CJUE, 8e ch., 6 juillet 2023, n° C-593/22
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
First Bank (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. M. Safjan
Juges :
M. N. Piçarra, M. N. Jääskinen
Avocat général :
M. G. Pitruzzella
Avocats :
Me D. Barbu, Me R. Muraru
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant FS et WU à First Bank SA au sujet de la constatation du caractère abusif d’une clause contractuelle.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Le treizième considérant de la directive 93/13 énonce :
« considérant que les dispositions législatives ou réglementaires des États membres qui fixent, directement ou indirectement, les clauses de contrats avec les consommateurs sont censées ne pas contenir de clauses abusives ; que, par conséquent, il ne s’avère pas nécessaire de soumettre aux dispositions de la présente directive les clauses qui reflètent des dispositions législatives ou réglementaires impératives ainsi que des principes ou des dispositions de conventions internationales dont les États membres ou la Communauté sont parties ; que, à cet égard, l’expression “dispositions législatives ou réglementaires impératives” figurant à l’article 1er paragraphe 2 couvre également les règles qui, selon la loi, s’appliquent entre les parties contractantes lorsqu’aucun autre arrangement n’a été convenu ».
4 L’article 1er, paragraphe 2, de cette directive prévoit :
« Les clauses contractuelles qui reflètent des dispositions législatives ou réglementaires impératives ainsi que des dispositions ou principes des conventions internationales, dont les États membres ou la Communauté sont parti[e]s, notamment dans le domaine des transports, ne sont pas soumises aux dispositions de la présente directive. »
Le droit roumain
5 L’article 970 du Codul civil (code civil), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après l’« ancien code civil »), disposait :
« Les conventions doivent être exécutées de bonne foi.
Elles obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature. »
6 L’article 1578 de l’ancien code civil prévoyait :
« L’obligation qui résulte d’un prêt en argent n’est toujours que de la somme numérique énoncée au contrat.
S’il y a eu augmentation ou diminution de la valeur de la devise avant l’époque du paiement, le débiteur doit rendre la somme numérique prêtée et ne doit rendre cette somme que dans les espèces ayant cours au moment du paiement. »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
7 Le 17 août 2007, les requérants au principal, en tant que consommateurs, ont conclu avec Piraeus Bank Romania SA, devenue par la suite First Bank, un contrat de prêt d’un montant de 78 180 francs suisses (CHF) (environ 78 500 euros).
8 Conformément à la clause figurant à l’article 6.3, première phrase, du contrat de prêt, les requérants au principal étaient tenus de déposer, au plus tard à la date d’échéance, le montant nécessaire au remboursement sur le compte courant ouvert auprès de First Bank, dans la devise indiquée dans l’échéancier de remboursement.
9 Les requérants au principal ont saisi la Judecătoria Cluj-Napoca (tribunal de première instance de Cluj-Napoca, Roumanie) d’un recours tendant, d’une part, à ce que soient déclarées abusives et nulles les clauses du contrat de prêt en vertu desquelles ils devaient supporter le risque de change. D’autre part, ils ont demandé à ce qu’il soit enjoint à First Bank, en vue de rétablir l’équilibre contractuel, de calculer et de percevoir les mensualités, intérêts et commissions par référence au taux de change franc suisse/leu roumain indiqué par la Banca Națională a României (Banque nationale de Roumanie) à la date de signature du contrat, tant rétroactivement que pour l’avenir, jusqu’au remboursement du crédit, avec restitution du trop-perçu.
10 Par jugement du 31 janvier 2018, cette juridiction a rejeté ce recours. Après avoir relevé que les requérants au principal contestaient l’absence d’une clause les protégeant du risque de change, elle a souligné que l’obligation de rembourser le prêt dans la devise dans laquelle il a été accordé reflétait le principe du nominalisme monétaire consacré à l’article 1578 de l’ancien code civil, de sorte que les requérants au principal ne pouvaient se prévaloir de l’ignorance des effets de cette obligation découlant de la loi elle-même.
