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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 3, 19 avril 2023, n° 21/01082

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

RUDY'S (SARL)

Défendeur :

HARRISON (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme RECOULES

Conseillers :

M. BERTHE, Mme LEBEE

Avocats :

SELARL 2H, Me BENAZERAH

Paris, du 11 juin 2020

11 juin 2020

 

Par acte du 20 juillet 2007, M. [Z] [I], aux droits duquel vient la société B. Harrison, a donné à bail en renouvellement à la société Rudy's, exerçant sous l'enseigne Rudy's, des locaux commerciaux, comprenant une boutique, une arrière boutique, deux chambres en étage et une cave, dépendants d'un immeuble situé [Adresse 4] à [Localité 7], pour 9 ans à compter rétroactivement du 1er juillet 2007, pour l'exercice d'une activité de « nouveautés en général, y compris tous articles se rattachant à la toilette féminine, confection pour hommes, dames et enfants et tous articles s'y rattachant, chaussures, vente de tous textiles en général sauf toiles cirées, linoléum ou leurs produits de remplacement » moyennant un loyer annuel principal de 16 000 euros.

 

Par acte extrajudiciaire des 20 et 21 janvier 2016, la société Rudy's a sollicité le renouvellement de son bail pour 9 ans à compter du 1er juillet 2016. Par acte extrajudiciaire du 25 mars 2016, la société B. Harrison a refusé le renouvellement du bail et offert le paiement de l'indemnité d'éviction.

 

Par ordonnance du 3 juin 2016, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris, saisi à cette fin par la société Rudy's par acte du 8 avril 2016, a ordonné une expertise confiée à Mme [X] avec mission essentielle de recueillir des éléments sur les indemnités d'éviction et d'occupation réciproquement dues.

 

Par acte du 6 décembre 2017, la société Rudy's a fait assigner la société B. Harrison aux fins de voir fixer à la somme de 803 000 euros l'indemnité d'éviction lui revenant et à la somme de 36 630 euros annuelle l'indemnité d'occupation dont elle est redevable depuis le 1er juillet 2016.

 

L'expert commis en référé a déposé son rapport le 15 octobre 2018, aux termes duquel il a conclu à une perte de fonds de commerce, à une indemnité d'éviction d'un montant de 560 000 euros en cas de perte de fonds et de 530 000 euros en cas de transfert et à une indemnité d'occupation annuelle de 36 630 euros à compter du 1er juillet 2016.

 

Par jugement du 11 juin 2020, le tribunal judiciaire de Paris a :

 

- écarté des débats les pièces numérotées 10 et 11 produites par la société Rudy's ;

 

- constaté que le refus de renouvellement avec offre de paiement de l'indemnité d'éviction délivré le 25 mars 2016 par la société B. Harrison à la société Rudy's, exerçant sous l'enseigne Rudy's a mis fin, à compter du 30 juin 2016 minuit, au bail liant les parties et portant sur les locaux situés [Adresse 4] à [Localité 7] ;

 

- dit que ce congé a ouvert droit pour la société Rudy's au paiement d'une indemnité d'éviction et au droit au maintien dans les lieux jusqu'à son paiement ;

 

- fixé le montant de l'indemnité d'éviction due par la société B. Harrison à la socité Rudy's la somme totale de 518 817 euros, soit :

 

- indemnité principale : 420 000 euros ;

 

- frais de remploi : 42 000 euros ;

 

- trouble commercial : 23 669 euros ;

 

- frais de réinstallation : 29 648 euros ;

 

- frais de déménagement : 1 500 euros ;

 

- frais administratifs : 2 000 euros ;

 

- dit que la société Rudy's est redevable envers la société B. Harrison d'une indemnité d'occupation à compter du 1er juillet 2016 et jusqu'à la libération complète des locaux ;

 

- fixé l'indemnité d'occupation due par la société Rudy's à la société B. Harrison à la somme annuelle de 36 630 euros en principal, hors taxes et hors charges ;

 

- dit que la compensation entre le montant de l'indemnité d'éviction et celui de l'indemnité d'occupation s'opérera de plein droit ;

 

- condamné la société B. Harrison aux dépens, en ce inclus les frais d'expertise ordonnée en référé et confiée à Mme [X] ;

 

- condamné la société B. Harrison à payer à la société Rudy's la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

 

- dit n'y avoir lieu au prononcé de l'exécution provisoire ;

 

- rejeté toutes les autres demandes.

 

Par déclaration du 13 janvier 2021, la société Rudy's a interjeté appel partiel du jugement.

 

Par conclusions déposées le 22 juin 2021, la société B. Harrison a interjeté appel incident partiel du jugement.

