CA Aix-en-Provence, ch. 3-1, 29 juin 2023, n° 22/07982
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sodisco (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Gérard
Conseillers :
Mme Combrie, Mme Vincent
Avocats :
Me Dumolie, Me Malvezin, Me Juston
EXPOSÉ DU LITIGE
Mme [I] [V] est propriétaire d'une exploitation viticole dans le Cap Corse qui produit du vin sous l'appellation Domaine Pieretti, AOC Coteaux du Cap Corse.
La SARL SO DIS CO (société de Distribution Corse) a commercialisé les vins Domaine Pieretti, sans qu'aucun contrat écrit n'ait été conclu entre les parties.
Mme [I] [V], se plaignant des conditions de distribution de son vin, a proposé à la SARL SO DIS CO de conclure un contrat de distribution en 2006 et lui a adressé un projet de contrat le 19 janvier 2007, qui ne sera jamais signé par les parties.
Les parties se sont opposées sur la rédaction des clauses du contrat et les conditions de distribution du vin produit par Mme [I] [V], laquelle a, par lettre recommandée avec accusé de réception du 29 octobre 2010, mis fin au contrat de distribution verbal qui les liait, avec un préavis de deux mois tel que prévu dans le contrat de distribution proposé en 2007.
Par acte du 14 février 2012, la SARL SO DIS CO a fait assigner Mme [I] [V] devant le tribunal de commerce de Bastia, sur le fondement de l'article L. 442-6 1.5° du code de commerce dans sa rédaction alors en vigueur.
Par jugement du 23 août 2013, confirmé par arrêt de la cour d'appel de Bastia du 24 juin 2015, la SARL SO DIS CO a été déboutée de ses demandes.
Sur le pourvoi formé par la SARL SO DIS CO, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions l'arrêt de la cour d'appel de Bastia du 24 juin 2015 et remis en conséquence la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et les a renvoyées devant la cour d'appel de Bastia autrement composée.
Cet arrêt a posé le principe que seuls les recours contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées devaient être portés devant la cour d'appel de Paris, les recours formés contre les décisions des autres juridictions étant portés devant les cours d'appel lesquelles devaient, au besoin, relever d'office l'excès de pouvoir commis par des juridictions non spécialement désignées en statuant sur des demandes formées sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce, en ce qu'elles ne relevaient pas de leur pouvoir juridictionnel.
La cour d'appel de Bastia, statuant sur renvoi, a, par arrêt du 2 décembre 2020, infirmé le jugement du tribunal de commerce de Bastia du 23 septembre 2013 en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, déclaré irrecevables les demandes présentées sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce et rejeté comme infondé le surplus de la demande.
Sur un nouveau pourvoi formé par la SARL SO DIS CO, la chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation a, par arrêt du 6 avril 2022, cassé et annulé, mais seulement en ce qu'il rejette comme infondé le surplus de la demande de la SARL SO DIS CO et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt de la cour d'appel de Bastia du 2 décembre 2020. La Cour de cassation a renvoyé l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence.
La SARL SO DIS CO a saisi la cour de renvoi par déclaration du 6 juin 2022.
Par conclusions notifiées et déposées le 29 juillet 2022, auxquelles il est expressément référé en application de l'article 455 du code de procédure civile, la SARL SO DIS CO demande à la cour de :
Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bastia le 23 août 2013, RG n° 2012/000613, en ce qu'il a :
Dit n'y avoir lieu à dommages et intérêts ;
Condamné la société SO DIS CO à payer à Mme [I] [V] la somme de mille cinq cent euros (1.500 €) par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamné la société SO DIS CO aux dépens.
Et statuant à nouveau :
Rejetant toutes fins, moyens et conclusions contraires,
Débouter Mme [I] [V] de l'ensemble de ses demandes fins et conclusions, y compris reconventionnelles ;
Juger qu'en rompant par lettre RAR en date du 29 octobre 2010 la relation contractuelle, en l'absence d'inexécution de ses obligations et l'absence de manquements graves à ses obligations contractuelles par la SARL SO DIS CO société de distribution corse, Mme [I] [V] - Domaine Pieretti a rompu unilatéralement et de manière abusive, à ses torts exclusifs ladite relation contractuelle ;
Et en conséquence,
Au principal :
Condamner Mme [I] [V] - Domaine Pieretti à payer à la SARL SO DIS CO société de distribution corse, la somme de 160.000,00 euros de dommages et intérêts au titre de l'indemnisation de perte de la clientèle, assortie des intérêts au taux légal à compter du jour de la demande ;
Condamner Mme [I] [V] - Domaine Pieretti à payer à la SARL SO DIS CO société de distribution corse, la somme de 44.676,00 euros de dommages et intérêts au titre de la perte de la marge bénéficiaire brute, de la perte d'exploitation, de la perte des ventes et du préjudice moral constitué par l'atteinte à la réputation commerciale de la SARL SO DIS CO ;
À titre subsidiaire :
Si la cour ne s'estimait pas en mesure d'évaluer le préjudice subi par la société SO DIS CO en raison de la rupture unilatérale, abusive et aux torts exclusifs de Mme [V] ' Domaine Pieretti ;
Nommer tel expert qu'il lui plaira avec la mission d'évaluer ledit préjudice dans tous les aspects sus-énoncés, en l'occurrence, l'évaluation de la perte de clientèle, de la perte de la marge bénéficiaire brute, de la perte d'exploitation, de la perte des ventes et du préjudice moral constitué par l'atteinte à la réputation commerciale de la SARL SO DIS CO société de distribution corse ;
En tout état de cause :
Condamner Mme [I] [V] - Domaine Pieretti à payer la somme de 8.000,00 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamner Mme [I] [V] - Domaine Pieretti aux entiers dépens, en ceux compris de première instance, d'appel avant cassation et après cassation.
