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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 28 juin 2023, n° 21/13172

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Vallée (SAS), Vallée Atlantique (SAS), HTI Esprit & Matières (SARL), Sopar (SAS), Comptoir des Revêtements de l’Est (SAS), Etablissements Ciolfi (SAS), Groupe Vinet (SAS), Actisol (SAS), Lagarde et Meregnani (SARL), Entreprise de Peinture Chauvat (SARL), Gernogep Nantes (SARL), Gouin Décoration (SARL), Lucas Angers (SAS), Lucas Guegen (SARL), Lucas Laval (SARL), Lucas Le Mans (SARL), Lucas Décoration (SARL), Lucas Rennes (SARL), Etablissements Ricordel (SARL), Ringeard Décoration (SARL), Compagnie Parisienne de Linoleum et de Caoutchouc (SAS), Compagnie Rennaise de Linoleum et de Caoutchouc (SA), Atlantique Sols et Murs (SAS), Bangui (SAS), Bangui international (SAS), EGPR (SARL), JCMRS (SARL)

Défendeur :

Forbo Sarlino (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Brun-Lallemand, Mme Depelley

Avocats :

Me Lehman, Me Baechlin, Me Vogel

T. com. Lille Métropole, du 29 avr. 2021…

29 avril 2021

Les sociétés appelantes ont toutes pour activité les travaux de revêtements de sol et de mur, et s’approvisionnent auprès de différents producteurs, dont la société Forbo Salino.

La société Forbo Sarlino (l’intimée) est la filiale française d’une société de droit suisse ayant pour activité la fabrication et la commercialisation de revêtements en PVC et en linoléums.

Par décision définitive n° 17-D-20 du 18 octobre 2017, (ci-après « la Décision »), l'Autorité de la concurrence a établi que plusieurs sociétés, parmi lesquelles la société Forbo Sarlino, ont enfreint les dispositions de l'article L.420-l du code de commerce et du paragraphe I de l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne en mettant en œuvre des pratiques visées par les griefs suivants :

« Grief n° 1 : Il est fait grief [notamment] à la société Forbo Sarlino pour la période allant de 2001 à 2011, en raison de sa participation directe, … d'avoir, dans le secteur des revêtements de sols résilients, participé à une entente unique, complexe et continue sur le marché des revêtements de sols résilients en France en mettant en œuvre des pratiques participant au même objectif commun et global de réduction de l'incertitude concurrentielle et de stabilisation de leurs situations respectives sur le marché consistant en :

La fixation en commun de prix minimum et de leur évolution,

La fixation en commun de hausses de prix générales adressées au marché,

Des échanges de données individualisées récentes et détaillées,

Des échanges d'informations, voire des concertations sur des problématiques spécifiques,

La stratégie à adopter face aux distributeurs,

La stratégie à adopter face à certains clients,

L'organisation commerciale,

Les nouveaux produits concurrents.

Ces pratiques ont eu pour objet et pour effet d'imposer dans le secteur des revêtements de sols résilients en France, un mode d'organisation substituant au libre exercice de la concurrence, à l'autonomie et à l'incertitude, et ce par une collusion généralisée entre les groupes Forbo, Gerflor et Tarkett portant atteinte à la fixation des prix par le libre jeu du marché et/ou limitant ou contrôlant la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique.

Elles sont prohibées par l 'article L. 420-1 du Code de commerce et le paragraphe I de l'article 101 du TFUE.

Grief n° 2 : « Il est fait grief [notamment] à la société Forbo Sarlino pour la période allant de 1990 à 2013, en raison de sa participation directe, … d'avoir, dans le secteur des revêtements de sols résilients, mis en œuvre sur le territoire français, et plus particulièrement au sein de la SFEC des pratiques concertées et des échanges d'informations confidentielles et présentant un caractère stratégique et sensible portant sur les données individuelles récentes et détaillées.

Ces échanges sont intervenus entre entreprises en situation de se faire concurrence sur le marché des revêtements de sols résilients, lesquelles ont ainsi directement et réciproquement bénéficié, grâce à cette concertation, d'informations susceptibles de leur permettre de surveiller et/ou de contrôler leur comportement commercial, et auquel leurs concurrents n'avaient pas accès.