 

 

MOYENS ET PRÉTENTIONS

 

Vu les conclusions déposées le 05 décembre 2022, par lesquelles la société Rudy's, appelante à titre principal et intimée à titre incident, demande à la Cour de :

 

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a fixé l'indemnité d'éviction due à la société Rudy'sà la somme de 518 817 euros ;

 

Statuant à nouveau,

 

À titre principal,

 

- fixer le montant de l'indemnité d'éviction due par la société B Harrison à la société Rudy's à la somme de 723 607 euros ;

 

À titre subsidiaire,

 

- fixer le montant de l'indemnité d'éviction due par la société B Harrison à la société Rudy's à la somme de 644.847 euros ;

 

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a fixé l'indemnité d'occupation à la somme annuelle de 36 130 euros en principal, hors charges et hors taxes, en ce qu'il a ordonné la compensation entre le montant de l'indemnité d'éviction et l'indemnité d'occupation, en ce qu'il a condamné la société B Harrison aux entiers dépens en ce inclus les frais d'expertise et la condamner en première instance au titre de l'article 700 la somme de 3.000 euros ;

 

- condamner la société B Harrison à payer à la société Rudy's la somme de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et en raison des frais irrépétibles occasionnés par la présente instance, ainsi qu'aux entiers dépens dont le recouvrement sera poursuivi par la société 2H Avocats, en la personne de maître Patricia Hardouin, par application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

 

Vu les conclusions déposées le 02 novembre 2022, par lesquelles la société B.Harrison, intimée à titre principal et appelante à titre incident, demande à la Cour de :

 

- infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Paris en date du 11 juin 2020 en ce qu'il a fixé l'indemnité d'éviction à la somme de 518 817 euros et l'indemnité d'occupation à 36 630 euros hors charges hors taxes ;

 

Et statuant à nouveau,

 

Sur l'indemnité d'éviction :

 

À titre principal,

 

- dire que l'indemnité principale d'éviction doit s'analyser en une indemnité de transfert du fonds de commerce, équivalente à la valeur du droit au bail des locaux évincés ;

 

- dire que le loyer en renouvellement des locaux évincés aurait été déplafonné et fixé à la valeur locative en raison de la modification notable des facteurs locaux de commercialité au cours du bail expiré ;

 

En conséquence,

 

- fixer le montant total de l'indemnité d'éviction à la somme de 157 910 euros, décomposée comme suit :

 

- indemnité principale de transfert (valeur du droit au bail) : 56 000 euros ;

 

- indemnité de remploi : 26 260 euros ;

 

- frais de réinstallation : 29 648 euros ;

 

- trouble commercial : 23 669 euros ;

 

- double loyer : 20 833 euros ;

 

- frais de déménagement : 1 500 euros ;

 

À titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour jugeait que le loyer en renouvellement aurait été plafonné à la variation de l'indice ;

 

- fixer le montant total de l'indemnité d'éviction à la somme de 378 586 euros, décomposée comme suit :

 

- indemnité principale de transfert (valeur du droit au bail) : 276 676 euros ;

 

- indemnité de remploi : 26 260 euros ;

 

- frais de réinstallation : 29 648 euros ;

 

- trouble commercial : 23 669 euros ;

 

- double loyer : 20 833 euros ;

 

- frais de déménagement : 1 500 euros ;

 

À titre infiniment subsidiaire, si par infini extraordinaire la Cour retenait l'évaluation faite par l'expert judiciaire du droit au bail,

 

- fixer le montant total de l'indemnité d'éviction à la somme de 491 910 euros, décomposée comme suit :

 

- indemnité principale de transfert (valeur du droit au bail) : 390 000 euros ;

 

- indemnité de remploi : 26 260 euros ;

 

- frais de réinstallation : 29 648 euros ;

 

- trouble commercial : 23 669 euros ;

 

- double loyer : 20 833 euros ;

 

- frais de déménagement : 1 500 euros ;

 

- débouter la société Rudy's de ses autres demandes indemnitaires ;

 

Sur l'indemnité d'occupation :

 

- fixer l'indemnité d'occupation à la somme de 40 950 euros hors taxe et hors charges par an à compter du 1er juillet 2016 jusqu'à fin juillet 2022 ;

 

- condamner la société Rudy's à régler la somme de 135 652,25 euros hors taxes à la société B Harrison, augmentée de la TVA et des charges au titre de cette indemnité d'occupation ;

 

- ordonner la compensation des créances réciproques jusqu'à due concurrence ;

 

- condamner la société Rudy's à régler à la société B.Harrison la somme de 7 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

 

- condamner la société Rudy's aux entiers dépens de l'instance en ce compris les frais d'expertise.

