Livv
Décisions

CA Bordeaux, 2e ch. civ., 16 novembre 2011, n° 10/04712

BORDEAUX

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

CINE FOLIE II (SARL)

Défendeur :

PIGNARRE (Epouse)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. BANCAL

Conseillers :

Mme ROUGER, Mme FAURE

Avoués :

SCP LABORY MOUSSIE ANDOUARD, SCP FOURNIER

Avocats :

Me VIDAL, Me CAZENAVE

TGI Bordeaux, du 13 juill. 2010

13 juillet 2010

Selon acte sous seing-privé du 13 avril 2007 Mme LE DANOIS épouse PIGNARRE a concédé à la SARL CINE FOLIE II, exerçant une activité de librairie, galerie, édition, brocante et articles de publicité de cinéma, un bail commercial portant sur des locaux sis [...] comprenant un magasin en rez-de-chaussée, un local à usage de dépôt [...], un WC dans le corridor d'entrée [...] et un dégagement, et ce, pour une durée de 9 ans à compter du 15 avril 2007 jusqu'au 14 avril 2016, moyennant un loyer de 7.680 € HT et hors charges.

Son gérant ayant pour projet de partir à la retraite, le 28 mars 2008, la SARL CINE FOLIE II a notifié à Mme PIGNARRE et à son mandataire son intention de céder le bail à la société BURGUNDY moyennant un prix de 180.000 € pour une activité d'étude et réalisation d'articles de gainerie et de maroquinerie pour professionnels et particuliers.

Mme PIGNARRE a refusé de consentir à cette cession de bail le 6 mai 2008 au motif que l'activité du cessionnaire occasionnera des nuisances aux autres co-propriétaires.

Par acte du 27 mai 2009 Mme PIGNARRE a assigné la SARL CINE FOLIE II aux fins de voir juger que la nature des activités dont l'exercice est envisagé par la SARL BURGUNDY n'est pas compatible avec la destination, les caractères et la situation de l'immeuble au sens de l'alinéa 2 de l'article L 145-51 du code de commerce et de voir juger en conséquence que c'est à bon droit qu'elle s'est opposée à la cession.

Mme PIGNARRE s'est ensuite désistée de cette action.

Par acte du 7 mai 2009 la SARL CINE FOLIE II a fait assigner Mme LE DANOIS épouse PIGNARRE devant le tribunal de grande instance de Bordeaux aux fins de voir juger infondée l'opposition de la bailleresse à la cession de son bail commercial et de se voir allouer des dommages et intérêts.

Par jugement du 13 juillet 2010, le tribunal de grande instance de Bordeaux a :

- dit que le refus du bailleur en date du 6 mai 2008 d'autoriser la cession de droit au bail n'est pas abusif

-débouté la SARL CINE FOLIE II de toutes ses demandes

- condamné la SARL CINE FOLIE II à payer à Mme PIGNARRE la somme de 1.200 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

La SARL CINE FOLIE II a interjeté appel de cette décision le 23 juillet 2010.

Vu les dernières écritures signifiées par la SARL CINE FOLIE II, appelante, le 19 novembre 2010, aux termes desquelles elle sollicite la réformation du jugement entrepris et que la Cour :

- juge que l'activité du cessionnaire ne contrevenait pas au règlement de copropriété de l'immeuble

- juge que le bailleur ne pouvait s'opposer à la réalisation des travaux envisagés par le cessionnaire sans motif valable

- juge qu'il résulte de la convention tripartite envisagée par les parties, aux termes de laquelle le bailleur consentait à la cession et autorisait les travaux moyennant le versement d'une contrepartie financière, l'aveu de la compatibilité de l'activité du cessionnaire avec les caractères et la destination de l'immeuble

- juge en conséquence infondée l'opposition de Mme PIGNARRE du 6 mai 2008 à la cession par la SARL CINE FOLIE II à la SARL BURGUNDY de son bail commercial pour cause de départ à la retraite

- juge que le bailleur est seul responsable de l'échec de la vente du droit au bail et condamne Mme Michèle PIGNARRE à lui payer la somme de 90.000 € à titre de dommages et intérêts

- condamne Mme PIGNARRE à lui payer la somme de 4.000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens avec distraction pour ceux d'appel au profit de son avoué constitué,

Vu les dernières écritures signifiées par Mme Michèle LE DANOIS épouse PIGNARRE, intimée, le 25 février 2011, aux termes desquelles elle sollicite la confirmation du jugement entrepris, le débouté des prétentions de l'appelante et sa condamnation à lui payer la somme de 4.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que sa condamnation aux entiers dépens avec distraction pour ceux d'appel au profit de son avoué constitué,

Vu l'ordonnance de clôture intervenue le 21 septembre 2011,

SUR CE, LA COUR :

L'article L 145-51 du code de commerce autorise le preneur qui entend faire valoir ses droits à la retraite à céder son bail à un tiers avec une modification de l'activité exercée dans les lieux loués.

