CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 28 juin 2023, n° 21/16174
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
ITM Alimentaire International (SAS)
Défendeur :
Ministre de l'Economie et des Finances
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dallery
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Teytaud, Me Utzschneider, Me Ernewein
EXPOSE DU LITIGE
La SAS ITM Alimentaire International (ci-après, "la SAS ITM"), constituée en 1969, est un groupement de commerçants indépendants exerçant une activité principale de distribution de produits alimentaires ou non à travers notamment les magasins à l'enseigne Intermarché ou Netto. Elle a notamment la charge de la définition de la stratégie et de la politique commerciales de ces derniers ainsi que de la sélection, du référencement et de l'approvisionnement de produits à destination de leurs points de vente.
Dans le cadre de sa mission de régulation concurrentielle des marchés, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après, "la DGCCRF") ainsi que, au niveau régional, les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (ci-après, "la Dirrecte", devenue le 1er avril 2021 la Drieets), veillent à la préservation de la loyauté dans les relations commerciales. A cette fin, ses fonctionnaires, habilités à cet effet par le ministre chargé de l'économie au sens de l'article L 450-1 du code de commerce, enquêtent chaque année sur les pratiques de la grande distribution.
Ainsi, la DGCCRF a mené en 2013 et 2014 une enquête destinée à vérifier que la "guerre des prix" menée par les distributeurs français dans un contexte de crise économique et de stagnation du pouvoir d'achat ne s'accompagnait pas de l'imposition de clauses ou de pratiques contrevenant aux dispositions du titre IV du livre IV du code de commerce et notamment à l'article L 442-6 I 2º du code de commerce, des abus ayant été dénoncés par l'Association nationale des industries alimentaires, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles et Coop de France dans une lettre commune adressée en juin 2014 au Premier ministre et publiée dans le magazine spécialisé LSA.
Pour ce faire, les agents de la DGCCRF ont, après avoir réalisé des constats sous couvert d'anonymat auprès de 46 fournisseurs, rencontré le 9 juillet 2014 des représentants de la SAS ITM puis, sur autorisation du juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance d'Evry du 16 juillet 2014, pratiqué sur le fondement de l'article L 450-4 du code de commerce une opération de visite et de saisie dans les locaux de la SAS ITM les 22 et 23 juillet 2014. Les 20, 21 et 22 octobre 2014, ils convoquaient à nouveau des représentants de cette dernière.
Par deux arrêts du 28 juin 2017, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté les pourvois formés par la SAS ITM contre les décisions du Premier président du 18 octobre 2015 rejetant l'appel interjeté par cette dernière contre l'ordonnance du juge des libertés et de la détention et sa contestation des opérations de saisie et de visite.
Expliquant que la mise à exécution par la SAS ITM d'un plan d'action élaboré dès le mois de mai 2014 et destiné à obtenir de ses fournisseurs, sans élément nouveau survenu depuis la conclusion des contrats cadres le 1er mars 2014 et sans contrepartie, des remises supplémentaires compensant sa perte de marge caractérisait la tentative de soumission de chacun de ses fournisseurs à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au sens de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce, le ministre chargé de l'économie a, par acte d'huissier signifié le 16 avril 2015, assigné la SAS ITM Inca devant le tribunal de commerce de Paris.
Les parties s'opposant dans le cadre d'un incident de production forcée de pièces, le tribunal de commerce a, par jugements avant-dire droit des 21 octobre 2019 et 24 février 2020, ordonné la communication par le ministre chargé de l'économie à la SAS ITM de tous les procès-verbaux établis en juin et juillet 2014 au cours de l'enquête menée auprès de 46 fournisseurs, puis l'accès au conseil de la SAS ITM et à son directeur juridique, préalablement engagés à la confidentialité, aux procès-verbaux non anonymisés, à l'exception des informations relatives aux concurrents.
Par jugement du 5 juillet 2021, le tribunal de commerce de Paris a, avec exécution provisoire sur l'ensemble de ses dispositions exceptée la mesure de publication judiciaire :
- dit que la SAS ITM avait soumis ou tenté de soumettre neuf de ses fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l'article L 442-6 I 2º du code de commerce ;
- dit sans objet la demande du ministre visant à voir condamnée la SAS ITM à cesser les pratiques reprochées ;
- condamné la SAS ITM au paiement d'une amende civile de deux millions d'euros ;
- condamné la SAS ITM à publier à ses frais sous huit jours à compter de la signification du jugement le dispositif dudit jugement sur les sites intermarche.com et mousquetaires.com durant un mois et dans le quotidien Les Echos ;
- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;
- condamné la SAS ITM à verser au ministre chargé de l'économie, au titre de l'article 700 du code de procédure civile, la somme de 6 000 euros ;
- condamné la SAS ITM aux dépens de l'instance.
Par déclaration reçue au greffe le 3 septembre 2021, la SAS ITM a interjeté appel de ce jugement.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 5 mai 2023 et signifiées le 9 mai 2023 au ministre chargé de l'économie, la SAS ITM demande à la cour, au visa des articles 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (ci-après, "la CESDH"), L 121-1 du code général de la fonction publique, L 450-2 et L 450-3 du code de commerce, L 442-6 I 2ºdu code de commerce dans sa version applicable en 2014 ainsi que des principes de loyauté dans l'administration de la preuve et de proportionnalité issu de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (ci-après, "la DDHC") et de l'article 1er du protocole additionnel à la CESDH :
- in limine litis et à titre principal :
* de juger que les enquêteurs ne disposent pas d'un pouvoir général d'audition sur le fondement de l'article L 450-3 du code de commerce ;
* de juger que les enquêteurs ont violé le principe de loyauté dans la recherche de la preuve en procédant à des auditions sous forme de questions/réponses ciblées sur les agissements frauduleux supposés ;
* de juger que les enquêteurs ont violé l'obligation d'établir un procès-verbal par acte d'enquête ;
* en conséquence, d'infirmer le jugement du 5 juillet 2021 en ce qu'il a "débouté ITM AI de sa demande de voir écartés les procès-verbaux de déclarations des représentants d'ITM AI en date des 20, 21 et 22 octobre 2014" ;
* de prononcer la nullité des procès-verbaux d'audition des représentants de la SAS ITM compte tenu des violations précitées et de l'atteinte grave et manifeste aux droits de la SAS ITM ;
* de juger que l'ensemble des procès-verbaux d'auditions des représentants de la SAS ITM, ainsi que les documents internes de l'administration concernant les fournisseurs Jaillance et Herta, qui ne s'appuient sur aucun procès-verbal de déclaration, devront en toute hypothèse être écartés des débats ;
- à titre subsidiaire :
* de juger que les dispositions de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce, telle qu'interprétées notamment à la lumière de la décision nº 2010-85 QPC du Conseil constitutionnel du 13 janvier 2011, s'appliquent à des clauses insérées dans un contrat ;
* de juger que les pratiques visées dans l'assignation du ministre du 16 avril 2015 ne rentrent pas dans le champ d'application de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce en ce qu'elles ne visent pas l'inclusion dans un contrat d'une clause créant un déséquilibre significatif ;
* de juger que la pratique de "compensation de marge" reprochée à la SAS ITM par le ministre chargé de l'économie a été prohibée par un texte postérieur aux faits objets de l'enquête et applicable aux conventions annuelles conclues après le 1er juillet 2014 ;
* de juger que l'article L 442-6 I 2º du code de commerce n'est pas applicable à la présente procédure ;
* de juger que l'existence d'un doute doit profiter à la SAS ITM et exclure toute condamnation, à raison de l'application d'un texte spécifique prohibant la compensation de marge à compter du 1er juillet 2014 ;
* en conséquence, d'infirmer le jugement du 5 juillet 2021 en ce qu'il a fait application de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce ;
* de juger que l'action du ministre est irrecevable et en tout cas mal fondée ;
- à titre plus subsidiaire :
* de juger que les éléments versés aux débats par le Ministre de l'Economie sont très insuffisants au regard du standard de preuve applicable pour la mise en œuvre de l'article L.442-6 I 2º du code de commerce et que le ministre chargé de l'économie est défaillant dans l'administration de la preuve dont il a la charge ;
* de juger que le ministre chargé de l'économie ne rapporte pas la preuve de l'existence d'une soumission ou tentative de soumission permettant d'établir un quelconque déséquilibre significatif pour les neuf fournisseurs ;
de juger que le ministre chargé de l'économie ne rapporte pas la preuve de l'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties pour les neuf fournisseurs ;
* de juger que l'existence d'un doute doit profiter à la SAS ITM et exclut toute condamnation de cette dernière ;
* en conséquence, d'infirmer le jugement du 5 juillet 2021 en ce qu'il a :
¿ " Dit que la société ITM Alimentaire International a soumis ou tenté de soumettre neuf de ses fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l'article L442-6-1-2º du code de commerce" ;
¿ " Condamné la société ITM Alimentaire International au paiement d'une amende civile de 2 millions d'euros" ;
¿ " Condamné la société ITM Alimentaire International à publier à ses frais sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif du dit jugement sur les sites Internet www.intermarche.com et www.mousquetaires.com durant un mois, ainsi que dans le quotidien Les Échos" ;
* de débouter le ministre chargé de l'économie de l'intégralité de ses demandes et prétentions ;
- à titre infiniment subsidiaire :
* de juger que l'amende civile infligée à la SAS ITM n'a pas été motivée, est fondée sur une analyse erronée et qu'elle est en tout état de cause disproportionnée ;
* de juger que les mesures de publication prononcées à l'encontre de la SAS ITM sont contraires aux principes de proportionnalité et de personnalité des peines ;
* de juger que le tribunal ne pouvait ordonner une mesure de publication sur le site mousquetaires qui appartient à la société ITM Entreprises et non à la SAS ITM ;
* en conséquence, d'infirmer le jugement du 5 juillet 2021 en ce qu'il a :
¿ "Condamné la société ITM Alimentaire International au paiement d'une amende civile de 2 millions d'euros" ;
¿ "Condamné la société ITM Alimentaire International à publier à ses frais sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispositif du dit jugement sur les sites Internet www.intermarche.com et www.mousquetaires.com durant un mois, ainsi que dans le quotidien Les Échos" ;
* de débouter le ministre chargé de l'économie de ses demandes ;
- en toute hypothèse de :
* condamner le ministre chargé de l'économie à verser à la SAS ITM la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
* condamner le ministre chargé de l'économie aux dépens.
En réplique, dans ses dernières conclusions notifiées le 28 avril 2023, le ministre chargé de l'économie demande à la cour, au visa des articles 16 et 132 du code de procédure civile et L 442-6 I 2º, L 442-6 III et L 450-3 du code de commerce, de :
- confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 5 juillet 2021 en ce qu'il a :
* dit que les procès-verbaux de déclarations des représentants de la SAS ITM des 20, 21 et 22 octobre 2014 ont le caractère de " renseignement, document ou toute justification nécessaire au contrôle " tels que visés à l'article L 450-3 du code de commerce et non celui d'une audition ;
* dit que la demande en nullité de la SAS ITM n'était pas fondée et débouté de sa demande de voir écartés les procès-verbaux de déclarations de ses représentants des 20, 21 et 22 octobre 2014 ;
* écarté le moyen de la SAS ITM selon lequel les pratiques reprochées n'entreraient pas dans le champ d'application de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce et déclaré recevable l'action du ministre à ce titre ;
* dit que la SAS ITM a soumis ou tenté de soumettre neuf de ses fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l'article L 442-6 I 2º du code de commerce ;
* dit sans objet la demande du ministre visant à voir condamnée la SAS ITM à cesser les pratiques reprochées ;
* condamné la SAS ITM au paiement d'une amende civile de deux millions d'euros ;
* condamné la SAS ITM à publier à ses frais sous huit jours à compter de la signification du jugement le dispositif dudit jugement sur les sites intermarche.com et mousquetaires.com durant un mois et dans le quotidien Les Echos ;
* débouté les parties de leurs autres demandes autres ;
- dire que le ministre chargé de l'économie peut produire tout élément au soutien de ses prétentions, sans se limiter aux seuls procès-verbaux, dès lors qu'ils sont soumis au débat contradictoire devant un tribunal indépendant et impartial ;
- rejeter la demande de la SAS ITM d'écarter des débats les documents internes de l'administration concernant les fournisseurs Jaillance et Herta ;
- en tout état de cause, de :
* débouter la SAS ITM de l'ensemble de ses demandes ;
* condamner la SAS ITM à verser au ministre chargé de l'économie, au titre de l'article 700 du code de procédure civile, la somme de 20 000 euros ;
* condamner la SAS ITM aux entiers dépens.
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la Cour renvoie aux décisions entreprises et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 mai 2023. Le ministre chargé de l'économie étant représenté conformément aux articles L 490-8 et R 490-2 du code de commerce, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
1º) Sur la tentative de soumission à un déséquilibre significatif
Moyens des parties
Au soutien de son action, le ministre chargé de l'économie expose que l'article L 442-6 I 2º du code de commerce s'applique à toute obligation, qu'elle résulte d'une stipulation ou d'une simple pratique non formalisée par écrit ainsi que l'induisent sa lettre, les travaux parlementaires et la jurisprudence, et que le versement d'un avantage financier par un fournisseur est une obligation, peu important que la compensation de marge n'ait été spécialement proscrite que par la loi nº 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite loi Hamon, qui n'est pas invoquée. Pour établir la soumission ou sa tentative, soit l'impossibilité d'une négociation effective, elle invoque :
- le déséquilibre structurel du marché, le secteur de la distribution alimentaire se définissant par une concentration élevée, proche de celle d'un oligopole auquel appartient la SAS ITM qui dispose d'une part de marché de 15 %, et les fournisseurs, même d'importance, ne pouvant se permettre un déférencement qui les prive d'accès au consommateur final ;
- les déclarations des représentants de la SAS ITM qui révèlent la mise à exécution, peu après la conclusion d'un accord cadre à l'issue de la négociation annuelle, d'un plan d'action transversal dont l'objectif unique était de maintenir sa marge au moyen d'une baisse tarifaire consentie par l'ensemble de ses fournisseurs (3,5 % pour les multinationales et 1,5 % pour les PME), ces derniers étant contraints de renégocier et d'accepter cette réduction sous la menace de la rupture des relations commerciales ou de déréférencements, effectivement pratiqués entre mai et juillet 2014.
Il ajoute que les remises additionnelles imposées aux fournisseurs constituaient des obligations significativement déséquilibrées en leur défaveur en ce qu'elles bouleversaient, sans raison autre que le maintien de sa marge par la SAS ITM et sans la moindre réciprocité, l'équilibre issu des négociations annuelles, soit le prix convenu.
