Cass. com., 6 juillet 2022, n° 20-12.467
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mollard
Rapporteur :
M. Ponsot
Avocats :
SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP Gaschignard
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Bourges, 20 décembre 2018), par un acte du 5 août 2011, Mme [S] et M. [K], son époux, ont cédé à la société FJMN 60 % du capital de la société Esprit campagne, pour un montant de 90 000 euros. La société FJMN s'est également engagée à faire une avance en compte courant de deux millions d'euros et à consentir un prêt de 160 000 euros.
2. La société Esprit campagne, qui avait développé des solutions d'hébergement innovantes dans le domaine du tourisme orienté vers la nature, a fait l'objet, le 22 novembre 2011, d'une procédure de sauvegarde, avant d'être placée, le 17 septembre 2013, en liquidation judiciaire.
3. Estimant que les états prévisionnels que la société Esprit campagne lui avait présentés reposaient sur des hypothèses de croissance non fondées et que les titres de participation de cette société dans la société Bocages avaient été surévalués en raison des engagements que cette filiale avait souscrits sans constituer de provisions, la société FJMN a assigné M. et Mme [K] en responsabilité, sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240, du code civil.
Examen des moyens
Sur le second moyen, ci-après annexé
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le premier moyen, pris en ses première, deuxième, troisième et quatrième branches
Enoncé du moyen
5. La société FJMN fait grief à l'arrêt de limiter à 250 000 euros le montant de la condamnation prononcée contre M. et Mme [K], alors :
« 1°/ que la perte de chance de ne pas contracter ou de contracter à des conditions plus avantageuses est caractérisée s'il est établi que, mieux informée, une partie à un contrat aurait renoncé à y souscrire ; qu'il résulte des constatations de l'arrêt que les époux [K] n'ont pas informé la société FJMN du passif, latent et futur, résultant, d'une part, des engagements de rachat de roulottes qu'elle avait pris en location et, d'autre part, des garanties de paiement de loyers souscrites dans le cadre de cessions de baux commerciaux ; que pour limiter l'indemnisation de la société FJMN la cour d'appel retient que la preuve d'une mise en oeuvre des garanties de loyer n'est pas rapportée et que seuls certains propriétaires ont demandé la reprise de leur roulotte ; qu'en statuant par de tels motifs inopérants et sans rechercher, comme elle y était invitée, si, mieux informée sur le passif de la société Bocages, filiale à 95 % de la société Esprit campagne, la société FJMN ne se serait pas abstenue d'acquérir les parts sociales de cette dernière et de lui consentir des avances considérables avant de prendre connaissance des engagements souscrits par la société Bocages, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil ;
2°/ que la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue ; que pour limiter à 250 000 euros le montant de l'indemnité propre à réparer le préjudice de la société FJMN, la cour d'appel a pris en considération la proportion de propriétaires ayant effectivement demandé la reprise de leur roulotte, qu'elle a évaluée à un huitième, et a retenu une somme de 250 000 euros correspondant, grosso modo, à un huitième des sommes totales investies par la société FJMN dans la société Esprit campagne ; qu'en statuant par de tels motifs, la cour d'appel, qui n'a pas mesuré la réparation à la chance perdue par la société FJMN mais au regard des seules pertes enregistrées par la société Bocages du fait des engagements de reprise des roulottes souscrits par elle, a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale ;
3°/ que la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue ; que la cour d'appel, qui devait fixer le montant de l'indemnité propre à réparer la perte de chance de la société FJMN de ne pas acquérir les titres de la société Esprit campagne et de ne pas apporter à celle-ci un financement, en pure perte, par le biais de son compte courant et d'un prêt, devait prendre en compte, comme elle y était invitée, d'une part, le montant total des investissements réalisés en pure perte par la société FJMN, et d'autre part, la probabilité, certaine, que la société FJMN n'aurait pas acquis les titres de la société Esprit campagne, ni octroyé à celle-ci des avances en compte courant et un prêt si elle avait été informée de l'état réel des dettes de cette filiale ; qu'en fixant l'indemnité due à la société FJMN à la somme de 250 000 euros sans tenir compte de ces éléments, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision au regard de l'article 1382, devenu 1240, du code civil, ensemble le principe de la réparation intégrale ;
4°/ que, au surplus, la société FJMN faisait valoir que la société Bocages s'était engagée à racheter les roulottes à l'issue de baux commerciaux conclus entre 2006 et 2008 pour une durée de dix ans, de sorte, que la plupart d'entre eux n'avaient pas exprimé leurs intentions avant la faillite, survenue en septembre 2013 ; qu'en limitant le montant de l'indemnité allouée à la société FJMN au motif qu'en 2013 la demande de reprise des roulottes ne concernait qu'un huitième des ventes assorties de la faculté de rachat, sans répondre à ce moyen, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
6. M. et Mme [K] contestent la recevabilité du moyen, pris en ses cinq branches. Ils soutiennent que celui-ci serait incompatible avec la thèse adoptée en cause d'appel par la société FJMN, qui n'aurait jamais soutenu qu'elle n'aurait pas contracté si elle avait été informée de l'engagement pris par la société Bocages de reprendre certaines roulottes vendues, ainsi que de la garantie du versement des loyers.
