CA Versailles, 12e ch., 2 décembre 2021, n° 20/03952
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sonergia (SAS)
Défendeur :
AOT Energy France (Sasu)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Thomas
Conseillers :
Mme Muller, M. Nut
Avocats :
Me Dupuis, Me Lepage, Me Denis, Me Delorme-Muniglia, Me Condomines, Me Galmiche
EXPOSE DU LITIGE
La société AOT Energy France (ci-après la société AOT) a pour activité la distribution de produits énergétiques (pétrole, carburants renouvelables, gaz naturel...).
La société Sonergia est spécialisée dans la valorisation de certificats d'économies d'énergie (CEE).
Le 21 février 2017, elles ont conclu un contrat par lequel la société Sonergia s'est engagée à vendre à la société AOT un volume de certificats d'économie d'énergie dont elle est propriétaire, de 18.000.000 kWh cumac 'précarité énergétique', au prix de 90.000 €.
Le transfert de ces CEE, ordonné le 24 mars 2017, porte le numéro PR030217STAS788723203A0.
Le 2 juin 2018, la société Sonergia a adressé un courriel à AOT indiquant que la société Unergia, de qui elle avait acquis des CEE entre juillet 2016 et février 2017, aurait produit des CEE frauduleux et que le ministère avait pris la décision de les retirer. Elle a ajouté qu'au moins quatre de ses clients étaient concernés.
Le ministre de la transition écologique et solidaire a adressé à la société AOT un courrier en date du 28 mai 2018, indiquant que 'les décisions de délivrance de ses certificats d'économies d'énergie [enregistrés sous le numéro PR030217STAS788723203A0] ont été obtenues de manière frauduleuse' et que cette fraude 'conduit au retrait de la décision de délivrance des CEE', ce courrier ajoutant qu'il est envisagé 'de retirer la décision de délivrance... conduisant au retrait sur votre compte d'un volume de certificats d'économies d'énergie de 18 000 000 kWh cumac au bénéfice des ménages en situation de précarité énergétique.'
Le 6 juin 2018, la société AOT a communiqué ce courrier par email à la société Sonergia, en lui demandant de transférer la quantité équivalente, et la société Sonergia lui annonçait en réponse la recontacter le lendemain pour l'échange.
Le 8 juin 2018, la société Sonergia a écrit à la société AOT en s'étonnant de la décision du ministre, et en proposant une solution de remplacement des CEE invalidés, 'à titre commercial'.
Le 12 juin 2018, la société AOT a fait parvenir le courrier du ministre à la société Sonergia, lui demandant de lui transférer l'équivalent en CEE de 18 MWH.
Le 15 juin 2018, la société Sonergia a proposé la signature d'un avenant entre les parties, selon lequel en contrepartie de la fourniture des nouveaux CEE, la société AOT devait s'engager à 'initier toutes les actions/procédures adéquates en vue de contester la décision du ministère de la transition énergétique et solidaire et récupérer les CEE concernés'.
Par courriel du 19 juin 2018, la société AOT a refusé cette proposition et rappelé la société Sonergia au respect de ses obligations.
Le 22 juin 2018, la société Sonergia a répondu ne pas être en mesure 'de procéder à cet échange qui vous avait été proposé à titre de geste commercial conditionné à cette contrepartie'.
Le 28 juin 2018, le ministre de la transition écologique et solidaire a confirmé sa décision de retrait des CEE obtenus par fraude.
Le 4 juillet 2018, les CEE ont été retirés du compte Emmy, qui enregistre l'ensemble des transactions (ventes et achats) de CEE, de la société AOT.
Le 5 juillet 2018, la société AOT a mis en demeure la société Sonergia de lui transférer 18 millions kWh cumac 'précarité énergétique'.
Par courrier du 13 juillet 2018, la société Sonergia a refusé ce transfert.
Par acte du 4 septembre 2018, la société AOT a assigné la société Sonergia devant le tribunal de commerce de Nanterre aux fins de la voir condamner à lui livrer 18.000.000 kWh cumac de CEE 'précarité énergétique' dans un délai de 8 jours à compter du jugement, sous astreinte.
Par jugement du 24 juillet 2020, le tribunal de commerce de Nanterre a :
- débouté la société Sonergia de sa demande de sursis à statuer,
- condamné la société Sonergia à livrer à la société AOT Energy France 18.000.000 kWh cumac de CEE 'précarité énergétique' dans un délai de quinze jours à compter de la signification du jugement, sous astreinte de 5.000 € par jour de retard, le tribunal se réservant la liquidation de l'astreinte,
- débouté la société AOT Energy France pour le surplus de sa demande,
- condamné la société Sonergia à payer à la société AOT Energy France la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- ordonné l'exécution provisoire,
- condamné la société Sonergia aux entiers dépens.
