CA Paris, 14e ch. B, 25 mai 2001
PARIS
Arrêt
La SA Keljob a relevé appel d’une ordonnance du 8 janvier 2001 rendue par le président du tribunal de grande instance de Paris qui, statuant en la forme des référés et faisant droit à la demande de la SA Cadremploi fondée sur l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle, a :
– jusqu’à ce qu’il ait statué au fond, fait interdiction à la société Keljob de reproduire la marque » Cadremploi » ainsi que l’un quelconque des éléments de la base des données de Cadremploi, sous astreinte de 1 000 F par infraction constatée ;
– ordonné l’exécution provisoire de son ordonnance ;
– condamné la sociéte Keljob à payer à la société Cadremploi la somme de 10 000 F au titre de l’article 700 du Ncpc, ainsi qu’aux dépens.
Au soutien de son appel, la SA Keljob conclut par uniques écritures du 13 mars 2001 en priant la cour de :
– vu l’article 56 du Ncpc, prononcer la nullité de l’assignation introductive d’instance et, en conséquence, dire et juger irrecevable l’action de la société Cadremploi ;
– subsidiairement, vu l’article 488 alinéa 2 du Ncpc, dire que Cadremploi est irrecevable en sa demande relative à sa base de données ;
– très subsidiairement :
. vu les articles 808 et 809 du Ncpc, constater l’absence d’urgence et l’existence d’une contestation sérieuse, ainsi que l’absence de dommage imminent et de trouble manifestement illicite et, en conséquence, se déclarer incompétente pour examiner la demande de Cadremploi relative à sa base de données ;
. vu l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle, constater que la procédure en contrefaçon de marque engagée au fond par Cadremploi n’a pas été introduite dans un bref délai et n’apparaît pas sérieuse et, en conséquence, se déclarer incompétente pour examiner les demandes relatives à la marque » Cadremploi » n° 1726602 ;
– subsidiairement, sur le fond :
. vu les articles L. 112-3, L. 341-1, L. 342-1 et L. 342-3 du code de la propriété intellectuelle, débouter Cadremploi de sa demande visant à faire interdiction sous astreinte à la société Keljob de télécharger et/ou utiliser tout ou partie de sa base de données ;
. vu les articles L. 716-6, L. 714-3 et L. 711-2 du code de la propriété intellectuelle et, subsidiairement, vu l’article L. 713-2 du même code, débouter Cadremploi de sa demande visant à faire interdiction sous astreinte à la société Keljob de reproduire la marque » Cadremploi » ;
– condamner la société Cadremploi à lui payer la somme de 30 000 F au titre de l’article 700 du Ncpc, ainsi qu’aux entiers dépens de première instance et d’appel.
La SA Cadremploi, intimée, fait valoir par uniques conclusions du 2 avril 2001 que l’activité de la société Keljob, nouvellement créée, est fondée sur des actes illicites consistant à télécharger les bases de données des plus gros intervenants du monde de l’emploi, sans autorisation. Elle estime que cette société se rend coupable de contrefaçon de la marque » Cadremploi « , d’extraction et reproduction de sa base de données, de concurrence déloyale et de parasitisme économique, alors que Cadremploi a beaucoup investi pour le développement et la publicité de son site internet, lequel reçoit environ 18 000 visites par jour et 30 000 en période de pointe ; elle précise qu’elle met à jour sa base de données en temps réel, par l’activité permanente d’au moins quatre salariés. Elle rappelle qu’elle est propriétaire de sa marque » Cadremploi » qu’elle exploite depuis 1992 et qui a acquis une notoriété certaine, et que Keljob n’a donc aucun droit de la reproduire sur son site de recherche 3 460 offres Cadremploi, soit le tiers de sa base de données, y ayant été recensées lors d’un constat d’huissier du 24 octobre 2000, de sorte que Keljob utilise la marque » Cadremploi » comme marque d’appel, pour attirer les internautes sur son site, créer un trafic et obtenir de ce fait des budgets publicitaires. Elle estime que la seule reproduction de sa marque constitue un élément de contrefaçon suffisant. Elle ajoute que Keljob a manifestement excédé les conditions d’utilisation normales de la base de données, outre qu’elle n’a sollicité aucune autorisation auprès de Cadremploi. Elle réclame donc une mesure d’interdiction immédiate pour préserver ses droits et faire cesser le trouble manifestement illicite dont elle est victime. Elle conclut à la confirmation de l’ordonnance entreprise et prie la cour de :
– faire interdiction à la société Keljob :
. sous atreinte de 1 000 F par infraction constatée, de reproduire la marque » Cadremploi « ,
. sous astreinte de 10 000 F par jour de retard, de télécharger et/ou utiliser, par quelque moyen que ce soit et à quelque titre que ce soit, tout ou partie de sa base de données ;
– débouter la société Keljob de toutes ses demandes ;
– condamner la société Keljob à lui payer la somme de 30 000 F au titre de l’article 700 du Ncpc, ainsi qu’aux entiers dépens.
