TA Paris, 3e ch., 11 mars 2020, n° 1710969/1-3
PARIS
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perfettini
Rapporteur public :
M. Hanry
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire complémentaire respectivement enregistres le 7 juillet 2017 et le 15 décembre 2017, la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS, représentée par le Cabinet Fidal agissant par Me Schmitt, demande au Tribunal :
1°) de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés mises à sa charge au titre des exercices clos en 2012 et 2013 ainsi que des majorations y afférentes ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La société requérante soulève les moyens suivants :
- les articles 16 et 19 de ses statuts ne sont pas contradictoires, contrairement à ce qu'a estimé le service, dès lors que l'article 16 traduit la volonté de laisser à l'associée majoritaire le pouvoir de choisir et désigner le président parmi ses employés tandis que l'article 19 liste à titre indicatif les décisions relevant de l'assemblée générale ;
- les rémunérations accordées aux présidents successifs sont donc conformes aux statuts et aux décisions collectives de la société;
- ces rémunérations ont été valablement prises en charge par elle dès lors que, s'ils se cumulaient, le mandat social et le contrat de détachement des présidents successifs concernaient deux société distinctes, soit, d'une part, la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS pour le mandat social et la société Sojitz Corporation pour le contrat de travail, d'autre part ;
- les présidents successifs étaient des salariés de l'associée majoritaire, la société Sojitz Corporation et non des dirigeants de cette dernière ;
- les contrats de détachement étaient parfaitement conformes au droit du travail ;
- ces contrats ont été conclus exclusivement en vue de l'exercice du mandat social de président par chacun des intéressés ;
-la jurisprudence admet qu'une personne détachée pour exercer un mandat social continue à être liée par un contrat de travail, sous réserve qu'elle se trouve liée à son employeur par une relation de de subordination ;
- il est admis au sein d'un groupe qu'un mandat social dans une filiale soit exercé en vertu d'un contrat de travail avec la société mère ;
- les présidents de la société ont ainsi cumulé, au cours de la période vérifiée, d'une part, un contrat de travail en vertu duquel ils étaient rémunérés, d'autre part, un mandat social qui ne l'était pas, conformément aux décisions des assemblées générales ;
- eu égard à l'ensemble de ces éléments, l'administration n'établit pas que la prise en charge par la société de la rémunération de ses présidents procédait d'un acte anormal de gestion.
Par deux mémoires en défense, enregistres le 21 novembre 2017 et le 2 mars 2018, l'administrateur général des finances publique en charge de la direction de contrôle fiscal Ile-de-France conclut au rejet de la requête.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu:
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales,
- et le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique : le rapport de Mme Perfettini, les conclusions de M. Hanry, rapporteur public,
et les observations de Me Gibon, substituant Me Schmitt et représentant la SAS Kyowa Synchro Technology Europe.
Considérant ce qui suit :
1. La société par actions simplifiée (SAS) Kyowa Synchro Technology Europe, dont le nom commercial est KSTE SAS, a été constituée en 2005 par les sociétés japonaises Sojitz Corporation et Kyowa Metal Works Co LTD en vue d'exploiter en France et dans l'Union européenne un brevet industriel déposé par la société Kyowa Metal Works Co LTD et portant sur la fabrication et la commercialisation d'un synchroniseur de boîte de vitesse. Le capital de la SAS Kyowa Synchro Technology Europe est détenu à hauteur de, respectivement, 51 % par la société Sojitz Corporation et 49 % par Kyowa Metal Works Co LTD. La SAS Kyowa Synchro Technology Europe a fait l'objet en 2014 d'une vérification de comptabilité portant sur la période du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2013, étendue au 30 septembre 2014 en matière de taxe sur la valeur ajoutée. A l'issue des opérations de vérification, des rectifications en matière d'impôt sur les sociétés ont été notifiées à la SAS Kyowa Synchro Technology Europe selon la procédure contradictoire, par proposition de rectification en date du 18 mai 2015, à raison, notamment, en matière d'impôt sur les sociétés, de la remise en cause de la comptabilisation en charges déductibles des sommes correspondant à la rémunération en salaires et avantages en nature des deux présidents qui s'étaient succédé en 2012 et 2013, refacturés à la SAS Kyowa Synchro Technology Europe par la société Sojitz Corporation. Après le rejet de sa réclamation, par décision du 11 mai 2017, la SAS Kyowa Synchro Technology Europe a introduit devant le tribunal la présente requête. Elle ne conteste que les compléments d'impôt résultant du rejet de la prise en compte de la rémunération de ses présidents successifs, pour un montant total en droits et pénalités de 190 398 euros, dont elle demande la décharge.
