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Décisions

CA Agen, ch. civ. sect. com., 3 janvier 2022, n° 19/01202

AGEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Financière Superbaz (SARL), Superbaz (SAS)

Défendeur :

Group'M (SA), Exco Aprim (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Schmidt

Conseillers :

Mme Fouquet, Mme Emin

T. com. Cahors, du 25 nov. 2019, n° 2019…

25 novembre 2019

EXPOSE DU LITIGE

M. Yohann L. a racheté les fonds et les murs de trois magasins dirigés par des gérants salariés du Groupe M. situés à Mimizan, Bazas et Biscarosse.

Aux fins d'exploitation, M. Johann L. et Mme Blandine M. épouse L. (les époux L. en suivant) ont créé la société Bazeille M., devenue la société P. Distribution, associée exclusive de 3 autres sociétés (B. M., Mimizan M. et Bazas M.) qui ont souscrit en 2006 quatre contrats de franchise M. d'une durée initiale de 5 ans, avec possibilité de prolongement au-delà du terme.

En 2009, les époux L. ont procédé avant le terme à la cession des fonds de commerce et des murs des entités citées, au groupe GIFI et à la dissolution des trois sociétés filialisées de sorte que la société groupe M. a fait attraire la société P. Distribution devant le tribunal de commerce de Paris aux motifs d'une rupture contractuelle fautive.

Par jugement du 04 mai 2011, le tribunal de commerce a condamné la société P. Distribution à verser 50.000 euros à la société groupe M. et 350.000 euros à la société Groupwest en sa qualité de centrale d'achat.

Par arrêt du 04 septembre 2013, la cour d'appel de Paris a condamné la société P. Distribution à verser 50.000 euros à la société groupe M. et 310.000 euros à la société Groupwest en sa qualité de centrale d'achat- laquelle a été placée en liquidation judiciaire le 08 novembre 2013- et y a ajouté une condamnation de 300.000 euros pour préjudice moral au profit du groupe M., outre une indemnité de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par suite, la société P. Distribution a également été placée en liquidation judiciaire le 17 juin 2014 de sorte que les sociétés Groupe M. et Groupwest ont déclaré leurs créances entre les mains du liquidateur.

Parallèlement, les époux L. sont propriétaires, depuis 2013, d'un magasin à l'enseigne Super U à Sainte-Bazeille qu'ils exploitent via une société Superbaz dont la présidence est assurée par la société Financière Superbaz qu'ils cogèrent.

Par exploit du 19 avril 2016, les sociétés Groupe M. et Groupwest et M. Eric M. ont fait assigner la société P. Distribution ainsi que son expert-comptable et les époux L. outre la société APRIM aujourd'hui Exco Valliance A'et la SCP Odile S., ès qualités de liquidateur de la société P. Distribution.

Par exploit séparé, les sociétés Groupe M. et Groupwest et M. M. ont fait assigner la société Superbaz et sa holding la société Financière Superbaz.

Par jugement du 25 novembre 2019, le tribunal de commerce de Cahors a :

- dit les demandeurs recevables à agir,

- dit et jugé qu'en ne constituant aucune provision pour risque, les époux L. ont violé l'article L. 223-22 du code de commerce et les obligations de prudence et de précaution comptable,

- dit et jugé recevable et fondée l'action des sociétés Groupe M. et Groupwest pour fraude paulienne et violation du principe selon lequel la fraude corrompt tout,

- déclaré inopposable aux sociétés Groupe M. et Groupwest le paiement de la créance de la société P. Distribution à l'égard de sa société mère Bazeille Participations d'un montant de 334.860 euros réalisé par compensation avec réduction de la participation de cette dernière au capital social de sa filiale,

- dit et jugé les demandeurs fondés à saisir la somme de 334.860 euros correspondant à la créance de la société P. Distribution envers sa mère, depuis liquidée, et dit que ce recours pourra avoir lieu entre les mains de tous tiers ayant bénéficié du montage juridique frauduleux,