11 Les requérants au principal ont interjeté appel de ce jugement devant le Tribunalul Specializat Cluj (tribunal spécialisé de Cluj, Roumanie), la juridiction de renvoi, en faisant valoir que la juridiction de première instance a fait une application erronée du principe du nominalisme monétaire consacré à l’article 1578 de l’ancien code civil et que First Bank a manqué à son obligation d’information concernant le risque de change.
12 De son côté, First Bank soutient que la clause en cause au principal reflète l’article 1578 de l’ancien code civil, lequel constitue, conformément à l’article 970, second alinéa, de ce code, une disposition impérative du droit roumain. Ainsi, cette clause ne relevant pas du champ d’application de la directive 93/13, ce serait à bon droit que la juridiction de première instance n’a pas vérifié le caractère éventuellement abusif de celle-ci, conformément à la disposition nationale transposant l’article 1er, paragraphe 2, de cette directive.
13 La juridiction de renvoi s’interroge sur l’interprétation qu’il convient de donner à l’expression « clause contractuelle qui reflète des dispositions législatives », au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13, en particulier au verbe « refléter » qui y figure.
14 Elle se demande si, en l’occurrence, la circonstance que la clause en cause au principal ne contient aucune référence ni renvoi à l’article 1578 de l’ancien code civil ou au principe du nominalisme monétaire et ne reproduit ni textuellement ni par paraphrase le contenu de cet article fait obstacle à ce que cette clause puisse être regardée comme « reflétant » ledit article.
15 À cet égard, elle s’interroge notamment sur le point de savoir si le consommateur doit être en mesure de comprendre, sur la base de la clause contractuelle en cause ou en combinaison avec d’autres clauses contractuelles, les conséquences auxquelles il s’expose, sans qu’il doive consulter des textes législatifs nationaux qui ne sont pas indiqués expressément ou implicitement dans le contrat conclu avec le professionnel.
16 Enfin, la juridiction de renvoi souligne que la jurisprudence de la Cour ne permet pas de répondre à cette question. En effet, dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt du 9 juillet 2020, Banca Transilvania (C 81/19, EU:C:2020:532), et à l’ordonnance du 14 octobre 2021, NSV et NM (C 87/21, non publiée, EU:C:2021:860), dans lesquelles était également en cause l’article 1578 de l’ancien code civil, les juridictions de renvoi ainsi que la Cour se sont fondées sur la prémisse selon laquelle la clause contractuelle dont le prétendu caractère abusif était invoqué reflétait une disposition du droit national supplétive. Quant à l’arrêt du 21 décembre 2021, Trapeza Peiraios (C 243/20, EU:C:2021:1045), il concernait une affaire dans laquelle la clause contestée par le consommateur paraphrasait l’article 291 du code civil grec.
17 Dans ces conditions, le Tribunalul Specializat Cluj (tribunal spécialisé de Cluj) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 1er, paragraphe 2, de la directive [93/13] doit-il être interprété :
a) en ce sens qu’une “clause contractuelle qui reflète des dispositions législatives” doit reproduire, en tout ou en partie, la règle juridique correspondante de la disposition législative concernée ?
ou
b) en ce sens qu’une “clause contractuelle qui reflète des dispositions législatives” doit comporter un renvoi exprès à la règle juridique correspondante de la disposition législative concernée ?
ou, au contraire,
c) en ce sens que, afin de retenir qu’une clause contractuelle prévue à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 échappe au contrôle du caractère abusif, il suffit d’appliquer la règle générale de droit civil en vertu de laquelle les contrats sont complétés par la loi, en l’absence de toute référence ou de renvoi spécifique à la règle juridique correspondante de la disposition législative concernée ?
2) L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 doit-il être interprété en ce sens que, dans le contexte du régime juridique spécial de protection des droits des consommateurs, il est excessif de considérer que le consommateur est tenu de connaître l’ensemble des règles juridiques contenues dans les dispositions législatives complétant le contrat, alors que le professionnel ne l’a pas préalablement informé à cet égard ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la première question
18 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens que, afin de relever de l’exclusion du champ d’application de cette directive prévue par cette disposition, la clause insérée dans un contrat de prêt conclu entre un consommateur et un professionnel doit reproduire, en tout ou en partie, la disposition législative ou réglementaire impérative du droit national correspondante ou, à tout le moins, comporter un renvoi exprès à une telle disposition.
