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Décisions

CA Aix-en-Provence, ch. 3-1, 1 juillet 2021, n° 20/11748

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Innova Invest (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Calloch

Conseillers :

Mme Berquet, Mme Combrie

Avocats :

Me Pedinielli, Me Alias

T. com. Aix-en-Provence, du 19 nov. 2020…

19 novembre 2020

EXPOSE DU LITIGE

La société Innova Invest, immatriculée au registre du commerce d'Aix en Provence depuis le 9 octobre 2017 est la société mère d'un groupe comprenant plusieurs sociétés, et a une activité de bureautique, informatique, téléphonie et solutions de gestion électronique de documents.

Elle a été créée par cinq actionnaires : Messieurs E D, Y X, B Z, Jean Philippe Pedon et F D. Monsieur E D a été désigné président de la société Innova Invest et les quatre autres actionnaires ont le statut de directeur général.

Le 2 octobre 2017 un pacte d'actionnaires a été signé, prévoyant, entre autres dispositions, les modalités de rémunération des actionnaires, et notamment que ces rémunérations seraient votées chaque année en assemblée générale à la majorité de 3 associés sur 5 (sauf la baisse de la rémunération de Monsieur E D, à l'unanimité).

Le 21 janvier 2020 Monsieur F D a été convoqué pour l'assemblée générale prévue le 11 février 2020 (exercice du 1er octobre 2019 au 31 septembre 2020) et dit avoir découvert à cette occasion que Messieurs E D, X, G et Z s'étaient octroyés à compter du 1er octobre 2019, soit antérieurement à l'assemblée générale, des augmentations de rémunérations et que Monsieur G changeait en outre de statut social pour devenir travailleur non salarié à compter du mois de janvier 2020. Aucune augmentation de rémunération n'était prévue à l'égard de Monsieur F D.

Par courrier en date du 30 janvier 2020 Monsieur F D a sollicité alors des explications, interpellant le président de la société Innova Invest sur ce qu'il considérait comme des irrégularités.

Le 20 février 2020 Monsieur F D a fait l'objet d'un entretien préalable au licenciement et d'une mise à pied conservatoire et s'est vu notifier le 10 mars 2020 son licenciement pour faute lourde. Lors de l'assemblée générale du 4 juin 2020 Monsieur F D a été révoqué de ses fonctions de directeur général de la société Innova Invest.

Par assignation en date du 4 mars 2020 Monsieur F D a fait citer la société Innova Invest ainsi que Monsieur E D devant le tribunal de commerce d'Aix en Provence sur le fondement des articles L225-231 et L227-1 du code de commerce afin d'obtenir à titre principal la désignation d'un ou plusieurs experts chargés de présenter un rapport sur la gestion de la société Innova Invest.

Par ordonnance en date du 19 novembre 2020 le juge des référés du tribunal de commerce d'Aix en Provence a déclaré recevable la demande de Monsieur F D au visa de l'article L225-231 du code de commerce et désigné un expert de gestion en la personne de Monsieur A H, avec mission jointe à l'ordonnance.

Le juge des référés a fixé à la somme de 5.000 euros le montant de la consignation à valoir sur les honoraires de l'expert, à la charge de Monsieur F D.

Par déclaration en date du 30 novembre 2020 Monsieur E D et la société Innova Invest ont interjeté appel de l'ordonnance.

Par ailleurs trois procédures au fond initiées par Monsieur F D sont pendantes devant le tribunal de commerce d'Aix en Provence.

Par conclusions enregistrées le 16 avril 2021, et auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, Monsieur E D et la société Innova Invest font valoir en substance que :

- l'appel est recevable dès lors qu'ils ne sont pas à l'origine de l'ordonnance et qu'elle leur fait grief en ce qu'elle rejette leurs demandes principales, et que Monsieur F D conteste lui même certains chefs de l'ordonnance qu'il a initiée,

- la demande d'expertise de Monsieur F D est irrecevable dès lors qu'elle n'a pas été précédée de courriers demandant de façon précise des explications sur des actes de gestion clairement identifiés, celui ci s'étant contenté d'un courrier ne comportant aucune question précise, et ne visant pas l'article L225-231 code de commerce ; une réponse lui a été apportée, non pas par le président, alors en congé, mais par les autres directeurs généraux,