- dit et jugé que la fraude litigieuse constitue une faute intentionnelle qui engage la responsabilité personnelle des époux L.,

- condamné solidairement les époux L. à payer :

- la somme de 167.430 euros à la société Groupe M.,

- la somme de 167.430 euros au liquidateur de la société Groupwest,

- prononcé la mise hors de cause d'Exco Aprim,

- débouté les parties de leurs autres demandes,

- condamné in solidum les époux L. à payer la somme de 10.000 euros au vu de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens,

- ordonné l'exécution provisoire.

Les époux L., la société Superbaz et la société Financière Superbaz ont interjeté appel le 23 décembre 2019 de cette décision en visant les chefs de jugement critiqués au sein de sa déclaration d'appel.

Par uniques conclusions du 20 mars 2020, les époux L., la société Superbaz et la société Financière Superbaz demandent à la cour de :

- réformer le jugement déféré,

- débouter les demandeurs et les condamner aux dépens et au paiement de la somme de 15.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

A l'appui de leurs prétentions, les époux L., la société Superbaz et la société Financière Superbaz font valoir que :

- l'action menée est mal dirigée en ce qu'elle est engagée contre les époux L. pris en qualité de dirigeants, lesquels n'ont pas commis de fautes intentionnelles d'une particulière gravité incompatibles avec l'exercice normal de leurs fonctions sociales,

- la réduction du capital litigieuse a été autorisée par l'assemblée des associés statuant dans les conditions exigées pour la modification des statuts en l'occurrence la société P. Distribution et non par ses gérants, ce qui ne permet pas de rechercher leur responsabilité,

- il n'est pas possible d'étendre sans fin la chaîne de responsabilité,

- toute action contre les dirigeants, se prescrit par trois ans à compter du fait dommageable ou, s'il a été dissimulé, de sa révélation, or les comptes révélant l'opération avaient été publiés dès le 24 avril 2012 au greffe,

- l'action paulienne et l'action en responsabilité ne peuvent être assimilées car elles ont des régimes différents et le succès de la première n'aurait d'autre conséquence que de rendre inopposable aux époux L. l'opération de réduction du capital de la société P. Distribution mais non de conduire à leur condamnation,

- le cumul des deux actions est impossible car les prescriptions sont différentes pour chacune,

- l'action en responsabilité est mal fondée car l'opération contestée s'est réalisée dans le cadre du projet avec Super U en janvier 2011 et non dans un but illicite, et a constitué de la part de ses dirigeants, un choix de gestion avisé ressortissant d'un exercice normal des fonctions sociales,

- les demandeurs ne prouvent aucunement que l'annulation de la créance de leur débitrice leur a causé un réel préjudice, alors que la plus value a été affectée au remboursement des dettes,

- la saisie éventuelle de l'objet de la fraude entre les mains d'un tiers suppose que celui-ci ait été le complice de la fraude, ou qu'il en ait bénéficié en connaissance de cause,

- le capital de la société Superbaz s'est réalisé par apport d'une somme de 100.000 euros libérée dès le 21 janvier 2011 et non en lien avec la réduction de capital critiquée, intervenue en août 2011 et par l'emprunt,

- cette même action exercée à l'égard des sociétés Superbaz et Financière Superbaz est également prescrite car elle aurait dû être initiée avant 2017,

- le fait de constituer une provision n'aurait pas amélioré les chances de recouvrer la créance, car la trésorerie de société P. Distribution serait devenue le gage de tous les autres créanciers de la société, ce qui ne permet pas d'identifier un préjudice certain et quantifiable,

- l'action en responsabilité des demandeurs pour défaut de provision, se heurte à la fin de non recevoir tirée du défaut de qualité, seul le liquidateur es qualité pouvait agir, à défaut de tout droit individuel reconnu à la différence de l'action paulienne.