Ces pratiques ont eu pour objet et pour effet, en mettant en place un mode d 'échanges d'informations se substituant au libre jeu de la concurrence, à l'autonomie et à l'incertitude, d'empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence sur le marché des revêtements de sols résilients.

Elles sont prohibées par l'article L. 420-1 du Code de commerce et le paragraphe de l’article 101 du TFUE.

Grief n° 3 : Il est fait grief [notamment] à la société Forbo Sarlino, pour la période allant de 2002 à 2011, en raison de sa participation directe, ... d 'avoir, dans le secteur des revêtements de sols résilients, mis en œuvre une entente visant à limiter la concurrence sur les aspects environnementaux attachés à la fabrication et à la commercialisation des produits.

Cette pratique a eu pour objet et pour effet d 'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché des revêtements de sols résilients.

Elle est prohibée par l'article L. 420-1 du code de commerce et le paragraphe I de l'article 101 du TFUE. »

En conséquence, l'Autorité de la concurrence a condamné « la société Forbo Sarlino, en tant qu'auteur et solidairement avec les sociétés Forbo Participations et Forbo Holding Gmbh, en leurs qualités de sociétés mère, [à] une sanction d'un montant de soixante-quinze millions d 'euros (75.000.000 euros) ».

A la suite de la Décision et en raison du volume de leurs achats auprès de la société Forbo Sarlino pour les années 2001 à 2011, 28 sociétés ont assigné, par acte du 15 novembre 2018, la société Forbo Sarlino devant le tribunal de commerce de Lille Métropole pour obtenir réparation du préjudice subi du fait de l’excédent de facturation illicite que celle-ci leur aurait imposé entre 2001 et 2011.

Par jugement du 29 avril 2021 le tribunal de commerce de Lille Métropole a :

- Débouté les sociétés demanderesses de leurs demandes de dommages et intérêts ;

- Débouté les sociétés demanderesses de leurs demandes d’indemnisation au titre du préjudice moral ;

- Condamné chacune des sociétés demanderesses à payer à la société Forbo Sarlino la somme de 1.000 euros au titre de l’article 700 du CPC ;

- Dit qu’il n’y a lieu à l’exécution provisoire ;

- Condamné les sociétés demanderesses solidairement aux entiers dépens, taxés et liquidés à la somme de 253,56 euros ;

- Débouté les parties de leurs autres demandes.

Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 12 juillet 2021 ces sociétés au nombre de 26 par suite de deux absorptions ont interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées le 26 janvier 2023, elles demandent à la Cour de :

Vu la décision de l’Autorité de la concurrence en date du 17 octobre 2017 relative au cartel des revêtements en PVC et en linoléum ;

Vu la Directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence ;

Vu l’article 1240 anciennement 1382 du Code civil ;

INFIRMER le jugement du tribunal de commerce de Lille du 29 avril 2021 ;

DIRE ET JUGER la société FORBO SARLINO responsable du préjudice lié à la hausse des prix imposée aux acheteurs de revêtements en PVC et en linoléum entre 2001 et 2011 provoquée par l’entente commise avec les autres producteurs de ces revêtements ;

DEBOUTER la société FORBO SARLINO de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

CONDAMNER la société FORBO SARLINO à verser à titre de dommages et intérêts pour excédant de facturation, ou subsidiairement pour perte de chance :

- 379.161€ pour VALLEE ;

- 45.018 € pour VALLEE ATLANTIQUE ;

- 101.842 € pour CPLC ;

- 308.505 € pour CRLC ;

- 130.466 € pour ASM ;

- 147.917 € pour BANGUI ;

- 3.498 € pour BANGUI INTERNATIONAL ;

- 70.667 € pour EGPR ;

- 203.063 € pour JCMRS ;

- 37.246 € pour HTI ;

- 143.496 € pour CDRE ;

- 382.863€ pour CIOLFI ;

- 251.250 € pour VINET ;

- 21.119 € pour ACTISOL ;

- 215.617 € pour LAGARDE ET MEREGNANI SAS venant aux droits de LAGARDE ET MEREGNANI SARL ;

- 573.119€ pour LAGARDE ET MEREGNANI SAS ;

- 6.106 € pour CHAUVAT ;

- 146€ pour GERNOGEP ;

- 31.103 € pour GOUIN DECORATION ;

- 1.033 € pour HERSANT ;

- 49.919 € pour LUCAS ANGERS ;