Sur le bien-fondé des impositions :
En ce qui concerne la charge de la preuve :
2. L'administration fiscale, par lettre du 15 septembre 2016, a indiqué à la SAS Kyowa Synchro Technology Europe qu'elle maintenait les rehaussements en dépit de l'avis en date du 14 juin 2016 par lequel la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires de Paris, tout en estimant que la solution du litige posait une question de droit ne relevant pas de sa compétence, avait, au vu des éléments de fait de l'affaire, considéré que la rémunération des dirigeants ne présentait pas le caractère d'un acte anormal de gestion et proposé l'abandon des rehaussements. L'administration, qui n'a pas suivi cet avis, supporte, de ce fait, la charge de la preuve.
3. En outre, la comptabilisation en charges des reversements effectues par la SAS Kyowa Synchro Technology Europe au profit de la société Sojitz Corporation a été qualifiée d'acte anormal de gestion par l'administration fiscale. Il appartient en conséquence à cette dernière, qui n'a pas à se prononcer sur l'opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, d'établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ce caractère anormal.
En ce qui concerne l'acte anormal de gestion résultant de la rémunération du président de la société :
4. Lors de la vérification de comptabilité de la SAS Kyowa Synchro Technology Europe, le service a constaté que la société avait réglé les rémunérations directes ou indirectes des présidents en fonction en 2012 et 2013 au vu des factures émises par la société Sojitz Corporation en vertu d'une convention de transfert d'employés, et avait déduit de ses résultats le montant de ces factures, pour les sommes de 273 710 euros en 2012 et de 257 740 euros en 2013, alors que le procès-verbal d'une assemblée générale des associés en date du 29 mars 2012 ne mentionnait aucune résolution relative à la rémunération du président alors reconduit dans ses fonctions et que le procès-verbal de l'assemblée générale annuelle du 27 mars 2013 contenait une résolution excluant toute rémunération du président nommé à cette date et n'envisageant que le remboursement de frais exposés à l'occasion de l'exercice de ses fonctions par ce dernier. Le service a, également, relevé que l'article 16 des statuts de la société prévoyait que (...) " Le président est désigné par décision de Sojitz Corporation ".( ) La rémunération du président est fixée chaque année par décision de Sojitz Corporation" alors que l'article 19 des mêmes statuts stipulait que "les associés prennent les décisions suivantes : (...) nomination, révocation du Président, étendue de ses pouvoirs, fixation de sa rémunération", et qu'il en résultait une contradiction quant à la responsabilité de la désignation du président et de la rémunération de ce dernier. En outre, sans contester l'existence d'une convention de transfert d'employés, le service a estimé que les présidents successifs n'occupaient pas des fonctions distinctes de celles de mandataires sociaux justifiant leur rémunération en qualité de salariés de la société Sojitz Corporation et que les versements effectués à leur profit par la société soeur française SAS Kyowa Synchro Technology Europe ne pouvaient ainsi être regardés comme relevant d'une gestion commerciale normale. Au stade ultérieur de la procédure, tant au niveau du recours hiérarchique que de l'interlocution départementale et de la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires, le service a maintenu cette position.
S'agissant du cadre légal :
5. En vertu, d'une part, des dispositions combinées des articles 38 et 209 du code général des impôts, le bénéfice imposable à l'impôt sur les sociétés est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l'entreprise, à l'exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion normale. En outre, aux termes de l'article 39 du code général des impôts ; "1. Le bénéfice net est établi sous déduction de toutes charges". Constitue un acte anormal de gestion l'acte par lequel une entreprise décide de s'appauvrir à des fins étrangères à son intérêt.