Par uniques conclusions du 18 juin 2020, la société Groupe M. et la Selarl C. pris en sa qualité de liquidateur de la société Groupwest et M. M. sollicitent de la cour de :

- débouter les appelants de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,

- confirmer le jugement dont appel sauf en ce qu'il a mis hors de cause la société Exco Valliance A', expert comptable de la société P. Distribution,

- dire et juger que la société Exco Valliance A' a fautivement validé l'absence de provision,

- dire et juger la société Groupe M., Me C., ès qualités de liquidateur de la société Groupwest, en raison de la fraude paulienne et de l'organisation de l'insolvabilité de la société P. Distribution par les époux L. fondés à saisir la somme globale de 427.329 euros correspondant à la créance de la société P. Distribution envers sa mère Bazeilles Participations, depuis liquidée,

- dire que ce recours pourra avoir lieu entre les mains de tous bénéficiaires du montage juridique frauduleux, spécialement des époux L. et de leurs sociétés Superbaz et Financière Superbaz,

- dire et juger qu'en ne constituant aucune provision pour risque, les époux L. ont violé l'article L. 223-22 du code de commerce et les obligations de prudence et de précaution comptable,

- dire et juger recevable et fondée l'action des sociétés Groupe M. et Groupwest pour fraude paulienne et violation du principe selon lequel la fraude corrompt,

- déclarer inopposable aux sociétés Groupe M. et Groupwest le paiement de la créance de la société P. Distribution à l'égard de sa société mère Bazeilles Participations d'un montant de 334.860 euros réalisé par compensation avec réduction de la participation de cette dernière au capital social de sa filiale,

- dire et juger que la fraude litigieuse constitue une faute intentionnelle qui engage la responsabilité personnelle des époux L. et de la société Financiere Superbaz, au profit desquelles les sommes issues de la fraude paulienne ont été remployées pour financer l'activité sous enseigne Super U,

- condamner in solidum les époux L. au titre de leur responsabilité personnelle et pour violation du principe selon lequel « la fraude corrompt tout », ensemble la société Exco Valliance A' et les sociétés Groupe M. et Groupwest qui ont concouru ou profité de la fraude, à payer :

o la somme de 355 469 euros à la société Groupe M., en réparation de ses préjudices économique et moral,

o la somme 344 326,93 euros à Me C., ès qualités de liquidateur de la société Groupwest en réparation de son préjudice économique,

o la somme de 50 000 euros à M. M. en réparation de son préjudice moral,

- condamner in solidum les époux L. et la société Exco Valliance A' et les sociétés Superbaz et Financière Superbaz aux entiers dépens et à payer à la société Groupe M. et à Me C., ès qualités de liquidateur de Groupwest et à M.M., en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, une indemnité de 10.000 euros à chacun, soit 30.000 euros en tout.

A l'appui de leurs prétentions, la société Groupe M. et la Selarl C. pris en sa qualité de liquidateur de la société Groupwest et M. M. font valoir que :

- les conditions dans lesquelles les époux L. ont quitté le réseau M., sont fautives et ont donné lieu à condamnation de la société P. Distribution pour rupture contractuelle déloyale,

- les époux L. ont encaissé de substantiels profits en revendant à leur concurrent le groupe GIFI les murs des SCI créées,

- par suite de cette condamnation, les époux L. ont organisé l'insolvabilité de la société P. Distribution pour y échapper,

- les mesures d'exécution forcée n'ont pas été fructueuses car les époux L. ont fait sortir des éléments d'actif du patrimoine de la société P. Distribution,

- les époux L. connaissaient, à la date de la réduction de capital du 09 août 2011,

la décision du tribunal de commerce du 04 mai 2011 et savaient qu'ils causaient un préjudice aux créanciers,

- l'absence de provision pour risque constitue une faute personnelle des dirigeants doublée d'une faute de l'expert-comptable alors que cette obligation pèse dès l'assignation et sans attendre la décision de justice,

