CA Paris, Pôle 1 ch. 8, 13 janvier 2023, n° 21/15903
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Kundigo (SAS)
Défendeur :
Hexagonal Consulting (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Lagemi
Conseillers :
Mme Le Cotty, M. Birolleau
Avocats :
Me Agami, Me Havet, Me Constantinescu, Me Benyounes
La société Hexagonal Consulting est une société par actions simplifiée créée en 2017, qui a pour activité la fourniture de prestations de services et d'ingénierie, de conseils et d'assistance en matière informatique.
Le capital social de 10.000 euros est réparti entre M. [V], M. [M], M. [E], la société Kundigo et la société Hexagonal Holding.
M. [V] est l'associé unique et le dirigeant de la société Hexagonal Holding. M. [M] est l'associé unique et le dirigeant de la société Kundigo.
Lors de la constitution de la société, M. [V] a été désigné en qualité de président et M. [M] en qualité de directeur général.
A compter de mars 2019, les relations entre les associés se sont détériorées et plusieurs procédures judiciaires ont été engagées.
Le 31 octobre 2019, le mandat de directeur général de M. [M] a été révoqué.
Par acte du 20 juillet 2021, M. [M] et la société Kundigo ont assigné la société Hexagonal Consulting devant le juge des référés du tribunal de commerce de Paris aux fins d'expertise de gestion.
Par ordonnance contradictoire du 6 juillet 2021, le juge des référés a :
dit n'y avoir lieu à référé ni à application de l'article 700 du code de procédure civile ;
rejeté la demande de passerelle au fond ;
condamné M. [M] et la société Kundigo aux entiers dépens.
Par déclaration du 25 août 2021, M. [M] et la société Kundigo ont relevé appel de cette décision en critiquant l'ensemble de ses chefs de dispositif.
Dans leurs dernières conclusions remises et notifiées le 19 novembre 2021, ils demandent à la cour de :
infirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a rejeté la demande d'expertise de gestion au motif de l'existence d'une contestation sérieuse ;
statuant à nouveau,
les dire recevables et bien fondés en leur demande de désignation d'un expert de gestion à l'encontre de la société Hexagonal Consulting ;
désigner un expert avec pour mission de :
se rendre sur les lieux situés [Adresse 1] ou tout autre lieu où se trouverait l'activité de la société ;
se faire communiquer tous documents utiles à l'exécution de sa mission ;
convoquer les parties et entendre leurs explications concernant :
' la justification des dépenses d'avocats et d'huissiers telles qu'apparaissant dans les comptes clos au 30 juin 2019 ;
' la justification des postes voyages, déplacements, hôtel, restauration et cadeaux pour l'exercice clos le 30 juin 2019 ;
' la justification de l'engagement de location d'un appartement situé [Adresse 2] souscrit par la société Hexagonal Holding au profit du président de la société depuis le mois de juillet 2018 ;
' la description détaillée des différés de facturation, des contrats, bons de commande et de livraison et les comptes rendus d'activité mensuels des salariés ;
' la justification du mode de calcul de la rémunération des dirigeants de la société Hexagonal Consulting ;
dire que l'expert accomplira sa mission conformément aux dispositions des articles 273 et suivants du code de procédure civile et, en particulier, qu'il pourra recueillir les déclarations de toute personne informée, en précisant son identité, et s'adjoindre tout spécialiste de son choix pris sur la liste des experts près la cour ;
dire qu'il pourra, le cas échéant, recevoir la conciliation des parties et, dans ce cas, dressera procès-verbal, sinon déposera son rapport au greffe de la juridiction dans un délai de trois mois à compter de sa mise en œuvre qui interviendra par la transmission à l'expert d'une copie conforme de la « présente assignation » et de « l'ordonnance » à intervenir ainsi que de la justification de la consignation de la provision au greffier ;
dire qu'en cas de difficulté, l'expert saisira la cour ;
fixer la provision à consigner au greffe, à titre d'avance sur les honoraires de l'expert, dans le délai qui sera imparti par « l'ordonnance » à intervenir ;
fixer le montant de la provision à verser à l'expert ainsi que le délai de consignation ;
dire que la provision sera supportée par la société Hexagonal Consulting ;
leur allouer la somme de 3.000 euros chacun au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
condamner la société Hexagonal Consulting aux dépens.
Dans ses dernières conclusions remises et notifiées le 16 décembre 2021, la société Hexagonal Consulting demande à la cour de :
confirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a dit n'y avoir lieu à référé ;
l'infirmer en ce qu'elle l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
et, statuant à nouveau,
juger que les demandes de M. [M] et de la société Kundigo ne portent pas sur des opérations de gestion déterminées ;
juger que M. [M] et la société Kundigo détiennent déjà des informations précises, leur demande d'expertise étant dès lors inutile ;
débouter M. [M] et la société Kundigo de l'intégralité de leurs demandes ;
juger que M. [M] et la société Kundigo ont agi de façon abusive ;
condamner solidairement M. [M] et la société Kundigo au paiement de la somme de 7.500 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
condamner solidairement M. [M] et la société Kundigo au paiement de la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 16 mars 2022.