Par ailleurs, le ministre chargé de l'économie, qui ne conteste pas l'application des principes tirés de l'article 6 de la CESDH à la procédure, expose que les procès-verbaux querellés sont des procès-verbaux de recueil de renseignements et non d'audition puisqu'ils font formellement référence à l'article L 450-3 du code de commerce et non à son article L 450-4 et ne comportent que la mention au style indirect des sujets abordés, transparence favorisant un sain débat contradictoire devant le juge, et non une succession de questions et de réponses. Il ajoute que, ces déclarations ont été recueillies en en la présence constante du conseil de la SAS ITM et que les questions auto-incriminantes ne sont pas proscrites en elles-mêmes, les personnels interrogés connaissant de surcroît leur droit de ne pas s'auto-incriminer. Il explique par ailleurs que les extraits de rapports d'intervention de la Dirrecte concernant les fournisseurs Jaillance et Herta sont des preuves admissibles au sens de l'article L 490-8 du code de commerce et participent du faisceau d'indices au même titre que les correspondances électroniques.
En réponse, la SAS ITM expose que l'article L 442-6 I 2º du code de commerce, qui doit être interprété strictement en application de l'article 6§1 de la CESDH, n'est pas applicable au litige car la notion d'obligation renvoie exclusivement à des clauses stipulées dans des contrats, ainsi que l'induisent la décision nº 2010-85 QPC du 13 janvier 2011 du Conseil constitutionnel, la jurisprudence et l'avis 23-2 de la Commission d'examen des pratiques commerciales (ci-après, "la CEPC"), alors que le ministre chargé de l'économie lui oppose une pratique, par ailleurs courante et licite puisque la renégociation en cours d'année n'est pas interdite par la loi et que l'exigence d'un élément nouveau n'a été posée que postérieurement aux faits litigieux par l'ordonnance du 24 avril 2019. Elle ajoute que la garantie de marge, nouvelle pratique non initialement visée par l'article L 442-6 I du code de commerce, n'a été prohibée que par la loi Hamon qui est entrée en vigueur le 1er juillet 2014, postérieurement aux pratiques dénoncées, et en déduit, au nom du principe de légalité des délits et des peines, que sa sanction à ce titre est impossible. Plus subsidiairement, elle prétend que le ministre chargé de l'économie, qui se contente de considérations générales et ne produit pas les éléments contractuels permettant d'apprécier l'économie générale de la relation, ne prouve concrètement ni soumission ou tentative de soumission, qui ne peut se déduire du seul déséquilibre du rapport de forces, la majorité des fournisseurs concernés étant de surcroît dotés d'un pouvoir compensateur et n'ayant été victime d'aucune menace ou mesure de pression telle des déréférencements qui sont tous fondés sur leur décision ou sur des considérations économiques ou de performance, ni déséquilibre significatif, des contreparties effectives ayant été proposées et les objectifs poursuivis étant légitimes et réalistes.
Au soutien de sa demande de nullité des procès-verbaux, la SAS ITM, s'appuyant notamment sur la décision nº 2016-552 QPC du 8 juillet 2016 du Conseil constitutionnel, expose que l'article L 450-3 du code de commerce confère aux agents de la DGCCRF un pouvoir d'enquête simple ne comprenant pas un pouvoir général d'audition et que ces derniers, dans le cadre de l'enquête qu'ils doivent mener à charge et à décharge, sont soumis, comme le ministre chargé de l'économie dans celui de son action, aux principes de loyauté de la preuve, d'impartialité découlant de l'article 6§1 de la CESDH et de neutralité posé par les articles L 121-1 et L 121-2 du code général de la fonction publique. Elle en déduit qu'ils ne peuvent, sur le fondement de l'article L 450-3 du code de commerce, ni procéder à des auditions sous forme de questions/réponses ni poser des questions auto-incriminantes. Elle précise que les auditions réalisées du 20 au 22 octobre 2014, qui ne s'analysent pas, ainsi que le courrier de convocation et leur teneur l'indiquent, en des demandes de renseignements, violent ces principes et que les procès-verbaux les consignant sont en conséquence nuls ou doivent être écartés des débats. Elle ajoute par ailleurs que, alors que chaque acte d'enquête doit faire l'objet d'un procès-verbal, conformément aux articles L 450-2 et R 450-1 du code de commerce, les " extraits " concernant les fournisseurs Jaillance et Herta ne correspondent à aucun procès-verbal et ne sont corroborés par aucune pièce.
Réponse de la cour
En application de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
La caractérisation de cette pratique restrictive suppose ainsi la réunion de deux éléments : d'une part la soumission à des obligations, ou sa tentative, et d'autre part l'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
A titre liminaire, la cour constate que, par jugement du 5 juillet 2021, le tribunal de commerce de Paris a "dit que la SAS ITM avait soumis ou tenté de soumettre neuf de ses fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l'article L 442-6 I 2º du code de commerce". Il a ainsi rejeté les demandes du ministre chargé de l'économie pour tous les fournisseurs à l'exception de Colgate, Bongrain, Henkel, Mondelez, Johnson, Herta, Senoble, Jaillance et Aoste. A défaut d'appel incident au sens des articles 548 et 551 du code de procédure civile, le jugement est définitif sur ce point non dévolu à la connaissance de la Cour.
La critique du raisonnement du tribunal dans le tri opéré entre les fournisseurs, selon une approche concrète de la situation de chacun d'eux il est vrai très partielle, n'est pas de nature, comme l'absence d'appel incident, à faire en soi obstacle au succès des prétentions du ministre chargé de l'économie.
a) Sur l'examen de l'affaire sous le volet pénal de l'article 6 de la CESDH
En application de l'article 6 "Droit à un procès équitable" de la CESDH :
1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ['].
2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ['].
L'action introduite par le ministre chargé de l'économie sur le fondement de l'article L 442-6 III du code de commerce, action autonome de protection du fonctionnement du marché et de la concurrence (en ce sens, Com., 8 juillet 2008, nº 07-16.761), a pour objet la défense de l'ordre public économique français par la répression des pratiques restrictives de concurrence qu'il mentionne et, ainsi que l'a précisé le Conseil constitutionnel (décision nº 2011-126 QPC du 13 mai 2011), le rétablissement de l'équilibre des rapports entre partenaires commerciaux, ce dernier objectif constituant le motif d'intérêt général fondant la limitation de la liberté d'entreprendre. Il dispose, sur le fondement des articles L 450-1 et suivants du code de commerce, de moyens d'enquête importants que la Cour de justice de l'Union européenne a qualifiés de moyens exorbitants par rapport au droit commun pour l'application de l'article 1er du Règlement nº 1215/2012 du 12 décembre 2012 qui n'est pas en débat et ne constitue pas un critère d'application de l'article 6 de la CESDH mais est néanmoins éclairant sur la nature de la procédure en cause (CJUE, 22 décembre 2022, Galec, C-98/22, §26, la Cour y voyant, pour soustraire à l'action de la matière civile et commerciale et au regard de l'amende civile demandée, l'exercice de la puissance publique). Il est enfin le seul, avec le ministère public, à avoir qualité pour solliciter le prononcé d'une amende civile d'un montant élevé de 2 millions ou assis sur celui des sommes indument versées.
Ainsi, la Cour européenne des droits de l'Homme (ci-après, "la CEDH") a jugé dans son arrêt Carrefour c. France du 1er octobre 2019 (37858/14, §42) que l'article 6 de la Convention, dans son volet pénal, est applicable à l'amende civile prononcée sur le fondement de l'article L 442-6 du code de commerce.
Il est dès lors acquis que, au regard des moyens d'enquête mis en œuvre et du montant de l'amende demandée, dont le caractère civil est indifférent à raison de sa nature de sanction et de sa sévérité, l'action du ministre relève de la matière pénale au sens de l'article 6 de la CESDH, les exigences d'équité du procès étant de ce fait plus strictes que sous le volet civil (CEDH, Moreira Ferreira c. Portugal, 11 juillet 2017, nº 19867/12, §67).
Pour autant, ainsi que le rappelle systématiquement la CEDH, la notion "d'accusation en matière pénale", qui est entendue dans une conception matérielle et non formelle (CEDH, 27 février 1980, Deweer c. Belgique, nº 6903/75, §44), est autonome (CEDH, 26 mars 1982, Adolf c. Autriche, nº 8269/78, §30). Ainsi, l'appartenance à la "matière pénale" est déterminée sans égard décisif pour les catégories de droit interne qui ne constituent qu'un critère pertinent de qualification, et ne vaut que pour l'application de la Convention : l'examen du litige sous le volet pénal de l'article 6 de la CESDH, qui est toujours global et opéré à l'aune de l'équité ("principe clé" selon CEDH, 10 juillet 2012, Gregacevic c. Croatie, nº 58331/09, §49), n'implique pas l'application des règles nationales de droit pénal et de procédure pénale.
Or, en droit interne, l'action du ministre chargé de l'économie exercée sur le fondement de l'article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits est de nature civile (en ce sens, Com. 18 octobre 2011, nº 10-28.005 qui valide la qualification d'action en responsabilité quasi délictuelle) et est soumise aux règles du code de procédure civile.
Dans cette logique, le principe d'interprétation stricte n'est pas applicable sur le fondement de l'article 111-4 du code pénal mais, en ce qu'il découle du principe de légalité des délits et des peines, au titre de l'article 7 "Pas de peine sans loi" de la CESDH.
Aux termes du paragraphe 1 de cet article, nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.
Le principe de légalité des délits et des peines au sens de cette disposition, qui peut matériellement recouvrir des exigences identiques à celles portées par le droit interne mais n'en demeure pas moins d'application autonome, implique en particulier l'existence d'une base légale pour l'infliction d'une condamnation et d'une peine, la CEDH s'assurant que, au moment où un accusé a commis l'acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition légale rendant l'acte punissable et que la peine imposée n'a pas excédé les limites fixées par cette disposition (CEDH, Coëme et autres c. Belgique, 22 juin 2000, nº 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, §145). La notion de "droit" ("law") utilisée à l'article 7 correspond à celle de "loi" qui figure dans d'autres articles de la Convention : elle englobe le droit d'origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l'accessibilité et de la prévisibilité, cette double condition, qui régit tant la définition de l'infraction que celle de la peine ou de sa portée (en ce sens, CEDH, Kafkaris c. Chypre, §140,12 février 2008, nº 21906/04), se trouvant remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l'aide de l'interprétation qui en est donnée par les tribunaux et les éventuels conseils d'un avocat ou d'un juriste, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (CEDH, Coëme et autres c. Belgique précité).
Au titre de la prévisibilité, la CEDH retient que, en raison même du caractère général des lois, leur libellé ne peut pas présenter une précision absolue, beaucoup d'entre elles, en raison de la nécessité d'éviter une rigidité excessive et de s'adapter aux changements de situation, se servant par la force des choses de formules plus ou moins floues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique (CEDH, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, nº 14307/88, §40). Elle ajoute que, aussi clair que le libellé d'une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d'interprétation judiciaire et qu'il faut toujours élucider les points douteux et s'adapter aux changements de situation, la fonction de décision confiée aux juridictions servant précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l'interprétation des normes, l'article 7 de la Convention ne pouvant ainsi être interprété comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l'interprétation judiciaire d'une affaire à l'autre, à condition cependant que le résultat soit cohérent avec la substance de l'infraction et raisonnablement prévisible (CEDH, Kafkaris c. Chypre, 12 février 2008, nº 21906/04, §141). Ainsi, l'interprétation judiciaire est compatible avec le principe de légalité si elle est :
- compatible avec la substance de l'infraction, soit si elle est conforme au libellé de la disposition de la loi pénale en cause lue dans son contexte et si elle n'est pas déraisonnable (CEDH, Jorgic c. Allemagne, 12 juillet 2007, nº 74613/01, §104 à 108) ;
- raisonnablement prévisible au sens de l'arrêt Coëme et autres c. Belgique précité. Cette condition sera remplie si l'interprétation judiciaire se borne à poursuivre une tendance perceptible dans l'évolution de la jurisprudence des tribunaux (CEDH, S.W. c. Royaume-Uni, nº 20166/92, §43), une importance déterminante ne devant néanmoins pas être accordée à l'absence de précédents jurisprudentiels comparables si la première condition, de ce fait essentielle, est remplie (CEDH, K.A. et A.D. c. Blegique, 17 février 2005, nº 42758/8 et 45558/99, §55). En revanche, est imprévisible une interprétation extensive de la loi pénale au détriment de l'accusé, qu'elle résulte d'un revirement de jurisprudence ou d'une analogie incompatible avec la substance de l'infraction (CEDH, Parmak et Bakir c. Turquie, nº 22429/07 et 25195/07, §76).
Sur le plan de l'accessibilité, la Cour contrôle si la "loi" pénale ayant fondé la condamnation litigieuse était suffisamment accessible au requérant, soit si elle était publiée (en ce sens, pour la jurisprudence interne, CEDH, G. c. France, 27 septembre 1995, §25).
C'est dans ce cadre que doit être examiné le moyen tiré de l'inapplicabilité de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce aux "pratiques" en général et à la "compensation de marge" en particulier opposé par la SAS ITM.
b) Sur l'applicabilité de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce
- Sur les pratiques
Le ministre chargé de l'économie reproche à la SAS ITM d'avoir imposé à ses fournisseurs une baisse de prix postérieurement à la conclusion de la convention annuelle dans le but de compenser sa perte de marge.
Dans sa décision nº 2010-85 QPC du 13 janvier 2011, le Conseil constitutionnel a précisé que, "pour déterminer l'objet de l'interdiction des pratiques commerciales abusives dans les contrats conclus entre un fournisseur et un distributeur, le législateur s'est référé à la notion juridique de déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties qui figure à l'article L 132-1 du code de la consommation reprenant les termes de l'article 3 de la directive 93/13/CEE du Conseil du 5 avril 1993 [' et] qu'en référence à cette notion, dont le contenu est déjà précisé par la jurisprudence, l'infraction est définie dans des conditions qui permettent au juge de se prononcer sans que son interprétation puisse encourir la critique d'arbitraire". Cependant, cette décision ne comporte, faute de précision expresse en ce sens, aucune réserve d'interprétation s'imposant au juge judiciaire au sens de l'article 62 de la Constitution. La référence à l'article L 132-1 du code de la consommation n'est faite que pour signaler l'utilisation antérieure de la notion de "déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties" et en déduire la possibilité d'une interprétation jurisprudentielle, dont le contenu n'est d'ailleurs pas précisé, conforme au principe de légalité des délits et des peines. Et, le Conseil, qui évoque "la complexité des pratiques que le législateur a souhaité prévenir et réprimer" et rappelle que l'article L 442-6 du code de commerce a pour objet "l'interdiction des pratiques commerciales abusives dans les contrats", signe que les premières peuvent s'exprimer dans la formation et l'exécution des seconds auxquels elles ne se réduisent pas, s'est prononcé sur l'intelligibilité du concept de " déséquilibre significatif " et non sur la nature et la source des obligations qui le créent. L'évocation de l'article L 132-1 du code de la consommation n'est en outre qu'indicative, le Conseil rappelant également la faculté dont jouit la juridiction saisie de consulter la Commission d'examen des pratiques commerciale. Or, dans l'avis mentionné par le commentaire de la décision du Conseil cité par les parties et le tribunal, celle-ci retient que "la notion nouvelle de déséquilibre significatif entre droits et obligations des parties a vocation à appréhender toute situation" et se réfère explicitement à la notion de pratique : l'interprétation de la loi n'est pas réduite à la transposition sans changement de la jurisprudence développée en application du droit de la consommation dont l'objet est par ailleurs nettement distinct du dispositif en débat. Cet argument n'est ainsi pas pertinent.