- la société Exco Valliance A', par son manque de professionnalisme a engagé envers les intimés sa responsabilité délictuelle, et a permis la fraude des dirigeants,

- l'absence de provision est constitutive d'une faute détachable des fonctions de dirigeant et a conduit à des comptes non fidèles de la société P. Distribution, infraction pénale intentionnelle sanctionnée par l'article L 241-3° du code de commerce,

- les époux L. ont procédé à des manoeuvres d'appauvrissement au détriment de la société P. Distribution, société fille, consistant en une fraude aux droits des sociétés Groupe M. et Groupwest,

- la jurisprudence reconnaît au créancier victime d'une fraude commise par ou avec la complicité d'une société en liquidation judiciaire, le droit individuel de déclencher l'action paulienne dont l'effet d'inopposabilité de la reconnaissance d'une fraude ne profite qu'au créancier ayant agi,

- le retour du bien frauduleusement aliéné dans le patrimoine du créancier ayant agi seul ne subit pas la loi du concours des créanciers et dénie au liquidateur la possibilité d'agir concurremment de sorte que les intimés ont bien qualité pour agir,

- les dirigeants et l'associé ont commis une fraude, en usant d'un procédé licite savoir réduire la participation au capital social et compenser cette créance avec une dette dans un but illicite d'organiser l'insolvabilité de sa filiale et la faire échapper aux sanctions judiciaires,

- la dissolution de la société Bazeille Participations a rendu impossible tout recouvrement de la somme litigieuse auprès de cette société liquidée,

- la responsabilité des époux L., ès qualités d'associés de la société Bazeille Participations, elle-même associée de la société P. Distribution, est engagée car c'est au moyen d'une délibération de l'associé unique, dirigée par les mêmes époux L. que la fraude a été organisée,

- l'action paulienne ne se heurte à aucune courte prescription, puisqu'il ne s'agit ni d'une action en nullité ni d'une action en responsabilité et le point de départ du délai de 5 ans court à compter de la découverte de la fraude,

- l'inopposabilité de l'acte paulien conduit à rendre inopposables les actes frauduleux subséquents opérés et donc la dissolution de la société mère Bazeille Participations car l'action est engagée sur le principe « la fraude corrompt tout » qui implique réparation de l'entier préjudice,

- la jurisprudence admet le cumul d'une action en responsabilité et celle de l'inopposabilité des actes frauduleux afin de permettre la réparation de l'entier préjudice, par un régime juridique unique calqué sur un régime de prescription identique,

- M. M. a été obligé d'arrêter son activité au regard des impayés considérables qu'il a subi du fait du comportement des époux L. en qualité de franchisés.

La SCP S. en sa qualité de liquidateur judiciaire , intimée, n'a pas constitué avocat cependant que la déclaration d'appel lui a été signifiée le 20 février 2020 par remise à personne habilitée conformément à l'article 658 du code de procédure civile.

La société Exco Valliance A', intimée, n'a pas constitué avocat cependant que la déclaration d'appel lui a été signifiée le 24 février 2020 par remise à personne habilitée en la personne de son gérant conformément à l'article 658 du code de procédure civile.

Par ordonnance d'incident du 24 février 2021, le conseiller de la mise en état a :

- ordonné la consignation par les époux L. d'une somme de 167.430 euros qu'ils ont été condamnés à verser au liquidateur judiciaire de la société Group West sur le compte Carpa du conseil de l'intimé,

- condamné les époux L. à payer la somme de 1000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à la société Group M. et au liquidateur judiciaire, es qualité de la société GroupWest et à M. M..

La Cour pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et moyens des parties fait expressément référence à la décision entreprise et aux dernières conclusions régulièrement déposées en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 08 septembre 2021.

L'affaire a été fixée à plaider à l'audience du 18 octobre 2021.

MOTIFS

Sur l'action en responsabilité personnelle contre les époux L.

