CE, 12 avril 2013, n° 357120
CONSEIL D'ÉTAT
Arrêt
1. Considérant que les requêtes de la Société Nokia France SA et du Syndicat de l'industrie des technologies de l'information (SFIB) sont dirigées contre le même arrêté ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;
Sur les conclusions à fin de désistement d'office :
2. Considérant qu'aux termes de l'article R. 611-22 du code de justice administrative : " Lorsque la requête ou le recours mentionne l'intention du requérant ou du ministre de présenter un mémoire complémentaire, la production annoncée doit parvenir au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle la requête a été enregistrée. / Si ce délai n'est pas respecté, le requérant ou le ministre est réputé s'être désisté à la date d'expiration de ce délai, même si le mémoire complémentaire a été ultérieurement produit. Le Conseil d'Etat donne acte de ce désistement " ;
3. Considérant que la requête du SFIB a été enregistrée le 24 février 2012 au secrétariat de la section du contentieux du Conseil d'Etat ; que le mémoire complémentaire qu'il a produit le 25 mai 2012 - soit, au demeurant, avant l'expiration du délai prévu par l'article R. 611-22 du code de justice administrative - n'était pas annoncé dans sa requête introductive d'instance ; que, par suite, il ne peut être regardé comme s'étant désisté en application de ces dispositions ;
Sur la question prioritaire de constitutionnalité :
4. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) " ; qu'il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux ;
5. Considérant que, dès lors que les requérants demandent l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté interministériel du 20 décembre 2011 relatif au remboursement de la rémunération pour copie privée, pris pour l'application du dernier alinéa du III de l'article L. 311-8 du code de la propriété intellectuelle, ils doivent être regardés, eu égard au litige au soutien duquel ils soulèvent une question prioritaire de constitutionnalité et aux moyens qu'ils invoquent, comme ne contestant l'article 4 de la loi du 20 décembre 2011 qu'en tant qu'il ajoute à l'article L. 311-8 du code de la propriété intellectuelle un II et un III aux termes desquels : " II. - La rémunération pour copie privée n'est pas due non plus pour les supports d'enregistrement acquis notamment à des fins professionnelles dont les conditions d'utilisation ne permettent pas de présumer un usage à des fins de copie privée. / III. - Une convention constatant l'exonération et en fixant les modalités peut être conclue entre les personnes bénéficiaires des I ou II et l'un des organismes mentionnés au premier alinéa de l'article L. 311-6. En cas de refus de l'un des organismes de conclure une convention, ce dernier doit préciser les motifs de ce refus. / A défaut de conclusion d'une convention, ces personnes ont droit au remboursement de la rémunération sur production de justificatifs déterminés par les ministres chargés de la culture et de l'économie. " ;
6. Considérant, en premier lieu, que si les requérants soutiennent que ces dispositions méconnaissent l'exigence constitutionnelle de transposition des directives résultant de l'article 88-1 de la Constitution, ainsi que l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, cette exigence et cet objectif ne sont pas au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit, au sens de son article 61-1 ;
7. Considérant, en second lieu, que la circonstance que les propriétaires de matériels à usage professionnel doivent s'acquitter personnellement de la rémunération pour copie privée, pour les supports d'enregistrement acquis notamment à des fins professionnelles, alors qu'ils les confient à des tiers pouvant en faire un usage à des fins de copie privée, ne fait pas obstacle à ce que ces propriétaires, comme les y invite d'ailleurs l'arrêté attaqué, encadrent cet usage, pour l'interdire à fin de copie privée et, le cas échéant, mettre le montant de cette redevance à la charge des tiers à la disposition desquels ils mettent ce matériel ; qu'ainsi, les requérants ne peuvent sérieusement soutenir que les dispositions législatives contestées porteraient une atteinte excessive à leur droit de propriété, garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et des citoyens de 1789 ;
8. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, n'est pas sérieuse ; qu'ainsi, sans qu'il soit besoin de la renvoyer au Conseil constitutionnel, le moyen tiré de ce que les II et III de l'article L. 311-8 du code de la propriété intellectuelle portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution doit être écarté ;
Sur les autres moyens :
En ce qui concerne la légalité externe :
9. Considérant que le moyen tiré de ce que deux des trois ministres signataires de l'arrêté attaqué n'auraient, faute de concertation entre eux, pas été mis à même d'exercer leur compétence n'est pas assorti des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé ;
En ce qui concerne la légalité interne :
10. Considérant que la loi du 20 décembre 2011, modifiant l'article L. 311-8 du code de la propriété intellectuelle, a été publiée au Journal officiel de la République française le 21 décembre 2011 ; que si l'arrêté attaqué, pris pour l'application de son article 4, a été signé le 20 décembre, il a été publié le 23 décembre ; que, dès lors, le moyen tiré de ce que l'arrêté attaqué serait dépourvu de base légale pour être entré en vigueur avant la loi dont il fait application doit être écarté ;
