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Décisions

Cass. com., 28 juin 2023, n° 21-15.862

COUR DE CASSATION

Arrêt

Rejet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vigneau

Rapporteur :

Mme Michel-Amsellem

Avocat général :

M. Douvreleur

Avocats :

SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Spinosi

Metz, chambre commerciale, du 18 mars 20…

18 mars 2021

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Metz, 18 mars 2021), le 2 juillet 2012, la société Etablissement [3], spécialisée en menuiserie industrielle, a conclu un contrat de partenariat avec la société de droit allemand Aug. Winkhaus GmbH & Co. KG (la société Winkhaus), spécialisée dans la conception et la fabrication des ferrures pour portes et fenêtres.

2. Le 30 mai 2013, la société Ferco, qui était jusqu'alors le fournisseur habituel de la société Etablissement [3], a assigné la société Winkhaus, ainsi que la société Winkhaus Technik, en concurrence déloyale pour avoir détourné sa cliente, la société Etablissement [3], en usant de moyens illégaux consistant dans le versement d'une certaine somme par l‘intermédiaire d'une facture falsifiée.

3. Le 6 janvier 2014, la société Winkhaus a assigné la société Ferco devant le même tribunal en concurrence déloyale par dénigrement.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. La société Winkhaus fait grief à l'arrêt de dire que les faits qualifiés par elle de dénigrement sont constitutifs de diffamation publique ou privée, à l'exception des deux lettres du 5 juillet 2013, et de déclarer prescrite sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant des faits ainsi qualifiés de diffamation, alors :

« 1°/ qu'est constitutif de dénigrement le fait pour une entreprise de jeter le discrédit sur un concurrent en répandant à son propos, au sujet de ses produits et services, ou de ses méthodes commerciales, des critiques ou des informations malveillantes ; qu'il résulte en l'espèce des constatations de l'arrêt attaqué que la société Winkhaus faisait valoir qu'ayant signé un contrat non exclusif d'approvisionnement le 2 juillet 2012 avec le groupe [3], la société Ferco, qui en était le fournisseur habituel, avait engagé à son encontre une campagne de dénigrement sur le marché des fermetures fenêtres et de portes en déposant une plainte pour corruption, ultérieurement jugée infondée, en diffusant auprès de sa clientèle la plainte qu'elle avait déposée et l'action en concurrence déloyale qu'elle avait engagée sans attendre qu'une décision de justice ne soit rendue, en tenant un discours commercial visant à instiller l'idée que la société Winkhaus corrompait ses clients pour prendre des parts sur le marché français, et en dernier lieu en se déplaçant sur les salons professionnels auxquels la société Winkhaus était conviée pour propager ces propos dénigrants auprès de ses clients et prospects ; qu'en jugeant que ces faits ne pouvaient être qualifiés que de diffamation au sens de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, quand ces manoeuvres, dès lors qu'elles avaient pour objet de détourner la clientèle de la société Winkhaus et de la dénigrer auprès de sa clientèle, constituaient des actes de dénigrement et étaient constitutives d'actes de concurrence déloyale, la cour d'appel a violé les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 1382 (devenu 1240) du code civil ;

2°/ qu'est fautif et constitutif de dénigrement, le fait pour une entreprise de diffuser auprès de la clientèle une plainte pénale qu'elle a déposée à l'encontre d'un concurrent ou une action en justice qu'elle a dirigée contre celui-ci, avant que cette décision ne donne lieu à une décision judiciaire, que cette action soit ou non fondée ; qu'en jugeant que les faits dénoncés par la société Winkhaus n'étaient constitutifs que de diffamation, quand il résultait de ses propres constatations que la société Winkhaus reprochait à la société Ferco d'avoir massivement diffusé auprès de la clientèle la plainte pénale qu'elle avait déposée et l'action en concurrence déloyale qu'elle avait formée à son encontre, notamment en se rendant dans les salons professionnels auxquels la société Winkhaus était conviée, et ce alors qu'aucune décision de justice n'était intervenue, la cour d'appel a violé les articles 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 1382 (devenu 1240) du code civil ;

3°/ que si les abus dans l'exercice de la liberté d'expression ne peuvent en principe être sanctionnés que dans les seuls cas prévus par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et dans les conditions prévues par ce texte, cette règle trouve exception dans la répression des actes de concurrence déloyale par dénigrement qui, lorsqu'ils sont constitués, doivent être poursuivis au titre de l'action en concurrence déloyale pour l'indemnisation des préjudices en résultant ; qu'en retenant, pour déclarer prescrite l'action de la société Winkhaus, que les faits dénoncés, dès lors qu'ils étaient susceptibles d'entrer dans la définition matérielle de la diffamation, ne pouvaient être poursuivis que selon les règles de fond, de procédure et de prescription prévus par la loi du 29 juillet 1881, la cour d'appel a violé les articles 29 et 65 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ensemble l'article 1382 (devenu 1240) du code civil. »

Réponse de la Cour

5. Hors restriction légalement prévue, la liberté d'expression est un droit dont l'exercice, sauf dénigrement de produits ou services, ne peut être contesté sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240, du code civil.