Aux termes de l'article L. 123-20 du code de commerce, "les comptes annuels doivent respecter le principe de prudence. (')

Même en cas d'absence ou d'insuffisance du bénéfice, il doit être procédé aux amortissements et provisions nécessaires. Il doit être tenu compte des risques et des pertes intervenues au cours de l'exercice ou d'un exercice antérieur, même s'ils sont connus entre la date de la clôture de l'exercice et celle de l'établissement des comptes. »

Sur la faute détachable

Il est constant que le provisionnement doit intervenir au moment de la délivrance de l'assignation et à plus forte raison en cas de condamnation.

Le jugement du tribunal de commerce de Paris a été rendu le 04 mai 2011. Les règles de bonne pratique relatives au principe de prudence commandaient de procéder au provisionnement des sommes nécessaires au vu de la condamnation intervenue et face au risque de devoir répondre d'un paiement substantiel en cas de confirmation de la décision.

Cependant, les bilans produits du 30 septembre 2010, 30 septembre 2011 et 30 septembre 2012 de la SARL P. Distribution ne témoignent d'aucun provisionnement à ce titre. Or, le montant de la condamnation non provisionné exposait, du fait de cette omission aux bilans de la société, à ne pas produire de comptes annuels exacts ce qui est pénalement sanctionnable et civilement constitue une faute détachable des fonctions sociales du dirigeant quand cette carence s'inscrit dans un but illicite.

En l'espèce, les époux L. en ne s'assurant pas, dans le respect des règles comptables, de la prise en considération d'une provision pour risques et charges dans les comptes dès 2010 au regard de l'assignation délivrée le 15 avril 2010 et des sommes réclamées ont commis une faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal de leurs fonctions sociales. Dès lors, l'argument selon lequel la provision n'avait pas lieu de figurer sur les comptes en septembre 2011 en raison de la réduction de capital réalisée est inopérant.

En tout état de cause, les époux L. ne peuvent se retrancher derrière le vote des associés pour légitimer la réduction du capital social de la SARL P. Distribution alors que seuls gérants de la structure, ils en sont également les seuls associés.

Dès lors, la faute commise par les époux L. est détachable de leurs fonctions en ce qu'elle a consisté à occulter la véritable situation financière de la SARL P. Distribution en organisant son insolvabilité par des manoeuvres frauduleuses et a violé les dispositions de l'article précité en étant constitutive d'une infraction pénale.

Sur le préjudice

Le préjudice des intimés est caractérisé en ce que les époux L. ont de première part procédé à des actes d'appauvrissement au préjudice de la SARL P. Distribution en diminuant son actif par une réduction de capital social de 334.860 euros par compensation de créance et de seconde part par cette affectation des sommes, fraudéer aux droits des sociétés Groupe M. et Groupwest. Pour rappel, les circonstances fautives de la rupture du lien contractuel avaient déjà mis en évidence une stratégie de nature à préjudicier gravement les intérêts des sociétés Groupe M. et Groupwest par déloyauté contractuelle qui avait été sanctionnée par la cour d'appel de Paris.

Sur le lien de causalité

Il existe bien un lien de causalité entre les agissements des époux L. et l'appauvrissement de la SARL P. Distribution en ayant permis la soustraction d'une partie de son actif de nature à répondre des condamnations judiciaires prononcées au profit des sociétés Groupe M. et Groupwest dont il résulte pour elles un préjudice certain.

La responsabilité personnelle des époux L. ne peut qu'être engagée.

Sur le champ d'application de l'action paulienne et de l'action en responsabilité en découlant

Aux termes de l'article 1341-2 du code civil, "le créancier peut aussi agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par le débiteur en fraude de ses droits, à charge d'établir, s'il s'agit d'un acte à titre onéreux que le tiers co-contractant avait connaissance de la fraude".