 

En application de l'article 455 du code de procédure civile, il convient de se référer aux conclusions ci-dessus visées pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties. Cependant, pour une meilleure compréhension du présent arrêt, leur position sera succinctement résumée.

 

Sur l'indemnité d'éviction,

 

L'appelante expose à titre principal que le montant de l'indemnité d'éviction doit correspondre aux prix d'acquisition du nouveau bail qui est la conséquence directe et exclusive du refus de renouvellement ; que les frais d'acquisition du local de remplacement se sont élevés à la somme de 466 260 euros ; que le total des travaux d'aménagement s'élève à la somme de 77 208 euros ; que s'agissant des frais de remploi, un pourcentage de 10 % doit être retenu conformément à l'usage ; que la valeur locative en renouvellement du bail commercial doit être évaluée à la somme de 40 700 euros annuel et principal ; qu'elle devra régler un surcoût de loyer d'un montant de 83 700 euros sur 9 ans compte tenu du montant annuel de son nouveau loyer fixé à 50 000 € pour des locaux d'une superficie quasiment équivalente aux locaux évincés ; que le trouble commercial doit être fixé à 15 jours sur la base du chiffre d'affaires moyen TTC au cours des trois derniers exercices et non HT ; qu'elle a payé un double loyer durant les mois de mars à juillet 2022, conduisant à l'existence d'un préjudice de 20 833 euros ; que les frais de déménagement doivent être fixés à la somme forfaitaire de 2 500 euros ; que la somme totale de l'indemnité s'élève à la somme de 723 607 euros.

 

Elle expose à titre subsidiaire que le montant de l'indemnité d'éviction doit correspondre à la valeur du droit au bail des locaux évincés ; qu'aucune modification notable des facteurs locaux de commercialité ayant un intérêt pour l'exercice du commerce n'a été relevée ; que s'agissant de la surface pondérée, un coefficient de 0,9 doit être retenu pour la zone 2, conduisant à la fixation d'une surface pondérée de 37 m², conformément à ce qu'a retenu l'expert ; que s'agissant de la valeur locative en renouvellement au 1er juillet 2016 à 40 700 euros en annuel et principal, un coefficient de 8 doit être retenu conformément à ce qu'a retenu l'expert, conduisant à la fixation de la valeur du droit au bail à la somme de 390.000 euros ; que l'indemnité d'éviction devra être fixée à la somme de 644 847 euros.

 

L'intimée expose que le loyer en renouvellement doit être déplafonné en raison d'une modification des facteurs locaux de commercialité ; que de nouvelles enseignes de forte renommée de prêt-à-porter et accessoires sont arrivées ; que la fréquentation des stations de métro a augmenté de 25 % ; que des constructions nouvelles et restructurations notables ont eu lieu ; que les appartements vendus ont augmenté de 30 % ; que les surfaces doivent être pondérées à 35 m² ; que les droits d'entrée ou les droits au bail ne doivent pas être pris en compte pour calculer la valeur locative de marché au sens de la jurisprudence de la cour de Paris ; que la valeur locative de marché expurgée des décapitalisations doit être fixée à la somme de 52 500 euros ; que la valeur locative en renouvellement doit être fixée à la somme de 1 300 euros par m² pondéré, conduisant à la somme de 45 500 euros ; que la valeur du droit au bail doit être fixée à la somme de 56 000 euros, laquelle tient compte d'un coefficient de capitalisation de 8 ; qu'en l'absence de motif de déplafonnement, la valeur du droit au bail devra être fixée à la somme de 276 676 euros ; qu'à titre infiniment subsidiaire, l'indemnité principale sera celle de transfert, qu'elle devra être fixée à la somme de 390 000 euros conformément à ce qu'a retenu l'expert ; qu'il n'y a pas lieu d'intégrer au calcul de l'indemnité d'éviction le prix d'acquisition du nouveau local ; que l'indemnité de déspécialisation ne doivent pas être pris en compte ; que l'indemnité de remploi n'est constituée que des frais des actes de location passés par le locataire pour sa réinstallation, que la cour de cassation a jugé que seul le coût réel (enregistrement et frais d'actes) doit être recherché et qu'il s'élève en l'espèce à la somme de 26 260 euros ; que les frais de réinstallation doivent prendre en compte le degré d'amortissement des installations faites par le preneur, soit leur vétusté et leur ancienneté et non une valeur à neuf, que la nouvelle boutique RUDY'S est bien plus grande que l'ancienne, ce qui doit conduire à une proratisation à hauteur des surfaces du local évincé, soit la somme de 29 648 euros retenue par l'expert judiciaire, que le trouble commercial doit être fixé à 3 mois d'EBE, soit la somme de 23 669 euros conformément à ce qu'a retenu l'expert ; que le double loyer n'est pas contesté et doit être fixé à la somme de 20 833 euros ; que les frais de déménagement doivent être fixés à la somme de 1 500 euros ; que le préjudice allégué au titre du « différentiel des loyers » ne peut être indemnisé en ce qu'il ne repose sur aucun fondement et que l'indemnité d'éviction est évaluée en fonction des locaux évincés et non des locaux de remplacement.