- 17.907 € pour LUCAS GUEGEN ;

- 20.130€ pour LUCAS LAVAL ;

- 37.697 € pour LUCAS LE MANS ;

- 58 € pour LUCAS LAVAL venant aux droits de LUCAS DECORATION ;

- 98.860 € pour LUCAS RENNES ;

- 6.562 € pour RICORDEL ;

- 11.413 € pour RINGEARD DECORATION ;

CONDAMNER la société FORBO SARLINO à verser, au titre du préjudice moral subi par les demanderesses, et à chacune d’entre elles, une somme de 30.000 € ;

CONDAMNER la société FORBO SARLINO à verser, au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, à chacune des demanderesses, une somme de 5.000 € ;

DEBOUTER la société FORBO SARLINO de sa demande au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;

LA CONDAMNER aux entiers dépens de première instance et d’appel.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées le 30 janvier 2023, la société Forbo Sarlino, demande à la Cour de :

Vu l’article 2 du Code civil,

Vu l’article 1382 (ancien) du Code civil,

CONFIRMER le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Lille le 29 avril 2021

En conséquence,

DEBOUTER les Appelantes de l’ensemble de leurs moyens, fins et demandes.

En tout état de cause,

DECLARER IRRECEVABLE la demande nouvelle des Appelantes portant sur la réparation d’une prétendue perte de chance.

DEBOUTER les Appelantes de l’ensemble de leurs moyens, fins et demandes et de leur appel dès lors qu’en vertu des dispositions applicables antérieures à l’ordonnance du 9 mars 2017, aucun préjudice n’est démontré ni aucune non-répercussion du surcoût allégué pas plus que le lien de causalité entre le prétendu préjudice allégué et la faute invoquée.

CONDAMNER solidairement les Appelantes à payer à FORBO SARLINO la somme de 50 000 € sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile.

CONDAMNER les Appelantes solidairement aux dépens dont distraction au profit de la SCP BAECHLIN-MOISAN.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 31 janvier 2023.

MOTIVATION

Sur la responsabilité de la société Forbo Sarlino du fait de sa participation à l’entente

Les sociétés appelantes soutiennent que la société Forbo Sarlino doit réparer le préjudice qu’elles subissent chacune du fait des pratiques sanctionnées à son encontre par l’Autorité de la concurrence dans sa décision du 18 octobre, notamment pour entente sur de nombreux aspects de sa politique commerciale, dont les prix.

Selon elles, l’article 1240 du code civil, applicable en raison de la date des pratiques, doit être interprété à la lumière du droit communautaire, et de manière compatible avec la directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 qui prévoit un droit à réparation intégrale à toute personne ayant subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence, directive transposée en droit interne par l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 sous les articles L. 481-1 et suivants du code de commerce. Elles invoquent à cet égard le principe d’effectivité du droit communautaire et soutient en conséquence que la Cour doit appliquer le droit national de manière compatible avec la directive qui prévoit expressément que la pratique anticoncurrentielle fautive est présumée établie de manière irréfragable par la décision définitive de l’Autorité de la concurrence et qu’il est présumé jusqu’à preuve contraire qu’une entente cause un préjudice.

Elles reprochent à la société Forbo Sarlino de s’être entendu avec deux autres acteurs du marché du 31 octobre 2001 au 22 septembre 2011 sur la fixation de prix minimums et de hausse de prix applicables pour les revêtements en PVC et en linoléums vendus aux particuliers et aux professionnels sur cette période ainsi que sur l’échange d’informations confidentielles relatives à leur activité leur permettant d’adapter leur politique commerciale, pratiques qui ont eu pour effet de réduire voire supprimer la concurrence dans le secteur et de stabiliser leurs situations respectives une augmentation artificielle du prix des produits qu’elles ont acquis.

Elles se fondent sur les motifs de la Décision et de la procédure de clémence suivie par la société Forbo Sarlino au soutien de la démonstration d’une faute délictuelle au sens de l’article 1240 du code civil.

Elles soutiennent que le principe d’effectivité du droit communautaire commande que la victime d’une entente puisse obtenir réparation du préjudice qui découle de cette pratique et que les modalités des recours indemnitaires ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile cette réparation.