La lettre du texte, à laquelle ajoute la SAS ITM, ne distingue pas selon la nature et la source des obligations et l'intitulé du chapitre dans lequel est inséré l'article L 442-6 du code de commerce ("Des pratiques restrictives de concurrence") induit une application sans discrimination à toutes pratiques constitutives d'un déséquilibre significatif. Et, les travaux parlementaires, et en particulier le Rapport au nom de la commission des affaires économiques nº 908 (pièce 112 du ministre), confirment que le législateur a entendu prévenir et réprimer tout déséquilibre déloyal né de tout "avantage" (page 4), le terme "obligation", adopté pour assurer une unité de rédaction avec l'article L 441-7 du code de commerce et "renforc[er] l'effectivité de la loi" (page 116), couvrant notamment toute baisse tarifaire (page 117). Les " questions/réponses " livrent ainsi de nombreux exemples de pratiques constituant un déséquilibre significatif (pages 120 et suivantes : réduction de sommes d'initiative pour diminuer le montant de la facture, application de prix non conformes à ceux stipulés dans la convention annuelle').
En outre, l'obligation, qui s'entend classiquement du lien de droit par lequel le débiteur est tenu d'une prestation, y compris d'un paiement, envers le créancier en vertu notamment d'un contrat, peut trouver sa source, conformément à l'article 1100 du code civil, dans des actes juridiques ou dans la loi elle-même mais également dans des faits juridiques, une "pratique" pouvant, si l'engagement qu'elle porte est finalement accepté par le fournisseur, devenir juridiquement une obligation intégrée aux relations contractuelles (ici, une baisse tarifaire générale et systématique). La SAS ITM ne peut d'ailleurs tout à la fois soutenir que seules des "pratiques" lui sont imputées et qu'une négociation effective a abouti à l'octroi de contreparties équilibrées, soit à des engagements réciproques caractéristiques d'un lien d'obligation. Et, l'article L 442-6 I 2º du code de commerce, qui sanctionne par la responsabilité civile un fait juridique, s'appliquant également à la tentative de soumission, commencement d'exécution qui a par hypothèse manqué son effet, il est évident que l'obligation créant le déséquilibre significatif n'a pas à être formalisée dans un contrat, cette analyse n'étant pas destinée, comme le soutient la SAS ITM, à pallier une carence ou une contradiction législative mais à restituer à la loi sa cohérence pour garantir sa pleine effectivité.
De fait, si le déséquilibre significatif est le plus souvent constaté dans le contrat conclu entre partenaires commerciaux, ou dans certaines de ses clauses, ainsi qu'en témoignent les nombreuses décisions de justice produites par la SAS ITM, qui n'interprètent pas la notion d'obligation mais, comme le fait également la CEPC dans son avis 23-2, appliquent le texte aux situations contractuelles qui lui étaient soumises dans le respect de l'article 5 du code de procédure civile, le ministre chargé de l'économie communique d'autres décisions se référant expressément à la sanction de pratiques, distinguées pour l'occasion des clauses (CA Paris, 18 septembre 2013, nº 12/03177 ou, pour des décisions plus récentes postérieures aux faits litigieux, CA Paris, 21 juin 2017, nº 15/18784, CA Paris, 16 mai 2018, nº 17/11187 et CA Paris, 15 mars 2023, nº 21/13227).
Aussi, l'imposition d'une baisse tarifaire non formellement contractualisée peut constituer la soumission (ou sa tentative) à une obligation au sens de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce. Cette interprétation, conforme à la lettre et à l'esprit du texte, est compatible avec la substance de l'infraction et est raisonnablement prévisible puisqu'elle était posée par au moins une décision antérieure aux faits litigieux.
- Sur la compensation de marge
Le ministre chargé de l'économie impute à la SAS ITM l'imposition de baisses tarifaires à ses fournisseurs pour compenser sa marge, pratique pouvant effectivement être définie comme une opération de compensation ou de garantie de marge spécialement visée par loi nº 2014-344 du 17 mars 2014 qui a ajouté à l'article L 442-6 I 1º du code de commerce à compter du 1er juillet 2014 la phrase suivante : "Un tel avantage [i.e., un avantage quelconque ne correspondant à aucun service rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu] peut également consister en une globalisation artificielle des chiffres d'affaires, en une demande d'alignement sur les conditions commerciales obtenues par d'autres clients ou en une demande supplémentaire, en cours d'exécution du contrat, visant à maintenir ou accroître abusivement ses marges ou sa rentabilité". Cet adjonction était motivée en ces termes : "le sixième amendement adopté par la commission vise à introduire la notion d'abus dans la disposition qui interdit la pratique des "garanties de marge". L'inscription expresse dans la loi de l'interdiction de ces pratiques - dénoncées année après année par les fournisseurs - permet d'afficher la volonté du législateur de les sanctionner, et d'y mettre un terme" (Rapport au nom de la commission des affaires économiques nº 282).
Contrairement à ce que soutient la SAS ITM et à la position adoptée lors de sa promulgation par la DGCCRF (pièce 24 de la SAS ITM), qui n'est pas un interprète authentique de la loi, ne produit pas de doctrine administrative qui lui serait opposable et qui n'a pu induire en erreur la SAS ITM puisque sa note est postérieure aux faits litigieux, cette intervention législative, dans sa forme et son esprit, n'implique pas la création d'une nouvelle faute civile mais introduit une précision non restrictive ("une tel avantage peut notamment'") n'induisant pas à elle seule l'impossibilité antérieure de sanctionner le comportement visé. De fait, le Rapport nº 1156 au nom de la commission des affaires économiques du 13 juin 2013 précise que, "depuis le vote de la LME, censée assurer de vraies négociations commerciales assises sur de véritables contreparties vérifiables et formalisées dans la convention unique annuelle, le rapport de forces entre les sept grandes centrales d'achat et les milliers de fournisseurs est encore plus déséquilibré, et les relations encore plus dures - notamment avec les PME de l'agroalimentaire", et que "certains groupes font également part de pratiques illégales et abusives, comme celles consistant à pouvoir tout renégocier à tout moment sans contrainte particulière ['], la dernière en date concern[ant] des demandes de compensation de perte de marge, émises avant même la discussion des conditions de vente de l'année à venir". Ainsi, le législateur considérait clairement comme déjà illicite la pratique dont il entendait faciliter la sanction en la mentionnant explicitement dans un texte dont la généralité des termes permettait l'appréhension. Cette analyse est confortée par le fait que la liste développée par des lois successives a finalement été supprimée par l'ordonnance nº 2019-359 du 24 avril 2019 dont l'objet n'était pas d'autoriser les pratiques antérieurement visées mais de "recentrer la liste des pratiques commerciales autour de trois pratiques générales" (Rapport au Président de la République), signe supplémentaire que l'ajout opéré en 2014 n'était qu'illustratif.
Surtout, cette loi n'affecte que le 1º de l'article L 442-6 I sans égard pour son 2º. Si ces dispositions mobilisent des notions se recoupant partiellement, notamment en ce que la disproportion manifeste ou l'inexistence de la contrepartie est un élément d'appréciation du caractère significatif du déséquilibre, leurs régimes sont néanmoins distincts, le second, instrument de préservation de l'équilibre contractuel global impliquant une absence de négociation effective, autorisant une mise en balance plus étendue et plus subjective et qualitative que le premier qui commande une analyse essentiellement objective et quantitative et s'opère terme à terme sans égard pour l'existence d'une soumission. Aussi peuvent-ils être invoqués cumulativement, sans pour autant multiplier les restitutions ou les préjudices, ou séparément. De ce fait, la précision apportée par le législateur en 2014, qui a en outre intégré au 1º la notion d'abus qui n'est pas explicitement mobilisée dans le 2º, n'a pas pour objet ou pour effet d'affecter l'interprétation du dispositif légal sur le déséquilibre significatif et d'en modifier le champ d'application.
Or, ce dernier, par la généralité de ses termes qui n'est pas en elle-même critiquée par la SAS ITM, permet de sanctionner, dès lors qu'elle n'est pas négociable ou négociée effectivement, la baisse tarifaire qui crée un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, peu important la fin poursuivie et la réalité de la recherche d'une compensation de marge qui n'est qu'un mobile indifférent à la caractérisation de la faute civile et n'est évoquée par le ministre chargé de l'économie que pour établir l'absence de contrepartie effective.
Cette interprétation est, au regard de la lettre du texte et de son esprit qui est de lutter contre le déséquilibre des relations entre distributeurs et fournisseurs et contre les pratiques déloyales qu'il permet, compatible avec la substance de l'infraction et est, de ce seul fait, raisonnablement prévisible au sens de l'article 7 de la CESDH.
c) Sur les preuves
- Sur la nullité, la recevabilité et la force probante des procès-verbaux d'audition des représentants de la SAS ITM
La SAS ITM demande à la cour d'annuler, et subsidiairement d'écarter des débats, les "procès-verbaux d'audition" de ses représentants des 20, 21 et 22 octobre 2014 (pièces 17 à 22 du ministre) au motif que, les agents de la DGGCRF ne disposant pas d'un pouvoir général d'audition sur le fondement de l'article L 450-3 du code de commerce qui encadrait leur action, leurs questions, auto incriminantes et partiales, caractérisent un excès de pouvoir, sont déloyales et violent ainsi irrémédiablement son droit à un procès équitable au sens de l'article 6§1 de la CEDH.
La CEDH envisage la procédure pénale comme un tout englobant la phase d'enquête (CEDH, Dvorski c. Croatie, 20 octobre 2015, nº 25703/11, §76 : "la Cour rappelle que si l'article 6 a pour finalité principale, au pénal, d'assurer un procès équitable devant un "tribunal" compétent pour décider du "bien-fondé de l'accusation", il n'en résulte pas qu'il se désintéresse des stades antérieurs à la phase de jugement. Ainsi, l'article 6 - surtout son paragraphe 3 - peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si et dans la mesure où son inobservation initiale risque de compromettre gravement l'équité du procès"). Aussi, les actes d'enquête querellés doivent également être examinés sous l'angle de la "matière pénale", ce qui n'implique pas, ainsi qu'il a été dit, l'application des règles nationales de droit pénal et de procédure pénale.
Le ministre chargé de l'économie ne conteste pas que les procès-verbaux litigieux ont été dressés sur le fondement de l'article L 450-3 du code de commerce qui dispose, dans sa rédaction applicable aux faits, que les agents peuvent exiger la communication des livres, factures et autres documents professionnels et obtenir ou prendre copie de ces documents par tout moyen et sur tout support. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaires au contrôle.
En application de ce texte, qui encadre les enquêtes dites "simples" ou "ordinaires" de la DGCCRF par opposition aux enquêtes "lourdes" régies par l'article L 450-4 du code de commerce (opération de visite et de saisies sur autorisation du juge des libertés et de la détention), les agents ne peuvent qu'obtenir communication de divers éléments et de "tout renseignement" qu'en ce qu'ils sont nécessaires au contrôle lui-même, les déclarations consignées dans ce cadre étant ainsi exclusivement destinées à permettre sa réalisation et, le cas échéant, la compréhension des données recueillies à son occasion : l'enquête simple tend à la remise volontaire d'informations et non à l'obtention d'un aveu. Ainsi que l'ont relevé le Conseil constitutionnel (8 juillet 2016, nº 2016-552 QPC) et la Cour de cassation à sa suite (Com., 26 avril 2017, nº 15-25.699), l'article L 450-3 ne leur confère ni un pouvoir d'exécution forcée pour obtenir la remise de documents ni un pouvoir général d'audition ou un pouvoir de perquisition. De fait, la circulaire du 20 mars 2017 relative à l'audition des personnes soupçonnées par les fonctionnaires et agents dotés de pouvoirs de police judiciaire prise pour l'application de la loi nº 2016-731 du 3 juin 2016 modifiant l'article 28 du code de procédure civile (pièce 123 du ministre) précise la "notion d'audition" et, après avoir rappelé que "l'article 28 du code de procédure pénale n'a pas vocation à créer un droit général pour tout corps de contrôle de procéder à des auditions mais tend à encadrer les pouvoirs d'audition propres à chaque corps, lorsqu'ils sont mis en œuvre à l'encontre d'une personne soupçonnée", distingue "l'audition" du "recueil de déclaration ou d'observation qui n'est pas soumis aux règles de l'article 61-1 du code de procédure pénale" en ces termes :
Afin d'éviter tout risque que les observations de la personne soupçonnée soient considérées comme constitutives d'une audition et, partant, soumises à son formalisme, il importe que les déclarations recueillies soient spontanées, suffisamment succinctes et rapportées au style indirect. L'audition devra quant à elle faire l'objet d'un procès-verbal signé par la personne, dont les propos sont rapportés au style direct, pouvant contenir des questions sur les éléments à charge et à décharge qui lui sont reprochés, ainsi que sur les circonstances de l'infraction et sur sa personnalité.
En raison du caractère intrinsèquement limité du recueil de déclaration, dans les hypothèses où le respect du principe du contradictoire justifie que le mis en cause s'explique de manière plus détaillée sur les faits qui lui sont reprochés, il sera nécessaire que le parquet fasse procéder à une audition de la personne soupçonnée avant toutes poursuites, sans se contenter du seul recueil de déclarations.
Les représentants de la SAS ITM ont reçu une convocation du 30 septembre 2014 ainsi libellée (sa pièce 10) :
Pour les besoins de l'enquête nationale en cours les relations commerciales entre la grande distribution et les fournisseurs, notamment sur l'existence de demande de compensation des marges, je vous informe qu'en application des articles L 450- (sic) et L 450-8 du code de commerce, je vous prie de trouver ci-après les convocations des personnes concernées pour être entendu (sic) à ce sujet et suite, notamment, à l'opération de visite et de saisie intervenue le 22 juillet 2014 [']. Les auditions auront lieu à la Dirrecte d'Ile-de-France ['].
Aussi, quoique l'article L 450-3 du code de commerce soit cité en entête, les personnes listées ont été convoquées, sous la menace des sanctions prévues par l'article L 450-8, pour une audition sur les pratiques restrictives elles-mêmes et non pour un recueil de renseignements exclusivement rattaché à un contrôle, les "suites" de l'opération de visite et de saisies n'étant d'ailleurs présentées que comme un élément parmi d'autres.