 

Sur l'indemnité d'occupation,

 

L'appelante expose que l'indemnité annuelle d'occupation doit s'élever à la somme de 36 630 euros, laquelle tient compte d'un abattement de 10 % et demande de confirmer le jugement entrepris sur ce point.

 

L'intimée expose que la valeur locative en renouvellement déplafonnée est de 45 500 euros, ce qui conduit à retenir une indemnité d'occupation de 40.950 euros HT et HC par an à compter du 1er juillet 2016, après application d'un abattement de 10 % ; que l'expert amiable de la société RUDY'S, Madame [K] [G], avait elle-même évalué cette indemnité d'occupation à la somme de 47 200 euros HT/HC/AN, que l'indemnité a été clairement sous-évaluée par l'expert judiciaire, que l'indemnité d'occupation due par la société Rudy's du 1er juillet 2016 à fin juillet 2022 est de 135 652,25 euros.

 

 

Motifs de l'arrêt :

 

Sur indemnité d'éviction :

 

Selon l'article L 145-14 du code de commerce, le refus de renouvellement signifié par le bailleur met fin au bail mais ouvre droit au profit du locataire à une indemnité d'éviction.

 

En 1'espèce, la société B. HARRISON a délivré le 25 mars 2016 à la société RUDY'S un refus de renouvellement et offre de paiement d'une indemnité d'éviction, suite à la demande en renouvellement formée par cette dernière à effet au 1er juillet 2016. Ce refus de renouvellement a mis fin, à compter du 30 juin 2016 minuit, au bail liant les parties et ouvert droit, pour le preneur, au maintien dans les lieux et l'oblige au paiement d'une indemnité d'éviction.

 

Sur l'indemnité principale :

 

L'indemnité d'éviction a pour objet de compenser le préjudice qui résulte pour le locataire de la perte de son droit au bail. Si 1e fonds n'est pas transférable, l'indemnité principale correspond à la valeur du fonds, est dite de remplacement et comprend la valeur marchande du fonds, déterminée selon les usages de la profession, la valeur plancher étant 1e droit au bail. Si le fonds est transférable, l'indemnité principale correspond a la valeur du droit au bail, élément incorporel majeur du fonds de commerce.

 

La cour invite à se référer à la description que fait le premier juge des locaux et de la qualité de l'emplacement loué. Il convient toutefois de noter que la boutique ne disposait que d'un petit linéaire de façade de 3,60 m² lui donnant une visibilité seulement correcte en dépit d'un emplacement commercial très favorable.

 

L'expert judiciaire n'exclue pas la possibilité du transfert du fonds et l'expert amiable du preneur estimait dans son rapport du 3 août 2016 qu'un transfert du fonds à proximité dans un local équivalent lui semblait impossible. C'est sur ces éléments qu'a statué le premier juge qui a été amené à considérer que l'éviction entraînerait la perte du fonds de commerce, éviction ouvrant doit à une indemnité de remplacement équivalente à la valeur du fonds.

 

Toutefois, le preneur rappelle lui-même qu'il a pu retrouver le 2 mars 2022 des locaux commerciaux situés [Adresse 2] à [Localité 7], à proximité immédiate (70m) des locaux faisant l'objet de la présente éviction. Il n'est en outre pas contesté que linéaire de façade de la nouvelle boutique est sensiblement plus large et permet une bien meilleure exposition de sa gamme de produits. Il doit ainsi être considéré que la clientèle et donc le fonds de commerce du preneur n'ont pas été perdus et que dès lors, l'activité du fonds se poursuit toujours actuellement et n'est plus compromise.