Si le bailleur n'entend pas acquérir lui-même le bail aux conditions proposées par le cessionnaire et conteste l'opération en saisissant le tribunal de grande instance, ce qui a été le cas en l'espèce, la seule limite au droit de cession du preneur réside dans l'incompatibilité du nouveau commerce envisagé à l'issue de la cession avec la destination, les caractères et la situation de l'immeuble et il appartient au bailleur qui s'oppose à la cession de prouver cette incompatibilité.

En l'espèce, il résulte du projet de cession de bail sous conditions suspensives pour cause de départ à la retraite du gérant de la SARL CINE FOLIE II, M. Jean-Pierre GARNIER, notifié à la bailleresse Mme Michèle PIGNARRE le 28 mars 2008, que la SARL CINE FOLIE II envisageait de céder son droit au bail portant sur un magasin à usage commercial situé au rez-de-chaussée du [...], avec mezzanine partielle formant le lot 11 de la copropriété, un local à usage de dépôt situé au [...] formant le lot n° 8 de la copropriété, un WC situé dans le corridor d'entrée de la [...] formant le lot n° 9 de la copropriété, et un dégagement formant le lot n° 10 de la copropriété, locaux dans lesquels elle exploite une activité de librairie, galerie d'édition, brocante et articles de publicité de cinéma en vertu d'un bail commercial renouvelé le 13 avril 2007, à la SARL BURGUNDY, aux fins d'exploitation d'une activité d'étude et réalisation d'articles de gainerie et de maroquinerie pour professionnels et particuliers.

Mme PIGNARRE a notifié le 6 mai 2008 son intention de ne pas user de son droit de préemption et de contester la réalisation de la cession envisagée estimant que l'activité envisagée contrevenait aux dispositions du règlement de copropriété régissant l'immeuble dans la mesure où l'activité de fabrication allait engendrer des nuisances aux autres copropriétaires, invoquant l'interdiction par le règlement de copropriété d'occasionner le moindre trouble de jouissance diurne et nocturne par le bruit, les trépidations, les odeurs, la chaleur, la radiation ou toute autre cause, ainsi que le stockage de matières ou liquides inflammables dans les lots privatifs.

Elle a saisi le tribunal de grande instance par acte du 27 mai 2008 aux fins de voir juger que c'est à bon droit qu'elle s'est opposée à la cession, instance dont elle s'est désistée le 22 septembre 2008 après que le projet de cession ait échoué.

Il ressort du règlement de copropriété concernant l'immeuble sis [...] et [...] que cet immeuble est constitué sur 6 niveaux, (1er sous-sol, 2ème sous-sol, Rez-de-chaussée, et trois étages), la différence de niveau entre la [...] et la [...] faisant que le 1er sous-sol forme rez-de-chaussée côté du [...], le rez-de-chaussée côté [...] forme le 1er étage côté [...] et ainsi de suite.

Au deuxième sous-sol de l'immeuble se trouvent des caves (lots 1 à 6).

Au premier sous-sol, formant rez-de-chaussée [...], se trouvent les lots nos 7 et 8, constitués par deux garages-dépôts en façade sur la [...], le lot n° 9 (WC), et un dégagement cage d'escalier (lot 10).

Au rez-de-chaussée de l'immeuble côté [...] se trouvent deux magasins en façade sur la [...] avec mezzanine partielle (lots 11 et 12), dont celui exploité par la société preneuse, ainsi qu'un local à usage d'appartement ou bureaux en façade sur la [...] formant 1er étage (lot 13).

Au premier étage (lots 14 et 15) se trouvent deux locaux à usage d'appartement ou bureaux, de trois pièces chacun, l'un donnant en façade sur la [...], l'autre sur la [...].

Au deuxième étage se trouvent deux appartements de trois pièces principales (lots 16 et 17), l'un donnant en façade sur la [...], l'autre sur la [...].

Les lots du 3ème étage sont essentiellement constitués de greniers.