Elles se prévalent d’un préjudice constitué par la surfacturation liée à l’augmentation anticoncurrentielle des prix des revêtements, qui résulte du fait que les ententes longues ont toujours un effet sur les prix, des aveux des participants à l’entente, des constatations faites par l’Autorité et du rapport du cabinet Abergel (Pièce 56) selon lequel le surcoût pour les produits Forbo a été de 1,7 % par an dont la répercussion n’a pu être totale du fait de la règlementation, ainsi que de de la réponse du cabinet Abergel aux observations de la société Forbo Sarlino (pièce 66).

Subsidiairement elles invoquent la perte de chance d'obtenir des prix plus favorables du fait de l’impossibilité, pendant dix années, de faire jouer la concurrence et de négocier sérieusement les prix, ajoutant qu’il ne s’agit pas d’une demande nouvelle en cause d’appel mais d’un moyen nouveau.

Enfin, elles sollicitent une réparation de leur préjudice moral pour avoir été trompé pendant 10 ans par Forbo qui leur faisait croire à de réelles négociations. Qu’elles chiffrent à 30 000 € pour chacune d’elles.

Enfin, s’agissant du lien de causalité, elles font valoir que c’est la hausse illicite des prix résultant de l’entente qui a causé le préjudice constitué par le surcoût qu’elles ont supporté.

La société Forbo Sarlino rétorque :

- que les présomptions introduites par la directive du 24 novembre 2014, traduites par l’ordonnance du 9 mars 207 en droit interne ne sont pas applicables aux pratiques antérieures à l’entrée en vigueur de ces textes, conformément au principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle,

- que la Directive prévoit expressément que les principes substantiels qu’elle contient ne doivent pas s’appliquer de manière rétroactive,

- que l’action des appelantes doit être examinée sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun,

- que le principe d’effectivité invoqué par les appelantes n’est pas de nature à rétroagir les dispositions de la Directive, conformément au principe de sécurité juridique auquel tout justiciable a droit,

- que le principe d’interprétation du droit national à la lumière du droit européen ne remet pas davantage en cause la non-rétroactivité des textes invoqués,

- que les appelantes ne démontrent pas avoir subi de manière effective la surfacturation qu’elles allègent,

- qu’il appartient aux appelantes de démontrer qu’elles n’ont pas répercuté sur les consommateurs le surcoût qu’elles prétendent avoir subi du fait des pratiques alléguées, aucune présomption ne permettant d’alléger leur charge probatoire,

- que les demandes formées à titre principal ou subsidiaire par les appelantes ne sont démontrées ni dans leur principe ni dans leur quantum faute par ces dernières de démontrer avoir subi de manière effective la surfacturation qu’elles allèguent, de justifier d’un préjudice personnel directe et certain, et qui ne soit pas purement forfaitaire, conformément aux principes du droit français en la matière,

- que les éléments fournis sont dénués soit de toute force probante, soit de toute pertinence s’agissant des produits visés ou des montants mentionnés,

- que le rapport de l’expert-comptable produit est approximatif et procède à des calculs hasardeux sur la base d’informations lacunaires et dénuées de toute pertinences fournies par les appelantes,

- que la non-répercussion des prétendues surfacturations à leurs clients n’est pas démontrée, ce qui rend en tout état de cause leurs demandes irrecevables, ce d’autant que leurs marges ont augmenté au cours de la période,

- que le lien de causalité entre les pratiques litigieuses et les préjudices allégués, n’est pas davantage démontré,

- qu’elle établit au contraire l’absence de préjudice certain, personnel et direct pour les appelantes.

Réponse de la Cour

Par décision du 18 octobre 2017, l’Autorité de la concurrence a condamné la société Forbo Sarlino à payer, en tant qu’auteur et solidairement avec ses maisons-mère une sanction de 75 millions d’euros pour avoir enfreint les dispositions des articles L 420-1 du code de commerce et 101 §1 TFUE en mettant en œuvre pour la période allant de 2001 à 2011une entente sur le marché des revêtements de sols résilients notamment sur les prix.

Il n’est pas contesté par les appelantes que les présomptions instaurées par la directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014, dite directive « Dommages », et transposées en droit interne par l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 sous les articles L. 481-1 et suivants du code de commerce ne trouvent pas à s’appliquer à des pratiques commises antérieurement à l’entrée en vigueur de ces dispositions.