La rédaction des procès-verbaux confirme la réalité des auditions menées par les agents de la DGCCRF, très au-delà du cadre limité et circonscrit au recueil de renseignements : ils comportent des déclarations non spontanées mais suscitées par de nombreuses questions précises que les opérations de contrôle elles-mêmes ou la compréhension des documents saisis ne nécessitaient pas et qui touchaient directement à la caractérisation des pratiques restrictives objet des investigations (soumission et déséquilibre significatif), peu important qu'elles soient formellement rapportées au style indirect puisqu'elles ont été effectivement posées. Certaines d'entre elles sont en outre de nature à favoriser l'auto incrimination de la personne entendue, dont les réponses détaillées s'étalent sur plusieurs pages :
- pièce 17 (monsieur [I], direction de l'Offre alimentaire de la SAS ITM) : "Vous me demandez comment nous concilions l'organisation d'une "phase 2 des négociations" après le 1er mars avec l'obligation légale d'achever ces mêmes négociations avant le 1er mars" ; "Vous me demandez si je n'y vois pas une tentative de soumettre le fournisseur à des conditions auxquelles il ne peut consentir" ;
- pièce 18 (monsieur [E], responsable juridique de la SAS ITM) : "Vous mettez en opposition les constats du 22 juillet 2014 faits lors de l'opération de visites et de saisie avec mes déclarations tenues lors de votre contrôle en pouvoirs simples du 9 juillet 2014" ; "Vous me demandez quel est mon avis sur la pratique consistant à placer une affichette en magasin du type de celle visée plus haut [i.e. indiquant aux clients le refus de livraison de Mondelez et sa demande corrélative d'augmentation des prix]" ; "Vous me demandez si à ma connaissance les contreparties sont proposées au même moment que les "demandes" d'efforts financiers qui selon vous ont été adressées aux fournisseurs" ;
- pièce 19 (monsieur [W], responsable de l'Offre marques nationales de la SAS ITM) : "Vous m'indiquez qu'un "plan d'action et de sécurisation" aurait été mis en place par la direction de l'offre alimentaire ['], qu'il aurait été question de retrouver 2,25 % du chiffre d'affaire (sic) sur la période du 1er juin au 31 décembre en adressant des demandes équivalant à 3,5 % de remises sur factures pour les multinationales et à 1,5 % pour les PME" ; "Vous me demandez s'il y a une "politique globale" visant à inviter les acheteurs à poser les "demandes sans placer en face des contreparties proportionnelles" " ; "Vous me demandez de confirmer que cette "demande" concernait tous les groupes et catégories du groupement, notamment par l'instauration d'une règle de jeu commune" ; "Vous me demandez si le "code AC2" est un moyen de pression propre à contraindre le fournisseur à accéder à nos "demandes" " , question complétée par l'observation suivante caractéristique d'un interrogatoire, en l'occurrence orienté : "Vous me dites qu'il est anormal que ces "codes AC2" interviennent en cours d'année, après que des "demandes d'efforts financiers" non prévus avant le 1er mars aient (sic) été formulés (sic), dans la mesure "où cela serait une tentative de soumettre le fournisseur à des demandes qu'il refuserait autrement" " ;
- pièce 20 (monsieur [R], responsable du groupe Frais de la SAS ITM) dont les déclarations révèlent qu'elles sont la suite de questions qui, pour beaucoup d'entre elles, ne sont pas précisées et qui impliquent des réponses susceptibles de permettre l'incrimination de son auteur, telles : "je ne cautionne absolument pas ce type de démarche [i.e. l'imposition de remises sur facture de 1,5 ou 3,5 %] qui n'aurait de toute façon aucune efficacité dans le secteur et le contexte du frais" ; "Je n'ai jamais validé ni mis en œuvre ces documents de travail [faisant référence au taux de 3,5 %] qui ne correspondent pas à mes critères". Il en est de même des interrogations poussées sur les négociations avec le fournisseur Aoste ;
- pièce 21 (madame [H], responsable du groupe DPH lors de l'opération de visite et de saisies) : "Vous m'interrogez sur l'amorce de ce que vous nommez "négociations phase 2" " ; "Vous me demandez si pour moi il y a eu une "négociation phase 2" " ; "Vous m'interrogez sur ce que vous nommez le déroulé des "négociations phase 2" ". Le procès-verbal mentionne par ailleurs un incident de retranscription qui révèle non seulement que de nombreuses questions ont été posées, parfois estimées auto incriminantes par la personne convoquée, et que l'intervention de son avocat a été refusée dans un climat tendu peu compatible avec un simple recueil de renseignements ;
- pièce 22 (monsieur [C], responsable du groupe Epicerie de la SAS ITM) : "Vous m'interrogez sur l'amorce de ce que vous nommez "négociations phase 2" ". L'entretien, qui est plus court et moins orienté que les précédents, comportent néanmoins des questions sans lien avec les documents saisis et inutiles à leur compréhension, certaines réponses révélant l'existence de questions non retranscrites ("Je ne vois pas le lien entre cette réunion et ce que vous appelez "les négociations phase 2" ").
Aussi, en procédant à des auditions poussées, parfois tendues et comprenant des questions auto incriminantes sans information préalable des personnes entendues sur leurs droits en pareilles circonstances, sur le fondement de l'article L 450-3 du code de commerce sans nécessité pour le contrôle opéré, les agents de la DGCCRF ont excédé leurs pouvoirs. Les déclarations ayant ainsi été obtenues illicitement, peu important qu'un avocat ait été présent lors des auditions puisque le cadre juridique était inadéquat, la production et l'exploitation dans le cadre du procès des procès-verbaux qui les consignent sont déloyales et portent irrémédiablement atteinte au droit au procès équitable de la SAS ITM, la discussion contradictoire ne lui permettant pas d'en contester utilement le contenu.
L'atteinte au droit procès équitable n'emporte pas en soi irrecevabilité des pièces qui la causent, la CEDH rappelant régulièrement que, si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l'admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui dès lors relève au premier chef du droit interne (CEDH, 12 juillet 1988, Schenk c. Suisse, nº 10862/84, §46 et CEDH, 1er juin 2010, Gäfgen c. Allemagne, nº 22978/05, §162 et 163). Or, sur un plan strictement interne, la Cour relève que le vice intrinsèque d'un mode de preuve emporte habituellement son incapacité à fonder la conviction du juge, son irrecevabilité n'étant envisagée que quand ce dernier est décisif en ce qu'il prive par sa nature et sa gravité la partie à qui la preuve est opposée de toute possibilité ultérieure de la contester utilement (analyse compatible avec Ass. plén, 7 janvier 2011, nº 09-14.316 et 09-14.667). C'est le sens des arrêts de la CEDH sur les violations qui, par elles-mêmes, privent automatiquement d'équité la procédure dans son ensemble et violent l'article 6 (ces décisions étant rendues sur le fondement de l'article 3 sur l'interdiction de la torture).
Les pièces litigieuses sont des preuves et non des actes de procédures. Or, aucun texte, tel l'article 649 du code de procédure civile qui étend aux actes d'huissier le régime de la nullité des actes de procédures, ne prévoit la possibilité pour le juge d'en prononcer la nullité. Cette demande sera en conséquence rejetée.
Au regard de la nature du vice intrinsèque qui affecte les pièces 17 à 22 du ministre chargé de l'économie, ces dernières, dont la constitution même est déloyale dans son ensemble et qui n'ont aucune force probante, seront déclarées irrecevables.
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande d'annulation présentée par la SAS ITM mais infirmé en ce qu'il a rejeté celle tendant à l'écartement des pièces 17 à 22 produites par le ministre chargé de l'économie. En revanche, les procès-verbaux d'audition des fournisseurs ne sont pas critiqués.
- Sur la force probante des rapports et autres documents
Conformément à l'article L 450-2 du code de commerce, les enquêtes donnent lieu à l'établissement de procès-verbaux et, le cas échéant, de rapports. Les procès-verbaux sont transmis à l'autorité compétente. Copie en est transmise aux personnes intéressées. Ils font foi jusqu'à preuve contraire.
Et, en vertu de l'article L 490-8 du code de commerce, pour l'application des dispositions du livre IV, le ministre chargé de l'économie ou son représentant peut, devant les juridictions civiles ou pénales, déposer des conclusions et les développer oralement à l'audience. Il peut également produire les procès-verbaux et les rapports d'enquête.
Au sens de ces textes, l'exercice des pouvoirs d'enquête se traduit par principe par la rédaction de procès-verbaux comprenant les mentions prévues par l'article R 450-1 du code de commerce et rapportant les investigations conduites dans l'entreprise, les déclarations recueillies et la remise des documents sollicités. Leur production permet à la juridiction saisie d'exercer son contrôle sur la loyauté et la conformité aux règles de droit de leur établissement, transparence qui fonde la valeur probante que leur reconnaît la loi. Pour autant, le ministre chargé de l'économie est libre, conformément à l'article 9 du code de procédure civile, de produire toute pièce qui lui paraît utile à la preuve des faits nécessaires au succès de ses prétentions, ce que confirme l'article L 490-8 du code de commerce. La question n'est donc pas celle de l'impossibilité d'établir ou de verser au débat un rapport, dont la rédaction et la production sont explicitement envisagées, mais celle de la détermination de sa force probante intrinsèque.
A cet égard, un rapport peut comprendre des informations variées qui ne font pas nécessairement référence à un acte d'enquête au sens strict, telles celles relatives aux données publiques économiques et sociales de l'entreprise concernée. Aussi, sa valeur probatoire doit être appréciée concrètement en considération des éléments qu'il contient et de l'étendue de la contestation portée par la SAS ITM ainsi que des possibilités de contrôle et de vérification qu'il offre à la juridiction saisie. De ce fait, un rapport ne peut être écarté des débats à raison de sa seule nature, constat qui commande le rejet de la demande de la SAS ITM à ce titre.
La critique de cette dernière porte sur la référence, dans les deux rapports produits en pièces 91.3 (Herta) et 91.4 (Jaillance), à des déclarations de fournisseurs qui ne sont consignées dans aucun procès-verbal.
Le premier, daté du 8 juillet 2014, rapporte une rencontre avec le directeur commercial et le directeur juridique de la société Nestlé (société mère du fournisseur Herta) le 3 juillet précédent. Après un rappel des éléments économiques permettant de cerner la position du fournisseur sur le marché et de déterminer les caractéristiques essentielles de ce dernier, il détaille les relations entre Herta et la SAS ITM et les différentes étapes de la "renégociation" engagée en mars 2014 avant de conclure à la confirmation par le premier des pratiques imputées à la seconde et de signaler le recueil de "la liste des références rendues indisponibles et [des] références de remplacement". Ni le procès-verbal d'audition et d'obtention de renseignements ni les documents évoqués ne sont annexés au rapport, par ailleurs largement caviardé sans raison explicitée, et ne sont produits. De ce fait, le juge saisi n'est pas en mesure de vérifier la régularité du recueil de la parole du fournisseur entendu et la réalité des propos évoqués, sans d'ailleurs être cités, tandis que la SAS ITM est privée de toute possibilité de se défendre utilement face à des éléments dont elle ne connaît pas la teneur exacte et qui ne sont spécifiquement étayés par aucune pièce. Aussi, ce rapport n'a, sur ces éléments (déclarations du fournisseur et listes remises mais non communiquées), aucune force probante intrinsèque à raison de la contestation de la SAS ITM. Or, il n'est complété que par un "projet de courriel d'information des points de vente" non daté qui, comme l'intitulé de la pièce l'indique, n'a pas été adressé (pièce 52 du ministre évoquant un déréférencement de quatre produits Herta pour maintenir un placement compétitif et un niveau de marge conforme aux attentes) et par la photographie d'une feuille volante chiffonnée mentionnant une "négo" de "500 K€" (pièce 54 du ministre intitulée "Paper Board groupe Frais"), documents très insuffisants pour prouver une tentative de soumission puis un déséquilibre significatif.
Le second, non daté et beaucoup plus succinct, rapporte un échange dont le support n'est pas précisé, avec le directeur clientèle de la société Jaillance évoquant deux réunions avec la SAS ITM et un autre distributeur non identifié au cours desquelles des demandes de compensation de marge auraient été présentées. A nouveau, ni procès-verbal ni pièce, telle une correspondance électronique ou manuscrite, ne sont annexés ou produits. Pour les mêmes raisons, ce rapport n'a, faute d'être corroboré par des éléments extrinsèques et à raison de la contestation de la SAS ITM, aucune force probante sur la réalité et la teneur des déclarations du fournisseur Jaillance.
En l'absence de tout autre élément de preuve concernant ces deux fournisseurs, le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a retenu l'existence d'une soumission (ou de sa tentative) à un déséquilibre significatif à leur égard.
Demeure l'examen de la caractérisation de cette pratique restrictive concernant les fournisseurs Colgate, Bongrain, Henkel, Mondelez, Johnson, Senoble et Aoste.
d) Sur la caractérisation de la tentative de soumission à des obligations
La soumission, ou sa tentative, implique la démonstration par tous moyens par le ministre chargé de l'économie, conformément à l'article 9 du code de procédure civile, de l'absence de négociation effective, ou de sa possibilité, des clauses ou obligations incriminées. Celle-ci, qui peut notamment être caractérisée par l'usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l'acceptation, ne peut se déduire de la seule structure d'ensemble du marché de la grande distribution, qui peut néanmoins constituer un indice de l'existence d'un rapport de forces déséquilibré se prêtant difficilement à des négociations véritables entre distributeurs et fournisseurs (en ce sens, Com. 20 novembre 2019, nº 18-12.823). L'appréciation de cette première condition est ainsi réalisée en considération du contexte matériel et économique de la conclusion proposée ou effective, l'insertion de clauses dans une convention type ou un contrat d'adhésion ou les conditions concrètes de souscription (en ce sens, Com. 6 avril 2022, nº 20-20.887) pouvant constituer des critères pertinents de la soumission ou de sa tentative.
En outre, l'article L 442-6 2º du code de commerce dans sa version applicable distingue soumission et tentative de soumission. L'interprétation de la loi, comme celle du contrat au sens de l'article 1191 du code civil, devant favoriser sa pleine effectivité, celle qui donne à cette distinction explicite son sens doit l'emporter sur celle qui ne lui en confère aucun. La sanction de la seule tentative, qui s'entend de l'action par laquelle on s'efforce vainement d'obtenir un résultat, implique ainsi une analyse qui accorde une attention particulière à l'entrée en négociation prétendue. Cette appréciation est confortée par les travaux préparatoires de la loi nº 2008-776 du 4 août 2008 qui soulignent l'intérêt de cette différence, présentée comme une garantie supplémentaire, pour moraliser, dans un secteur présenté comme structurellement déséquilibré, les relations commerciales dès l'entrée en négociation et assurer sa loyauté. Cette notion fait écho à l'article 1112 du code civil, non applicable au litige, qui dispose que, si l'initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres, ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi. Dans cette logique, l'éventuelle conclusion d'avenants non critiqués en eux-mêmes ou l'absence d'engagements finalement consentis par les fournisseurs n'est pas à elle seule de nature à faire obstacle à la caractérisation d'une tentative de soumission. Néanmoins, ainsi que l'admet le ministre chargé de l'économie qui entend caractériser la tentative par référence à des menaces et des pressions exercées à distance des premières demandes, l'examen ne peut être circonscrit à cette phase précoce, trop resserrée pour permettre de déterminer la négociabilité des propositions formulées dans le cadre de processus de discussions habituellement tendus.