En ce qui concerne la destination des lots, le règlement énonce qu'actuellement les 7ème et 8ème lots sont à usage de garage-dépôt (garage de voitures particulières), que les lots 13,14 et 15, sont à usage d'appartement ou bureaux commerciaux, professionnels ou administratifs, les autres lots en étages, soit les lots 16 et 17, ne pouvant être affectés qu'à des habitations bourgeoises et, sous réserve de l'approbation des administrations compétentes, à l'usage de bureaux professionnels, commerciaux ou administratifs.

Le règlement de copropriété prévoit en outre que les 7ème et 8ème lots actuellement à usage de garage-dépôt, pourront être utilisés comme magasins, ateliers ou bureaux commerciaux, professionnels ou administratifs.

Il résulte de ces éléments que la prévision par le cessionnaire de la SARL CINE FOLIE II d'exploiter le lot n° 11, en tant que magasin, conforme à sa destination actuelle, et le lot n° 8 en tant qu'atelier-magasin n'était pas contraire à la destination de l'immeuble.

Mme PIGNARRE soutient, qu'à l'époque de la notification, l'activité envisagée par le cessionnaire dans le futur atelier était susceptible d'occasionner des nuisances sonores ou autres contraires aux prescriptions du règlement de copropriétaire et enfreignait l'interdiction de stockage de produits inflammables, le règlement interdisant effectivement le stockage de matières ou liquides inflammables dans les appartements, bureaux, celliers et garages-parking.

S'agissant de la future activité envisagée il ressort de l'extrait K BIS de l'EURL BURGUNDY qu'il s'agissait d'une activité d'étude, réalisation d'articles en prototype, pièce unique ou micro-série pour les professionnels et les particuliers, développement de la marque BURGUNDY.

Il résulte de la lettre adressée par M. ROUMAGNOLE, gérant de ladite SARL, à la copropriété du [...] (pièce 16 de l'appelante) qu'il s'agissait pour l'atelier dont l'aménagement était envisagé au 2ème sous-sol de l'immeuble aux lieu et place du garage-parking (lot n° 8) d'un atelier de fabrication artisanale avec une seule personne y travaillant, lui-même, compagnon du devoir, travaillant essentiellement à la main pour produire des pièces de maroquinerie de luxe sur mesure et en très petite quantité, tâche nécessitant de manière ponctuelle (quelques minutes par semaine) l'utilisation de machines de maroquinerie peu bruyantes : une machine à coudre, une machine à parer pour affiner les tranches, une refendeuse pour diminuer l'épaisseur des peaux de cuir, l'artisan assurant d'une part, que les risques de nuisances sonores ne dépassaient pas ceux d'une activité domestique et d'autre part, qu'il envisageait d'habiter avec sa famille l'appartement situé juste au-dessus de l'atelier ainsi que l'isolation du plafond. Il avait effectivement souscrit un engagement de location pour l'appartement du 1er étage de l'immeuble le 20 juin 2008. Il précisait en outre que des travaux de conformité pour assurer la sécurité (circuits électriques, machines aux normes, incendie) devaient être réalisés sous contrôle des services de sécurité (EDF-pompiers).

Certes, l'aménagement du local de dépôt-garage en atelier conforme aux normes aurait nécessité l'accord du bailleur, mais n'entraînant que des travaux d'amélioration et de mise aux normes (isolation, réfection de l'électricité, extincteurs) pris en charge par le futur cessionnaire ne portant pas atteinte à la structure de l'immeuble ils ne généraient aucune atteinte à la destination de l'immeuble.

Au regard de ces éléments, il n'est pas justifié par Mme PIGNARRE que l'activité envisagée par le futur cessionnaire au niveau du 2ème sous-sol de l'immeuble dans le lot n° 8 était de nature à générer des nuisances sonores diurnes ou nocturnes incompatibles avec la destination de l'immeuble telle qu'elle résulte du règlement de copropriété.

En ce qui concerne les produits inflammables, la lettre de M. ROUMAGNOLE à la copropriété précise que les quelques produits inflammables nécessaires à l'activité seraient stockés en très petite quantité dans une armoire métallique fermée.

Le règlement de copropriété n'interdit d'ailleurs le stockage de matières ou liquides inflammables que dans les appartements, bureaux, celliers et garages-parking, mais non dans les magasins ou les ateliers pouvant être aménagés dans les anciens garages-parking.

