CA Douai, 2e ch. sect. 1, 16 mars 2023, n° 22/03593
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Devarem Développement (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Gilles
Conseillers :
Mme Mimiague, Mme Vanhove
Avocats :
Me Camus-Demailly, Me Delfly, Me Laforce, Me Ghesquière
EXPOSÉ DU LITIGE
Le groupe familial '[V]' est organisé autour de cinq sociétés dont le capital était en 2021 détenu principalement par M. [C] [V], son frère M. [L] [V] et son fils M. [P] [V], dans les conditions suivantes :
- la société 'Entreprise [V]' : capital détenu à hauteur de 45 % par M. [C] [V], 45 % par M. [L] [V], et 10 % par M. [P] [V], société ayant pour gérant M. [I] [V], fils de [C],
- la société Devarem Développement : capital détenu par la société Entreprise [V] à hauteur de 10 % et par MM. [C] et [L] [V], à hauteur de 45 % chacun, ayant pour gérant M. [I] [V],
- la société REM Innovation dont le capital est détenu par MM. [C] et [L] [V] à hauteur de 50 % chacun,
- la société AFC-BTP, dont le capital est détenu par MM. [C] et [L] [V], à hauteur de 33 % chacun et par M. [P] [V] (34 %),
- la SCI Langhemast Straete dont le capital est détenu par la société Entreprise [V] à hauteur de 10 % et par MM. [C] et [L] [V] à hauteur de 45 % chacun.
Par ordonnance du 17 septembre 2021 le président du tribunal de commerce a ouvert une procédure de conciliation à la demande de la société Entreprise [V].
Le 3 novembre 2021 ont été organisées cinq assemblées générales extraordinaires dans chacune des sociétés du groupe dont l'ordre du jour était l'agrément à l'apport des participations détenues par la 'branche [C]' à la société Holding ASC, créée en 2021 par M. [C] [V] (qui en détient 52 %) et ses deux fils (24 % chacun).
M. [L] [V] s'est opposé à ces apports qui, compte tenu des majorités requises, ont été approuvés pour les sociétés REM Innovation (décision contestée par M. [L] [V] qui a saisi le tribunal de commerce de Dunkerque par assignation du 9 juin 2022), AFC-BTP et Langhemast Straete, mais pas pour les sociétés Entreprise [V] et Devarem Développement.
Considérant que l'opposition de M. [L] [V] faisant obstacle à l'apport à la holding de leurs participations dans les sociétés Entreprise [V] et Devarem Développement constituait un abus de minorité, MM. [C] et [P] [V], ainsi que les deux sociétés concernées ont, par acte du 14 février 2022, assigné à jour fixe M. [L] [V] devant le tribunal de commerce de Dunkerque, aux fins de voir désigner un mandataire ad hoc pour se substituer à lui lors des prochaines assemblées générales extraordinaires ayant pour objet d'autoriser les apports à la holding.
Par jugement contradictoire du 4 juillet 2022, le tribunal les a déboutés de leurs demandes, les a condamnés conjointement aux entiers dépens dont frais de greffe liquidés à la somme de 120,44 euros TTC et a rejeté toutes les demandes reconventionnelles.
Par déclaration reçue au greffe de la cour le 22 juillet 2022 MM. [C] et [P] [V] et les sociétés Entreprise [V] et Devarem Développement ont relevé appel du jugement en ce qu'il a rejeté l'ensemble de leurs demandes et les a condamnés aux dépens.
Aux termes de leurs dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 14 octobre 2022 les appelants demandent à la cour de :
- réformer la décision entreprise en ce qu'elle les a déboutés de l'ensemble de leurs demandes et condamnés aux dépens,
- désigner tel mandataire ad hoc qu'il plaira à la cour, avec mission de convoquer une nouvelle assemblée générale des sociétés Entreprise [V] et Devarem Développement, avec pour ordre du jour l'apport des participations de MM. [C] et [P] [V] dans ces deux sociétés à la holding ASC,
- juger que ce mandataire ad hoc ainsi désigné disposera des droits de vote de M. [L] [V] pour voter en son nom, aux deux assemblées, dans le sens des décisions conformes à l'intérêt social des deux sociétés,
- fixer les honoraires du mandataire ad hoc à la charge de M. [L] [V],
- débouter M. [L] [V] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,
- le condamner au paiement de 10 000 euros de dommages-intérêts par appelant à la procédure au titre de la résistance abusive,
- le condamner au paiement de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
- le condamner en tous frais et dépens de la procédure d'instance et d'appel.
Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 15 novembre 2022 M. [L] [V] demande à la cour de :
- débouter les appelants de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions,
- infirmer le jugement en ce qu'il rejette toutes les demandes reconventionnelles,
- condamner les appelants à lui payer la somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive,
- les condamner à lui payer chacun la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais de première instance,
- les condamner in solidum à lui payer la somme de 15 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais engagés en cause d'appel,
- les condamner in solidum aux frais et dépens d'appel.