Sur l'absence de prescription

En vertu de l'article L. 223-23 du code de commerce, "les actions en responsabilité prévues aux articles L. 223-19 et L. 223-22 se prescrivent par trois ans à compter du fait dommageable ou s'il a été dissimulé de sa révélation.(...)"

En l'espèce, les époux L. soutiennent que la réduction de capital social ayant eu lieu le 09 août 2011 c'est à compter de cette date que la prescription a commencé à courir.

Il sera d'abord relevé que :

- aucune courte prescription n'est applicable en cas d'action par la voie paulienne car il ne s'agit ni d'une action en nullité ni d'une action en responsabilité,

- l'action en responsabilité consubstantielle à la fraude paulienne doit se faire appliquer le même régime au risque de perdre toute efficience et en vertu de l'adage " la fraude corrompt tout".

Ainsi, le jugement déféré sera confirmé en ce qu'il a retenu que " le point de départ de l'action en responsabilité est celui où la fraude est dévoilée c'est à dire lorsqu'il s'est agi de mettre à exécution l'arrêt de la cour d'appel du 04 septembre 2013" et que c'est dans le délai de cinq ans à compter de la découverte de la fraude que les créanciers sont recevables à agir.

Aucune prescription n'est acquise.

Sur la recevabilité

Il est constant que pour engager une action à ce titre, il n'est pas nécessaire pour les créanciers de se prévaloir d'une créance liquide et exigible, le principe de la créance fondée suffit.

En l'espèce, la condamnation prononcée le 04 mai 2011 répondait à ce critère en accordant une créance de dommages et intérêts aux sociétés Groupe M. et Groupwest peu important que l' exécution provisoire n'ait pas été ordonnée. Or, la réduction de capital social intervenue le 09 août 2011 a eu pour conséquence de diminuer les chances de recouvrement de la créance détenue par les créanciers qui sont dès lors fondées à contester cet acte d'appauvrissement.

En effet, les créanciers lésés par la fraude disposent du droit d'agir individuellement sur le terrain de l'action paulienne et bénéficient seuls de l'effet d'inopposabilité de l'acte d'appauvrissement ce qui, de première part, confère aux sociétés Groupe M. et Groupwest la qualité pour agir seules hors l'intervention du liquidateur de la société Bazeilles Participations et de deuxième part ne les place pas en concours avec les autres créanciers pour le recouvrement des sommes litigieuses.

L'action paulienne diligentée est donc recevable.

Sur le bien fondé

En l'espèce, le recours au procédé licite de réduction de capital social aux fins de compensation avec une dette a eu un but frauduleux de soustraction d'actif au préjudice des créanciers. Les manoeuvres frauduleuses ont consisté notamment à organiser l'insolvabilité de la SARL P. Distribution en ne faisant pas apparaître dans ses comptes, de provision, au titre de la condamnation intervenue.

Comme déjà mentionné, il ne peut être opposé valablement que la réduction de capital social a été réalisée sur les injonctions en janvier 2011 du groupe système U alors qu' au vu de l'assignation délivrée en avril 2010, le contentieux à venir était déjà connu des époux L..

Pas plus, ils ne peuvent arguer qu'ils n'étaient pas en mesure de redouter une condamnation alors que l'arrêt de la cour d'appel de Paris les a condamnés, outre à réparer les conséquences de la rupture contractuelle anticipée, à des dommages et intérêts pour déloyauté contractuelle.

Par suite, la dissolution de la société Bazeilles Participations n'a en effet pas permis aux créanciers de prétendre au recouvrement des sommes détournées au détriment de la société fille. La faute détachable retenue à l'encontre des époux L. pour retenir leur responsabilité personnelle est de nature aussi à caractériser la fraude.

Sur le cumul de l'action paulienne et de l'action en responsabilité s'y rattachant

L'inopposabilité seule de l'acte ou des actes ayant causé un préjudice au créancier victime de la fraude est insusceptible de le restaurer dans l'ensemble de ses droits et de réparer son entier préjudice.