Il sera toutefois rappelé qu’il convient de distinguer selon que la règle issue de la directive « Dommages » est de nature substantielle ou procédurale conformément aux dispositions de l’article 22 de ce texte.

En effet, si la règle est de nature substantielle, elle ne pourra s’appliquer à des faits commis antérieurement à l’entrée en vigueur du droit nouveau alors que si la règle est de nature procédurale, elle est applicable aux instances introduites à compter du 26 décembre 2014.

Il sera ajouté, s’agissant de la date d’entrée en vigueur du droit nouveau pour une règle de nature substantielle, que l’arrêt Volvo-Daf Trucks (CJUE du 22 juin 2022, aff. C-267/20) cas de transposition après la date limite fixée par la directive, ce qui est le cas de la France, le droit ancien est applicable aux manquements commis avant le 28 décembre 2016, le droit nouveau s’appliquant aux manquements commis à compter de cette date.

De plus, la CJUE dans son arrêt Repsol Comercial de Productos Pétroliferos du 20 avril 2023 de la CJUE (aff. C- 25/21), retient qu’au regard de "la nature et du fonctionnement de l’article 9 §1", il convient pour l’application de cette présomption de se référer à la date à laquelle la décision de l’autorité nationale de concurrence est devenue définitive (§42 à 44 de l’arrêt).

L’article 9 §1 de la directive, transposée en droit interne avec l’introduction de l’article L. 481-2 du code de commerce (ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 susvisée) prévoit que la pratique anticoncurrentielle fautive est présumée établie de manière irréfragable par la décision définitive de l’Autorité de la concurrence ou par la juridiction de recours.

Cette règle, en ce qu’elle dispense la victime de la pratique, de démontrer la faute (le fait générateur) portant ainsi sur l’un des éléments constitutifs de la responsabilité civile, est de nature substantielle comme n’ayant pas une pure finalité probatoire mais affectant directement la situation juridique de la victime.

En l’espèce, la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 est devenue définitive, postérieurement au 28 décembre 2016, date d’entrée en vigueur des règles substantielles de la directive « Dommages » en France. En conséquence, il y a lieu de retenir que la présomption est applicable et ainsi que la faute civile découlant de la pratique anticoncurrentielle est présumée établie de manière irréfragable.

La présomption simple qu’une entente entre concurrents cause un préjudice, posée par l’article 17 paragraphe 2 de la directive, transposée en droit interne avec l’introduction de l’article L. 481-7 du code de commerce (ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 susvisée) est de nature substantielle. En effet, attribuant la charge de la preuve à l’auteur de l’infraction et en dispensant la victime de prouver l’existence d’un préjudice subi du fait de la pratique anticoncurrentielle et du lien de causalité entre la faute et le préjudice, elle n’a pas une finalité purement probatoire mais affecte directement la situation juridique de la victime.

Il s’en déduit que la présomption ne s’applique pas aux faits de l’espèce, les pratiques ayant été commises de 2001 à 2011, soit antérieurement au 28 décembre 2016.

Enfin, la présomption simple de non-répercussion du surcoût par l’acheteur direct ou indirect sur ses cocontractants directs posée par la directive, transposée en droit interne avec l’introduction de l’article L481-4 du code de commerce (ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 susvisée), est également de nature substantielle, en ce qu’elle dispense la victime de prouver l’existence de son préjudice, faisant peser la preuve d’une répercussion totale ou partielle du surcoût par la victime sur l’auteur de la pratique anticoncurrentielle.

En effet, portant sur l’un des éléments constitutifs de la responsabilité civile, la règle n’a pas une finalité purement probatoire mais affecte directement la situation juridique de la victime.

Par conséquent, elle ne s’applique pas davantage aux faits de l’espèce au regard de la date de commission des pratiques.

Ainsi, si les sociétés appelantes peuvent se prévaloir d’une présomption irréfragable de faute, elles ne le peuvent s’agissant de la présomption de préjudice causé par cette pratique, ni davantage s’agissant de la présomption de non-répercussion des surcoûts.

Le droit commun de la responsabilité civile sur le fondement de l’article 1240 du code civil, se trouve applicable en ce qui concerne la preuve d’un dommage et du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage, ce qu’il revient aux sociétés appelantes, victimes, de démontrer.

Toutefois, il appartient aux juges nationaux de vérifier la compatibilité de la norme nationale applicable avec le principe d’effectivité du droit communautaire.