Par conclusions notifiées et déposées le 10 mars 2023, auxquelles il est expressément référé en application de l'article 455 du code de procédure civile, Mme [I] [V] demande à la cour de :
- confirmer le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Bastia le 23 août 2013 en toutes ses dispositions ;
Statuant de nouveau,
- juger que, par le changement de sa base légale, la société SO DIS CO a détourné la compétence exclusive des tribunaux spécialisés seuls habilités à statuer sur le fondement de l'article L442.6 du Code de Commerce,
- juger que, par ce changement de base légale très tardif, la société SO DIS CO tente de pallier à |'irrecevabilité de ses demandes,
Sur le fond,
- juger que Mme [V] justifiait d'un motif légitime à la résiliation du contrat et n'a commis aucune faute,
- juger que Mme [V] a respecté le délai de préavis prévu par les parties,
- juger que la société SO DIS CO n'a subi aucun préjudice à la résiliation du contrat, intervenue à ses torts exclusifs,
- juger que Mme [V] n'a pas rompu de manière abusive la relation contractuelle.
En conséquence,
- débouter la société SO DIS CO de l'ensemble des fins, demandes et conclusions, en ce compris de la demande d'expertise.
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 23 août 2013 par le tribunal de commerce de Bastia,
- condamner, à titre reconventionnel, la société SO DIS CO au paiement de la somme de 10 000 € pour procédure abusive,
- condamner, à titre reconventionnel, la société SO DIS CO au paiement de la somme de 10 000 € au titre du préjudice moral,
- condamner la société SO DIS CO au paiement de la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société SO DIS CO aux entiers dépens.
MOTIFS
Sur la résiliation :
La SARL SO DIS CO soutient que la relation contractuelle entre les parties était continue depuis 1994, non renouvelable, et qu'elle a refusé de signer le contrat proposé par l'intimée car elle n'acceptait pas la mise en œuvre d'un renouvellement ou d'une résiliation sans que soit discutée la question de l'indemnité qui lui serait due en pareil cas.
Elle ajoute que le motif indiqué par Mme [V] est fallacieux, qu'elle n'a jamais manqué à ses obligations depuis 1994 et que l'intimée souhaitait en réalité rejoindre un autre distributeur.
Elle fait valoir, en s'appuyant sur les dispositions l'ancien article 1134 du code civil, devenu 1193, qu'en l'espèce Mme [V] a procédé à la rupture unilatérale du contrat en l'absence totale de manquement grave à ses obligations ce qui constitue une rupture unilatérale de la relation contractuelle aux torts de l'intimée.
Mme [I] [V] réplique qu'elle n'a commis aucune faute dans le cadre des relations contractuelles, que la proposition de contrat a été discutée par la SARL SO DIS CO mais sans remettre en cause ni la durée du contrat, ni même le délai de préavis convenu de deux mois. Elle ajoute, en se fondant sur les dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce, que la rupture n'est pas brutale et qu'un préavis suffisant a été laissé à l'appelante.
Elle rappelle également les dispositions de l'article 1134 du code civil et que loi prévoit expressément une faculté de résiliation unilatérale de l'une des parties.
À titre préliminaire, la cour rappelle qu'elle est dépourvue de tout pouvoir juridictionnel quant à l'application et l'appréciation de bien fondé des dispositions de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce dans sa rédaction applicable au litige et que les moyens et argumentation développés de ce chef par l'une ou l'autre des parties ne seront pas examinés.
En application de l'article 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable au litige, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise.
Elles doivent être exécutées de bonne foi.
À défaut d'une convention écrite signée par les deux parties, il convient d'analyser les relations contractuelles entre les parties, l'existence même de ces relations n'étant pas discutée.