Si de l'inopposabilité aux sociétés Groupe M. et Groupwest de l'acte de réduction de capital social, acte fondateur de la fraude, en découle l'inopposabilité des actes subséquents y compris celui de la dissolution de la société mère, il n'en demeure pas moins que le créancier est toujours lésé.

Il convient donc d'admettre que le droit individuel d'agir seul hors d'une courte prescription offert par l'action paulienne se communique à l'action en responsabilité en découlant qui plus est engagée simultanément en vertu de l'adage "la fraude corrompt tout". Par conséquent, la voie du cumul d'actions est ouverte aux sociétés Groupe M. et Groupwest pour rechercher d'une part l'inopposabilité de l'acte ou des actes d'appauvrissement et d'autre part la condamnation de l'auteur du fait dommageable à réparer l'entier préjudice.

Le jugement sera confirmé de ce chef.

Sur la responsabilité du cabinet comptable

L'absence de constitution d'une provision a été retenue comme une faute détachable de leurs fonctions concernant les dirigeants. En outre, il appartenait aux époux L. dès délivrance de l'assignation d'en avertir le cabinet comptable, ce qui n'a manifestement pas été le cas, le cabinet ne faisant même pas référence au bilan 2011 à la condamnation intervenue.

En revanche, au bilan 2012, la société Exco Valliance A' comptable se contente de constater et de mentionner que la SARL P. Distribution est " en contentieux avec le principal fournisseur de son ancienne activité commerciale quant aux modalités de rupture des contrats existants. Aucune décision exécutoire n'a encore été prise. Compte tenu des arguments avancés par l'entreprise, aucune provision n'a été constatée".

Cependant, il appartenait au cabinet comptable en application des règles régissant la profession de s'assurer des arguments à lui présentés par les époux L. compte tenu de la lourdeur de la condamnation intervenue et ne pas être simple chambre d'enregistrement des explications de ces derniers et en tout état de cause d'appliquer le principe de prudence en procédant dans les écritures comptables au provisionnement qu'exigeait la situation. En effet, le cabinet comptable était en droit de s'interroger sur l'absence de diligence des époux L. à ne pas lui avoir transmis des informations (notamment l'assignation) aussi importantes dès connaissance et sa vigilance devait d'autant plus s'exercer.

Par ailleurs, le fait que l'exécution provisoire n'ait pas été prononcée est sans effet exonératoire en terme de responsabilité puisque la provision doit être réalisée dès l'assignation.

Par conséquent, faute d'accomplissement des diligences requises et conformes aux règles professionnelles en vigueur, la responsabilité délictuelle de la société Exco Valliance A' comptable peut être recherchée par les sociétés Groupe M. et Groupwest et M. Eric M., en qualité de tiers, lesquels peuvent se prévaloir de cette faute contractuelle qui leur a causé grief.

Sur les condamnations

- En lien avec l'action paulienne

En l'espèce, l'appauvrissement de la SARL P. Distribution a porté sur un montant de 427.329 euros correspondant à sa créance sur sa société mère qui dépasse en son montant le seul acte paulien de 334.860 euros.

Toutefois, les sociétés Groupe M. et Groupwest si elles peuvent obtenir réparation de leur entier préjudice ne peuvent obtenir davantage, l'inopposabilité les autorisant dans la limite de leur créance soit la somme de 334.860 euros à échapper aux effets de l'acte de réduction en capital opéré en fraude de leurs droits en saisissant les sommes diverties entre les mains du tiers complice.

En l'espèce, il est établi que les sociétés Superbaz et Financière Superbaz ont été créées par les époux L. afin de nuire aux intérêts des créanciers poursuivants.

Par conséquent, ces derniers seront autorisés à saisir entre les mains des bénéficiaires de la fraude soit les époux L. et les sociétés Superbaz et Financière Superbaz la somme de 334.860 euros.