Sur ce, la cour,
Considérant que c’est à juste titre que le premier juge a rejeté l’exception de nullité opposée par la SA Keljob sur le fondement de l’article 56 du Ncpc et tirée du fait que l’assignation en référé d’heure et à heure que lui a délivrée la SA Cadremploi le 23 novembre 2000 ne comportait pas l’indication des pièces sur lesquelles la demande est fondée, dès lors que l’ordonnance relève avec raison l’absence de grief causé à la société Keljob qui venait d’avoir communication desdites pièces dans l’instance en rétractation opposant les parties et ayant abouti à une ordonnance du 13 novembre 2000 estimant que le juge des requêtes n’était pas compétent pour ordonner la mesure d’interdiction requise, laquelle relevait de la seule compétence du juge désigné à l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle, de sorte que la société Keljob ne pouvait en aucune manière être surprise par la nouvelle instance en interdiction reprise, dix jours après, sur ce nouveau fondement par la société Cadremploi, ni se méprendre sur les pièces sur lesquelles ladite demande se fondait ;
Considérant que la société Keljob ne saurait opposer valablement à Cadremploi les dispositions du second alinéa de l’article 488 du Ncpc pour prétendre que l’ordonnance de référé du 13 novembre 2000 ayant rétracté partiellement l’ordonnance sur requête du 10 octobre 200 ne peut être modifiée ou rapportée en référé qu’en cas de circonstances nouvelles, alors que l’ordonnance dont appel a été rendue le 8 janvier 2001, en la forme des référés, et n’a nullement pour objet de modifier ou rapporter l’ordonnance de référé du 13 novembre 2000, laquelle a jugé qu’il n’appartient pas au juge saisi sur requête d’ordonner des mesures d’interdiction qui relèvent du seul pouvoir du président du tribunal statuant en la forme des référés sur le fondement de l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle et donc déclaré l’incompétence du juge des référés pour statuer sur une telle mesure d’interdiction qui n’est, au surplus, autorisée ni par les articles L. 341-1 et suivants dudit code relatives au producteur d’une base de données, ni par son article L. 716-7 ;
Considérant qu’en ce qui concerne les mesures d’interdiction sollicitées par la société Cadremploi sur le fondement de l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle, il s’avère que la condition d’agir à bref délai posée par cet article a été satisfaite puisque Cadremploi a assigné la société Keljob au fond le 26 octobre 2000, pour des faits remontant au 3 juillet 2000, date de l’ouverture du site proposant aux internautes d’accéder aux offres de 26 sites de recrutement dont celui de Cadremploi, et après que Cadremploi ait d’abord adressé le 17 août 2000 à Keljob une mise en demeure de cesser ses agissements ;
Mais considérant, en revanche, que l’action engagée au fond par la société Cadremploi à l’encontre de la société Keljob n’apparaît pas sérieuse au sens requis par l’article L. 716-6 du code de la propriété intellectuelle, dès lors qu’il ressort des pièces versées aux débats, et ce aussi bien des constats d’huissier des 11-12 septembre et 24 octobre 2000 établis à l’initiative de la société Cadremploi (pièces n° 15 et 26) que de l’expertise privée (pièce n° 16) que Keljob a fait effectuer le 28 octobre 2000 par un professeur et consultant spécialisé dans les systèmes informatiques, M. Stehlé, que Keljob est seulement un moteur de recherche sur internet, qui interroge les sites ouverts au public et recherche les informations permettant d’accélérer et de diriger les recherches des internautes qui s’adressent à elle ;
qu’ainsi, Keljob lit uniquement ce qui est nécessaire pour déterminer si l’annonce entre dans le domaine d’intérêt de l’internaute ; qu’en ce qui concerne Cadremploi, le nom de l’entreprise qui offre un emploi n’est pas fourni ; que l’internaute qui sélectionne une annonce parmi celles qu’il a pu trier rapidement grâce au moteur de recherche, est convié à se diriger vers le site internet sur lequel cette annonce est détaillée ; que tel est le cas pour Cadremploi, dont le site doit être consulté pour accéder au détail de l’offre et être en mesure d’obtenir le nom de l’entreprise qui recrute sur l’emploi considéré ; que l’internaute qui sélectionne une annonce référencée » Cadremploi » sur le site de Keljob se trouve ainsi dirigé vers celui de Cadremploi, ce dont il est averti par une page qui s’affiche pour l’en informer, pendant le temps nécessaire à cette nouvelle connexion ;
qu’il s’avère ainsi que la société Keljob ne télécharge pas la base de données de Cadremploi pour alimenter son propre système, mais procède seulement à des interrogations ponctuelles sur le site de Cadremploi en fonction de quatre critères : l’intitulé du poste, le secteur d’activité, le lieu de travail proposé et la date de parution de l’annonce ; qu’elle relève également l’adresse (code URL) du site où l’annonce peut être consultée plus en détail, afin de pouvoir convier l’internaute à s’y rendre ; que c’est uniquement pour fournir cette indication que le nom de Cadremploi est indiqué en référence par Keljob, dans les tris que son moteur de recherche effectue ;