Par ailleurs, la tentative de soumission doit être appréciée en lien avec le dispositif de négociation annuelle prévu par l'article L 441-7 du code de commerce dans sa version applicable qui a été créé et modifié pour réduire les marges arrières et favoriser une véritable coopération commerciale à travers la globalisation de la négociation, dans un document ou un ensemble unique assurant sa traçabilité et permettant un contrôle effectif par l'administration, et sa concentration sur une période réduite ainsi que le précisent les travaux parlementaires de la loi nº 2005-882 du 2 août 2005, de la loi nº 2008-3 du 3 janvier 2008 et de la loi nº 2014-344 du 17 mars 2014. Si le texte de la loi n'exclut pas la possibilité d'une renégociation intercalaire conformément au droit commun des contrats et au principe de la liberté contractuelle, encore faut-il que celle-ci repose sur un motif concret, vérifiable et licite. De fait, si la condition relative à la mention de l'élément nouveau fondant la conclusion d'un avenant à la convention écrite visée désormais à l'article L 441-3 alinéa 1 du code de commerce n'a été consacrée que par l'ordonnance nº 2019-359 du 24 avril 2019 inapplicable au litige, l'existence même de cet élément est inhérente au dispositif de négociation annuelle. C'est le sens de l'avis nº 09-09 de la Commission d'examen des pratiques commerciales (ci-après, "la CEPC") du 16 septembre 2009 cité par les parties qui, à la question "Est-il légal de remettre en cause un contrat signé le 1er mars quelques jours seulement après sa signature '", répond :
Non, sauf si un élément nouveau ou une condition particulière nouvelle et significative le justifie. Le droit commun s'applique. Le contrat peut faire l'objet d'avenants en cours d'année, dès lors que l'équilibre commercial est préservé. Cette possibilité - qui n'est pas une renégociation totale du contrat - permet de tenir compte de la vie des affaires et de la réalité commerciale.
Une pratique consistant à signer un contrat avant le 1er mars pour respecter la loi, puis à remettre en cause ce contrat dans les jours suivants serait de toute évidence contraire à l'esprit de cette loi.
Ainsi que le précise le rapport au Président de la République relatif à cette ordonnance, l'ajout de la mention de l'élément nouveau "entérine" cet avis : s'il n'est pas une condition formelle de la renégociation, il en est une condition matérielle et constitue quoi qu'il en soit un critère pertinent d'appréciation de la soumission ou de la tentative de soumission.
Enfin, si l'analyse de la contrepartie participe prioritairement de l'appréciation du déséquilibre significatif, celle de son existence, plutôt que de sa suffisance, demeure utile pour caractériser une éventuelle soumission ou tentative de soumission en ce que l'absence d'avantage attendu par le cocontractant ou de réciprocité des obligations est de nature à éclairer subjectivement, à raison de la dimension purement unilatérale de la démarche, une volonté d'assujettissement. Cette logique n'est pas étrangère à la définition de la négociation, et de ses prérequis, retenue par la CEPC dans son avis 16-5 du 14 janvier 2016 :
La négociation est la recherche par les parties d'un accord sur la prestation à rendre. Cette négociation doit débuter par la remise par le batelier de ses CGV au client afin d'avoir un point de départ à cette opération. Cette négociation doit également s'appuyer sur l'expression des besoins du client en matière de prestations de services.
A partir de ces préalables, les parties peuvent débuter la négociation afin d'arriver à un accord qui sera formalisé par un contrat.
De fait, l'idée même d'une négociation présuppose d'emblée la prise en compte des besoins de l'interlocuteur et ainsi la détermination, même provisoire et sommaire, de contreparties identifiables et quantifiables dès l'entrée en pourparlers. En ce sens, l'absence de ces dernières est un indice pertinent de la soumission ou de sa tentative.
- Sur la structure du marché et le rapport de forces entre fournisseurs et distributeur
Quoique le dispositif de lutte contre le déséquilibre significatif ait été spécifiquement pensé en considération d'un déséquilibre structurel en faveur de la grande de distribution et au détriment des fournisseurs, l'esprit et le texte de la loi ne fondent aucune présomption de fait, les travaux préparatoires successifs précisant d'ailleurs que le rapport de forces est parfois inversé selon la qualité des fournisseurs et la nature de leurs produits.
Le ministre chargé de l'économie fournit peu d'éléments pour déterminer la structuration du marché et apprécier concrètement son impact sur les relations avec les fournisseurs Colgate, Bongrain, Henkel, Mondelez, Johnson, Senoble et Aoste. Il précise uniquement, sans toutefois être contredit, que "le secteur de la distribution alimentaire se définit par une concentration élevée, proche de celle d'un oligopole" et que, "sur l'année 2014, les six principaux groupes (tous d'origine française : AUCHAN, CARREFOUR, CASINO, E. LECLERC, ITM ALIMENTAIRE INTERNATIONAL ET SYSTEME U), détenaient la majorité des parts de marché" (page 23 de ses écritures), celle de la SAS ITM atteignant 15 % (ou 12,6% selon cette dernière qui ne justifie pas plus de son évaluation que le ministre).
Si cette structuration du marché pourrait induire prima facie un déséquilibre à la faveur de la SAS ITM, ces données sont trop maigres et trop générales pour apprécier in concreto le rapport de forces avec les fournisseurs Colgate, Bongrain, Henkel, Mondelez, Johnson, Senoble et Aoste pour lesquels le ministre chargé de l'économie, qui se dispense de toute analyse fournisseur par fournisseur, se contente abstraitement de préciser que, "s'ils ont des parts de marché importantes qui pourraient apparemment leur donner un pouvoir de négociation face aux distributeurs, ces fournisseurs doivent néanmoins impérativement s'assurer que leurs clients leur passeront un certain volume de commandes pour faire fonctionner leur outil industriel de production et leur donner accès aux consommateurs" (page 23 de ses écritures).
Or, il est incontestable que les fournisseurs visés, parfois leaders sur leurs marchés respectifs, sont des multinationales d'importance réalisant, une faible part de leur chiffre d'affaires avec la SAS ITM (sa pièce 22, pages 8 et 9 : 0,41 % pour Johnson, 0,45 % pour Aoste, 0,61 % pour Colgate, 0,71 % pour Henkel, 0,78 % pour Senoble, 1,55 % pour Mondelez et 1,82 % pour Bongrain).
A cet égard, l'état de dépendance économique est un critère pertinent pour évaluer le rapport de forces et l'existence d'une soumission : une entreprise réalisant un faible chiffre d'affaires dans le cadre de son partenariat commercial, même quand elle peut avoir besoin de son cocontractant pour pénétrer un marché, et disposant de nombreux débouchés alternatifs équivalents ne sera en principe pas contrainte de contracter ou d'accepter des obligations qui lui seraient défavorables. Si cette notion est pour l'essentiel définie pour les besoins de l'application de l'article L 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat, elle doit, en tant qu'elle renvoie à une situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'indice constitutif avec d'autres d'un faisceau caractérisant une présomption de fait au sens de l'article 1382 du code civil, être appréciée de manière uniforme. L'état de dépendance économique s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, nº 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires du revendeur, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, nº 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, nº 06-14.981).
Dans sa décision nº 19-DCC-180 du 27 septembre 2019, l'Autorité de la concurrence précisait, dans le cadre d'une relation fournisseur/fabricant, qu'il existait un "seuil de menace" au-delà duquel la survie du second pouvait être remise en cause, la disparition d'un débouché le plaçant, à plus ou moins brève échéance, dans une situation financière difficile, pouvant parfois conduire à une faillite, et que le niveau de ce seuil n'était toutefois pas fixe et dépendait d'un grand nombre de paramètres spécifiques selon les secteurs concernés, la structure et la situation financière des entreprises, l'existence et le coût d'éventuelles solutions alternatives (§37, le seuil retenu pour le marché de l'approvisionnement dans le secteur de la distribution de détail à dominante alimentaire en Guyane qui comprenait cinq principaux acheteurs était de 22 %, taux identique à celui retenu par la Commission européenne dans sa décision du 25 janvier 2000, nº COM/M. 1684, Carrefour/Promodes cité par les intimées).
Aussi, la part minime du volume d'affaires généré par la relation commerciale avec la SAS ITM dans le chiffre d'affaires global de chaque fournisseur exclut non seulement toute dépendance économique mais révèle en elle-même l'existence d'importants débouchés alternatifs pour ces fournisseurs malgré l'intermédiation nécessaire du distributeur pour toucher le consommateur final.
Et, la SAS ITM soutient sans être contredite que les fournisseurs Colgate, Bongrain, Henkel, Mondelez, Johnson, Senoble et Aoste disposent de marques dites incontournables et difficilement substituables qui leur confèrent un important pouvoir compensateur (en ce sens, pour le secteur des produits d'hygiène et d'entretien fournis par Henkel, Johnson et Colgate, décision nº 14-D-19 du 18 décembre 2014 de l'Autorité de la concurrence citée par la SAS ITM).
Dès lors, en l'état des éléments fournis à la Cour, aucun déséquilibre du rapport de forces entre la SAS ITM et chacun des fournisseurs concernés n'est établi.
Si l'asymétrie dans les relations économiques est un critère pertinent quoiqu'insuffisant pour caractériser la soumission dont elle favorisera la réalisation, elle n'est pas, contrairement à ce que soutient la SAS ITM qui ajoute à la loi, la condition préalable nécessaire à sa démonstration, la moindre probabilité de son succès n'excluant pas sa possibilité, y compris dans un partenariat commercial entre égaux, l'un d'eux pouvant, selon la période et les produits, espérer imposer à l'autre des obligations générant un déséquilibre significatif : aux termes de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce et au regard de son objectif réaffirmé de moralisation de la vie des affaires, spécialement dans le secteur de la grande distribution, une tentative de soumission demeure fautive même si elle ne profite pas d'un déséquilibre structurel du rapport de forces. Aussi, les conditions concrètes des demandes qualifiées d'additionnelles par le ministre chargé de l'économie doivent être examinées.
- Sur les conditions de la négociation alléguée appréciées in concreto
La DGCCRF a mené son enquête dès 2013 dans un contexte de "guerre des prix" opposant les principaux acteurs de la grande distribution en France pour maintenir des prix bas et faire face à une baisse de la consommation des ménages dont le pouvoir d'achat stagnait (pièce 12 de la SAS ITM). Dans ce cadre, l'Association Nationale des Industries Alimentaires, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles et Coop de France ont alerté le Premier ministre de l'époque, dans un courrier commun du 11 juin 2014 publié dans le magazine spécialisé LSA (pièces 10 et 89 du ministre), sur les "ravages" de cette "concurrence effrénée" entre les enseignes de la grande distribution qui aurait conduit, à raison des baisses de prix insoutenables imposées moins de trois mois après la clôture des négociations annuelles, à la cessation d'activité de "près d'une entreprise agroalimentaire par jour" et à la suppression de 6 425 emplois en 2013. Les suspicions du ministre chargé de l'économie étaient par ailleurs nourries par les constats dressés par les Dirrecte de [Localité 5], du [Localité 6] et de [Localité 7] qui signalaient fin juin 2014 l'imposition par la SAS ITM à ses fournisseurs locaux, sous la menace de déférencements ou de mise en concurrence, de baisses tarifaires globales de 1,5 à 3,5 % (pièces 11 à 13 du ministre).
Ces éléments généraux éclairent le contexte du litige mais ne caractérisent concrètement aucune soumission.
Sur l'existence d'un plan global destiné à obtenir des remises tarifaires élaboré par la SAS ITM
La DGCCRF démontre, par la production des éléments saisis lors des opérations de visite et de saisies effectuées le 22 juillet 2014 (pièces 16 et suivantes du ministre) que :
- la SAS ITM a, prévoyant pour l'année 2014 un "écart de marge liée", soit la marge comptable utilisée comme indicateur de l'évolution de la marge réalisée, de 2,25 % de son chiffre d'affaires, soit 137 millions d'euros, élaboré en interne un "Plan d'action et de sécurisation", sur un périmètre constitué de "100 % des fournisseurs", avec pour objectif la résorption de cet écart entre juin et décembre 2014 au moyen d'une "demande" à hauteur de 3,5 % pour les multinationales et 1,5 % pour les PME, le taux étant en revanche à déterminer pour les autres types de fournisseurs, le tout avec "une règle du jeu" ainsi formulée : "Commune à tous nos groupes et catégories : renfort promo sur facture exclusivement/pour la période du 1er juin au 31 décembre" (pièces 27 et 28). Le plan d'action Groupe Frais est pour sa part ainsi libellé (pièce 29) :
Nous ne voulons pas choisir entre notre placement prix et l'atteinte de nos objectifs de marge :
1/ Nous continuerons à proposer les meilleurs prix du marché sur nos produits frais
2/ Nous demandons donc à nos fournisseurs dès le mois de mars d'améliorer à nouveau nos conditions dans le but de maintenir notre marge ;
- la SAS ITM a organisé le 6 mai 2014 une réunion plénière (pièce 26 du ministre et pièce 21 de la SAS ITM) actant la victoire de Leclerc sur le premier trimestre 2014 et envisageant de nouvelles négociations à compter d'avril 2014 pour rattraper l'écart de marge constaté (pages 132 et 133 et 141 et suivantes). Elle présentait en cette occasion son plan d'action et de sécurisation (pages 154 et suivantes), les "atouts et arguments pour convaincre" étant une croissance constante entre 2011 et 2013, l'amélioration des performances grâce à l'emploi du prospectus, une densification de l'offre, une hausse "spectaculaire" des chiffres d'affaires de l'ensemble des fournisseurs en 2012 et 2013 (pages 160 et suivantes) ainsi que de "nouveaux leviers de croissance pour 2014" consistant en la création d' "univers" pour certains types de produits (cuisine, animalerie, parfumerie, puériculture, textile), en des évolutions dans l'abonnement des points de vente ainsi qu'en la création de "nouveaux évènementiels" ("Gros volumes" durant l'été, soit le développement de grands formats pour certains produits, et opérations promotionnelles "Monopoly" et "Rio 2" au printemps), outre des "renforts" ou des "redynamisation" de dispositifs existants. La partie finale de la présentation, intitulée "Stress test 2014", livre, sous l'annonce " Nous avons de nombreux atouts et arguments pour convaincre' Mais on le sait tous, parfois il nous faut contraindre !", les consignes suivantes (pages 177 et suivantes) : "Prioriser sur les fournisseurs qui en valent coup, des stress tests qui concernent les plus gros fournisseurs et les plus mauvaises contributions, des stress tests pensés et conçus pour durer' mais qui ne doivent pas durer !, une exécution rapide afin de "faire tourner" un maximum de fournisseurs", une prime de 5 000 euros étant offerte au personnel concerné atteignant les objectifs fixés.