Et l’article 101§1 du TFUE qui pose le principe de réparation intégrale du préjudice subi par la victime d’une pratique anticoncurrentielle, a un effet direct en droit interne.

Sur la faute

La présomption irréfragable de faute résultant de la Décision est applicable ainsi qu’il a été dit.

En l’espèce, la décision du 18 octobre 2017 de l’Autorité de la concurrence retient au titre des trois griefs notifiés rappelés ci-dessus et sur la totalité de la période de mise en œuvre des pratiques, en raison de sa participation directe, la responsabilité de la SAS Forbo Sarlino en tant qu’auteur des pratiques.

Par conséquent, la faute reprochée à la société Forbo Sarlino par les sociétés appelantes auprès de laquelle elles se sont fournies au cours de la période litigieuse, pour s’être entendu avec deux autres acteurs du marché du 31 octobre 2001 au 22 septembre 2011 sur la fixation de prix minimums et de hausse de prix applicables pour les revêtements en PVC et en linoléums vendus aux particuliers et aux professionnels sur cette période ainsi que sur l’échange d’informations confidentielles relatives à leur activité leur permettant d’adapter leur politique commerciale, pratiques qui ont eu pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché des revêtements de sols résilients et de porter atteinte à la fixation des prix par le libre jeu du marché et notamment la fixation en commun de hausses de prix générales, en violation des articles L. 420-1 du code de commerce et 101§1 TFUE est établie.

Sur le préjudice

Ainsi qu’il a été dit, les appelantes ne peuvent se prévaloir de la présomption simple qu’une entente entre concurrents cause un préjudice posé par la directive et transposée en droit interne.

Il convient cependant de vérifier la compatibilité de la norme nationale applicable avec le principe d’effectivité du droit communautaire.

Or, les principes de la responsabilité extra-contractuelle en droit français permettent à la victime d’obtenir la réparation intégrale du préjudice qu’elle a subi, une appréciation souveraine du préjudice étant laissée aux juges du fond.

L’exercice du droit à réparation garanti par le traité fondateur de l’Union européenne, selon les principes de la responsabilité civile de droit commun n’est donc pas rendu excessivement difficile ou pratiquement impossible.

Il appartient donc aux sociétés appelantes de démontrer qu’elles ont subi un préjudice en lien de causalité direct avec le dommage.

S’agissant du préjudice constitué par la surfacturation liée à l’augmentation anticoncurrentielle des prix des revêtements qu’elles invoquent, il résulte de la Décision que l’entente entre concurrents de 2001 à 2011 à laquelle a pris directement part la société Forbo Sarlino a consisté notamment en la fixation en commun de hausses de prix générales adressées au marché. A cet égard, il résulte des aveux de participants à l’entente et des constatations de l’Autorité que notamment des consignes d’augmentation de prix ont été données et que durant la période les trois concurrents (Tarkett, Gerflor et Forbo) ont pratiqué des prix minimums très proches qui ont évolué de façon quasi similaire et que ces échanges sur les prix minimums influaient nécessairement, sur les tarifs publics communiqués par les trois concurrentes (Décision pièce 31 §114, 122, 124, 128, 152, 180, 181, 185 et 195).

L’existence d’un préjudice est ainsi suffisamment établie.

Si, ainsi que le fait valoir la société Forbo Sarlino, une entente ayant un objet anticoncurrentiel ne produit pas nécessairement des effets anticoncurrentiels, force est de constater qu’en l’espèce, le grief n°1 notifié (§408 de la Décision) retient que « Ces pratiques ont eu pour objet et pour effet (souligné par la Cour) d'imposer dans le secteur des revêtements de sols résilients en France, un mode d'organisation substituant au libre exercice de la concurrence, à l'autonomie et à l'incertitude, et ce par une collusion les groupes Forbo, Gerflor et Tarkett portant atteinte à la fixation des prix par le libre jeu du marché et/ou limitant ou contrôlant la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique » et que le dispositif de la Décision retient que la société Forbo Sarlino a enfreint les dispositions de l’article L 420-1 du code de commerce et de l’article 101§1 TFUE « en mettant en œuvre les pratiques visées par les trois griefs exposés au paragraphe 408 ».

