CA Paris, Pôle 2 ch. 1, 29 novembre 2011, n° 10/11039
PARIS
Arrêt
Infirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Grandpierre
Conseillers :
Mme Horbette, Mme Gueguen
La Cour,
Considérant que la S.C.P. D. & associés, devenue S.C.P. D. & V., avocats au barreau d'Amiens, ayant des craintes quant au recouvrement des honoraires qui lui étaient dus par M. Emile M., un de ses clients, acquitté par une cour d'assises après avoir été détenu, et par requête du 8 janvier 2008, a saisi le juge de l'exécution au Tribunal de grande instance de Versailles afin qu'il l'autorise à pratiquer, entre les mains du Ministère de la justice, une saisie conservatoire des sommes dont le Ministère était redevable envers M. M. et ce, en vue d'obtenir le payement d'une somme de 30.000 euros ;
Que, par ordonnance du 12 janvier 2008, le juge de l'exécution au Tribunal de grande instance de Versailles a autorisé la S.C.P. D. & associés à pratiquer entre les mains du « Ministère de la justice, direction des services judiciaires, sous-direction de l'organisation judiciaire et de la programmation, bureau de la gestion financière et budgétaire des services judiciaires (AB3), section des frais de justice, [...] », une saisie conservatoire de sommes dont elle était redevable envers M. M. et ce, pour avoir payement d'une somme de 30.000 euros ;
Qu'en exécution de l'ordonnance, M. Jacques A., huissier de justice à Paris, a signifié la saisie conservatoire au tiers saisi qui, par l'intermédiaire d'un greffier-en-chef, a déclaré : « La chancellerie n'est pas à ce jour saisie d'une demande d'exécution concernant le versement d'une indemnisation pour détention au nom de Monsieur M. Emile et que, dès que nous serons saisis de cette demande, il sera procédé au blocage de la somme figurant dans l'ordonnance du juge de l'exécution, soit 30.000 euros » ; que la saisie a été dénoncée au débiteur ;
Que, par lettre du 5 février 2008, la S.C.P. D. & associés mandatait à nouveau M. A. pour signifier la décision de taxation de ses honoraires rendue par le Bâtonnier. La signification et sa dénonciation étaient faites ;
Que, par lettre du 20 mai 2008, la S.C.P. D. & associés adressait à M. A. la requête tendant à rendre exécutoire une ordonnance de taxe accompagnée de l'ordonnance rendue le 16 mai 2008 en indiquant que M. R., huissier de justice à Mantes-la-Jolie, avait été missionné pour signifier cette décision à M. M. et qu'il lui transmettrait le justificatif afin qu'il puisse procéder à la conversion de la saisie conservatoire en saisie attribution pour la somme de 28.914,73 euros et la signifier au Ministère de la justice ; que, dans cette même lettre, la S.C.P. D. & associés faisait savoir à M. A. que, par erreur, le Ministère se serait dessaisi des fonds au profit de M. M. et qu'elle lui demandait de procéder également à la saisie des comptes du susnommé ;
Que M. A. tentait de signifier l'acte au Ministère de la justice mais le greffier-en-chef refusait l'acte en répondant qu'il devait être signifié au service départemental comptable du même ministère dont le représentant a également refusé de recevoir l'acte au motif qu'aucune saisie ne lui avait été préalablement signifiée ;
Que les fonds ont été remis à M. M. et que la saisie attribution effectuée sur son compte bancaire permettait la saisie d'une somme de 1,54 euro ;
Que, malgré diverses démarches, M. A. n'a pu signifier l'acte au Ministère de la justice et qu'aucune somme n'a pu être recouvrée contre M. M. ;
Invoquant la faute de M. A., la S.C.P. D. & associés a saisi le Tribunal de grande instance de Paris qui, par jugement du 13 janvier 2010, l'a déboutée de sa demande ;
Considérant qu'appelante de ce jugement, la S.C.P. D. & V. demande que M. A. soit condamné à lui payer la somme de 28.914,73 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter de la date de l'assignation, la somme de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts et la somme de 519,50 euros correspondant au remboursement de tous les actes réalisés et ce, en vertu de l'article 650 Code de procédure civile ;
Qu'à cette fin, l'appelante fait valoir qu'il appartenait à l'huissier de justice de s'assurer de la régularité de l'acte qu'il accomplissait et qu'en particulier, il aurait dû signifier la saisie au comptable public assignataire de la dépense comme l'exige l'article 4 du décret du 31 juillet 1993 ; qu'elle en déduit que M. A. a manqué à son obligation d'efficacité en ne vérifiant pas l'identification de la personne contre laquelle l'exécution est dirigée et, aussi, à son devoir de conseil ;