Il n'est pas dénié par l'intimée que ces relations contractuelles duraient depuis plusieurs années sans interruption, ni aménagement de quelque sorte que ce soit.
La proposition de contrat, que Mme [I] [V] a adressée à la SARL SO DIS CO prévoyant une durée annuelle moyennant un préavis de deux mois, n'a jamais été acceptée expressément ni même tacitement, le silence gardé ne valant pas acquiescement en l'absence de tout autre élément produit aux débats.
Il se déduit de ces éléments que les parties étaient liées par un contrat à durée indéterminée, lequel entraîne une faculté de résiliation unilatérale au profit de chacune des parties en application du texte susvisé, sous réserve d'un juste préavis et de l'absence de tout abus de droit.
Les échanges entre les parties montrent que la discussion sur les prix et la commercialisation s'effectuait au rythme de la production, soit principalement au moment de l'embouteillement, moment où le producteur a une vision claire sur la qualité de son produit et la quantité à embouteiller.
Un préavis de deux mois, donné pour le 31 décembre de l'année en cours laissait donc un temps suffisant à la SARL SO DIS CO de se rapprocher d'éventuels nouveaux partenaires pour conclure de nouveaux contrats.
Par ailleurs, dans la mesure où les parties ne parvenaient pas à s'accorder sur les stipulations du contrat, ni sur les modalités de commercialisation de son vin exigées par Mme [I] [V] et qu'elle était seule en mesure de définir, la rupture ne peut être considérée comme brutale.
Enfin, la SARL SO DIS CO ne justifie par aucune pièce, notamment comptable ou financière que la durée et le moment du préavis lui soient préjudiciables. Sa pièce n° 1, qui n'est qu'une liste des montants des chiffres d'affaires qu'elle aurait réalisés par secteur sur ses ventes du vin Domaine Pieretti pour les années 2006 et 2007, non certifiée par son expert-comptable, non accompagnée de ses documents comptables, ne démontre en rien la perte de chiffre d'affaires subie du fait d'une impossibilité de retrouver d'autres partenaires commerciaux.
À cet égard, le protocole d'accord qu'elle produit aux débats, qui n'est qu'une cession, en 2013, de la distribution exclusive des vins du domaine Gioelli entre le distributeur précédent, M. [S] [H] et la SARL SO DIS CO, ne prouve en aucune manière la difficulté que celle-ci affirme avoir eu à retrouver d'autres contrats de distribution à la suite de la résiliation du contrat avec Mme [I] [V].
Contrairement à ce que soutient l'appelante, le droit de résiliation unilatérale d'une partie à un contrat à durée indéterminée moyennant un préavis raisonnable, ne nécessite pas la démonstration d'une faute du cocontractant de sorte que les développements des parties sur ces points sont inopérants.
À supposer même que le contrat puisse être qualité de contrat annuel renouvelable par tacite reconduction, il pourrait tout autant, conformément aux mêmes dispositions de l'article 1134 du code civil, permettre une résiliation unilatérale, sans qu'il soit besoin d'alléguer une faute du cocontractant, sauf abus sanctionné par l'alinéa 3 du même texte, lequel n'est pas démontré en l'espèce.
Le préavis étant d'une durée raisonnable, aucun abus ni préjudice n'ayant été démontré par la SARL SO DIS CO, la résiliation opérée par Mme [I] [V] avec un préavis de deux mois, est valide.
Le jugement du tribunal de commerce de Bastia est confirmé en toutes ses dispositions.
Sur les demandes accessoires :
Le caractère abusif des demandes de la SARL SO DIS CO, allégué par Mme [I] [V], ne peut être déduit, contrairement à ce qu'elle soutient, du changement de fondement juridique alors que les deux arrêts de cassation sont intervenus à son initiative, le dernier justement sur la non prise en compte de la demande subsidiaire fondée sur l'article 1134 du code civil qui ne constituait pas une demande nouvelle.
La demande de dommages et intérêts pour procédure abusive est rejetée.
Mme [I] [V] forme une demande de dommages et intérêts pour préjudice moral causé par ce changement de fondement juridique, qui n'est donc pas plus justifié, elle en est déboutée.
La SARL SO DIS CO qui succombe est condamnée aux dépens et au paiement de la somme de 5 000 en application de l'article 700 du Code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
La cour statuant publiquement, par arrêt contradictoire,
Confirme en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Bastia du 23 août 2013,
Y ajoutant,
Déboute Mme [I] [V] de ses demandes de dommages et intérêts,
Condamne la SARL SO DIS CO aux dépens,
Vu l'article 700 du code de procédure civile, condamne la SARL SO DIS CO à payer à Mme [I] [V] la somme de cinq mille euros.