En toute hypothèse, il ressort de la lettre non confidentielle adressée le 1er juillet 2008 par le conseil de Mme PIGNARRE à celui de la SARL CINE FOLIE II, que Mme PIGNARRE envisageait de donner finalement son autorisation à la cession projetée sous conditions :

- versement par le cédant de la somme de 5.000 € au profit du bailleur

- ratification d'un nouveau bail avec effet au 1er juillet 2008 moyennant un loyer de 900€ mensuels TTC comportant autorisation de réaliser les travaux projetés dans la réserve dans le respect du règlement de copropriété.

Il en résulte que l'activité envisagée par le futur cessionnaire dans les locaux donnés à bail n'était manifestement pas incompatible avec la destination, les caractères et la situation de l'immeuble et que le refus opposé par Mme PIGNARRE en mai 2008 n'était pas justifié.

Par ailleurs, en soumettant finalement son autorisation au versement par le preneur actuel d'une somme d'argent et à une renégociation des conditions du bail avec augmentation du loyer mensuel porté de 640 € à 900 € TTC alors que la déspécialisation liée à la cession envisagée ne permet pas une modification du prix du bail en application de l'article L 145-51 sus visé, Mme PIGNARRE a démontré que son refus était lié non à l'activité future du cessionnaire mais à des exigences financières qui n'avaient pas lieu d'être, commettant ainsi un abus de droit pouvant être sanctionné par des dommages et intérêts en cas de préjudice en résultant.

Or il résulte de la lettre de la CIC Société Bordelaise du 25 juillet 2008 adressée à la SARL BURGUNDY qu'il n'a pu être donné une suite favorable à sa demande de prêt concernant le projet d'acquisition du local commercial sis [...] le prix des loyers semblant trop élevé, notamment suite à leurs augmentations.

Le projet de cession ayant été conclu sous condition suspensive au profit du cessionnaire de l'obtention d'un prêt par le CIC de 235.000 €, à défaut de financement, la cession n'a donc pas abouti et les exigences injustifiées de Mme PIGNARRE ont de manière certaine participé à ce non-aboutissement.

Néanmoins, la SARL CINE FOLIE II étant toujours titulaire d'un droit au bail susceptible d'être cédé, les exigences de Mme PIGNARRE pour consentir à la cession projetée ne lui ont occasionné qu'une perte de chance de céder son bail au printemps ou à l'été 2008 au prix de 180.000 €.

Et il ne peut être tenu compte dans le préjudice invoqué par ladite SARL de sommes exposées par son gérant, M. GARNIER, pour son compte personnel, au titre de frais de déménagement engagés en avril 2008, avant même l'expiration du délai fixé au 16 juin 2008 pour la levée des conditions suspensives du projet de cession, ni au titre de l'annulation d'une vente immobilière étrangère au présent litige.

En conséquence, infirmant le jugement entrepris, la perte de chance effectivement subie par la SARL CINE FOLIE II de céder son bail au printemps ou à l'été 2008 résultant de l'abus de droit commis par Mme PIGNARRE du fait du refus injustifié opposé au projet de cession et des exigences illégales auxquelles elle a soumis son autorisation sera justement réparée par l'octroi d'une indemnité de quinze mille Euros.

Mme PIGNARRE qui succombe supportera les dépens de première instance et d'appel et se trouve redevable de ce fait d'une indemnité sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile dans les conditions définies au dispositif de la présente décision.

PAR CES MOTIFS :

La Cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement et contradictoirement :

Infirme le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Bordeaux le 13 juillet 2010 en toutes ses dispositions

Statuant à nouveau,

Dit que Mme Michèle LE DANOIS épouse PIGNARRE a refusé de manière injustifiée et abusive la cession du droit au bail qui lui a été notifiée par la SARL CINE FOLIE II le 28 mars 2008

Condamne Mme Michèle LE DANOIS épouse PIGNARRE à payer à la SARL CINE FOLIE II la somme de quinze mille Euros (15.000 €) à titre de dommages et intérêts en réparation de la perte de chance de céder son bail au printemps ou à l'été 2008

Dit que ladite somme portera intérêts au taux légal à compter du présent arrêt

Déboute la SARL CINE FOLIE II du surplus de sa demande de dommages et intérêts

Condamne Mme Michèle LE DANOIS épouse PIGNARRE à payer à la SARL CINE FOLIE II la somme de trois mille Euros (3.000 €) sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile

Condamne Mme Michèle LE DANOIS épouse PIGNARRE aux dépens de première instance et d'appel avec autorisation de recouvrement direct dans les conditions de l'article 699 du code de procédure civile.

Le présent arrêt a été signé par Jean-François Bancal, Conseiller faisant fonction de Président et par Hervé Goudot, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.