Que la S.C.P. D. & V. ajoute qu'elle apporte la preuve de son préjudice dès lors qu'il est établi que M. M. a perçu une somme de 47.661 euros en vertu d'une ordonnance du premier président de la Cour d'appel d'Amiens ;
Considérant que M. A. conclut à la confirmation du jugement au motif qu'il n'a commis aucune faute dès lors qu'il n'avait pas à vérifier la qualité de la personne à qui il lui était demandé de signifier l'acte et qu'il a signifié l'acte au destinataire désigné par l'ordonnance du juge de l'exécution ;
Que l'intimé expose encore que, si une faute est retenue contre lui, elle doit entraîner un partage de responsabilité ; qu'il ajoute, pour contester tout manquement à son devoir de conseil, qu'il a toujours informé la S.C.P. D. & associés des démarches qu'il a effectuées ;
Que M. A. fait enfin valoir qu'il n'existe aucun préjudice qui serait en lien avec la faute qui lui est reprochée puisque la convention d'honoraires n'est pas versée aux débats et que, le greffier-en-chef exerçant au Ministère de la justice ayant accepté de recevoir le premier acte, il lui appartenait de le transmettre au comptable public compétent et ce, en faisant observer que la S.C.P. D. & associés n'a pas agi en responsabilité de l'Etat et qu'elle n'a pas épuisé toutes ses chances de recouvrer sa créance ; qu'en outre, elle souligne que le préjudice invoqué à l'appui de la demande de dommages et intérêts n'est pas justifié ;
Sur la faute reprochée à M. A. :
Considérant que les huissiers de justice, qui ont seuls qualité pour ramener à exécution les décisions de justice, doivent personnellement procéder aux vérifications nécessaires à l'identification de la personne contre laquelle l'exécution de la décision est dirigée ; que, légalement ou contractuellement tenus de conseiller leurs clients sur l'utilité et l'efficacité des actes qu'ils sont requis d'accomplir, ils doivent rapporter la preuve de l'exécution de cette obligation ; qu'en outre, ils ne sont pas déchargés de cette obligation lorsque, comme en l'espèce, le client exerce une profession du droit ;
Considérant qu'en vertu de l'article 4 du décret du 31 juillet 1993 relatif aux saisies et cessions notifiées aux comptables publics, édicte qu'«à peine de nullité, tout acte de saisie doit être signifié au comptable public assignataire de la dépense » ;
Considérant qu'en l'occurrence et comme il est dit en tête du présent arrêt, M. A. a signifié la saisie conservatoire entre les mains du « Ministère de la justice, direction des services judiciaires, sous-direction de l'organisation judiciaire et de la programmation, bureau de la gestion financière et budgétaire des services judiciaires (AB3), section des frais de justice, [...] » et ce, conformément à l'ordonnance rendue le 12 janvier 2008 par le juge de l'exécution au Tribunal de grande instance de Versailles qui, lui-même a repris la désignation du tiers saisi figurant sur la requête déposée par la S.C.P. D. & associés alors qu'en réalité, la saisie conservatoire dont il s'agit aurait dû être signifiée au service départemental comptable du Ministère de la justice ;
Que, toutefois, si M. A. ne pouvait, de sa propre initiative, refuser de signifier l'acte au représentant du service désigné par l'ordonnance du 12 janvier 2008 et le notifier au service comptable compétent, il lui appartenait de faire connaître à sa mandante qu'elle commettait une erreur dans la désignation du tiers saisi et de lui conseiller, dès le mois de janvier 2008, d'agir contre la personne désignée par l'article 4 du décret du 31 juillet 1993 ;
Qu'en s'abstenant d'agir ainsi et même si le greffier-en-chef qui a reçu l'acte du 23 janvier 2008 s'est, fût-ce à tort, implicitement comporté comme représentant la personne à qui devait être signifié l'acte, M. A., qui, malgré les réclamations de la S.C.P. D. & associés, ne justifie pas avoir accompli des démarches utiles à sa mandante, a commis un manquement à son devoir de conseil ;
Sur le préjudice :