En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux écritures des parties pour l'exposé de leurs moyens.
La clôture de l'instruction est intervenue le 16 novembre 2022 et l'affaire a été fixée à l'audience de plaidoiries du 7 décembre suivant.
MOTIFS
Sur la demande de désignation d'un administrateur ad hoc
L'abus de minorité, qui trouve son fondement dans les dispositions de l'article 1382, devenu 1240, du code civil, est caractérisé lorsque l'attitude d'un minoritaire est contraire à l'intérêt social en ce qu'elle interdit la réalisation d'une opération essentielle pour celle-ci, d'une part, et a pour unique dessein de favoriser les propres intérêts du minoritaire au détriment des autres associés, d'autre part.
Les appelants font valoir qu'il y a abus de minorité en l'espèce dans la mesure où l'opposition du minoritaire porte sur l'apport de la participation de la 'branche [C]' à une holding, indispensable pour obtenir les financements nécessaires à la survie du groupe, au regard de l'endettement de la société Entreprise [V], dont le sort a un impact sur celui de la société Devarem Développement. Ils expliquent que les financements indispensables pour renforcer les capitaux propres de la société Entreprise [V], exigés principalement dans le cadre de la conciliation par les crédits-bailleurs en contrepartie d'un moratoire et d'un rééchelonnement des loyers, ne pourront être obtenus que dans le cadre d'une restructuration du groupe, pour faciliter la gestion des diverses sociétés et parce qu'aucun financement ne pourrait être obtenu société par société compte tenu de l'opposition systématique de M. [L] [V]. Ils estiment que l'opposition de ce dernier, motivée par son souhait de sortir du capital du groupe et de compromettre le retournement du groupe au profit de la société VRD concurrente qu'il dirige, a pour objet de favoriser ses seuls intérêts et de régler ses comptes avec son frère, et est illégitime.
L'intimé relève que les appelants versent aux débats des pièces issues de la procédure de conciliation de la société Entreprise [V] (pièces n° 11, 22 et 23), en violation du principe de confidentialité posé à l'article L. 611-15 du code de commerce et qui devraient être écartées des débats.
L'article L. 611-15 du code de commerce dispose que toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance, est tenue à la confidentialité. Toutefois, ne peuvent se prévaloir de cette confidentialité que ceux dont elle a pour objet de protéger les intérêts, et tel n'est pas le cas de M. [L] [V], non partie à la procédure de conciliation, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'écarter des débats les pièces litigieuses.
L'intimé soutient qu'il ne peut y avoir abus de minorité dans la mesure où il possède 45 % du groupe [V], aucun associé ne détenant plus de participations que lui, de sorte qu'il ne pourrait avoir une position divergente de l'intérêt social sauf à nuire à ses propres intérêts. Un abus de minorité ne peut toutefois être exclu au seul motif que le minoritaire disposerait d'une participation importante, dès lors qu'elle reste minoritaire et peut avoir pour effet, compte tenu des règles de majorité, de s'opposer à la réalisation d'une opération.
L'intimé fait valoir par ailleurs qu'il ne peut y avoir abus de minorité que si l'associé minoritaire a disposé des informations lui permettant de se prononcer en connaissance de cause sur les motifs, l'importance et l'utilité de l'opération envisagée au regard des perspectives d'avenir de la société (Com., 20 mars 2007, pourvoi n° 05-19.225, Bull. 2007, IV, n° 97). Il soutient qu'il n'a reçu aucune information quant à l'opération d'apport de participation à la holding permettant l'arrivée d'investisseurs et sur les difficultés du groupe, qu'il n'a pu alors avoir une vision claire de l'opération envisagée, malgré ses demandes, et il fait valoir que le fait de fournir des informations dans le cadre de la présente procédure ne peut venir pallier le manque d'information préalablement aux assemblées générales.
Il est mentionné sur les procès-verbaux des assemblées générales extraordinaires du 3 novembre 2021 et les procès-verbaux de constat du déroulement des assemblées dressés par huissier de justice que les convocations ont été adressées par LRAR le 15 octobre 2021, que sont mis à la disposition de l'assemblée les convocations, le texte des résolutions, le rapport de gérance et le projet de contrat d'apport. Les procès-verbaux de l'huissier de justice indiquent que tous les documents ont été adressés en même temps que la convocation et que 'l'assemblée sur sa demande lui donne acte de sa déclaration et reconnaît la validité de la convocation', puis, qu'il est procédé à la lecture du rapport de gérance (annexé par ailleurs aux procès-verbaux d'assemblée générale). Ces rapports de gérance rappellent les points inscrits à l'ordre du jour, indiquent que M. [C] [V] (et M. [P] [V] s'agissant de la société Entreprise [V]) a manifesté son intention d'apporter les parts lui appartenant à une holding familiale constituée afin de faciliter la gestion des sociétés du groupe, lever des emprunts pour faciliter la restructuration et centraliser les moyens financiers, matériels et humains dans un souci de gestion cohérente du groupe, et qu'il s'agit de la société Holding ASC.