 

Le preneur, au vu de cette nouvelle situation soutient que si l'indemnité d'éviction est désormais à chiffrer à la valeur de transfert, celle-ci doit cependant être déterminée par référence au prix d'acquisition de son nouveau droit au bail relatif aux nouveaux locaux occupés. Son raisonnement s'appuie notamment sur deux arrêts de la Cour de cassation, chambre civile 3e l'un n°13-24.731 du 14 janvier 2015 et l'autre n° 14-24.184 du 28 janvier 2016. Or ce dernier arrêt censure le refus d'une cour d'appel d'indemniser l'éviction nonobstant la perte du droit au bail des locaux dont elle était évincée tandis que le second censure le défaut de prise en compte par une cour d'appel des frais exposés par la locataire évincée pour sa réinstallation dans un autre local, les frais de réinstallation ne concernant pas la détermination de l'indemnité principale mais étant un poste de préjudice accessoire de l'indemnité d'éviction.

 

Le droit au bail sur les locaux commerciaux loués et acquis par le preneur est un des éléments constitutifs du fonds de commerce qui figure à son actif. Son éviction des locaux loués entraîne donc à tout le moins la perte de cet élément d'actif, perte qui doit être compensée à sa valeur réelle. C'est donc la valeur du droit au bail des locaux évincés, en cas de maintien et de simple transfert du fonds, qui doit être prise en considération pour déterminer la perte d'actif effectivement subie par le preneur au titre de l'indemnité principale. Son nouveau droit au bail figure à son patrimoine, résulte d'un choix de gestion sur la prise de nouveaux locaux dont les caractéristiques sont nécessairement distinctes et n'est pas constitutive d'un préjudice alors qu'il n'est par ailleurs ni allégué ni démontré que les nouveaux locaux seraient identiques ou à tout le moins similaires à ceux dont le preneur a été évincé.

 

En l'absence de perte du fonds de commerce c'est donc à une indemnité de transfert équivalente à la valeur du droit au bail des locaux dont le preneur a été évincé qui sera retenue.

 

Sur la valeur du droit au bail :

 

La valeur du droit au bail se déduit par la différence entre la valeur locative de marché et la valeur du loyer si celui-ci avait été renouvelé, à laquelle il est d'usage d'appliquer un coefficient de situation en fonction de l'attractivité commerciale de la zone où sont situés les locaux.

 

Sur la surface :

 

L'expert judiciaire retient une surface de 37m²P, en retenant un coefficient de 0,9 pour la zone 2 du rez-de-chaussée. Le preneur sollicite l'application de la fourchette basse de la charte de l'expertise en évaluation immobilière eu égard à l'étroitesse de la boutique, soit un coefficient tantôt de 0,80 ou de 0,20 pour la zone 2 du rez-de-chaussée, ce qui conduirait à une surface totale 35 m²P. En ce qui concerne la zone 2 du rez-de-chaussée, la charte de l'expertise en évaluation immobilière préconise une fourchette de 0,80 à 1,00. L'expert judiciaire s'est donc conformé à cette fourchette en retenant sa médiane tandis que le preneur préconise notamment un coefficient de 0,20 très inférieur au plancher de 0,80. L'expertise amiable produite par le preneur ne conclut pas à la diminution de la surface pondérée et corrobore ence sens l'estimation de surface faite par l'expert judiciaire. Dès lors, aucun élément au débat ne permet de s'écarter des constatations de l'expert judiciaire et la surface retenue sera celle de 37 m²P.

 

Sur la valeur locative de marché :

 

L'expert judiciaire retient une valeur locative de marché de 66 600 €, sur la base d'une estimation à 1 800 € du m²P, avec laquelle s'accorde le preneur. L'expert judiciaire produit des références à proximité dans le 15e arrondissement de dix locations nouvelles (dont sept références avec décapitalisation), six renouvellements et quatre fixations judiciaires, pour des périodes allant de 2007 à 2016 et faisant apparaître un loyer moyen de 1000 € du m²P, hors décapitalisation. L'expert amiable du preneur produit 24 références dont il ressort un prix moyen au m²P de 975 €, hors décapitalisation.

 

S'agissant de la prise en compte de la décapitalisation, la cour constate que la quote-part correspondant à la décapitalisation du prix des locations nouvelles ne correspond pas nécessairement à un complément de loyer mais peut avoir le caractère d'une immobilisation que le locataire peut récupérer lors de la vente du fonds ou de son éviction. En l'espèce, les références décapitalisées produites, majorant le loyer au m²P de 48% ne comportent pas de précision sur le point de savoir si la décapitalisation constituerait en fait un complément de loyer, fait qui ne se présume pas.

 

Dans ces conditions, ne sera pris en considération que les prix de location hors décapitalisation pour les locations nouvelles.

 

Sur la base des références produites par l'expert judiciaire et par l'expert amiable du preneur, l'offre d'estimation du prix de marché du bailleur à 1500 € du m²P sera retenu, ce qui conduit à une valeur locative de marché de 55 500 € (37m²P x 1500 €).