Ces différents éléments sont repris dans le plan d'action et de sécurisation Epicerie, intitulé Nemesis, déesse grecque de la justice distributive et du châtiment divin (pièce 34.1 du ministre), qui comprend une liste de fournisseurs dans une rubrique "Qui doit payer '" citant notamment le fournisseur Mondelez et un programme d'action ainsi présenté :
1/ On remet les compteurs à zéro : la négo débute maintenant (Rythme - Tension')
2/ On négocie la contribution au global dossier
2/ (sic) On négocie la contribution au global produit
4/ Vos stratégies propres à chaque dossiers (sic) : changement EAN 13, référencements' déréférencements
5/ L'éléments essentiel : la détermination
"En tuer un pour en terrifier un millier"
"Il n'y a pas de forteresses imprenables, il n'y a que de mauvais attaquants"
"Soumettre l'ennemi par la force n'est pas le summum de l'art de la guerre, le summum de cet art est de soumettre l'ennemi sans verser une seule goutte de sang " [']
Le document est complété par un modèle de message à afficher en magasin pour annoncer à la clientèle les déréférencements opérés pour "préserver [son] pouvoir d'achat". Cette démarche est reprise dans le "Plan d'action Candia", qui n'est pas concerné par le litige mais dont le traitement informe sur les pratiques de la SAS ITM : dans le cadre de la "négociation phase II sous haute tension" et du "combat" qu'elle implique, cette dernière entend "demander ['] une remise sur facture sur l'ensemble des produits pour maintenir une marge point de vente conforme à [ses] objectifs" et "un retour à la contribution 2012 en valeur et en taux". Elle précise mettre en place, pour obtenir satisfaction, un "plan AC2" de suppressions de références remplacées par des "produits de report" doublé de la "mise à disposition d'affichettes points de vente pour expliquer le combat" aux clients (pièce 59 du ministre). Ainsi que le révèle l'extrait du "Plan d'action du groupe Frais" produit en pièce 63 par le ministre, la campagne d'affichage, dont l'existence est confirmée par un courriel du 18 juin 2014 malgré une mise en garde du service juridique (pièces 65 et 66 du ministre), a cessé à l'annonce de la promulgation de la loi Hamon et face à la "grosse pression juridique" "depuis Mondelez", directement visé dans un projet d'affichette (pièce 64 du ministre). La communication était alors réduite au courriel notifiant les indisponibilités des produits pour "rester dans la plus grande discrétion".
Par ailleurs, le ministre chargé de l'économie produit un argumentaire établi par un salarié de la SAS ITM découvert dans les locaux du groupe Frais (pièce 38) introduit en ces termes :
Expliquer au fournisseur que nous avons une demande institutionnelle à lui poser suite à une convocation de chacun d'entre nous par notre Direction : Réunion extraordinaire (en faire un maximum pour faire monter la pression et leur faire comprendre l'urgence et la gravité de la situation ; on rentre direct en rapport de force). Leur expliquer qu'ils sont là juste pour nous écouter et qu'en aucun cas nous rentrerons dans les débats ; en gros ils écoutent et basta !!!
Les "leviers de croissance" évoqués dans le plan d'action, intitulés ici "outils" et "publipromo", sont repris au service d'un " projet d'entreprise global " pour conquérir la part de marché remportée par Géant ("ça aurait dû être nous à la place de Géant vu les résultats et on compte bien reprendre notre place car on a été beaucoup trop gentils !!!") en imposant au fournisseur un choix simple : soutenir la SAS ITM ou changer d'enseigne (" en conséquence, vous allez devoir choisir quelle enseigne vous souhaitez soutenir car nous demandons clairement un retour de tout notre investissement "). La partie finale, "pose de la demande", précise qu'il s'agit d'une "demande transversale non négociable soit 3,5 (ou 1,5) points sur facture du 1er juin au 31 décembre sur toutes les factures" avec "retour sous une semaine" et "mise en garde si retour négatif ou pas au niveau", la sanction devant être adaptée à chaque fournisseur : "sanction immédiate type AC2", soit un déréférencement, "ou appel d'offre", l'ensemble du réseau étant présenté comme "particulièrement solidaire de [la] politique d'enseigne" et de "très fortes sanctions" étant annoncées "avec un ou plusieurs "champions du monde" selon l'attitude de chaque industriel". L'esprit général est ainsi résumé par la conclusion : "une fois la demande posée, on stoppe net l'entretien".
La réalité de la présentation effective des demandes de réduction tarifaire aux fournisseurs postérieurement à la clôture des négociations annuelles est confirmée par :
- les échanges de courriels internes du 11 juillet 2014 (pièces 31 et 44 du ministre) qui évoquent les "re-négociations" auprès de PME, qui les ont "acceptées dans les faits [mais ne les] ont pas du tout ['] appréciées", un "retour de bâton" dans le cadre de l'enquête menée par la DGCCRF étant attendu. Le salarié précise ainsi que toutes les entreprises sollicitées ont manifesté leur mécontentement en ajoutant ce commentaire : "Qui est content de redonner 1,50 % du CA '... Cela se serait passé ds (sic) le cadre de la période des négos, on n'aurait pas eu ce problème. Juste quelques mois après la fin des négos, ils n'ont pas apprécié cette façon de faire. C'est + sur la forme que sur le fond" ;
- les courriels du 2 juillet 2014 (pièce 32 du ministre) qui mentionnent les conditions d'obtention de la prime prévue dans le plan d'action, problématique évoquée dans un courriel non datée produit en pièce 39 ;
- le courriel du 22 mai 2014 (pièce 49) qui déplore la "constitution d'un front du refus des grands [fournisseurs]" et leur volonté de "créer des "preuves" de ce qui est dit en RDV", et prépare les éléments de langage à apporter en réponse en écartant, "bien évidemment", l'hypothèse d'une négociation de compensation de marge non justifiée. Le service juridique était ainsi consulté sur ce thème en mai et juin 2014 et insistait sur la nécessité de " justifier [les] demandes d'investissements par des contreparties, un plan d'affaires amélioré, etc. " (pièces 50 et 51) ;
- le courriel du fournisseur Stefano Toselli du 25 juin 2014, qui quoique non concerné par la procédure d'appel est pertinent pour prouver le principe de la mise en œuvre du plan, mentionnant une demande "institutionnelle" de compensation de marge de 1,5 % sur six mois (pièce 36 du ministre), sollicitation également évoquée par L'Oréal dans son courriel du 12 juin 2014 (pièce 35 du ministre).
La mise en œuvre effective de déréférencements codés AC2 à titre de sanction est attestée par un courriel du 21 juillet 2014 (pièce 53 du ministre) qui rapporte l'acceptation d'une avance de 1 000 000 d'euros par le fournisseur InBev (comprenant une remise sur facture de 700 000 euros, une promotion à hauteur de 60 000 euros et la rémunération de la coopération commerciale pour 240 000 euros) avant de conclure : "son retour nous permet de sortir de la situation d'AC2", expression claire de l'usage du déférencement comme moyen de pression et de sanction. Si cette pièce ne vise pas un fournisseur concerné par le litige en appel, elle demeure éclairante du contexte et des modalités de l'action de la SAS ITM.
La preuve de la prévision de sanctions systématiques en cas de refus ou d'insuffisance de l'offre dans le plan d'action et celle de leur application privent de pertinence l'argument de la SAS ITM relatif aux déréférencements opérés à la demande des fournisseurs ou à raison de ruptures de livraison. L'existence de ces dernières, qui s'inscrivent dans l'exécution normale du partenariat commercial et sont d'ailleurs toujours identifiées sous d'autres codes (AC1 ou AC3) pour Aoste, Bongrain, Colgate, Henkel, Mondelez et Johnson (pièces 29, 32, 35, 38, 43.2, 44.1 et 2, 46 et 19 de la SAS ITM), n'excluent en rien la pratique parallèle de déréférencements étrangers à la maîtrise de sa politique commerciale et d'assortiment de la SAS ITM et exclusivement destinés à soumettre les fournisseurs.
Ces éléments combinés démontrent que, à rebours de l'article L 441-7 du code de commerce, la SAS ITM a élaboré dès le mois de mai 2014, dans une rhétorique guerrière et une agressivité assumée caractéristiques d'une volonté d'imposition, puis rapidement mis en œuvre un plan d'action destiné à obtenir de l'ensemble de ses fournisseurs, sur le second semestre 2014, une baisse tarifaire uniforme par catégories d'entreprises (1.5 % pour les PME et 3,5 % pour les grandes entreprises) dans l'unique objectif de maintenir sa marge dans le cadre du conflit commercial l'opposant aux autres centrales du secteur. Pour y parvenir, la SAS ITM, qui posait clairement un objectif non négociable et imposait à ses acheteurs motivés par la promesse d'une prime un argumentaire fermé, a explicitement envisagé, et effectivement exercé quand ses "atouts" n'étaient pas suffisants pour convaincre, la contrainte à travers une vague de déréférencements systématiques codés AC2 complétée par une campagne d'affichage en magasins pour stigmatiser les fournisseurs récalcitrants mis à l'épreuve par des "stress tests", celle-ci ayant néanmoins été stoppée au regard du risque juridique auquel elle exposait la SAS ITM et de sa volonté d'opérer discrètement. Sans le moindre élément nouveau autre que son désir d'accroître ou de maintenir sa rentabilité, elle est brutalement revenue sur le résultat des négociations annuelles qui constitue pourtant le socle de la relation commerciale (pièce 44 du ministre déjà citée : "les [fournisseurs] de lait à qui le Groupement a proposé une revalorisation quelques mois plus tôt - et en communiquant sur ce geste - ont finalement dû rendre ce qu'on leur avait validé. Très mauvais signal") selon un mode opératoire conçu pour priver les fournisseurs de toute possibilité de négociation et dont l'illicéité ne lui a d'ailleurs pas échappé.
La réalité et la gravité de ces faits n'emportent néanmoins pas caractérisation concrète de la pratique restrictive de concurrence à l'égard des fournisseurs concernés par l'action du ministre qui porte nécessairement sur des victimes identifiées et déterminées. De fait, certains partenaires commerciaux ont bénéficié de traitements différenciés (pièce 44 du ministre, courriel du 11 juillet 2014 qui évoque, pour "ne pas avoir de conflit sur ce sujet" avec une cheffe d'entreprise "accessoirement au medef, conseil économique'", le déploiement de "formes" spécifiques et l'octroi de contreparties spéciales). Mais, si l'exécution du plan en général n'implique pas en soi sa réalisation particulière à l'égard de Colgate, Bongrain, Henkel, Mondelez, Johnson, Senoble et Aoste, elle est de nature à faciliter la preuve qui incombe au ministre : outre le fait que la volonté de dissimulation qui ressort des pièces examinées commande un assouplissement du standard de preuve attendu, tout acte isolé caractérisé comme participant de l'exécution du plan global doit être réputé imprégné de sa philosophie et empreint de ses méthodes.
Sur la mise à exécution effective du plan par la SAS ITM
Colgate
Aux termes de son procès-verbal d'audition annexé au rapport d'intervention du 25 juin 2014 (pièce 91.1 du ministre, pages 13 à 17), ce fournisseur confirme que la SAS ITM lui a demandé en mai 2014 une remise de 3,5 % de son chiffre d'affaires entre le 1er juin et le 31 décembre 2014 pour compenser sa baisse de marge et avoir essuyé des "blocages de codes", les pénalités pratiquées étant par ailleurs jugées "importantes ['et] injustifiées pour beaucoup d'entre elles". Elle ajoute qu'une remise supplémentaire de 1 %, également refusée, a été sollicitée dans le cadre de l'opération "Aphrodite".
Contrairement à ce que soutient la SAS ITM, Colgate lie, implicitement au moins, déréférencements et refus d'accéder à sa demande ("nous avons refusé cette demande et nous avons constaté des blocages de codes") ainsi que l'induit l'usage de la conjonction de coordination "et", qui exprime ici un rapprochement entre des évènements causalement liés. Non contestés en leur réalité par la SAS ITM et opérés en réaction à la demande portée par le plan d'action, ils participent à l'exécution de ce dernier et suffisent à caractériser la tentative de soumission.
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Bongrain
Aux termes de son procès-verbal d'audition annexé au rapport d'intervention du 26 juin 2014 (pièce 91.1 du ministre, pages 39 à 46), ce fournisseur confirme que la SAS ITM lui a demandé en mai 2014 une remise de 3,5 % de son chiffre d'affaires à raison de la dégradation de ses comptes d'exploitation liée à la baisse des prix et à sa volonté de s'aligner sur la concurrence sans dégrader ses marges. Elle précise avoir refusé toute réduction de tarif mais n'avoir constaté aucune sanction au jour de ses déclarations et ajoute avoir vainement tenté, en cette occasion, de négocier des actions commerciales additionnelles.
Ni menace de représailles ni déréférencements sanction n'étant allégués par Bongrain, la seule présentation d'une demande additionnelle, si elle n'est pas conforme à la lettre et à l'esprit de l'article L 441-7 du code de commerce, ne suffit pas, en l'absence par ailleurs de tout indice de soumission, à caractériser cette dernière, le plan de la SAS ITM n'ayant à l'évidence pas été mis en œuvre à l'égard de ce fournisseur et l'échec des négociations parallèlement menées ne traduisant pas une impossibilité de discuter mais l'exercice par chaque partenaire commercial de sa liberté contractuelle.
En conséquence, le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a retenu une tentative de soumission à l'endroit de Bongrain.
Henkel
Aux termes de son procès-verbal d'audition annexé au rapport d'intervention du 7 juillet 2014 (pièce 91.2 du ministre, pages 1 à 7), ce fournisseur confirme que la SAS ITM a réclamé :
- le 5 mai 2014 (secteur lessive) une remise de 3,5 % de son chiffre d'affaires (soit 1,250 millions) pour compenser sa perte de marge et avoir subi, à raison de son refus, des déréférencements maintenus jusqu'en septembre (pour une perte estimée à 900 000 euros) en dépit d'une proposition de remise de 200 000 euros le 3 juin 2014 ;
- le 14 mai 2014 (secteur soins du corps) une réduction identique pour la période du 1er juin au 31 décembre 2014 (soit 1 millions d'euros) outre une baisse "rétroactive de 5 % sur facture sur une opération beauté de février mars soit 300 000 euros". "En mesure de rétorsion", l'ajout d'une nouvelle référence "pour l'anniversaire de novembre de 60 000 euros" étant estimée insuffisante par la SAS ITM, cette dernière a supprimé toutes ses références de l'opération. Jugeant une nouvelle offre insatisfaisante, la SAS ITM a annoncé des déréférencements sur certaines gammes de coloration, savon et soin du visage, aucun arrêt de commande n'étant néanmoins constaté à ce titre au jour de l'audition.