Par déclaration du 12 août 2020, la société Sonergia a interjeté appel du jugement.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
Par conclusions notifiées le 28 juin 2021, la société Sonergia demande à la cour de :
- Déclarer recevable et bien fondé l'appel interjeté par la société Sonergia ;
- Débouter la société AOT Energy France de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions;
- Reformer le jugement entrepris en ce qu'il a :
- condamné la société Sonergia à livrer à la société AOT Energy France 18.000.000 kWh cumac de CEE « précarité énergétique » dans le délai de quinze jours à compter de la signification du jugement, sous astreinte de 5.000 € par jour de retard ;
- condamné la société Sonergia à payer à la société AOT Energy France la somme de 10.000 € au titre des frais irrépétibles ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- condamné la société Sonergia aux entiers dépens.
- Statuant à nouveau et y ajoutant :
- Débouter la société AOT Energy France de ses demandes ;
En tout état de cause,
- Condamner la société AOT Energy France à restituer à la société Sonergia un volume de 18.000.000 kWh cumac de CEE « précarité énergétique » ou leur valeur à la date de l'arrêt à intervenir, au choix de la société Sonergia, et la somme de 10.074,59 €, avec intérêt légal depuis leur paiement en exécution du jugement entrepris ;
- Condamner la société AOT Energy France à verser à la société Sonergia la somme de 7.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en appel ;
- Condamner la société AOT Energy France aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Par dernières conclusions notifiées le 16 juin 2021, la société Energy France demande à la cour de :
- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Nanterre du 24 juillet 2020,
- Débouter la société Sonergia de l'ensemble de ses demandes,
- Condamner la société Sonergia à verser à la société AOT Energy France la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais liés à la procédure d'appel,
- Condamner la société Sonergia aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 1er juillet 2021.
Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIVATION
La cour relève que la société Sonergia explicite dans ses conclusions les raisons pour lesquelles elle sollicitait en 1ère instance le sursis à statuer, mais ne conteste pas le jugement en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à faire droit à cette demande, et ne demande pas ce sursis dans le dispositif de ses conclusions.
Sur la garantie contractuelle de la société Sonergia
Le jugement s'est fondé sur l'article 3 du contrat pour, au vu de la décision du ministère de la transition écologique et solidaire de retrait de la délivrance des CEE, qui a privé la société AOT de la propriété du lot de CEE que la société Sonergia lui avait cédé, retenir que cette dernière devait garantir la société AOT de l'éviction qu'elle avait subie.
La société Sonergia soutient que le contrat la liant à la société AOT est un contrat de prestations de services, et que le jugement a ignoré les dispositions de l'article 1640 du code civil, au vu desquelles la garantie d'éviction n'est pas opposable au vendeur quand l'acquéreur a choisi de ne pas exercer les recours en sa possession à l'encontre de la décision du Ministère de la transition écologique. Elle ajoute qu'il appartenait à la société AOT de saisir le juge administratif et de la mettre en cause dans cette procédure, et relève que le Conseil d'Etat vient d'indiquer par avis qu'une telle annulation par ce ministère est illégale. Elle fait état d'une décision de justice administrative qui a annulé une décision ministérielle identique, et avance que la société AOT ayant seule pouvoir pour introduire un recours, de sorte qu'elle est à l'origine de son préjudice, et ne peut solliciter la garantie d'éviction.
Elle allègue que le ministère ne pouvait prendre une telle décision de retrait, laquelle ne pouvait être avalisée par Powernext, délégataire du registre national des CEE. Elle ajoute que la société AOT peut encore agir contre Powernext, et qu'il serait choquant qu'elle récupère auprès de celle-ci les CEE, alors que la société Sonergia les lui a remplacés.
La société AOT souligne que le contrat la liant à la société Sonergia oblige celle-ci à remplacer les CEE invalidés, ce qu'elle a refusé de faire. Elle affirme qu'un retrait d'une décision accordant les CEE constitue une invalidation, et que les clauses du contrat sont claires quant à la garantie due par la société Sonergia. Elle relève que la nature du contrat, la société Sonergia soutenant qu'il s'agit d'une prestation de services et non une vente, n'a d'effet que sur la garantie d'éviction et non sur la garantie contractuelle, qui s'applique indépendamment de la nature du contrat ;elle ajoute que le juge civil n'est pas lié par la qualification retenue par l'administration fiscale. Elle avance que la société Sonergia est irrecevable à invoquer l'exception d'irrecevabilité de la décision ministérielle, devenue définitive. Elle conteste l'application de l'article 1640 du code civil invoqué par la société Sonergia, laquelle n'a pas non plus contesté la décision ministérielle.
L'article 1103 du code civil prévoit que les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits, et l'article 1104 qu'ils doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi.