 

Sur la valeur locative en renouvellement :

 

Il convient d'apprécier quel aurait été le montant du loyer si celui-ci avait été renouvelé et notamment s'il aurait été susceptible d'être déplafonné.L'article L. 145-34 alinéa 1 dispose qu'à moins d'une modification notable des éléments mentionnés aux 1° à 4° de l'article L. 145-33 (caractéristiques du local considéré ; destination des lieux ; obligations respectives des parties ; facteurs locaux de commercialité), le taux de variation du loyer applicable lors de la prise d'effet du bail à renouveler, si sa durée n'est pas supérieure à neuf ans, ne peut excéder la variation, intervenue depuis la fixation initiale du loyer du bail expiré, de l'indice trimestriel des loyers commerciaux ou de l'indice trimestriel des loyers des activités tertiaires mentionnés aux premier et deuxième alinéas de l'article L. 112-2 du code monétaire et financier, publiés par l'Institut national de la statistique et des études économiques. S'agissant des facteurs locaux de commercialité visés à l'article L. 145-33, 4°, l'article R. 145-6 du code de commerce précise que ceux-ci dépendent principalement de l'intérêt que représente, pour le commerce considéré, l'importance de la ville, du quartier ou de la rue où il est situé, du lieu de son implantation, de la répartition des diverses activités dans le voisinage, des moyens de transport, de l'attrait particulier ou des sujétions que peut présenter l'emplacement pour l'activité considérée et des modifications que ces éléments subissent d'une manière durable ou provisoire. Il appartient enfin à la partie qui se prévaut d'une modification notable des caractéristiques du local considéré, de la destination des lieux, des obligations respectives des parties ou des facteurs locaux de commercialité d'en rapporter la preuve.

 

Il n'est pas contesté que les critères fixés aux alinéa 1° à 3° L. 145-33 n'ont pas été soumis à une modification notable.

 

En ce qui concerne l'évolution des facteurs locaux de commercialité, tant l'expert judiciaire que l'expert amiable estiment qu'ils n'ont pas évolués favorablement. En effet, au cours de la période du bail expiré, une rotation des enseignes est intervenue sur un axe déjà fortement commerçant et sans qu'une complémentarité des nouvelles enseignes avec l'activité du preneur et de nature à apporter un flux de chalands supplémentaires ne paraissent suffisamment notable. Si une hausse de la fréquentation de la station la motte-piquet-grenelle est intervenue, cette station ne se trouve pas dans la rue qui concerne le local loué et l'expert judiciaire relève justement que le flux des passagers est susceptible de s'éparpiller dans les quatre axe de direction différents. Les constructions nouvelles ne présentent qu'une légère augmentation non significative et l'augmentation des prix de l'immobilier du secteur s'est avéré inférieur à la moyenne parisienne.

 

Ces évolutions ne peuvent donc être considérées comme suffisamment notables pour considérer qu'elles auraient conduit à un déplafonnement du loyer si le bail avait été renouvelé.

 

Les parties ne contestent pas la valeur du loyer plafonné à 17 916 € non plus que l'application d'un coefficient de situation de 8 retenus par l'expert judiciaire.

 

En conséquence, la différence entre le loyer qui aurait été payé si le bail avait été renouvelé, soit 17 916 euros et la valeur locative de marché, soit 55 500 euros s'élève à la somme de 37 584 euros.

 

La valeur du droit au bail s'élève donc à la somme de 300 672 euros ( 37 584 x 8).

 

L'indemnité principale sera par conséquent fixée à la somme de 300 672 euros et le jugement entrepris sera infirmé sur ce point.

 

Sur les indemnités accessoires :

 

Sur les frais de remploi :

 

Ces frais comprennent les frais et droits que doit supporter le locataire évincé pour retrouver notamment un nouveau local.

 

L'expert et le preneur proposent de retenir une indemnisation forfaitaire a hauteur de 10% de l'indemnité principale, ce qui est conforme aux usages. En revanche, le bailleur estime que l'indemnisation doit correspondre aux frais réellement engagés par le locataire évincé soit les droits d'enregistrement (16 060 €), les frais d'établissement de la promesse et de l'acte de cession (6.000 €) et les frais d'établissement du nouveau bail (4 200 euros). La réalité du montant de ces frais qui sont à ce jour connus n'est pas contestée et l'allocation d'une somme forfaitaire ne se justifie donc plus. Il conviendra donc de fixer la valeur des frais de remploi à leur montant de 26 260 euros correspondant à la réalité du préjudice subi par le locataire au regard de ce poste et le jugement entrepris sera infirmé sur ce point.