6. Aux termes, d'autre part, de l'article L. 227-5 du code de commerce relatif aux sociétés par actions simplifiées : "Les statuts fixent les conditions dans lesquelles la société est dirigée" tandis que l'article L. 227-9 du même code dispose : "Les statuts déterminent les décisions qui doivent être prises collectivement par les associés dans les formes et conditions qu'ils prévoient".
S'agissant des statuts :
7. La société requérante soutient que les articles 16 et 19 de ses statuts, cites au point 4 ci-dessus, ne sont pas contradictoires mais complémentaires et que si le président est désigné par la société Sojitz Corporation, sa nomination ne peut être effective qu'après décision des associés. Aucune distinction n'est faite par elle entre les notions de désignation et de nomination, ce que n'a pas entendu contester le service. Toutefois, ainsi que l'a observé ce dernier, l'article 16 des statuts mentionne la seule société Sojitz Corporation, et non les associés, excluant ainsi le second associé, la société Kyowa Metal Works Co LTD. Si la société requérante allègue que cet article 16 traduit la volonté des associés de laisser à la société Sojitz Corporation, associée majoritaire, le pouvoir de choisir, parmi ses salariés, le président de la société, quand l'article 19 ne "liste" qu'" à titre indicatif" les décisions qui relèvent de l'assemblée générale, à laquelle serait ainsi laissée la possibilité de "nommer" le président et donc de valider la désignation de ce dernier, aucune des énonciations de ces articles ou d'autres articles des statuts ne fait clairement ressortir une telle volonté des associés. La SAS Kyowa Synchro Technology Europe, a, au demeurant, indiqué dans sa réclamation faisant suite à la mise en recouvrement des impositions que la nomination du président, "même si elle relève de Sojitz Corporation doit être entérinée par une décision d'Assemblée générale pour pouvoir être enregistrée au Registre du commerce et être opposable aux tiers", confirmant ainsi que l'article 19 de ses statuts ne présente pas un caractère subsidiaire. Dès lors et à supposer même que les articles 16 et 19 des statuts de la société Kyowa Metal Works Co LTD soient complémentaires, il n'en ressort pas qu'un seul des associés puisse prendre unilatéralement, fût-ce par le biais d'une convention de gestion passée avec la SAS Kyowa Synchro Technology Europe, la décision de rémunérer le président, comme cela a été le cas en l'espèce.
S'agissant des décisions d'assemblée générale :
8. Pour contester l'existence d'un acte anormal de gestion, la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS soutient, encore, que les rémunérations accordées aux deux présidents sont conformes aux décisions des associés. Toutefois, dans le cas d'une difficulté d'interprétation des statuts, il convient de se rapporter à la volonté commune des associés. En l'espèce et ainsi qu'il a été dit au point 4., les associés, dans leur décision du 29 mars 2012, n'ont fixé aucune rémunération et, dans leur décision du 27 mars 2013, ont expressément exclu par une résolution particulière toute rémunération du président nommé à cette date, à l'exception des remboursements de frais. C'est donc à bon droit que le service a estimé que la société Sojitz Corporation avait pris, sans recueillir l'approbation de son associée, la société Kyowa Metal Works Co LTD, la décision de rémunérer les présidents successifs de la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS et avait ainsi méconnu la volonté commune des associés, telle qu'elle était ressortie des décisions d'assemblée générale et qui était de conserver à ces fonctions un caractère gratuit.