Par 'contrat de cession de Certificats d'Economies d'Énergie' conclu le 21 février 2017 entre les sociétés Sonergia et AOT, la société Sonergia a vendu un volume de 18.000.000 KWh cumac de certificats d'économies d'énergie précaires à la société AOT, l'article 3 du contrat prévoyant qu'en cas d'invalidation des CEE livrés, le vendeur s'engageait à les faire remplacer par des CEE valides de la même période et avant la fin de celle-ci. L'article 8 du contrat ajoute que 'le vendeur garantit que l'acheteur ne peut en aucun cas voir sa responsabilité engagée pour le cas où les services de l'Etat, après avoir délivré des CEE précaires cédés par le vendeur, reviendraient sur leur décision de délivrance en invoquant une erreur ou une carence du dossier'.
Le 28 mai 2018, le ministère de la transition écologique et solidaire (ci-dessous, le Ministère) a informé la société AOT que les décisions de délivrance des CEE dont elle avait fait l'acquisition ayant été obtenues frauduleusement, il envisageait de retirer la décision de délivrance, conduisant au retrait sur le compte de la société AOT d'un volume de CEE de 18.000.000 kWh cumac. Par courrier du 28 juin 2018, ce Ministère a indiqué à la société AOT qu'il prononçait le retrait de la décision de délivrance, entraînant ainsi le retrait sur le compte de cette société de ce volume de CEE.
L'argument avancé par la société Sonergia, selon laquelle la cession de CEE relève d'un contrat de prestations de services et non d'un contrat de vente, est inopérant à écarter l'application de la garantie contractuelle prévue à l'article 3 du contrat.
Par ailleurs, l'article 1626 du code civil prévoit que 'quoique lors de la vente il n'ait été fait aucune stipulation sur la garantie, le vendeur est obligé de droit à garantir l'acquéreur de l'éviction qu'il souffre dans la totalité ou partie de l'objet vendu, ou des charges prétendues sur cet objet, et non déclarées lors de la vente'.
Le seul fait qu'au plan fiscal, la cession de CEE relève de la catégorie des prestations de services ne s'impose pas à la juridiction civile, la position de l'administration fiscale sur l'appréciation d'une situation au regard d'un texte fiscal, qui ne vaut que dans les rapports entre l'intéressé et cette administration, est sans incidence sur l'analyse par le juge, selon les règles du droit civil, des obligations résultant des conventions conclues entre les parties.
Si l'article 1640 du code civil prévoit que 'la garantie pour cause d'éviction cesse lorsque l'acquéreur s'est laissé condamné par un jugement en dernier ressort, ou dont l'appel n'est plus recevable, sans appeler son vendeur, si celui-ci prouve qu'il existait des moyens suffisants pour faire rejeter sa demande', les conditions de son application au cas d'espèce ne sont pas réunies, la décision du Ministère n'étant pas un jugement.
De plus, la société Sonergia ne peut, pour écarter l'engagement de sa garantie, reprocher à la société AOT d'avoir fait le choix de ne pas critiquer la décision du Ministère et de s'être ainsi volontairement 'laissée condamner ', tout en indiquant que la société AOT dispose de la faculté d'engager un recours devant la société Powernext -qui gère le registre 'EMMY' des CEE-, ce qui écarte aussi les conditions d'application de l'article 1640, puisque la décision de 'condamnation' serait toujours contestable.
La société Sonergia ne peut pas davantage prendre argument du fait que la décision ministérielle ne serait pas une 'invalidation' comme visé par le contrat, mais un 'retrait', puisqu'il ressort du courrier du Ministère du 28 juin 2018 que le ' retrait de la décision de délivrance des CEE... a pour conséquence sa disparition juridique pour l'avenir comme pour le passé, ainsi que de ses effets pour le bénéficiaire des droits et les tiers ', de sorte que ce 'retrait' correspond bien à la décision d'invalidation des CEE telle que visée par le contrat.
Il s'ensuit que la société Sonergia s'étant engagée à garantir contractuellement la société AOT, sa garantie est engagée du fait de la décision ministérielle de retrait, et qu'elle ne peut faire état de l'irrégularité alléguée de la décision ministérielle, comme reprocher à la société AOT de n'avoir pas contesté cette décision, pour échapper à l'engagement de sa garantie.
Il convient par conséquent de confirmer le jugement sur ce point.
Sur les autres demandes
Les condamnations prononcées en 1ère instance au paiement des dépens et frais irrépétibles seront confirmées.
Succombant au principal, la société Sonergia sera condamnée au paiement des dépens d'appel, ainsi qu'au versement d'une somme de 3.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Statuant par décision contradictoire,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions,
Déboute les parties de leurs autres demandes,
Condamne la société Sonergia à verser à la société AOT Energy France la somme de 3.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais liés à la procédure d'appel,
Condamne la société Sonergia aux entiers dépens.