Elle précisait que, en juin 2014, la SAS ITM avait globalisé sa demande qui comprenait désormais 3,5 % de remise sur facture, 5 % pour l'opération promotionnelle de février/mars et 1 % de remise supplémentaire pour la participation à l'opération "Aphrodite" déjà présentée l'année précédente sans faire l'objet de négociations.
Ces éléments confirment que Henkel a été victime de la mise à exécution par la SAS ITM de son plan d'action (demande institutionnelle présentée peu après la clôture des négociations annuelles sans contrepartie immédiatement proposée avec pour objectif le maintien de sa rentabilité, refus de toute contre-proposition, déréférencements annoncés ou pratiqués à titre de sanction de l'insuffisance des offres du fournisseur). Au regard du contexte déjà évoqué, ils suffisent à caractériser, malgré l'absence de déséquilibre prouvé du rapport de forces économique, la tentative de soumission à son endroit.
Pour néanmoins conclure à l'existence d'une réelle négociation, la SAS ITM produit un courriel du 20 juin 2014 (sa pièce 37.12) comprenant en pièce-jointe une "proposition de plan d'action catégoriel par rapport au recul de la [perte de marge] chez Intermarché" qui, après un long rappel du contexte économique et du positionnement de l'enseigne, évoque des "pistes de plan d'action" imprécises, générales et inquantifiables qui, pour l'essentiel, portent sur l'amélioration de l'existant et des actions qui sont déjà à la charge de l'intimée (meilleure présentation en rayon dans des linéaires plus grands, simplification de la promotion). A l'évidence sans rapport avec l'importante baisse de tarif sollicitée qui n'est d'ailleurs pas mentionnée, ces propositions ne traduisent aucune négociation effective. Elles sont en outre postérieures à la mise en œuvre des déréférencements pratiqués à titre de représailles et qui consommaient la tentative de soumission.
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Mondelez
Aux termes de son procès-verbal d'audition annexé au rapport d'intervention du 1er juillet 2014 (pièce 91.2 du ministre, pages 33 à 38), ce fournisseur, objet d'un plan d'action spécifique intégrant les sanctions codées AC2 (pièces 30, 58, 61 et 63 du ministre), confirme que la SAS ITM lui a présenté le 29 avril 2014 une "demande de remise supplémentaire sur facture à hauteur de 5 % au global, sous la forme d'une remise immédiate de 3,5 % à partir du 1er juin (tous produits) et 1,5 % en plus à trouver d'ici la fin de l'année, ce qui représent[ait] un total de 16 millions". Refusant par ailleurs toute négociation sur la proposition de hausse des prix du café, la SAS ITM "a mis en œuvre un arrêt de commandes en juin sur 150 références" sur les 550 commercialisées et a placardé des affichettes en magasins à destination du consommateur.
La mise en œuvre effective des sanctions codées AC2 est également confirmée par le courriel du 28 mai 2014 ayant pour objet "stress test Mondelez" et par celui du 28 mai 2014 annonçant le déréférencement temporaire de 158 produits et appelant à une action coordonnée des points de vente pour "afficher un front uni vis-à-vis de ce fournisseur" (pièces 55 et 56 du ministre, cette dernière pièce se distinguant de la pièce 52 concernant Herta en ce qu'il n'est pas un simple projet mais un message réellement adressé), pratique dénoncée par le fournisseur dans son courriel du 21 juillet 2014 (pièce 57 du ministre).
La SAS ITM démontre avoir par ailleurs négocié divers services de coopération commerciale en avril et juillet 2014 (ses pièces 45 et suivantes) et avoir conclu avec Mondelez des avenants. Mais outre le fait que les courriels produits ne sont pas rattachables à la demande de remise tarifaire litigieuse, certains (pièces 45.1 et 45.2) lui étant d'ailleurs, comme une part des avenants communiqués (pièces 45.6, 7 et 11), antérieurs, signe que des négociations peuvent être menées parallèlement sans égard pour le plan d'action et de sécurisation dont l'existence était censée demeurer secrète et qui ne devait ainsi faire l'objet d'aucun écrit, la tentative soumission, matérialisée dans le déréférencement massif pratiqué à titre de sanction, était déjà consommée à la fin du mois de mai 2014, soit avant les discussions opposées.
En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Johnson
Aux termes de son procès-verbal d'audition annexé au rapport d'intervention du 8 juillet 2014 (pièce 91.2 du ministre, pages 43 à 50), ce fournisseur confirme que la SAS ITM lui a demandé le 21 mai 2014, sans proposer de contrepartie, une remise sur facture tous produits de 3,5 % à raison d'une perte de rentabilité sur ses produits d'entretien. Il ajoute que, face à son refus, cette dernière l'a "menacé sur [son] plan d'affaires du second trimestre", a annulé les rendez-vous ayant des objets distincts et lui a annoncé des déréférencements dont il n'a néanmoins pas constaté la mise en œuvre.
Outre le fait que l'annulation de rendez-vous nécessaires à la bonne exécution du partenariat commercial constitue en soi une mesure de représailles, la menace de déréférencement caractérise une pression incompatible avec une négociation sereine. La tentative de soumission est, au regard du plan d'action global dont lequel elle s'inscrit, caractérisée.
En conséquence, le jugement sera confirmé de ce chef.
Senoble
Aux termes de son procès-verbal d'audition annexé au rapport d'intervention du 8 juillet 2014 (pièce 91.2 du ministre, pages 43 à 50), ce fournisseur confirme que la SAS ITM lui a demandé le 21 mai 2014 une remise sur facture de 1,5 % entre le 1er juillet et la fin du mois de décembre 2014 pour "participer à l'effort de guerre" dans la conquête des parts de marché. Il ajoute cependant avoir intégré dans la négociation une "problématique promo" et avoir sollicité une baisse de sa participation à 0,5 %, réduction acceptée par la SAS ITM et appliquée à compter du 1er juillet 2014. Si Senoble précise que cet accord lui permet de "continuer à travailler avec l'enseigne, de lui donner un signe positif de [sa] part et de ne pas subir de déréférencements partiels", il ne mentionne pour autant pas la profération ou l'exécution d'une menace quelconque et précise avoir été entendu sur la "suppression de la ligne promo".
Si le statut de PME de ce fournisseur peut induire un déséquilibre du rapport de forces qui n'est néanmoins pas concrètement prouvé et expliquer l'intériorisation de la crainte du déréférencement qui n'est sinon pas objectivement étayée, les étapes de la discussion qu'il décrit révèlent que le plan d'action de la SAS ITM n'a pas été mis en œuvre à son égard et que les parties ont effectivement débattu d'une part du montant de la demande du distributeur et d'autre part d'une contrepartie estimée satisfaisante par Senoble. Ces éléments traduisent l'existence d'une négociation effective exclusive de toute soumission.
Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé en ce qu'il a retenu une soumission à l'endroit du fournisseur Senoble.
Aoste
Aux termes de son procès-verbal d'audition annexé au rapport d'intervention du 20 juin 2014 (pièce 91.4 du ministre, pages 17 et 18), ce fournisseur confirme que la SAS ITM lui a présenté le 20 mai 2014, outre une demande spécifique hors accord annuel de 1 % pour l'activité "drive", une "demande institutionnelle" de remise sur facture de 3,5 % sur tous les produits de toutes les gammes de juin à décembre 2014 pour lui permettre d'atteindre son objectif de résultat, le coût pour Aoste étant estimé à 1,8 millions d'euros. Ce dernier ajoute avoir reçu le 28 mai suivant un appel téléphonique au cours duquel des "pressions au déréférencement" avaient été exercées à son encontre, menaces itérées le 17 juin 2014, y compris pour des "références phares".
Aoste rappelait ces différents éléments dans son courrier de contestation du 30 juin 2014 (pièce 37 du ministre) auquel la SAS ITM répondait le 8 juillet 2014 (sa pièce 26) en contestant la réalité des griefs opposés dans des termes vagues, particulièrement sur le plan des contreparties, évoquant les réponses types proposées par son service juridique pour la bonne exécution du plan d'action à laquelle son avant-dernière phrase fait implicitement écho (après avoir dénoncé la non-conformité du compte-rendu du fournisseur à la réalité des échanges, la SAS ITM précise : "en revanche, vous n'êtes pas sans connaître l'attachement de notre enseigne à sa politique de prix bas avec pour seul objectif de toujours garantir aux consommateurs les meilleures offres"). En pareil contexte, les assertions imprécises de la SAS ITM sont très insuffisantes pour prouver contre les propos du fournisseur qui sont confortés par la démonstration de la réalité du plan d'action dans lequel s'inscrivent les demandes et menaces de la SAS ITM.
Si des négociations ont finalement eu lieu entre les partenaires commerciaux en septembre 2014 et ont conduit à la régularisation d'avenants (pièces 27.1 et suivantes de la SAS ITM), elles sont, à supposer qu'elles soient en lien avec la remise tarifaire litigieuse, très postérieures à l'annonce des mesures de rétorsion qui ont inéluctablement produit leur effet d'intimidation, biaisé les échanges ultérieurs et affecté la possibilité même d'une négociation sereine et loyale. Aussi, la tentative de soumission est caractérisée courant juin 2014.
Le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
e) Sur le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties
L'appréciation du déséquilibre significatif, qui peut être économique comme juridique, est globale, au regard de l'économie du contrat, et concrète. Elle s'opère en considération de la convention écrite prévue par l'article L 441-7 I du code de commerce qui précise les obligations auxquelles se sont engagées les parties et fixe, notamment, les conditions de l'opération de vente ou des prestations de services. Ainsi, l'article L 442-6 I 2º du code de commerce autorise, non une fixation, mais un contrôle judiciaire du prix, dès lors que celui-ci ne résulte pas d'une libre négociation et caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties (en ce sens, Com., 25 janvier 2017, nº 15-23.547, et Cconst. 30 novembre 2018, nº 2018-749 QPC).
L'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif peut notamment se déduire d'une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d'une disproportion importante entre les obligations respectives des parties. A cet égard, si la preuve du déséquilibre significatif incombe au ministre chargé de l'économie, celle d'un éventuel rééquilibrage du contrat par une autre clause incombe aux appelantes. Enfin, les effets des pratiques n'ayant pas à être pris en compte ou recherchés (en ce sens, Com., 3 mars 2015, nº 14-10.907), l'argument de la SAS ITM sur les résultats positifs des fournisseurs et sur l'accroissement de ses achats auprès d'eux (sa pièce 22, pages 6 et 7) est sans pertinence.
Il est exact que la convention annuelle visée par l'article L 441-7 du code de commerce constitue le socle du partenariat commercial et, partant, le premier terme de comparaison permettant d'apprécier globalement le déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. Néanmoins, le litige présente la particularité d'être né de l'exécution d'un plan d'action national par la SAS ITM qui, par nature, a pour objet et pour effet de bouleverser l'équilibre contractuel et économique puisqu'il consiste, dans une logique de compensation de marge étrangère à l'objet des négociations et de la coopération commerciale, à imposer de manière uniforme aux fournisseurs, divisés en deux catégories déterminées selon leur envergure, des remises substantielles (en valeur absolue et relativement à leurs chiffres d'affaires tels que la SAS ITM le détermine dans sa pièce 22) qui, par hypothèse, heurtent frontalement les négociations annuelles sur lesquelles elles reviennent en affectant leur élément central qu'est le prix. Aussi, en pareilles circonstances, l'appréciation du déséquilibre significatif peut se réduire à la comparaison des remises sollicitées et des contreparties proposées, l'absence ou le caractère dérisoire des secondes impliquant en soi le déséquilibre significatif. En outre, le procédé mis en œuvre induit, en l'absence de sanction judiciaire, la possibilité pour la SAS ITM de modifier (ou de tenter de modifier) les accords négociés annuellement unilatéralement, à son gré, sans autre raison que la recherche d'une meilleure rentabilité et sans égard pour l'idée de coopération commerciale, faculté discrétionnaire qui précarise l'ensemble de la relation commerciale et est elle-même caractéristique d'un tel déséquilibre.
Les remises sollicitées atteignaient, au regard des chiffres d'affaires 2013 de chaque fournisseur communiqués par la SAS ITM (sa pièce 22), 2 702 936,60 euros pour Colgate, 3 724 999,81 euros pour Henkel (qui l'estimait néanmoins à 2,250 millions au total dans son audition), 15 967 551,81 euros pour Mondelez (soit le montant estimé par ce fournisseur lors de son audition), 1 023 293,39 euros pour Johnson et 1 847 822,34 euros pour Aoste (soit la somme que le fournisseur annonçait lors de son audition). En l'absence de tout autre élément communiqué par la SAS ITM sur ce point et de toute proposition de sa part pour évaluer différemment le montant des réductions tarifaires sollicitées, ces sommes seront retenues par la Cour.
Ainsi qu'il a été dit, le plan d'action et de sécurisation de la SAS ITM précisait que les "atouts et arguments pour convaincre" (pièces 21 et 47 de la SAS ITM), soit les contreparties initiales théoriques aux remises sollicitées, résidaient dans :
- une croissance constante entre 2011 et 2013, l'amélioration des performances grâce à l'emploi du prospectus, une densification de l'offre, une hausse "spectaculaire" des chiffres d'affaires de l'ensemble des fournisseurs en 2012 et 2013 (pages 160 et suivantes), éléments qui ne sont que des arguments promotionnels étrangers à tout service de coopération commerciale et seulement destinés à vanter l'attractivité de l'enseigne ;
- des "nouveaux leviers de croissance pour 2014" consistant en la création d' "univers" pour certains types de produits (cuisine, animalerie, parfumerie, puériculture, textile), en des évolutions dans l'abonnement des points de vente ainsi qu'en la création de "nouveaux évènementiels" ("Gros volumes" durant l'été, soit le développement de grands formats pour certains produits, et opérations promotionnelles "Monopoly" et "Rio 2" au printemps), outre des "renforts" ou des "redynamisation" de dispositifs existants. Ces propositions, radicalement inquantifiables et particulièrement imprécises, sont très insuffisantes pour caractériser des contreparties effectives, et ce d'autant qu'ils correspondent pour certains à des services déjà acceptés et mis en œuvre ("évènements Gros Volumes" lancé dès le mois de février 2014, soit avant la présentation des demandes additionnelles). Elles sont par ailleurs trop abstraites et inévitablement décorrélées des remises concrètement sollicitées puisqu'elles sont censées être faites à tous les fournisseurs alors que l'application d'un taux uniforme selon leur catégorie d'appartenance implique des obligations très différentes en valeur. Enfin, les fournisseurs entendus dans le cadre de l'enquête et retenus par la Cour ne mentionnent jamais l'existence de contreparties tangibles annoncées lors de la présentation des demandes. La SAS ITM ne peut de bonne foi prétendre que ces quelques pistes puissent constituer des contreparties sérieuses alors que la partie finale de la présentation, intitulée "Stress test 2014", anticipe le refus prévisible des fournisseurs ("Nous avons de nombreux atouts et arguments pour convaincre' Mais on le sait tous, parfois il nous faut contraindre !", prélude aux différentes consignes destinées à soumettre les fournisseurs en désaccord).