19 À titre liminaire, il importe de souligner que l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 exclut du champ d’application de celle-ci les clauses « qui reflètent », notamment, des dispositions législatives ou réglementaires impératives.
20 En outre, eu égard à l’objectif de protection des consommateurs visé par cette directive, l’exception instituée à l’article 1er, paragraphe 2, de celle-ci est d’interprétation stricte (arrêt du 21 décembre 2021, Trapeza Peiraios, C 243/20, EU:C:2021:1045, point 37).
21 S’agissant, d’une part, de l’expression « dispositions législatives ou réglementaires impératives », il ressort d’une jurisprudence constante que cette expression, lue à la lumière du treizième considérant de ladite directive, englobe à la fois les dispositions de droit national qui s’appliquent entre les parties contractantes indépendamment de leur choix et celles qui sont de nature supplétive, c’est à-dire qui s’appliquent par défaut, en l’absence d’un arrangement différent entre les parties (arrêt du 21 décembre 2021, Trapeza Peiraios, C 243/20, EU:C:2021:1045, point 30 et jurisprudence citée).
22 En ce qui concerne, d’autre part, le point de savoir si une clause contractuelle reflète, au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13, une telle disposition législative ou réglementaire impérative du droit national, il convient de rappeler que l’exclusion instituée par cette disposition de la directive 93/13 est justifiée par le fait qu’il est, en principe, légitime de présumer que le législateur national a établi un équilibre entre l’ensemble des droits et des obligations des parties à certains contrats, équilibre que le législateur de l’Union a explicitement entendu préserver. En outre, la circonstance selon laquelle un tel équilibre a été établi constitue non pas une condition pour l’application de l’exclusion visée audit article 1er, paragraphe 2, mais la justification de cette exclusion (arrêt du 21 décembre 2021, Trapeza Peiraios, C 243/20, EU:C:2021:1045, point 35 et jurisprudence citée).
23 Dans cette perspective, une clause contractuelle qui reflète une disposition législative ou réglementaire impérative du droit national, non applicable au contrat en cause conclu par les parties, ou qui effectue un simple renvoi général aux dispositions législatives applicables indépendamment d’une telle clause ne saurait être considérée comme reflétant une telle disposition impérative au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 (voir, en ce sens, arrêts du 21 mars 2013, RWE Vertrieb, C 92/11, EU:C:2013:180, point 30, et du 3 avril 2019, Aqua Med, C 266/18, EU:C:2019:282, points 35 à 38).
24 En revanche, il ne saurait être exigé, aux fins de l’applicabilité de l’exclusion instituée à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13, que la clause contractuelle concernée corresponde parfaitement, du point de vue formel, à la disposition législative ou réglementaire impérative du droit national que cette clause est censée refléter. Une telle interprétation mettrait, en définitive, en cause l’effet utile de cette exclusion.
25 Partant, pour qu’une clause contractuelle « reflète » une disposition législative ou réglementaire impérative au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13, cette clause doit reproduire le contenu normatif d’une disposition impérative applicable au contrat en cause, de sorte qu’elle puisse être considérée comme exprimant, de façon concrète, la même norme juridique que celle visée par cette disposition impérative. Il en est ainsi non seulement lorsque la clause contractuelle correspond littéralement à la disposition impérative ou comporte un renvoi exprès à celle-ci, mais également lorsque cette clause est, quoique exprimée en des termes différents, matériellement équivalente à cette disposition impérative.
26 En l’occurrence, il appartient à la juridiction de renvoi de procéder aux appréciations nécessaires, en prenant notamment en considération la nature, l’économie générale et les stipulations du contrat de prêt en cause au principal ainsi que le contexte juridique et factuel dans lequel ce dernier s’inscrit, aux fins de déterminer si la clause contractuelle en cause au principal reflète, au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13, l’article 1578 de l’ancien code civil.