Par conséquent, outre que les cartels entraînent généralement une hausse des prix ou empêchent une baisse des prix qui se serait produite si l’entente n’avait pas eu lieu, les éléments versés aux débats par les appelantes établissent que la décision des membres du cartel auquel a participé la société Forbo Sarlino, a eu pour effet d’augmenter les prix à leur égard.

Le lien de causalité entre la faute et le dommage subi par les appelantes est ainsi démontré.

Ainsi, le jugement est infirmé en ce qu’il a retenu que l’existence d’un préjudice n’était pas établie.

Le préjudice subi en lien de causalité avec la pratique anticoncurrentielle s’établit en fonction de :

- l’écart de prix entre la situation réelle, celle résultant de l’entente, et la situation contrefactuelle, celle qui aurait eu lieu en l’absence d’entente,

- l’éventuelle répercussion du surcoût, partielle ou totale par les acheteurs directs sur leurs propres clients (« pass-on »)

- l’effet volume, à savoir les pertes associées à la diminution des volumes de vente consécutives à l’augmentation des prix résultant du « pass-on ».

Ainsi qu’il a été dit la présomption simple de non-répercussion du surcoût ne s’applique pas en l’espèce. Les principes de la responsabilité extra-contractuelle en droit français permettent à la victime d’obtenir la réparation intégrale du préjudice qu’elle a subi, une appréciation souveraine du préjudice étant laissée aux juges du fond. Ainsi, l’exercice du droit à réparation garanti par le traité fondateur de l’Union européenne, selon les principes de la responsabilité civile de droit commun n’est donc pas rendu excessivement difficile ou pratiquement impossible.

Si le rapport du cabinet Abergel produit (pièce 56) par les appelantes est un rapport d’expertise privée établi à la demande des sociétés Bangui, Vallée, Lucas, Ciolfi, CPLC, Vinet et Lagarde Meragnani, qui ne peut à lui seul être pris en compte pour l’établissement du préjudice subi par les victimes des pratiques ; il n’en demeure pas moins, que, soumis à la contradiction des parties, il constitue un élément de preuve parmi d’autres.

A cet égard, M. Jean-Noël Munoz signataire de ce rapport du 16 juin 2020, à la recherche d’un contrefactuel pertinent tenant compte de la disponibilité et de la qualité des données, exclut la comparaison temporelle (avant-après), compte tenu de l’ancienneté de la pratique (2001-2011) et de la modification des conditions d’achat depuis 2010, indépendante de la fin du cartel.

Il retient la simulation de scénario contrefactuel sur la base d’un taux de répercussion théorique global moyen de 70 % au client final, permettant selon lui de tenir compte de paramètres extérieurs pouvant justifier une augmentation normale des prix.

A partir des données communiquées par les sociétés demanderesses, il estime :

- que l’incidence globale pour les victimes de l’augmentation des prix pour la période 2001 à 2011 s’établit à 18 % du total des achats de sols souples avant prise en compte des taux de répercussion sur les prix,

- qu’en tenant compte du taux du phénomène de répercussion sur les prix, le préjudice financier subi par les victimes en lien direct avec les pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par l’Autorité peut être estimé à 5 % des achats de sols souples sur la période, soit un taux de répercussion globale de 70 % de l’augmentation des prix,

- qu’après capitalisation annuelle au taux sans risque jusqu’à la fin 2019, le préjudice total s’établit à 7 % des achats sur la période 2002 à 2011.

Cependant, au vu du caractère non contradictoire de ce rapport et des critiques émises par la société Forbo Sarlino, s’agissant notamment des données sur lesquels le rapport s’est fondé, du montant retenu comme calcul avant prise en compte du taux de répercussion, de l’existence d’autres facteurs pouvant expliquer les hausses de prix invoquées, des taux retenus, des calculs effectués, …, de l’avis du cabinet d’expertise-comptable Gambert & Associés (pièce 6 de l’intimée) selon lequel le rapport comporte de nombreuses faiblesses méthodologiques qui en invalident les résultats, et ce en dépit de la réponse du cabinet Abergel en date du 25 janvier 2023 (leur pièce 66) confirmant les conclusions du rapport du 16 juin 2020, notamment quant à l’absence de raison technique et objective de comparer l’augmentation réelle des prix des sols résilients à l’augmentation totale de l’indice BT10, et à l’absence d’élément sérieux de contestation du taux moyen réel d’augmentation des prix de 3,6 % retenu, il convient de d’ordonner une mesure d’expertise dans les termes du dispositif ci-après.