- la demande de Monsieur F D est dépourvue de bien fondée dès lors que l'expertise de gestion, à la supposer recevable, ne saurait avoir une quelconque utilité puisque celui ci dispose de toutes les informations concernant la rémunération des actionnaires, laquelle a été approuvée en assemblée générale et dès lors que la motivation de Monsieur F D est purement personnelle puisqu'il conteste en réalité l'absence d'augmentation de sa propre rémunération,

-à supposer l'expertise recevable et bien fondée l'expert devra conserver les documents qui lui seront remis ou les éléments portés à sa connaissance sans les communiquer à Monsieur F D, sa rémunération devra être supportée par Monsieur F D, et l'expertise ne devra comporter aucune appréciation d'ordre juridique contrairement à la mission ordonnée

Monsieur E D et la société Innova Invest demandent ainsi à la cour de réformer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau de :

A titre principal,

- juger Monsieur F D irrecevable en sa demande d'expertise de gestion

A titre subsidiaire,

- débouter Monsieur F D de l'ensemble de ses demandes, moyens, fins et conclusions

A titre infiniment subsidiaire,

- réformer la mission d'expertise retenue par l'ordonnance entreprise en ce qu'elle faisait porter à l'expert désigné des appréciations d'ordre juridique en lui donnant pour mission de :

vérifier si les augmentations de rémunération accordées à Messieurs E D, G, Z et X avant la tenue de l'assemblée du 11 février 2020, telles qu'énumérées au sein de la convocation à ladite assemblée, l'ont été conformément à la réglementation en vigueur et aux accords existants dans l'entreprise afin de déterminer s'il s'agit d'une faute de gestion dire s'il y a eu violation des dispositions du pacte d'associés du 2 octobre 2017 du fait des augmentations de rémunérations intervenues avant la tenue de l'assemblée du 11 février 2020, dire si le changement de statut social en TNS de Monsieur G, avant la tenue de l'assemblée du 11 février 2020, avait un caractère licite, dire si les augmentations de rémunérations intervenues avant l'assemblée du 11 février 2020 ont rompu l'égalité et l'équité entre les actionnaires, signataires du pacte d'associés du 2 octobre 2017

- ordonner à l'expert désigné de conserver par devers lui l'ensemble des éléments et documents qui lui auront été remis ou dont il aura connaissance dans le cadre de sa mission sans les communiquer à Monsieur F D,

- ordonner que la rémunération de l'expert désigné soit à la charge exclusive de Monsieur F D

En tout état de cause,

- condamner Monsieur F D à verser à la société Innova Invest une indemnité d'un montant de 5.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner Monsieur F D aux entiers dépens, dont distraction

Par conclusions enregistrées le 15 avril 2021, et auxquelles il convient de se reporter pour l'exposé détaillé de ses prétentions et moyens, Monsieur F D fait valoir en substance que :

- la société Innova Invest est irrecevable à former appel à l'encontre d'une ordonnance ayant accédé à l'intégralité de ses demandes infiniment subsidiaires, et ce d'autant qu'elle n'a pas sollicité l'arrêt de l'exécution provisoire et a pris part à l'expertise,

- la demande d'expertise de gestion est fondée lorsqu'est relevée une présomption d'irrégularité affectant une ou plusieurs opérations de gestion déterminées et à ce titre, l'octroi unilatéral par les dirigeants d'une SAS d'une augmentation rémunératrice et d'une prime en violation des dispositions statutaires justifie une mesure d'expertise,

- les demandes énoncées par Monsieur F D aux termes de son courrier daté du 30 janvier 2020 portent bien sur des opérations de gestion déterminées, et seul le président de la société peut normalement répondre à ces interrogations,

- le silence persistant de la présidence dans le délai de l'article L225-231 du code de commerce, conjugué à la virulence des réponses des actionnaires et à leur projet d'éviction de Monsieur F D permettent de s'interroger sur la licéité de la gestion actuellement entreprise,

- le caractère sérieux de la demande est ainsi caractérisé et l'expertise de gestion trouve toute son utilité, sans qu'il soit besoin de formaliser une atteinte à l'intérêt social,

Monsieur F D demande ainsi à la cour de :

A titre principal,

- déclarer irrecevable l'appel interjeté par la société Innova Invest pour défaut d'intérêt à agir