Considérant que, dans ces conditions, les éléments qui sont extraits par Keljob à partir du site de Cadremploi n’apparaissent pas constituer une partie qualitativement ou quantitativement substantielle du contenu de la base de données de Cadremploi au sens de l’article L. 342-1 du code de la propriété intellectuelle, de sorte que la société Cadremploi n’apparaît pas sérieusement fondée à se prévaloir de l’interdiction de principe posée par cet article ; qu’il ne s’avère pas non plus que Keljob se livre à des opérations qui excèdent manifestement les conditions d’utilisation normale de la base de données, au sens de l’article L. 342-2 du code de la propriété intellectuelle ;
que, de même, il apparaît que la société Keljob ne publie aucune offre d’emploi complète, mais fournit seulement des références d’offres dont le contenu ne peut être connu que par la consultation d’autres sites internet auxquels elle renvoie, de sorte qu’elle ne paraît pas concurrencer la société Cadremploi, ni utiliser abusivement sa marque éponyme, dès lors qu’elle ne fait que citer le nom de ladite société afin de permettre à l’internaute de se diriger vers le site de celle-ci ; qu’aucun acte de contrefaçon de ladite marque ni de concurrence déloyale ne semble pouvoir être sérieusement établi à cet égard ;
qu’il n’apparaît pas davantage que la société Keljob, qui a développé un moteur de recherche d’emplois et a réalisé les investissements techniques et de communication dont attestent les divers articles de presse qu’elle produit (pièces n° 5 à 10), utilise les investissements de la société Cadremploi et se livre à un parasitisme économique ;
qu’enfin, la société Cadremploi – à laquelle il incombe d’en apporter la preuve – n’établit en rien, à l’inverse de ce qu’a retenu le premier juge, que Keljob » ne se contente pas de renvoyer les internautes vers les sites d’offres d’emploi en fonction des critères recherchés ; qu’en réalité elle » liste » sur son site les offres d’emploi dont elle récupère ainsi, sans bourse délier, les éléments tirés de la base de données créée par Cadremploi et donc les investissements réalisés par cette société, ce pour le développement de sa propre image et de son entreprise commerciale en fait directement concurrente de Cadremploi » ;
qu’il apparaît, au contraire, que la société Keljob limite son activité à celle d’un moteur de recherche facilitant l’accès des internautes, dans le domaine extrêmement fourni des offres d’emploi présentées sur internet, à celles répondant aux critères de leur choix ;
Considérant que Cadremploi allègue vainement que l’extraction pratiquée par Keljob sur sa base de données lui causerait un trouble manifestement illicite et porterait atteinte à ses droits d’auteur sur ladite base de données qui est protégée par l’article L. 112-3 du code de la propriété intellectuelle, alors que cette extraction qui s’opère à l’occasion d’une consultation de la base telle qu’elle est offerte au public, se limite à quelques critères de sélection des offres d’emploi et ne prive en rien Cadremploi de la visite de son site par les internautes intéressés que Keljob dirige nécessairement vers elle s’ils sont désireux de connaître plus en détail une offre référencée Cadremploi et sélectionnée par le moteur de recherche de Keljob à partir des critères choisis par l’internaute lui-même ; qu’elle prétend tout aussi en vain que Keljob » télécharge massivement la nuit et sans autorisation la base de données de Cadremploi « , alors qu’il n’est pas contesté que l’accès de ladite base sur internet est ouvert au public et n’est soumis à aucune autorisation, et que le nombre des requêtes n’est pas limité ; qu’en l’espèce, Keljob fait valoir par l’étude technique du spécialiste qu’elle a mandaté, M. Stehlé, qu’elle a soin de n’opérer qu’aux heures creuses de la nuit afin de ne pas solliciter la puissance informatique aux heures de grande fréquentation et, ainsi, de ne pas risquer de gêner la consultation du site de Cadremploi par les internautes ;
qu’il s’ensuit que l’ordonnance entreprise sera infirmée en toutes ses dispositions pour rejeter les différentes demandes d’interdiction formées par Cadremploi à l’encontre de Keljob ;
Considérant que l’équité conduit à ne pas faire application de l’article 700 du Ncpc, ni en première instance ni en appel.
Par ces motifs
La cour, par arrêt contradictoire, prononcé publiquement :
. rejette l’exception de nullité et la fin de non-recevoir soulevées par la SA Keljob ;
. déclare la SA Keljob bien fondée en son appel ;
Y faisant droit :
. infirme en toutes ses dispositions l’ordonnance entreprise ;
Statuant à nouveau :
. rejette les demandes d’interdiction formées par la SA Cadremploi à l’encontre de la SA Keljob ;
. dit n’y avoir lieu de faire application de l’article 700 du Ncpc ;
. condamne la SA Cadremploi aux dépens de première instance et d’appel ; admet la SCP Duboscq & Pellerin, avoué, au bénéfice de l’article 699 du Ncpc.