La Cour ne dispose en effet pas d’éléments suffisants pour statuer sur les demandes des sociétés appelantes et chiffrer les éléments composant leurs préjudices respectifs.

A cet égard, il sera précisé que la demande subsidiaire formulée par les sociétés appelantes au titre de la perte de chance de mettre en concurrence et de négocier sérieusement les prix, qui ne constitue pas une demande nouvelle sur le fondement de l’article 564 du code de procédure civile en ce qu’elle tend aux mêmes fins que les prétentions tendant à la réparation de leur préjudice personnel respectif formée en première instance, est recevable.

Dans l’attente du rapport d’expertise, il sera sursis à statuer sur les demandes de réparation ainsi que sur les frais irrépétibles et les dépens seront réservés.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Infirme le jugement en ses dispositions qui lui sont soumises ;

Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,

Constate que la société Forbo Sarlino a commis des infractions à la libre concurrence constitutive d’une faute au sens de l’article 1240 du code civil,

Dit que les sociétés appelantes ont subi un préjudice en lien de causalité avec la faute ainsi commise dont elles sont fondées à demander réparation à la société Forbo Sarlino ;

Dit recevable la demande subsidiaire des sociétés appelantes au titre de la perte de chance d’obtenir des prix plus favorables,

Avant dire-droit sur la réparation de leurs préjudices respectifs,

Ordonne une expertise,

Désigne pour y procéder :

M. DE NIJS Romain expert près la cour d’appel de Paris,

EXTENT CONOMICS

40 rue Pascal

75013 PARIS 13

Port. : 06.42.76.86.85

Email : [email protected]

Avec mission d’évaluer le préjudice subi par chacune des sociétés appelantes résultant de l’entente à laquelle a participé la société Forbo Sarlino entre le 31 octobre 2001 et le 22 septembre 2011 au titre de l’excédent de facturation et/ou de la perte de chance d’obtenir des prix plus favorables et du préjudice moral ;

Et pour ce faire :

- établir un scenario contrefactuel permettant de déterminer le niveau de prix qui aurait prévalu en l’absence d’entente,

- en cas d’impossibilité, donner son avis sur la simulation de scénario contrefactuel sur la  base d’un taux de répercussion théorique global moyen de 70 % au client final proposé par le rapport Abergel,

- le cas échéant proposer un scenario contrefactuel alternatif,

- fournir à la Cour tous éléments lui permettant de fixer le préjudice,

Dit que l’expert aura accès aux dossiers des parties et à leur comptabilité ainsi qu’à tout élément de facturation de celles-ci,

Dit que l'expert devra préalablement communiquer aux parties un pré-rapport et recueillir contradictoirement leurs observations ou réclamations écrites dans le délai qu'il fixera, puis joindra ces observations ou réclamations à son rapport définitif en indiquant quelles suites il leur aura données,

Rappelle qu'en application de l'article 276 du Code de procédure civile, les parties devront dans leurs dernières observations ou réclamations reprendre sommairement le contenu de celles qu'elles avaient précédemment présentées, à défaut de quoi, elles seront réputées abandonnées,

Fixe à 30 000 Euros le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert que verseront les sociétés appelantes entre les mains du régisseur d'avances et de recettes de la cour d'appel de Paris et ce, avant le 15 septembre 2023,

Rappelle qu'à défaut de consignation dans le délai, la désignation de l'expert sera caduque, toute conséquence étant tirée du refus ou de l'abstention de consigner,

Dit que l'expert déposera le rapport de ses opérations au greffe de la cour dans les six mois de sa saisine par signification qui lui sera faite de la consignation,

Dit que l'affaire sera examinée à l'audience de mise en état du mardi 26 septembre 2023 à 10 heures,

Sur soit à statuer sur la réparation des chefs de préjudice ainsi que sur les demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

Réserve les dépens.

Ordonne, conformément aux dispositions combinées des articles 15, alinéa 2 du règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 101 et 102 du traité et R.470-2 du code de commerce, que cet arrêt soit notifié par le greffe de la cour d'appel, par lettre recommandée avec accusé de réception, à la Commission européenne, à l'Autorité de la concurrence, ainsi qu'au ministre chargé de l'économie.