 

Sur le trouble commercial :

 

Cette indemnité compense la perte de temps générée par l'éviction, soit le moindre investissement dans le commerce et le temps de la recherche d'un nouvel emplacement. Elle correspond généralement à trois mois d'EBE moyen. Toutefois, le preneur exploitant plusieurs points de vente, l'expert n'a pu déterminer l'EBE se rapportant précisément à la boutique dont le preneur a été évincé et propose à juste titre de retenir 15 jours du chiffre d'affaires. Le preneur revendique la prise en compte du chiffre d'affaires TTC. Cependant la taxe sur la valeur ajoutée est destinée au trésor public et ne constitue pas un produit de la vente de biens ou de services de l'exploitant, de sorte que seul le montant du chiffre d'affaires HT devra être retenu. Le preneur n'a pas communiqué ses derniers comptes ni souhaité faire connaître le montant de son chiffre d'affaires HT certifié au titre des exercices les plus récents. Sur la base des constatations de l'expert judiciaire son chiffre d'affaires HT en 2017 était de 575 941 €. L'indemnité sera donc fixée à hauteur de 15 jours du dernier chiffre d'affaires HT connu, soit 23 669 euros et le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.

 

Sur les frais de réinstallation :

 

Les frais de réinstallation sont ceux que supporte le locataire évincé pour mettre en place dans ses nouveaux locaux des aménagements semblables à ceux qu'il perd. Ils ne sont dus que s'il est démontré que le preneur doit faire face a des frais d'installations spécifiques ou qu'il a dû supporter des frais d'installation non amortis. Cette indemnité doit en outre concerner la partie du local accessible à la clientèle.

 

En l'espèce, il résulte des photographies figurant au rapport d'expertise que le local loué présente dans sa surface de vente des aménagements spécifiques à son activité, comme un éclairage pensé pour mettre en valeur les chaussures, des étagères particulières avec une unité de décor et une climatisation, et que des lors, le preneur a dû exposer des frais d'aménagement de ses locaux pour les adapter a son activité.

 

L'expert judiciaire a déterminé que l'aire de vente du local évincé était de 44m² et que le coût de réinstallation à neuf devait se chiffrer à 834 € du m². L'abattement de vétusté de 30 % retenu par l'expert sera en outre retenu car les aménagements du locataire n'étaient pas neufs et ce dernier n'est donc pas fondé à solliciter une indemnisation en valeur à neuf. La société RUDY'S justifie de travaux d'aménagement dans son nouveau local mais s'abstient de préciser à quelle surface de vente ces travaux s'appliquent, ce qui ne permet pas de déterminer un coût de réinstallation au m² correspondant à la surface de vente perdue par le preneur au sein du local évincé. Elle ne justifie en outre pas de la pose d'une climatisation dans son nouveau local qui avait été annoncée et prise en compte par l'expert. Toutefois, le bailleur proposant une indemnité après abattement de 673,81 € du m² supérieure à la somme justifiée de 583,80 € du m² et la cour ne pouvant statuer infra petita, c'est ce montant offert qui sera retenu.

 

L'indemnité pour frais de réinstallation sera donc fixée à la somme de 29 648 €.

 

Sur les frais de déménagement :

 

L'indemnité pour frais de déménagement a pour objet d'indemniser le preneur des frais exposés pour libérer les locaux dont il est évincé.

 

Le preneur sollicite des frais de déménagement de 2 500 € sans aucunement en justifier par la production de factures alors que le déménagement a été effectué. Toutefois le bailleur propose de lui verser 1 500 € à ce titre et la cour ne pouvant statuer infra petita, ce montant sera donc retenu.

 

Sur le double loyer :

 

La société RUDY'S sollicite le remboursement de 5 mois au titre du paiement d'un double loyer, soit 20 833 euros, poste qui n'est pas contesté par le bailleur. Une indemnité de 20 833 euros, sera donc accordée à ce titre.

 

Sur le différentiel de loyers :

 

La liste des indemnités accessoires prévues par l'article L 145-14 du code de commerce n'est pas limitative, à condition toutefois que ressorte un préjudice résultant de l'éviction.

 

La société RUDY'S a souscrit un bail commercial de neuf ans portant sur de nouveaux locaux. Le loyer déterminé d'un commun accord avec le nouveau bailleur ne constitue pas un préjudice mais se trouve être la manifestation d'un engagement qu'elle a causé ainsi que la contrepartie de la jouissance de locaux présentant des caractéristiques distinctes selon une destination autorisée par le nouveau bail.

 

Sa demande d'indemnisation à ce titre ne sera donc pas accueillie.

 

Le preneur ne sollicite plus l'indemnisation de frais administratifs et commerciaux à hauteur d'appel.