Considérant que, par décision du 22 janvier 2008, le délégué de M. le premier président de la Cour d'appel d'Amiens, saisi en application des dispositions des articles 149-1 et suivants du Code de procédure pénale relatifs à l'indemnisation des détentions, a dit que l'Etat devait verser à M. M. la somme de 41.297 euros en réparation de son préjudice moral, celle de 5.764 euros au titre des frais de défense et celle de 600 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; qu'il ressort d'un certificat administratif délivré le 1er octobre 2010 par le chef du département du budget du Ministère de la justice que la somme de 47.661 euros accordée à M. M. a été virée le 28 mars 2008 sur son compte bancaire ouvert dans les livres de la Banque postale ;
Que, par ordonnance du 3 mars 2008, rendue exécutoire le 16 mai 2008 et signifiée le 22 mai de la même année, M. le Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau d'Amiens a taxé les honoraires de la S.C.P. D. & associés à la somme de 28.914,73 euros ;
Que la saisie-attribution effectuée le 2 septembre 2008 entre les mains de la Banque postale n'a permis la saisie que d'une somme de 7,98 euros ;
Considérant que, comme il est dit supra, le délégué de M. le premier président de la Cour d'appel d'Amiens a statué le 22 janvier 2008 de sorte que si, dès le 21 janvier 2008, date à laquelle, à la suite d'une conversation téléphonique du même jour, la S.C.P. D. & associés a donné mandat à M. A. de signifier au tiers saisi l'ordonnance autorisant la saisie conservatoire, ledit M. A. avait conseillé à sa cliente de procéder conformément aux dispositions de l'article 4 du décret du 31 juillet 1993, elle aurait été en mesure de recouvrer tout ou partie de la somme due ;
Qu'en réparation de cette perte de chance réelle et sérieuse, qui est élevée, il sera alloué à la S.C.P. D. & V. une somme de 28.000 euros à titre de dommages et intérêts ;
Considérant qu'en vertu de l'article 650 du Code de procédure civile, « les frais afférents aux actes inutiles sont à la charge des huissiers de justice qui les ont faits' » ;
Considérant qu'en l'espèce, il ressort des trois actes inutilement délivrés par M. A., deux au Ministère de la justice, un autre à la Banque postale, que le coût total de ces actes s'élève à la somme de 513,01 euros ;
Que M. A. sera condamné à payer cette somme à la S.C.P. D. & V. ;
Considérant que la demande portant sur une somme de 5.000 euros de dommages et intérêts présentée par la S.C.P. D. & V. contre M. A. « pour non respect de ses obligations professionnelles » n'est pas autrement motivée ; que le préjudice matériel subi par la S.C.P. D. & V. étant réparé par l'octroi d'une somme de 28.000 euros et aucun préjudice d'une autre nature, notamment moral, n'étant allégué, les dommages et intérêts réclamés à hauteur de 5.000 euros apparaissent comme étant punitifs et, comme tels, échappant aux prévisions de l'article 1147 du Code civil ;
Que la S.C.P. D. & V. sera déboutée de ce chef de demande ;
Considérant qu'en conséquence de ce qui précède, il convient d'infirmer le jugement frappé d'appel et de condamner M. A. à payer à la S.C.P. D. & V. une somme de 28.000 euros à titre de dommages et intérêts et la somme de 513,01 euros en restitution du coût des actes inutiles ;
Sur l'application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile :
Considérant que chacune des parties sollicite une indemnité en invoquant les dispositions susvisées ; que, succombant en ses prétentions et supportant les dépens, M. A. sera débouté de sa réclamation ; qu'en revanche, il sera condamné à payer à la S.C.P. D. & V. les frais qui, non compris dans les dépens, seront arrêts, en équité, à la somme de 3.000 euros ;
PAR CES MOTIFS,
Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
Infirme le jugement rendu le 13 janvier 2010 par le Tribunal de grande instance de Paris ;
Faisant droit à nouveau :
Dit que M. Jacques A. a commis une faute au préjudice de la S.C.P. D. & associés, devenue S.C.P. D. & V. ;
Condamne M. A. à payer à la S.C.P. D. & V. une somme de 28.000 euros à titre de dommages et intérêts et la somme de 513,01 euros en restitution du coût des actes inutiles ;
Déboute la S.C.P. D. & V. de sa demande d'une somme de 5.000 euros de dommages et intérêts présentée contre M. A. « pour non respect de ses obligations professionnelles » ;
Déboute M. A. de sa demande d'indemnité fondée sur les dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et le condamne, par application de ce texte, à payer à la S.C.P. D. & V. une somme de 3.000 euros ;
Condamne M. A. aux entiers dépens de première instance et d'appel et dit que les dépens d'appel seront recouvrés par la S.C.P. K.-J. & B., avoué de la S.C.P. D. & V., conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.