6. Il s'en déduit que la divulgation par une entreprise à ses clients que sa concurrente est l'objet d'actions judiciaires pour des malversations, qui constitue l'imputation de faits précis et déterminés portant atteinte à son honneur et à sa considération, ne peut être poursuivie qu'en application des dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

7. Après avoir relevé que les agissements imputés à la société Ferco consistaient en la divulgation de deux procédures judiciaires en cours, la première, pour concurrence déloyale en raison d'un versement occulte d'une certaine somme au profit du client [3] et la seconde, de nature pénale, pour les mêmes faits, l'arrêt retient que cette divulgation constitue une atteinte à l'honneur et à la réputation de la société Winkhaus et non une critique de ses produits ou services, peu important que ces allégations aient eu pour objectifs de lui nuire au plan commercial et de faire gagner des parts de marché à la société Ferco. Il ajoute que c'est au plus tard au mois de février 2013 qu'un représentant de la société Ferco aurait évoqué une plainte contre la société Winkhaus en raison de parts de marché prises « de manière illégale » et constate que la société Winkhaus, qui ne rapporte pas la preuve d'autres actes de divulgation, a assigné la société Ferco le 6 janvier 2014.

8. De ces constatations et appréciations, la cour d'appel a déduit à bon droit que l'action en réparation de la société Winkhaus, qui portait sur des imputations portant atteinte à son honneur et sa considération, était soumise aux dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et qu'intentée plus de trois mois après le dernier acte de divulgation, elle était prescrite.

9. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le second moyen

Enoncé du moyen

10. La société Winkhaus fait grief à l'arrêt de dire que les lettres du 5 juillet 2013 ne constituent pas un dénigrement, de rejeter ses demandes tendant notamment à voir juger que la société Ferco a commis à son préjudice des actes de concurrence déloyale en la dénigrant et en désorganisant son activité commerciale sur le marché français et à voir condamner la société Ferco à lui payer une certaine somme, alors :

« 1°/ que commet un acte de concurrence déloyale par dénigrement l'entreprise qui, en connaissance de cause ou sans disposer de base factuelle suffisante, diffuse de fausses informations portant sur l'arrêt allégué de la production d'un produit concurrent, en insinuant que celui-ci trouverait sa cause dans une défectuosité de ce produit ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que deux clients de la société Winkhaus s'étaient adressés à cette dernière en juillet 2013 pour lui indiquer que la société Ferco les avait informés de prétendues "difficultés" rencontrées par la société Winkhaus avec les crémones Gak Fouillot 6 et que ces difficultés justifieraient éventuellement l'arrêt définitif de la production de cette crémone ; que la cour d'appel a également constaté que la société Winkhaus faisait valoir que les informations ainsi diffusées auprès de la clientèle étaient mensongères dans la mesure où elle ne rencontrait à l'époque aucune difficulté avec ce produit et qu'elle n'avait nullement décidé d'en arrêter la production ; qu'en énonçant que les propos tenus étaient "vagues" et que, s'ils étaient avérés, ils ne suffiraient pas à caractériser un dénigrement du produit Gak Fouillot 6, quand ils insinuaient nécessairement une défectuosité de ce produit et constituaient un acte de dénigrement des produits et services de la société Winkhaus, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, et a violé l'article 1382 (devenu 1240) du code civil ;

2°/ qu'en se prononçant de la sorte, sans rechercher, comme elle y était invitée, si les informations diffusées par la société Ferco auprès des clients de la société Winkhaus quant à l'existence de prétendues difficultés rencontrées avec les crémones Gak Fouillot 6 et à l'arrêt définitif de sa production n'étaient pas inexactes et dépourvues de toute base factuelle, de sorte qu'elles constituaient un dénigrement fautif, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu l'article 1240 du code civil, ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme ;

3°/ qu'à supposer même qu'il ne soit pas constitutif d'un dénigrement des produits considérés, le seul fait pour une entreprise de diffuser sur le marché des informations mensongères portant sur l'existence de prétendues "difficultés" rencontrées par un concurrent avec l'un de ses produits et l'arrêt éventuel de sa production constitue en toute hypothèse un procédé déloyal visant à désorganiser l'activité de l'entreprise qui en est victime ; qu'en se bornant à relever que les propos prêtés à Ferco, s'ils étaient avérés, n'étaient pas suffisants pour caractériser un dénigrement du produit Gak Fouillot 6, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la seule diffusion des informations susvisées par la société Ferco, en connaissance de cause ou sans procéder à leur vérification, ne constituait pas un procédé déloyal tendant à la désorganisation de la société Winkhaus, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu l'article 1240, du code civil. »

Réponse de la Cour

11. Après avoir rappelé que les lettres invoquées par la société Winkhaus à l'appui de sa demande font état de l'allégation selon laquelle elle rencontrerait « des difficultés » au sujet de sa crémone désignée sous l'appellation Gak-Fouillot-6 et serait susceptible d'en arrêter la production, mentionnent des propos rapportés par un responsable de la société Plastibaie appartenant au groupe [3], l'arrêt retient que ces propos sont vagues et que, quand bien même seraient-ils avérés, ils ne suffiraient pas à constituer un dénigrement.

12. Par motifs propres et adoptés, il ajoute que les deux documents produits par la société Winkhaus apparaissent d'autant moins pertinents que le rédacteur du premier message a attendu plus de quinze jours après son entretien avec le service commercial de la société Ferco pour faire part au dirigeant de la société [3] de ses interrogations concernant cette crémone, lequel a alors écrit à la société Winkhaus pour se renseigner sur le caractère fondé de cette rumeur.

13. En l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui a souverainement apprécié la portée des éléments de preuve produits, rendant inutile les recherches invoquées par les deuxième et troisième branches, a pu retenir qu'ils ne permettaient pas de démontrer l'existence du dénigrement prétendu par la société Winkhaus.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Winkhaus GmbH & Co. KG aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Winkhaus GmbH & Co. KG et la condamne à payer à la société Ferco la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-huit juin deux mille vingt-trois