A titre subsidiaire,

- rejeter l'ensemble des prétentions, fins et conclusions de l'appelante pour défaut de base légale sauf en ce qu'elle consent à ce que soit ordonnée une expertise de gestion

En tout état de cause,

- confirmer purement et simplement la désignation de l'expert de gestion, et tout sapiteur qu'il sollicitera, afin qu'il présente un rapport sur la gestion de la société Innova Invest, en réponse notamment aux questions suivantes :

quid du caractère de faute de gestion des augmentations de rémunération accordées à Messieurs E D, G, Z et X avant la tenue de l'assemblé du 11 février 2020, telles qu'énumérées au sein de la convocation de ladite assemblée, quid de la modification et de la violation des dispositions du pacte d'associés du 2 octobre 2017 du fait des augmentations de rémunérations intervenues avant l'assemblé du 11 févier 2020, quid du bien fondé et du caractère licite du changement de statut social en TNS de Monsieur G, avant la tenue de l'assemblée du 11 février 2020, quid de la rupture d'égalité et d'équité entre actionnaires, signataires du pacte d'associés du 2 octobre 2017, du fait des augmentations de rémunérations intervenues avant l'assemblée du 11 février 2020

- dire que le ou les experts pourront dans le cadre de leur mission, solliciter du président de la société Innova Invest toutes explications et se faire remettre tous documents relatifs à ladite opération de gestion,

- dire que les honoraires de l'expert seront à la charge de la société Innova Invest,

- condamner la société Innova Invest à la somme de 5.000 euros pour procédure dilatoire et abusive,

- dire que le ou les experts pourront se faire assister de toute personne de leur choix,

- fixer le délai de remise de ce rapport ainsi que la rémunération du ou des experts désignés, laquelle sera à la charge de la société,

- débouter l'appelante de sa demande de condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens,

- réserver les autres dépens

Le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction par ordonnance du 19 avril 2021 et a fixé l'examen de l'affaire à l'audience du 20 mai 2021.

A cette date l'affaire a été retenue et mise en délibéré au 1er juillet 2021.

MOTIFS

Sur la recevabilité de l'appel :

En application de l'article 546 du code de procédure civile le droit d'appel appartient à toute partie qui y a intérêt, si elle n'y a pas renoncé.

En l'espèce, la société Innova Invest et Monsieur E D justifient d'un intérêt à interjeter appel de l'ordonnance rendue par le tribunal de commerce d'Aix en Provence dès lors que s'ils avaient formulé des demandes dans l'hypothèse de la désignation d'un expert en première instance, il apparaît que ces prétentions n'avaient été formulées qu'à titre infiniment subsidiaire.

En conséquence, la société Innova Invest et Monsieur E D, succombants en leurs demandes principales qui tendaient à juger Monsieur F D irrecevable et subsidiairement à le débouter, ont un intérêt à interjeter appel.

Par ailleurs, l'ordonnance de référé attaquée étant assortie de droit de l'exécution provisoire, il ne peut être fait grief aux appelants de l'avoir exécutée en se soumettant à l'expertise ordonnée, l'arrêt de l'exécution provisoire restant une mesure exceptionnelle soumise aux conditions cumulatives de l'article 514-3 du code de procédure civile.

Dès lors, l'appel formé par la société Innova Invest et Monsieur E D doit être déclaré recevable.

Sur le bien fondé de la demande d'expertise de gestion :

Aux termes de l'article L225-231 du code de commerce « une association répondant aux conditions fixées à l'article L225-120, ainsi que un ou plusieurs actionnaires représentant au moins 5% du capital social, soit individuellement, soit en se groupant sous quelque forme que ce soit, peuvent poser par écrit au président du conseil d'administration ou au directoire des questions sur une ou plusieurs opérations de gestion de la société, ainsi que, le cas échéant, des sociétés qu'elle contrôle au sens de l'article L233-3. Dans ce dernier cas, la demande doit être appréciée au regard de l'intérêt du groupe. La réponse doit être communiquée aux commissaires aux comptes.

A défaut de réponse dans un délai d'un mois ou à défaut de communication d'éléments de réponse satisfaisants, ces actionnaires peuvent demander en référé la désignation d'un ou plusieurs experts chargés de présenter un rapport sur une ou plusieurs opérations de gestion (..).