11. Considérant qu'aux termes de l'article 2 de la directive 2001/29 CE du 22 mai 2001 : " Les Etats membres prévoient le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou en partie: / a) pour les auteurs, de leurs oeuvres; / b) pour les artistes interprètes ou exécutants, des fixations de leurs exécutions; / c) pour les producteurs de phonogrammes, de leurs phonogrammes; / d) pour les producteurs des premières fixations de films, de l'original et de copies de leurs films; /e) pour les organismes de radiodiffusion, des fixations de leurs émissions, qu'elles soient diffusées par fil ou sans fil, y compris par câble ou par satellite " ; que le b) du 2 de l'article 5 de la même directive dispose que les Etats membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations au droit de reproduction ainsi défini : " lorsqu'il s'agit de reproductions effectuées sur tout support par une personne physique pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à condition que les titulaires de droits reçoivent une compensation équitable qui prend en compte l'application ou la non application des mesures techniques visées à l'article 6 aux oeuvres ou objets concernés " ;
12. Considérant que, selon l'interprétation que la Cour de justice de l'Union européenne a donnée de ces disposition dans son arrêt C-467/08 du 21 octobre 2010 : " (...) l'article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens qu'un lien est nécessaire entre l'application de la redevance destinée à financer la compensation équitable à l'égard des équipements, des appareils ainsi que des supports de reproduction numérique et l'usage présumé de ces derniers à des fins de reproduction privée. En conséquence, l'application sans distinction de la redevance pour copie privée, notamment à l'égard d'équipements, d'appareils ainsi que de supports de reproduction numérique non mis à la disposition d'utilisateurs privés et manifestement réservés à des usages autres que la réalisation de copies à usage privé, ne s'avère pas conforme à la directive 2001/29 (...) " ; que le même arrêt précise que, dès lors que les équipements en cause ont été mis à la disposition de personnes physiques à des fins privées, il n'est nullement nécessaire d'établir que celles-ci ont effectivement réalisé des copies privées à l'aide de ces derniers et ont ainsi effectivement causé un préjudice à l'auteur de l'oeuvre protégée, car elles sont censées exploiter la plénitude des fonctions associées auxdits équipements, y compris celle de reproduction, la simple capacité de ces équipements ou de ces appareils à réaliser des copies suffisant à justifier l'application de la redevance pour copie privée, à la condition que ces derniers aient été mis à disposition des personnes physiques en tant qu'utilisateurs privés ; qu'il résulte de la directive ainsi interprétée qu'elle permet aux Etats membres de soumettre au versement de la rémunération pour copie privée tout matériel ayant une capacité de copie privée, dès lors que l'usage envisagé n'est pas exclusif d'une possibilité de copie privée ;
13. Considérant qu'aux termes du II de l'article L. 311-8 du code de la propriété intellectuelle : " La rémunération pour copie privée n'est pas due (...) pour les supports d'enregistrement acquis notamment à des fins professionnelles dont les conditions d'utilisation ne permettent pas de présumer un usage à des fins de copie privée " ; que le III du même article conditionne le remboursement de la rémunération, en cas d'absence de convention entre les bénéficiaires de la rémunération et les organismes qui la perçoivent pour le compte des ayants-droits, à la production de justificatifs dont la liste est déterminée par l'arrêté attaqué ; que celle-ci comporte notamment une déclaration sur l'honneur par laquelle l'acquéreur précise l'usage professionnel qui va être fait du support acquis, et notamment s'il fera l'objet d'une utilisation collective ou s'il sera mis à disposition des utilisateurs à titre individuel, et s'engage à ce que les conditions d'utilisation de ce support ne permettent pas de présumer un usage à des fins de copie privée ;
14. Considérant qu'il résulte de ce qui a été dit au point 12 que ces dispositions, qui réservent l'exonération de la rémunération de la copie privée aux seuls supports et matériels à destination professionnelle dont l'acquéreur ne peut présumer un usage à des fins de copie privée, ne méconnaissent pas les dispositions de la directive 2001/29 CE ; qu'ainsi, le moyen tiré de ce que l'arrêté attaqué serait illégal, soit en ce qu'il prévoit la possibilité de soumettre à la rémunération pour copie privée un matériel à usage professionnel non exclusif d'une possibilité de copie privée, soit parce que la loi qui le fonde prévoit cette possibilité, ne peut qu'être écarté ;
15. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non-recevoir opposées en défense, les requérants ne sont pas fondés à demander l'annulation de l'arrêté qu'ils attaquent ;
Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
16. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Nokia France SA et du SFIB la somme de 2 000 euros à verser chacun, d'une part, à l'Etat et, d'autre part, à la société Copie France ; que les mêmes dispositions font obstacle à ce que les sommes que les requérants demandent soit mises à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance ;
D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Nokia France SA et le Syndicat de l'industrie des technologies de l'information.
Article 2 : Les requêtes de la société Nokia France et du SFIB sont rejetées.
Article 3 : La société Nokia France et le SFIB verseront chacun la somme de 2 000 euros, d'une part, à l'Etat et, d'autre part, à la société Copie France.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à la Société Nokia France SA, au Syndicat de l'Industrie des Technologies de l'Information (SFIB), au ministre de l'économie et des finances, à la ministre de la culture et de la communication et à la société pour la perception de la rémunération de la copie privée audiovisuelle et sonore, dite " Copie France ".
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, au Premier ministre et au ministre du redressement productif.