27 Dès lors que, ainsi qu’il a été précisé au point 24 du présent arrêt, l’applicabilité de l’article 1er, paragraphe 2, de cette directive ne présuppose pas une correspondance formelle entre la clause en cause au principal et l’article 1578 de l’ancien code civil, en ce sens qu’elle doive citer littéralement cette disposition ou comporter un renvoi exprès à celle-ci, la juridiction de renvoi doit vérifier notamment si cette clause et cet article 1578 sont matériellement équivalents, en ce sens que l’application de ladite clause entraînerait, pour les requérants au principal, une obligation de paiement identique à celle qui découlerait de l’application directe, dans le contexte du contrat en cause au principal, dudit article 1578.
28 Eu égard aux considérations qui précédent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens que, afin de relever de l’exclusion du champ d’application de cette directive prévue par cette disposition, il n’est pas nécessaire que la clause insérée dans un contrat de prêt conclu entre un consommateur et un professionnel cite littéralement la disposition législative ou réglementaire impérative du droit national correspondante ou comporte un renvoi exprès à celle-ci, mais il suffit qu’elle soit matériellement équivalente à cette disposition impérative, à savoir qu’elle ait le même contenu normatif.
Sur la seconde question
29 Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens que, afin de déterminer si une clause insérée dans un contrat de prêt conclu entre un consommateur et un professionnel relève de l’exclusion du champ d’application de cette directive prévue par cette disposition, est pertinente la circonstance que ce consommateur n’a pas eu connaissance du fait que cette clause reflète une disposition législative ou réglementaire impérative du droit national.
30 L’application de cette exclusion, instituée à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 suppose la réunion de deux conditions, à savoir que la clause contractuelle concernée reflète une disposition législative ou réglementaire et que cette disposition soit impérative (voir, en ce sens, ordonnance du 14 octobre 2021, NSV et NM, C 87/21, non publiée, EU:C:2021:860, point 25 et jurisprudence citée).
31 Ainsi, comme l’a relevé la Commission dans ses observations écrites, l’application de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 revêt un caractère objectif et ne dépend donc pas des informations fournies au consommateur par le professionnel ni de la connaissance qu’a le consommateur des dispositions juridiques applicables.
32 En outre, la Cour a déjà jugé, en interprétant cet article 1er, paragraphe 2, que l’exclusion du champ d’application de cette directive, prévue par cette disposition, est applicable même si le professionnel n’a pas satisfait à son obligation d’information et de transparence (voir, en ce sens, ordonnance du 14 octobre 2021, NSV et NM, C 87/21, non publiée, EU:C:2021:860, point 42).
33 Compte tenu des motifs qui précèdent, il convient de répondre à la seconde question que l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens que, afin de déterminer si une clause insérée dans un contrat de prêt conclu entre un consommateur et un professionnel relève de l’exclusion du champ d’application de cette directive prévue par cette disposition, n’est pas pertinente la circonstance que ce consommateur n’a pas eu connaissance du fait que cette clause reflète une disposition législative ou réglementaire impérative du droit national.
Sur les dépens
34 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (huitième chambre) dit pour droit :
1) L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs,
doit être interprété en ce sens que :
afin de relever de l’exclusion du champ d’application de cette directive prévue par cette disposition, il n’est pas nécessaire que la clause insérée dans un contrat de prêt conclu entre un consommateur et un professionnel cite littéralement la disposition législative ou réglementaire impérative du droit national correspondante ou comporte un renvoi exprès à celle-ci, mais il suffit qu’elle soit matériellement équivalente à cette disposition impérative, à savoir qu’elle ait le même contenu normatif.
2) L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13/CEE
doit être interprété en ce sens que :
afin de déterminer si une clause insérée dans un contrat de prêt conclu entre un consommateur et un professionnel relève de l’exclusion du champ d’application de cette directive prévue par cette disposition, n’est pas pertinente la circonstance que ce consommateur n’a pas eu connaissance du fait que cette clause reflète une disposition législative ou réglementaire impérative du droit national.