 

***

 

Il ressort de1'ensemble des éléments ci-dessus exposés que l'indemnité d'éviction totale due à la SARL RUDY'S s'élève à la somme de :

 

- indemnité principale : 300 672 €,

 

- frais de remploi : 26 260 €,

 

- frais de réinstallation : 29 648 €,

 

- trouble commercial : 23 669 €,

 

- frais de déménagement : 1 500 €,

 

- frais de double loyer : 20 833   €.

 

TOTAL : 402 582 €.

 

Sur l'indemnité d'occupation :

 

Il résulte de l'article L.145-28 et R 145-7 du code de commerce que le locataire évincé qui se maintient dans les lieux est redevable d'une indemnité d'occupation jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction, qui est égale à la valeur locative compte tenu de tous éléments d'appréciation, notamment les prix couramment pratiqués dans le voisinage concernent des locaux équivalents.

 

Par l'effet du congé, le bail commercial liant les parties a pris fin le 30 juin 2016.

 

L'expert judiciaire estime la valeur locative au sens des textes susvisés à 1100 € du m²B tandis que l'expert amiable du preneur la détermine à 1250 € du m²B. Toutefois et au regard des différentes références produites, la valeur retenue par l'expert judiciaire se trouve pertinente et se justifie, soit une valeur locative annuelle de 40 700 € (1100 € x 37m²B). Il sera appliqué, pour tenir compte de la précarité de l'occupation depuis la délivrance du congé, un abattement de 10 % de la valeur locative.

 

Le montant annuel de l'indemnité d'occupation due par la SARL RUDY'S à compter du 1er juil1et 2016 sera donc 'xé a la somme annuelle de 36 630 euros en principal, soit [(37 m²P x 1.100) ' 10%] et le jugement entrepris sera confirmé sur ce point. Par ailleurs, il n'est pas contesté que le preneur a libéré les lieux le 31 juillet 2022, soit 73 mois d'occupation, et s'était acquitté sur cette période de la somme de 113 460,25 euros au titre de cette occupation. L'indemnité d'occupation due sur la période s'élevant à 222 832,50 €, la SARL RUDY'S reste devoir au preneur la somme de 109 372,25 € hors taxes hors charges au titre de l'indemnité d'occupation.

 

La SARL RUDY'S et la SNC B. HARRISON étant réciproquement créancières et débitrices l'une de l'autre, il y a lieu de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a constaté que le paiement de l'indemnité d'éviction et de l'indemnité d'occupation s'opérera de plein droit par compensation en application des articles 1348 et suivants nouveaux du code civil

 

Sur les frais irrépétibles et les dépens :

 

Le jugement de première instance sera confirmé en ses dispositions relatives aux dépens incluant les frais d'expertise, et celles relatives aux frais irrépétibles.

 

L'instance ayant eu pour cause la délivrance par la SNC B. HARRISON d'un refus de renouvellement, il lui appartient de supporter les dépens de l'appel dont le recouvrement sera poursuivi par la SELARL 2H AVOCATS, en la personne de Maître Patricia HARDOUIN, par application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile. Il apparaît en outre équitable de laisser à la charge des parties les frais irrépétibles qu'elles ont exposé à hauteur d'appel.

 

PAR CES MOTIFS :

 

La cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

 

INFIRME PARTIELLEMENT le jugement du tribunal judiciaire de Paris du 11 juin 2020 en ce qu'il a fixé le montant de indemnité d'éviction à la somme totale de 518 817 €,

 

Le confirme pour le surplus,

 

Statuant à nouveau sur ce chef,

 

FIXE à la somme totale de 402 582 € l'indemnité d'éviction dont est redevable la SNC B. HARRISON à l'égard de la SARL RUDY'S, qui se décompose ainsi :

 

- indemnité principale : 300 672 €,

 

- frais de remploi : 26 260 €,

 

- frais de réinstallation : 29 648 €,

 

- trouble commercial : 23 669 €,

 

- frais de déménagement : 1 500 €,

 

- frais de double loyer : 20 833   €.

 

Y ajoutant,

 

FIXE à la somme de la somme de 109 372,25 € , le reliquat au titre de l'indemnité d'occupation hors taxes hors charges dû par la SARL RUDY'S à la SNC B. HARRISON,

 

Dit n'y avoir lieu à indemniser les parties de leurs frais irrépétibles d'appel,

 

Condamne la SNC B. HARRISON aux entiers dépens de l'appel avec distraction au profit de la SELARL 2H AVOCATS, en la personne de Maître Patricia HARDOUIN, en application de l'article 699 du code de procédure civile,

 

REJETTE les autres demandes.