7. Cependant, aux termes de ses conclusions d'appel, la société FJMN a défini le préjudice dont elle demandait réparation comme étant la perte de chance de ne pas contracter, c'est-à-dire de ne pas avoir pu prendre la décision de ne pas entrer au capital de la société Esprit campagne et de ne pas faire d'apport ni de prêt.
8. Le moyen est donc recevable en ses cinq branches.
Bien-fondé du moyen
Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil, et le principe de la réparation intégrale du préjudice :
9. Il résulte de ce texte et de ce principe que la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue.
10. Pour limiter à la somme de 250 000 euros le montant des dommages-intérêts alloués à la société FJMN en réparation de la perte de chance de ne pas contracter, l'arrêt, après avoir constaté, d'un côté, que soixante-seize roulottes avaient été vendues par la société Bocages, filiale à 95 % de la société Esprit campagne, et que les contrats de vente produits aux débats à titre d'exemple étaient assortis d'une option de rachat au prix de 29 600 euros et retenu, de l'autre, que le prix de rachat, égal à 75 % du prix d'achat d'une roulotte acquise dix ans plus tôt, présentait un caractère très attractif pour le cocontractant, de sorte que la mise en jeu de cette option n'était pas une hypothèse négligeable, retient qu'il y a lieu de prendre en considération la proportion des contrats ayant donné lieu à l'exercice du droit de reprise, soit un huitième des roulottes vendues.
11. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a limité aux seuls cas dans lesquels l'option de rachat avait été effectivement mise en oeuvre par les propriétaires des roulottes, cependant que la société FJMN faisait valoir que, pour les contrats conclus entre 2006 et 2008, l'option de rachat n'était pas ouverte à la date de la liquidation judiciaire, et qui n'a pas apprécié si, et dans quelle mesure, la société FJMN, dûment informée de l'ensemble des engagements de rachat souscrits par la société Bocages, n'aurait pas renoncé à acquérir les titres de la société Esprit campagne et à apporter à cette dernière les concours financiers qu'elle lui a octroyés, a violé le texte et le principe susvisés.
Et sur le premier moyen, pris en sa cinquième branche
Enoncé du moyen
12. La société FJMN fait le même grief à l'arrêt, alors « que, au surplus, le juge ne peut dénaturer l'écrit qui est soumis ; que la société FJMN produisait aux débats un courrier recommandé de M. [V] [C] qui demandait expressément à la société Bocages de lui reverser les compléments de loyer non réglés par le cessionnaire de son bail ; qu'en affirmant que la société FJMN ne rapportait pas la preuve qu'une garantie de loyer aurait été mise à exécution en raison de la défaillance d'un des preneurs à bail des roulottes, la cour d'appel a dénaturé ce courrier par omission et violé ainsi l'obligation faite au juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis. »
Réponse de la Cour
Vu l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis :
13. Pour rejeter la demande d'indemnisation de la société FJMN au titre de la perte de chance de ne pas contracter faute d'avoir été informée, en l'absence de provision, de la garantie de paiement des loyers souscrite par la société Bocages, l'arrêt retient que, même s'il n'est pas établi que les époux [K] auraient, lors des négociations intervenues entre les parties, porté à la connaissance de la société FJMN l'existence de clauses garantissant l'exécution par les preneurs à bail des roulottes, cette dernière ne rapporte aucunement la preuve qu'une telle garantie des loyers aurait été mise à exécution en raison de la défaillance d'un des preneurs et ne justifie, dès lors, d'aucun préjudice de ce fait.
14. En statuant ainsi, alors que la société FJMN produisait aux débats une lettre recommandée d'un propriétaire de roulottes demandant expressément à la société Bocages de lui reverser les compléments de loyer non réglés par le cessionnaire de son bail, la cour d'appel, qui a dénaturé par omission ce document, a violé le principe susvisé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, infirmant partiellement le jugement, il déboute la société FJMN de sa demande relative à la surévaluation des titres de la société Bocages dans l'actif de la société Esprit campagne du fait de l'absence de provision au titre des garanties de loyer prises dans le cadre de la cession des baux commerciaux et condamne in solidum M. et Mme [K] à verser à la société FJMN la somme de 250 000 euros en indemnisation du préjudice de perte de chance résultant du défaut de révélation d'engagements de reprise des roulottes dans le cadre des contrats conclus par la société Bocages, l'arrêt rendu le 20 décembre 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Bourges ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Orléans.