Le jugement sera confirmé.

- Sur le fondement des responsabilités des acteurs et/ ou bénéficiaires de la fraude

Du fait de la faute personnelle et détachable des époux L. ayant concouru à la réalisation de la fraude, les sociétés Groupe M. et Groupwest ont subi en outre un préjudice économique et moral indépendant du préjudice moral déjà subi pour déloyauté contractuelle sanctionnée par la cour d'appel de Paris en 2013.

Il convient à juste titre de relever que :

- le fait de ne pas provisionner en 2010 a permis à la faveur de comptes annuels inexacts de procéder à une réduction du capital social fautive,

- sur la somme de 680 .000 euros à laquelle la SARL P. Distribution a été condamnée au profit des intimés, seul un montant de 8.990 euros a été recouvré,

- les fonds divertis au détriment de la société fille P. Distribution ont servi à alimenter une nouvelle activité sous couvert de nouvelles entités que sont les sociétés Superbaz et Financière Superbaz,

- l'organisation frauduleuse de l'insolvabilité a permis de soustraire aux droits des créanciers poursuivants y compris les sommes recueillies lors de la vente des biens immobiliers acquis auprès des SCI M..

En conséquence, il sera alloué, avec condamnation in solidum des époux L., des sociétés Superbaz et Financière Superbaz et de la société Exco Valliance A' comptable, à :

-la société Groupe M. la somme de 200.000 euros d'indemnité au titre de son préjudice moral et économique,

- la Selarl C. en qualité de liquidateur de la société Groupwest la somme de 180.000 euros d'indemnité au titre de son préjudice économique.

M. M. a également subi un préjudice moral personnel en ce que les époux L. en affaire avec lui ont fait preuve de mauvaise foi à son égard sur l'ensemble de la chaîne contractuelle le contraignant à subir des impayés considérables sur une période de plus de 10 ans. Il lui sera alloué la somme de 30.000 euros à ce titre.

Sur les frais irrépétibles et dépens

Les époux L., les sociétés Superbaz et Financière Superbaz et la société Exco Valliance A' comptable seront condamnés in solidum à verser à la société Groupe M. et à la Selarl C. en qualité de liquidateur de la société Groupwest et à M. M. la somme de 5000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Les mêmes seront condamnés in solidum aux entiers dépens.

PAR CES MOTIFS

La Cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant par arrêt réputé contradictoire prononcé par mise à disposition au greffe, et en dernier ressort,

CONFIRME le jugement déféré sauf en ce que :

- il a mis hors de cause la société Exco Valliance A' comptable,

- il n'a pas prononcé de condamnation in solidum au titre des responsabilités et de l'acte paulien,

- il n'a pas procédé à l'indemnisation de l'entier préjudice des victimes de la fraude,

- il a débouté M. M. de sa demande en réparation de son préjudice moral,

Statuant de nouveau,

DIT que la société Exco Valliance A' comptable a commis une faute de nature à engager sa responsabilité délictuelle vis à vis des sociétés Groupe M. et Groupwest et M.M. ;

CONDAMNE in solidum les époux L., les sociétés Superbaz et Financière Superbaz et la société Exco Valliance A' comptable à verser la somme de :

- 200.000 euros à la société Groupe M. en réparation de ses préjudices économique et moral,

-170.000 euros à la Selarl C. en qualité de liquidateur de la société Groupwest en réparation de son préjudice économique,

- 30.000 euros à M. M. en réparation de son préjudice moral,

Y ajoutant,

CONDAMNE in solidum les époux L., les sociétés Superbaz et Financière Superbaz et la société Exco Valliance A' comptable à payer à la société Groupe M. et à la Selarl C. en qualité de liquidateur de la société Groupwest et à M. M. la somme de 5000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE in solidum les époux L., les sociétés Superbaz et Financière Superbaz et la société Exco Valliance A' comptable aux entiers dépens.