Aussi, il est acquis qu'aucune contrepartie réelle n'était offerte lors de la demande de remises additionnelles.
Par ailleurs, ainsi qu'il a été dit, les échanges de courriels et avenants opposés par la SAS ITM, produits en bloc sans égard pour leurs dates qui révèlent parfois l'impossibilité de tout lien avec les demandes postérieures, ne sont pas rattachables à ces dernières et sont inaptes à établir un rééquilibrage de la relation commerciale (ses pièces 17 à 19, 27 à 29, 33 à 38, 42 et 43, et 45 et 46). L'absence de contrepartie effective est en réalité logique : elle est de l'essence même du plan d'action effectivement mis en œuvre à l'égard de Colgate, Henkel, Mondelez, Johnson et Aoste qui n'existait que pour atteindre un objectif préalablement et unilatéralement déterminé sans le moindre égard pour les besoins des fournisseurs.
Au regard de l'importance des remises sollicitées et des contreparties inexistantes ou dérisoires artificiellement proposées, de surcroît tardivement, par la SAS ITM ainsi que de la précarisation de la relation générée par son comportement, les obligations auxquelles elle a tenté de soumettre Colgate, Henkel, Mondelez, Johnson et Aoste créaient un déséquilibre significatif dans leurs droits et obligations
En conséquence, le jugement du 5 juillet 2021 sera infirmé en ce qu'il a dit que la SAS ITM avait soumis ou tenté de soumettre neuf de ses fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, et, statuant à nouveau, la Cour dira que la SAS ITM a tenté de soumettre les fournisseurs Colgate, Henkel, Mondelez, Johnson et Aoste à des obligations créant un déséquilibre significatif dans leurs droits et obligations.
2º) Sur l'amende civile et la publication judiciaire
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, le ministre chargé de l'économie expose que les pratiques de la SAS ITM entraînent une baisse des marges du fournisseur à son profit et restreint la capacité du second à réaliser des investissements, menaçant ainsi sa pérennité et fragilisant ses emplois tout en bénéficiant exclusivement à la première qui transfère le risque financier qu'elle devrait assumer sur son fournisseur sans la moindre contrepartie, situation lui procurant un avantage concurrentiel notable. Il ajoute que l'impact de ces pratiques sur le marché n'est pas négligeable puisque l'enseigne a gagné un an de négociation par rapport à ses concurrents et que l'enjeu financier, de 137 millions au total, était particulièrement important. Il déduit de ces constats la nécessité de lui infliger le montant maximal de l'amende civile qui est en réalité insuffisant au regard de la gravité des faits commis.
En réplique, la SAS ITM dénonce l'absence de motivation par le tribunal du montant de l'amende au regard des critères de l'article L 464-2 du code de commerce (gravité des faits, importance du dommage causé à l'économie, situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et éventuelle réitération de pratiques prohibées par les règles de concurrence) et en considération du nombre de fournisseurs concernés et de l'inexistence du dommage à l'économie à raison de l'évolution à la baisse des prix pour le consommateur sur la période pertinente et de préjudice causé aux fournisseurs dont le chiffre d'affaires n'a pas subi de baisse effective. Elle en déduit une violation du principe de proportionnalité, y compris au titre de la mesure de publication judiciaire, pour sa part également contraire au principe de personnalité des peines, la SAS ITM n'étant pas "propriétaire" ou exploitante du site internet accessible sous le nom de domaine mousquetaires.com
Réponse de la cour
En application de l'article L 442-6 III du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux, l'action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d'un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l'économie ou par le président de l'Autorité de la concurrence lorsque ce dernier constate, à l'occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article. Lors de cette action, le ministre chargé de l'économie et le ministère public peuvent demander à la juridiction saisie d'ordonner la cessation des pratiques mentionnées au présent article. Ils peuvent aussi, pour toutes ces pratiques, faire constater la nullité des clauses ou contrats illicites et demander la répétition de l'indu. Ils peuvent également demander le prononcé d'une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 2 millions d'euros. Toutefois, cette amende peut être portée au triple du montant des sommes indûment versées. La réparation des préjudices subis peut également être demandée. Dans tous les cas, il appartient au prestataire de services, au producteur, au commerçant, à l'industriel ou à la personne immatriculée au répertoire des métiers qui se prétend libéré de justifier du fait qui a produit l'extinction de son obligation. La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision ou d'un extrait de celle-ci selon les modalités qu'elle précise. Elle peut également ordonner l'insertion de la décision ou de l'extrait de celle-ci dans le rapport établi sur les opérations de l'exercice par les gérants, le conseil d'administration ou le directoire de l'entreprise. Les frais sont supportés par la personne condamnée. La juridiction peut ordonner l'exécution de sa décision sous astreinte.
A titre liminaire, la cour rappelle qu'elle n'est pas juge de la constitutionnalité des lois, même à travers leur mise en œuvre concrète, et qu'elle ne peut mobiliser juridiquement les principes issus de la DDHC qui font partie intégrante du bloc de constitutionnalité (CConst., 27 décembre 1973, nº 73-51 DC). Si ce n'est pour affirmer le haut degré de reconnaissance d'une norme pour souligner symboliquement sa valeur et apprécier sa pleine portée, le juge judiciaire ne peut appliquer directement ces principes généraux aux litiges qui lui sont soumis, son habilitation légale en la matière étant circonscrite par les articles 126-1 et suivants du code de procédure civile qui ne sont pas en débat. Les moyens de l'appelante, qui n'invoque aucune réserve d'interprétation exploitable, sont ainsi inopérants sous cette qualification.
Par ailleurs, ainsi qu'il a été dit, l'intégration du litige dans la "matière pénale" au sens de l'article 6 de la CESDH n'implique, à raison de la double autonomie de la notion, aucune application des règles édictées dans le code pénal et le code de procédure pénale. Et, l'article L 464-2 du code de commerce, s'il peut constituer une source d'inspiration pour déterminer le montant de l'amende civile sanctionnant une pratique restrictive, n'est applicable qu'aux sanctions pécuniaires infligées par l'Autorité de la concurrence ainsi que le révèlent sa lettre et sa place dans le code.
En revanche, pour les raisons déjà exposées au titre de la définition de la matière pénale au sens de l'article 6 de la CESDH et des liens évidents entre le volet pénal de cette disposition, la notion d'accusation en matière pénale et la qualification de peine au sens de l'article 7 de la CESDH (en ce sens, CEDH, Göktan c. France, 2 juillet 2002, nº 33402/96, §48, qui souligne que "la notion de peine ne saurait avoir des acceptions différentes selon les dispositions conventionnelles"), ce dernier texte régit le litige.
Aux termes de cet article 7, intitulé "Pas de peine sans loi" :
1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.
2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées.
Le principe de légalité des délits et des peines au sens de cette disposition, qui peut matériellement recouvrir des exigences identiques à celles impliquées par le droit interne mais n'en demeure pas moins d'application autonome, implique, outre les principes rappelés supra, le prononcé d'une peine n'excédant pas le maximum encouru au jour de la commission des faits. Dans cette logique de prévention des punitions arbitraires, la Cour peut sanctionner sous l'angle de l'article 7 une erreur commise par les juridictions internes dans la détermination du quantum de la peine prononcée, compte tenu de la peine encourue par l'intéressé en application des circonstances atténuantes appréciées par ces juridictions (CEDH, Gabarri Moreno c. Espagne, 22 juillet 2003, nº 68066/01, §33). En revanche, les questions se rapportant au caractère approprié, juste et proportionné d'une peine sortent du champ d'application de l'article 7 de la Convention, la Cour n'ayant pas pour rôle de décider quel est le type de peine qui convient pour une infraction donnée, celles relatives à la proportionnalité d'une peine pouvant cependant être examinées sous l'angle de l'article 3 de la Convention qui n'est pas en débat (CEDH, Vinter et autres c. Royaume-Uni, 9 juillet 2013, nº 66069/09, 130/10 et 3896/10, §102 et 105).
A raison de sa nature de sanction, l'amende civile, dont la détermination du montant est souveraine dans le respect des principes de proportionnalité et d'individualisation des peines est décorrélée du préjudice effectivement subi par la victime, qui bénéficie d'une action en réparation, et s'attache au comportement du fautif à punir et à dissuader, les profits escomptés lors de l'accomplissement des pratiques restrictives ne devant pas excéder les risques encourus. Par ailleurs, au regard de la spécificité de l'action du ministre déjà précisée, le dommage à l'économie, qui n'est pas ici un critère légal, doit être apprécié plus souplement qu'en matière de pratiques anticoncurrentielles pour lesquelles il était pris en compte à l'époque des faits, et l'est nécessairement de manière abstraite et théorique en présence d'une tentative. Ainsi, constituent des critères pertinents, outre ce dernier, la gravité du comportement de la SAS ITM et des pratiques restrictives caractérisées appréciée à travers, le cas échéant, leur réitération ou leur persistance, ainsi que sa situation individuelle et son positionnement sur le marché pertinent.
Les pratiques restrictives, commises par une entité disposant de parts de marché lui conférant une puissance économique importante, concernaient cinq grands fournisseurs et portaient sur des avantages financiers cumulés de près de 22 millions d'euros sur les 137 millions objet du plan d'action et de sécurisation de la SAS ITM.
L'absence d'impact sur le consommateur, qui bénéficie finalement de la baisse tarifaire par une réduction du prix de vente, n'est en rien décisif. Ainsi, le Rapport au nom de la commission des affaires économiques nº 908 précise dans sa section "Ethique - Le coûte que coûte moins cher reste un leurre - Ni le commerce ni l'intérêt du consommateur ne se réduisent à un prix" (pièce 112 du ministre, page 85) :
La baisse des prix est un louable dessein. Mais le "coûte que coûte moins cher" coûte effectivement très cher à notre société. Il détruit des emplois de services. Il oblige à des réductions draconiennes des masses salariales de l'industrie française. Il fait disparaître les PMI et les petits producteurs. ['Il] disqualifie les petits commerçants de lien social. L'équilibre de leur gestion est remis en cause. Ils disparaissent. ['] Les productions sont délocalisées. Obligés de trouver des prix toujours plus bas, incapables d'assurer des marges suffisantes avec les réseaux traditionnels, les marques nationales délocalisent la fabrication de leurs produits et obligent leurs sous-traitants à faire de même.
Aussi, la baisse du prix, si elle est parfois souhaitée, n'exclut en rien le dommage à l'économie qui, si les pratiques avaient prospéré, aurait été d'importance au regard de l'ampleur des réductions de coût imposées aux fournisseurs. Ces derniers soulignaient d'ailleurs, lors de leur audition, comme les signataires du courrier de juin 2014 adressé au Premier ministre, l'impact négatif des demandes de compensation de marge sur les acteurs de la filière, la déflation des prix qu'elles génèrent se répercutant sur les fournisseurs parfois fragilisés par la hausse des prix des matières premières (pièces 91.1 et suivantes du ministre déjà analysées).
Par ailleurs, seule une tentative étant retenue, l'argument tiré de l'absence d'effets démontrés sur le marché et sur l'activité des fournisseurs est inopérant. En revanche, il est certain que de telles pratiques, qui remettent frontalement en cause la pertinence du dispositif de négociation annuelle pourtant essentiel à l'équilibre des forces, sont de nature à conférer à la SAS ITM un avantage concurrentiel indu sur le marché de la grande distribution, à entraver la capacité de négociation des fournisseurs concernés et, en cas de succès, à les priver d'un gain certain utile au développement de leur outil productif. De ce fait, la limitation du nombre de ces derniers n'est pas significative au regard, d'une part, du fait que le montant de l'amende civile sollicité par le ministre chargé de l'économie et retenu par le tribunal correspondait au maximum légal, depuis lors augmenté, et, d'autre part, de la gravité intrinsèque des pratiques mises au jour (plan national dont l'application est pensée comme systématique, menaces et pratiques de déréférencements sanction, conscience de l'illicéité de la pratique et volonté de dissimulation des échanges) et de la nécessité de dissuader les agents économiques de se livrer à ces dernières.
En conséquence, ces éléments combinés fondent la condamnation de la SAS ITM à une amende de 2 millions d'euros. Le jugement du 5 juillet 2021 sera confirmé de ce chef.
En revanche, si les faits sont particulièrement graves, ils sont désormais anciens. Aussi, la publication judiciaire ordonnée en première instance, sans avoir été chiffrée quoiqu'elle s'analyse en une sanction complémentaire qui représente un coût à déterminer pour apprécier sa conformité au principe de proportionnalité des peines, a perdu toute pertinence et apparaît, dans ces circonstances, disproportionnée au regard de l'amende civile déjà prononcée, le ministre chargé de l'économie n'ayant d'ailleurs pas développé d'arguments à ce titre en appel.
En conséquence, le jugement du 5 juillet 2021 sera infirmé de ce chef.
3º) Sur les dépens et les frais irrépétibles
Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens.
Succombant en son appel, la SAS ITM, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens de l'appel ainsi qu'à payer au ministre chargé de l'économie la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Confirme le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 5 juillet 2021 en ses dispositions soumises à la Cour, sauf en ce qu'il a :
- dit que la SAS ITM Alimentaire International avait soumis ou tenté de soumettre neuf de ses fournisseurs à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, en contravention avec l'article L 442-6 I 2º du code de commerce ;
- condamné la SAS ITM Alimentaire International à publier à ses frais, sous huit jours à compter de la signification du jugement, son dispositif sur les sites internet www.intermarche.com et www.mousquetaires.com durant un mois, et dans le quotidien Les Echos ;
- rejeté la demande de la SAS ITM Alimentaire International tendant à écarter des débats les procès-verbaux d'audition de ses représentants ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Dit que la SAS ITM Alimentaire International a tenté de soumettre cinq de ses fournisseurs (Colgate, Henkel, Mondelez, Johnson et Aoste) à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties au sens de l'article L 442-6 I 2º du code de commerce ;
Déclare irrecevables les pièces 17 à 22 du ministre chargé de l'économie ;
Rejette la demande de publication judiciaire présentée par le ministre chargé de l'économie ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de la SAS ITM Alimentaire International au titre des frais irrépétibles ;
Condamne la SAS ITM Alimentaire International à payer au ministre chargé de l'économie la somme de 20 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SAS ITM Alimentaire International aux entiers dépens d'appel.