » consistant à avoir réalisé une opération de coup d'accordéon « en parfaite violation des dispositions légales et statutaires applicables » et « en fraude [de ses] droits » (étant précisé que les éléments caractérisant, selon la société AB2, la violation et la fraude alléguées correspondent à ceux mentionnés lors de l'examen de la recevabilité de l'action) ;

- que MM. [M], [H], [U] et [B] étaient tous personnellement actionnaires de la société Yacast Limited et sont devenus directement actionnaires de la société Yacast France en acquérant des actions de la société MSH, « alors qu'il[s] aurai[en]t pu investir par le biais de la société Yacast Limited pour demeurer actionnaires de la société Yacast France », ce qu'ils ont refusé, prenant ainsi part à son exclusion des sociétés Yacast Limited et Yacast France.

Elle expose que son préjudice financier tient à son éviction abusive « de la société Yacast France » et à la perte totale et définitive de son investissement, que celui-ci doit être indemnisé « sur la base de la valeur qu'aurai[en]t ses parts à la date de l'arrêt à intervenir et sur la base d'une perte de chance d'avoir pu bénéficier d'une augmentation future de [...] cette valeur et de la perte de chance de recouvrer son investissement » et qu'à défaut d'information donnée par les intimés sur la valeur de la société Yacast France, le montant des dommages et intérêts « peut » être fixé à l'équivalent des sommes investies par elle dans « la société Yacast France » qui s'élèvent à 2 551 316 euros « à parfaire ».

Enfin, elle indique qu'il y a lieu de condamner les intimés à lui verser la somme de 100 000 euros « en réparation du préjudice moral que lui a causé son exclusion frauduleuse de l'actionnariat des sociétés Yacast Limited et Yacast France ».

A titre liminaire, il convient de relever que la société AB2 n'a pas été évincée de la société Yacast France, dont elle n'était pas actionnaire, et que les sommes investies dont elle fait état ne l'ont pas été dans la société Yacast France mais pour acquérir des actions de la société Yacast Limited.

Il doit également être observé que la société AB2 n'étant pas actionnaire de la société Yacast France, le seul préjudice financier qu'elle est susceptible d'avoir subi à la suite du coup d'accordéon est une perte de la valeur de sa participation dans la société Yacast Limited.

Cette perte, outre qu'elle n'est que latente, ne résulte pas directement de l'annulation des actions des anciens actionnaires de la société Yacast France, subie uniquement par ces derniers, mais de l'incidence de ladite annulation sur la valeur des actions de la société Yacast Limited.

La préjudice financier allégué par la société AB2 est donc, à la fois, hypothétique et indirect, de sorte que la demande de réparation formée de ce chef ne peut qu'être rejetée.

Sur le préjudice moral, c'est inexactement que la société AB2 affirme avoir, à la suite du coup d'accordéon, été évincée de sa qualité d'actionnaire de la société Yacast France, qu'elle n'a jamais eue, et de sa qualité d'actionnaire de la société Yacast Limited, qu'elle a conservée. En outre, la société AB2 ne précise pas en quoi consiste le préjudice moral dont elle fait état.

Le préjudice moral allégué n'étant pas démontré, il n'y a pas lieu à indemnisation de ce chef.

En conséquence, il convient de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes de dommages et intérêts.

- Sur la demande de dommages et intérêts pour appel abusif formée par les intimés (à l'exception de la société MSH) en application de l'article 559 du code de procédure civile

Les intimés demandeurs, qui estiment eux-mêmes que la procédure engagée par la société AB2 en 2016 procède de « l'exercice légitime d'un droit d'ester en justice », invoquent uniquement le caractère abusif de l'appel en faisant valoir que la société AB2 n'a entrepris aucune démarche pour obtenir la réinscription de la société Yacast Limited au registre des sociétés anglais avant la date limite du 10 mars 2021, ce dont ils déduisent que l'intention de la société AB2 était de tirer profit d'une situation d'aubaine résultant des efforts des actionnaires de la société Yacast France en exerçant une pression judiciaire.

L'appel tendait non seulement à obtenir l'annulation de l'AGE des actionnaires de la société Yacast France du 22 septembre 2014 - dans le but d'obtenir la réintégration de la société Yacast Limited dans ses droits d'actionnaire - mais aussi à l'indemnisation du préjudice subi par la société AB2 indépendamment de toute annulation.

Dès lors, l'absence de démarche entreprise par la société AB2 pour éviter la radiation de la société Yacast Limited du registre des sociétés et ainsi conserver un objet à sa demande d'annulation n'établit pas le caractère abusif de l'appel.

L'abus allégué n'étant pas démontré, la demande de dommages et intérêts sera rejetée.

- Sur les dépens et frais irrépétibles

La société AB2, qui succombe, sera tenue aux dépens de première instance, le jugement étant confirmé de ce chef, et d'appel.

Elle sera également condamnée, en application de l'article 700 du code de procédure civile, à payer aux intimés personnes physiques, pris ensemble, la somme de 7 000 euros et ce, en sus celle de 20 000 euros allouée en première instance.

PAR CES MOTIFS,

Infirme le jugement en ce qu'il a déclaré recevable l'action de la SAS AB2 et débouté cette dernière de sa demande d'annulation de l'assemblée générale extraordinaire des actionnaires de la société Yacast France du 22 septembre 2014,

Le confirme pour le surplus,

Statuant des chefs infirmés et y ajoutant,

Déclare irrecevable l'action de la société AB2 en ce qu'elle tend à l'annulation de l'assemblée générale extraordinaire des actionnaires de la société Yacast France du 22 septembre 2014 et recevable en ce qu'elle tend à obtenir des dommages et intérêts indépendamment de cette annulation,

Rejette les demandes de dommages et intérêts pour appel abusif formées par la société Yacast France et MM. [K] [D], [X] [M], [S] [H] et [G] [U],

Condamne la société AB2, en application de l'article 700 du code de procédure civile, à payer à MM. [K] [D], [X] [M], [S] [H] et [G] [U] la somme globale de 7 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés par ces derniers à hauteur d'appel,

Condamne la société AB2 aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés par la SCP Pellerin Di Maria Guerre conformément à l'article 699 du code de procédure civile.