A l'audience du 1er juin 2022, l'affaire a été renvoyée en raison de pourparlers entre les parties. Celles-ci n'étant finalement parvenues à aucun accord, l'affaire a été plaidée le 1er décembre 2022.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties pour un plus ample exposé des moyens développés au soutien de leurs prétentions respectives.
SUR CE, LA COUR,
Sur la demande d'expertise de gestion
Aux termes de l'article L. 225-231 du code de commerce :
« Une association répondant aux conditions fixées à l'article L. 22-10-44, ainsi que un ou plusieurs actionnaires représentant au moins 5 % du capital social, soit individuellement, soit en se groupant sous quelque forme que ce soit, peuvent poser par écrit au président du conseil d'administration ou au directoire des questions sur une ou plusieurs opérations de gestion de la société, ainsi que, le cas échéant, des sociétés qu'elle contrôle au sens de l'article L. 233-3. Dans ce dernier cas, la demande doit être appréciée au regard de l'intérêt du groupe. La réponse doit être communiquée aux commissaires aux comptes, s'il en existe.
A défaut de réponse dans un délai d'un mois ou à défaut de communication d'éléments de réponse satisfaisants, ces actionnaires peuvent demander en référé la désignation d'un ou plusieurs experts chargés de présenter un rapport sur une ou plusieurs opérations de gestion. [...]
S'il est fait droit à la demande, la décision de justice détermine l'étendue de la mission et des pouvoirs des experts. Elle peut mettre les honoraires à la charge de la société. [...] »
Ce texte, applicable aux sociétés par actions simplifiées, permet aux associés ou actionnaires détenant 5% du capital de demander une expertise de gestion, qui ne peut concerner l'ensemble de la gestion de la société mais une ou plusieurs opérations de gestion présentant un caractère suspect ou potentiellement non conforme à l'intérêt social.
En l'espèce, le premier juge a retenu l'existence d'une contestation sérieuse, ce que critiquent à juste titre les appelants, l'absence de contestation sérieuse n'étant pas requise par le texte précité.
Il convient en conséquence d'apprécier la demande d'expertise de gestion au regard des conditions légales susvisées.
Les conditions de recevabilité ne posent pas de difficulté dès lors que M. [M] et la société Kundigo détiennent ensemble 40% du capital social de la société Hexagonal Consulting, et qu'ils ont procédé à l'interrogation préalable du dirigeant par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 28 octobre 2019.
Sur le fond, les appelants font valoir que la demande d'expertise porte sur des opérations déterminées et n'est pas un audit global, qu'elle est conforme à l'intérêt social dès lors que les décisions et dépenses contestées ont grevé la trésorerie de la société et conduit à la diminution de son résultat d'exploitation.
Ils ajoutent que la demande d'examen de la détermination du chiffre d'affaires est justifiée au regard des décisions prises pour la rémunération des dirigeants. Ils soupçonnent des reports de facturation sur l'exercice suivant celui clos au 30 juin 2019, sur lequel la rémunération variable du dirigeant s'applique. Le chiffre d'affaires de l'exercice clos le 30 juin 2019 ne correspondrait donc pas au chiffre d'affaires résultant de l'activité réelle de la société, l'objectif étant de les priver de dividendes pour cet exercice, tout en permettant aux associés majoritaires, également mandataires sociaux, de percevoir ces bénéfices pendant l'exercice suivant sous forme de rémunération variable.
Ils estiment l'expertise utile car la seule lecture des factures de dépenses pour frais de justice ou des déplacements ou frais de repas du dirigeant ne permet pas de les rattacher à l'objet social de la société Hexagonal Consulting.
L'intimée réplique que l'expertise sollicitée porte sur des actes qui ne constituent pas des opérations de gestion mais relèvent de décisions de la collectivité des associés, qu'elle tend à obtenir un audit global de son activité et de sa comptabilité et qu'elle n'est d'aucune utilité pour les appelants qui disposent d'ores et déjà de toutes les informations requises.
L'expertise sollicitée porte sur les éléments suivants :
la justification des dépenses d'avocats et d'huissier telles qu'apparaissant dans les comptes clos au 30 juin 2019 ;
la justification des postes voyages, déplacements, hôtel, restauration et cadeaux pour l'exercice clos le 30 juin 2019 ;
la justification de l'engagement de location d'un appartement situé [Adresse 2] souscrit par la société Hexagonal Holding au profit du président de la société depuis le mois de juillet 2018 ;
la description détaillée des différés de facturation, des contrats, bons de commande et de livraison et les comptes rendus d'activité mensuels des salariés ;
la justification du mode de calcul de la rémunération des dirigeants de la société Hexagonal Consulting.