Les rapports ne contiennent aucune information quant à l'endettement ou à la situation financière des sociétés Entreprise [V] ou Devarem Développement, à la nécessité de recourir à des financements pour renforcer les capitaux propres et d'assurer la survie des sociétés ni ne font mention de la procédure de conciliation en cours de la société Entreprise [V].
Les appelants ne viennent pas soutenir qu'il y aurait eu d'autres informations communiquées aux associés que les rapports de gérance, comme t les documents qu'ils versent aux débats pour justifier des difficultés de la société Entreprise [V], à savoir, le protocole d'accord de conciliation entre la société Entreprise [V] et ses créanciers en date du 17 décembre 2021, le mandat confié à MBA Capital (joint au protocole) d'assister la société Entreprise [V] dans la mise en oeuvre d'un 'processus aboutissant à l'ouverture du capital de l'entreprise à des investisseurs externes afin de lever des capitaux propres, quasi fonds propres et dette bancaires nécessaires au financement de son développement', l'audit réalisé par le cabinet Pansard présenté le 27 septembre 2021 (joint au protocole), ou le rapport d'évaluation des sociétés du groupe établi par le cabinet Septentrion Finance en juin 2021 à la demande de M. [C] [V]. La cour relève qu'aucune de ces pièces ne fait mention de la nécessité de restructurer le groupe par l'apport des titres à une holding afin d'obtenir les financements nécessaires à sa survie.
La cour relève en outre que les pièces communiquées par les appelants évoquant l'opportunité d'une restructuration par l'apport des parts sociales à une holding (diagnostic financier établi par MBA Capital, communiqué à M. [I] [V] le 1er décembre 2021, la lettre de l'expert comptable de la société Entreprise [V] du 13 juillet 2022 et la lettre du cabinet Pansard du 27 juillet 2022) sont postérieures à la date à laquelle les assemblées générales se sont tenues.
Il résulte de ces éléments que les associés n'ont pas eu connaissance d'informations les mettant en mesure de connaître les difficultés des sociétés et d'apprécier la nécessité des financements évoqués dans les rapports de gestion et d'une restructuration du groupe (encore que la restructuration envisagée ne concerne que le capital social détenu par M. [C] [V] et son fils) ainsi que le caractère essentiel ou non de l'opération envisagée, et, plus généralement, si cette opération était conforme à l'intérêt social et il importe peu à cet égard que l'actionnaire minoritaire n'ait pas pris l'initiative de réclamer des informations avant la tenue des assemblées.
M. [L] [V] n'ayant pas été mis en mesure de faire un vote éclairé, son opposition ne peut constituer un abus de minorité et il ne peut être tenu compte, pour apprécier l'abus de minorité, de ce que des informations ont été communiquées après la tenue des assemblées.
Il convient en conséquence de confirmer le jugement qui a rejeté la demande principale.
Sur les demandes de dommages-intérêts pour résistance abusive formées par les appelants
L'abus de minorité n'ayant pas été retenu, la résistance abusive reprochée par les appelants à l'intimé n'est pas caractérisée.
Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de dommages-intérêts de MM. [C] et [P] [V] et des sociétés Entreprise [V] et Devarem Développement.
Sur la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive formée par l'intimé
M. [L] [V] conclut au caractère abusif de la procédure au motif que les demandes étaient manifestement non fondées et le recours à une assignation à bref délai non justifié.
Au regard du conflit ancien opposant les parties, qui ne parviennent manifestement pas à régler leurs désaccords autrement qu'en les soumettant à l'autorité judiciaire, il n'est pas caractérisé un abus de procédure et la demande de dommages-intérêts, non motivée au demeurant quant au préjudice qu'il y aurait lieu d'indemniser, sera rejetée. Le jugement sera confirmé sur ce point.
Sur les demandes accessoires
Vu les articles 696 et 700 du code de procédure civile, il convient de confirmer le jugement s'agissant des dépens et des demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile, de mettre les dépens d'appel à la charge des appelants et d'allouer à l'intimé la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
Condamne in solidum MM. [C] et [P] [V], la société Entreprise [V] et la société Devarem Développement à payer à M. [L] [V] la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum MM. [C] et [P] [V], la société Entreprise [V] et la société Devarem Développement aux dépens d'appel.