S'il est fait droit à la demande, la décision de justice détermine l'étendue de la mission et des pouvoirs des experts. Elle peut mettre les honoraires à la charge de la société ('). »

En l'espèce, il apparaît que les conditions de l'article L225-231 du code de commerce sont réunies considérant que d'une part, Monsieur F D, alors actionnaire de la société Innova Invest à hauteur de 15%, a posé un certain nombre de questions à Monsieur E D, président de la société Innova Invest par lettre recommandée avec accusé de réception datée du 30 janvier 2020, suite à la convocation à l'assemblée générale de la société prévue pour le 11 février 2020.

Si les questions posées le sont pour leur majorité en termes déclaratifs il apparaît qu'elles sont néanmoins précises et se terminent par cette formule « je vous remercie de prendre en considération mes demandes et d'y répondre dans les plus brefs délais ». Ainsi, il n'existe aucun doute sur le fait qu'une réponse était attendue, nonobstant l'absence de référence à l'article L225-231 susvisé.

D'autre part, la circonstance que ces demandes portent essentiellement sur les rémunérations octroyées aux autres associés, au détriment de Monsieur F D selon ses dires, ne peut être assimilée à une atteinte purement personnelle aux droits d'un actionnaire dès lors que les conditions de leur conformité au pacte d'associés signé le 2 octobre 2017 posent question et sont de nature à porter atteinte également à l'intérêt de la société, en dépit du vote intervenu en assemblée générale.

Enfin, il n'est pas contesté que Monsieur E D n'est pas l'auteur de la réponse adressée à Monsieur F D dès lors que le courrier daté du 4 février 2020 émane de Messieurs G, Z et X, directeurs généraux de la société Innova Invest au même titre de Monsieur F D, et que le pouvoir de délégation donné par le président de la société n'est pas justifié aux débats.

En conséquence, l'ordonnance déféré sera confirmée en ce qu'elle a ordonné une expertise de gestion sur le fondement des dispositions de l'article L225-231 du code de commerce.

Sur la mission de l'expert désigné :

Il n'entre pas dans la mission de l'expert de communiquer aux autres parties les documents recueillis à l'occasion des opérations d'expertise et à cet égard, la mission prévue par l'ordonnance de référé enjoint expressément à celui ci de « conserver par devers lui l'ensemble des éléments et documents qui lui auront été remis ou dont il aura connaissance dans le cadre de sa mission sans les communiquer à M. D ». En conséquence, les demandes complémentaires de la société Innova Invest et de Monsieur E D sont sans objet.

Par ailleurs, il convient de rappeler, aux termes des articles 237 et 238 du code de procédure civile que le technicien commis ne doit jamais porter d'appréciation d'ordre juridique.

Pour autant, rien ne fait obstacle à ce que le juge précise le but recherché afin d'éclairer l'expert dans sa mission.

Ainsi, la mission de l'expert sera confirmé en tous points.

Enfin, il n'y a pas lieu de modifier en l'état actuel la répartition des frais telle que prévue par l'ordonnance attaquée, Monsieur F D étant à l'origine de la demande d'expertise, sauf aux juges du fond éventuellement saisis de la contestation, de statuer sur la charge des frais de l'expertise.

De même, le délai imparti à l'expert a d'ores et déjà été fixé.

Sur la demande de dommages intérêts pour procédure abusive et dilatoire formée par Monsieur F D :

Au visa de l'article 1241 du code civil l'exercice d'une action en justice, de même que la défense à une telle action, ne peut constituer un abus de droit susceptible de donner lieu à dommages intérêts que dans des circonstances particulières le rendant fautif, et notamment lorsqu'est caractérisée une intention malveillante ou une volonté de nuire de la part de celui qui l'exerce.

En l'espèce, le caractère abusif de l'appel interjeté par la société Innova Invest et Monsieur E D n'est pas caractérisé, notamment eu égard aux motifs relevés ci dessus.

Monsieur F D sera dès lors débouté de sa demande de dommages intérêts à ce titre.

Sur les frais et dépens :

La société Innova Invest et Monsieur E D, parties succombantes, conserveront la charge des dépens de l'appel, recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Dit la société Innova Invest et Monsieur E D recevable en leur appel,

Confirme l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Déboute Monsieur F D de sa demande de dommages intérêts pour procédure abusive et dilatoire,

Condamne la société Innova Invest et Monsieur E D aux entiers dépens de l'appel, recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.