S'agissant des conventions de détachement et des contrats de travail :
9. Pour contester la position du service, la société requérante soutient enfin, devant le Tribunal comme elle l'a fait devant l'administration fiscale, que le service a commis une erreur dans son analyse de la situation de cumul d'un contrat de travail et d'un mandat social. Elle se prévaut, à ce sujet, de la convention de transfert d'employés passée avec la société Sojitz Corporation, en vertu de laquelle la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS assure le règlement des salaires des employés transférés. Elle invoque également l'existence des contrats de travail liant les présidents, dont le détachement devait être limité à deux ans, à leur employeur, la société Sojitz Corporation. Elle indique, enfin, que les présidents successifs ont pu ainsi valablement cumuler au cours de la période vérifiée un contrat de travail conclu avec la société Sojitz Corporation, pour lequel ils percevaient une rémunération, et un mandat social à raison duquel ils ne bénéficiaient d'aucune rémunération.
10. Le service ne conteste ni l'existence des conventions de transfert d'employés, ni celle des contrats de travail. Il admet que l'exercice d'un contrat de travail n'est pas exclusif d'un mandat social dès lors que les directives données par l'instance dirigeante dans le cadre du rapport de subordination ne se confondent pas avec les directives que peut recevoir le mandataire social de la part des associés.
11. En l'espèce, cependant, et ainsi que l'a relevé le service, l'exercice des fonctions de mandataire social ne devait pas, en vertu des décisions d'assemblée générale, être rémunéré. Par suite, les contrats de travail passés entre la société Sojitz Corporation et les intéressés, comme la convention de transfert d'employés conclue entre la société Sojitz Corporation et la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS, qui n'étaient pas, au demeurant, mentionnés dans les statuts ou dans les décisions d'assemblée générale pour les années 2012 et 2013, ne pouvaient permettre de reverser à la société Sojitz Corporation les sommes correspondant aux salaires et avantages en nature servis aux présidents à raison de leur fonction de mandataire social.
12. En outre, si la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS soutient que la rémunération des intéressés était versée au titre uniquement de leur contrat de détachement et non de celui de leur mandat social, il ressort clairement de ces contrats de détachement qu'ils ne prévoyaient aucune autre activité que celle de mandataire social. Il est constant que les deux présidents successifs n'ont pas occupé, en plus de leur mandat social, pour lequel ils ne recevaient de directives que des associés, des fonctions techniques distinctes, qu'ils auraient exercées dans un rapport de subordination vis-à-vis de la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS et qui auraient justifié le versement de salaires. Ainsi, les présidents, après avoir été choisis parmi les salariés de la société Sojitz Corporation, à l'exclusion de l'autre associée et sans qu'il soit établi que la participation majoritaire de leur employeur au capital de la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS ait suffi à elle seule à justifier la priorité qui leur a été donnée, ont cumulé, en vertu d'un contrat de travail, un emploi salarié dépourvu de consistance et des fonctions de mandataire social qui auraient dû être gratuites et ont néanmoins étaient rémunérées.
13. Il s'en déduit qu'en remboursant à la société Sojitz Corporation les sommes facturées par cette dernière à raison des salaires et des avantages en nature de ses présidents successifs, la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS a pris en charge la rémunération de fonctions qui devaient, en vertu des décisions d'assemblée générale, être exercées gratuitement, sans qu'aucune contrepartie soit établie pour elle dans l'emploi pour ces fonctions de salariés de la société Sojitz Corporation. La société a donc agi contrairement à son intérêt propre.
14. En relevant ces différents éléments, et alors même qu'elle n'a pas contesté la réalité de l'activité des présidents en 2012 et en 2013, l'administration fiscale a établi que la prise en charge de la rémunération des intéressés par la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS constituait un acte anormal de gestion.
15. Il résulte de tout ce qui précède que la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS n'est pas fondée à demander la décharge des compléments d'impôt correspondant à la réintégration dans ses résultats des rémunérations de ses présidents successifs au titre des années 2012 et 2013. Ses conclusions à fin de décharge ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.
Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat qui n'est pas la partie perdante la somme que demande la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
DECIDE:
Article 1er : La requête de société Kyowa Synchro Technology Europe SAS est rejetée.
Article 2 : Le présent jugement sera notifie à la société Kyowa Synchro Technology Europe SAS et au directeur régional du contrôle fiscal d'Ile-de-France (division juridique Ouest).