S'agissant du mode de calcul de la rémunération des dirigeants de la société Hexagonal Consulting et de la location d'un appartement au profit du président de la société, il s'agit de décisions prises ou ratifiées par l'assemblée générale des actionnaires du 31 octobre 2019 (5ème et 6ème résolutions), conformément aux statuts, qui prévoient que « les modalités de détermination et de règlement de la rémunération du président sont fixées par décision des associés prise à la majorité requise pour les décisions ordinaires » (article 15.1.4 des statuts).
L'assemblée générale a, le 31 octobre 2019, décidé de « ratifier l'avantage en nature dont M. [V] a bénéficié au titre de son mandat de président de la société depuis le 2 février 2018, à savoir la mise à disposition d'un logement de fonction dont la société assume intégralement la charge financière, soit la somme mensuelle de 1.358 euros » et d'attribuer à M. [V], au titre de son mandat de président de la société, une rémunération fixe et une rémunération proportionnelle de 30% sur les bénéfices de la société.
En conséquence, ces décisions, qui relèvent des attributions de l'assemblée générale des actionnaires, ne constituent pas des opérations de gestion permettant de demander en justice la désignation d'un expert en application du texte précité.
S'agissant de la justification des dépenses d'avocat et d'huissier apparaissant dans les comptes clos au 30 juin 2019, les appelants disposent d'ores et déjà de toutes les informations utiles.
En effet, dans leur lettre d'interrogation du dirigeant du 28 octobre 2019, M. [M] et la société Kundigo relevaient que la totalité des honoraires d'avocat et frais d'huissier avaient été supportés par la société, soit la somme de 12.864,90 euros, ce qui constituait selon eux une charge anormale en présence d'un litige entre associés portant sur l'exclusion de M. [M].
L'expertise est donc inutile sur ces dépenses pour lesquelles les appelants disposent de tous les éléments d'information.
De même, les dépenses relatives aux postes voyages, déplacements, hôtel, restauration et cadeaux pour l'exercice clos le 30 juin 2019 sont connues de M. [M], qui exerçait alors les fonctions de directeur général de la société et avait accès à l'ensemble des comptes de celle-ci.
Dans sa lettre du 28 octobre 2019, il expose ainsi avoir constaté « un nombre important de dépenses de restaurant, la plupart à proximité [du] domicile de M. [V] », ainsi que l'utilisation par celui-ci de la carte bancaire de la société « pour régler des frais de transport privé, notamment des billets de train ou des trajets en VTC lorsqu'il [rendait] visite à [son] fils à [Localité 6], à une vingtaine de kilomètres de [Localité 7] ».
Dans leurs conclusions, les appelants affirment que ces dépenses ne correspondent à aucune démarche professionnelle inscrite sur l'agenda de M. [V] ou d'autres associés en 2018 et 2019.
Les éléments d'information sont donc connus de M. [M] qui, à cette date, était encore mandataire social.
A cet égard, il résulte des pièces produites par l'intimée que, bien qu'étant en arrêt maladie depuis le mois de mars 2019, M. [M] consultait très régulièrement les comptes de la société, en se connectant à distance aux outils de gestion et au logiciel de comptabilité, et ce, jusqu'au début du mois d'octobre 2019. Il a également téléchargé des données du logiciel de comptabilité le 30 septembre 2019 et effectué des virements dans son intérêt le 28 octobre 2019.
Il a ainsi disposé de l'ensemble des informations sur l'exercice clos le 30 juin 2019, de sorte que l'expertise portant sur cet exercice serait inutile.
Enfin, la demande relative à la description détaillée des différés de facturation, des contrats, bons de commande et de livraison et aux comptes rendus d'activité mensuels des salariés ne porte par sur une opération de gestion mais s'analyse en une demande d'audit général qui ne peut donner lieu à expertise en application du texte précité.
La demande d'expertise sera donc rejetée et l'ordonnance entreprise confirmée par substitution de motifs.
Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive
L'exercice d'une action en justice constitue en principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages et intérêts qu'en cas de faute caractérisée, l'appréciation inexacte qu'une partie fait de ses droits n'étant pas en soi constitutive d'une faute.
En l'espèce, la présente procédure n'a pas dégénéré en abus, de sorte que la demande de dommages et intérêts formée par l'intimée sera rejetée.
Sur les frais et dépens
Les appelants seront tenus in solidum aux dépens d'appel et condamnés sous la même solidarité à indemniser la société Hexagonal Consulting des frais qu'elle a de nouveau été contrainte d'engager, à hauteur de la somme de 2.000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Confirme en toutes ses dispositions l'ordonnance entreprise ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive formée par la société Hexagonal Consulting ;
Condamne in solidum M. [M] et la société Kundigo aux dépens d'appel ;
Les condamne in solidum à payer à la société Hexagonal Consulting la somme de 2.000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et rejette leur demande fondée sur ces dispositions.