Cass. mixte, 21 juillet 2023, n° 21-15.809
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Zurich Insurance PLC, DS Smith France
Défendeur :
Gaifin SRL
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Soulard, M. Chauvin, Mme Teiller, M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Fontaine
Avocat général :
Mme Guéguen
Avocats :
SARL Cabinet Munier-Apaire, SCP Thomas-Raquin, Le Guerer, Bouniol-Brochier
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Nîmes, 17 février 2021), la société Greci Agro-Industriale SRL (la société Greci), producteur de produits alimentaires longue conservation à destination des professionnels, se fournissait en poches de conditionnement stériles et hermétiques auprès de la société Rapak.
2. Des clients ayant soutenu qu'un gonflement anormal des poches avait entraîné la détérioration de leurs produits, la société Greci a déclaré le sinistre à son assureur, la société Zurich Insurance PLC (la société Zurich), qui a diligenté une expertise amiable.
3. Le 16 mai 2013, la société Greci a saisi une juridiction italienne qui a désigné un expert le 24 septembre 2013.
4. Le 25 novembre 2015, la société italienne Gaifin, cessionnaire de la créance de la société Greci, a assigné les sociétés DS Smith France, venant aux droits de la société Rapak, et Zurich en réparation de son préjudice.
Examen des moyens
Sur le second moyen, pris en ses première et deuxième branches
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. Les sociétés DS Smith France et Zurich font grief à l'arrêt de rejeter leur fin de non-recevoir tirée de la forclusion de l'action en garantie des vices cachés engagée par la société Gaifin et de dire cette dernière recevable en ses demandes, alors « que la suspension de la prescription prévue par l'article 2239 du code civil n'est pas applicable au délai de forclusion de la garantie des vices cachés ; qu'en énonçant que "le délai de 2 ans [de l'article 1648, alinéa 1, du code civil] est suspendu lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès en application de l'article 2239 du code civil, le délai recommençant à courir à compter du jour où la mesure a été exécutée" (arrêt p. 5, dernier §), pour en déduire qu'était recevable l'action en garantie des vices cachés intentée par la société Gaifin par assignation au fond du 25 novembre 2015, soit moins de deux ans après le dépôt du rapport d'expertise judiciaire le 19 décembre 2013 (arrêt p. 6, § 3), la cour d'appel a violé les articles 1648 et 2239 du code civil. »
Réponse de la Cour
7. Aux termes de l'article 1641 du code civil, le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l'usage auquel on la destine, ou qui diminuent tellement cet usage, que l'acheteur ne l'aurait pas acquise, ou n'en aurait donné qu'un moindre prix, s'il les avait connus.
8. En application de l'article 1648 de ce code, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2005-136 du 17 février 2005, l'action résultant de tels vices rédhibitoires devait être intentée par l'acquéreur dans un bref délai, suivant la nature de ces vices et l'usage du lieu où la vente avait été faite.
9. L'article 3 de l'ordonnance précitée a substitué à ce bref délai un délai biennal.
10. Dans sa rédaction en vigueur depuis le 28 mars 2009, issue de la loi n° 2009-323 du 25 mars 2009, l'article 1648 du code civil prévoit, en son premier alinéa, que l'action résultant des vices rédhibitoires doit être intentée par l'acquéreur dans un délai de deux ans à compter de la découverte du vice, en son second alinéa, que, dans le cas prévu par l'article 1642-1, l'action doit être introduite, à peine de forclusion, dans l'année qui suit la date à laquelle le vendeur peut être déchargé des vices ou des défauts de conformité apparents.
11. Dans ce second alinéa, le législateur a pris le soin de préciser qu'il s'agissait d'un délai de forclusion.
12. En revanche, il n'a pas spécialement qualifié le délai imparti par le premier alinéa à l'acheteur pour agir en garantie contre le vendeur en application de l'article 1641 du code civil.
13. La Cour de cassation l'a parfois qualifié de délai de forclusion (3e Civ., 10 novembre 2016, pourvoi n° 15-24.289 ; 3e Civ., 5 janvier 2022, pourvoi n° 20-22.670, publié), parfois de délai de prescription (1re Civ., 5 février 2020, pourvoi n° 18-24.365 ; 1re Civ., 25 novembre 2020, pourvoi n° 19-10.824 ; 1re Civ., 20 octobre 2021, pourvoi n° 20-15.070 ; Com., 28 juin 2017, pourvoi n° 15-29.013).
14. Les exigences de la sécurité juridique imposent de retenir une solution unique.
15. Dans le silence du texte, il convient de rechercher la volonté du législateur.
16. D'une part, tant le rapport au président de la République accompagnant l'ordonnance n° 2005-136 du 17 février 2005 que le rapport n° 2836 du 1er février 2006 fait au nom de la commission des affaires économiques de l'environnement et du territoire de l'Assemblée nationale sur le projet de loi de ratification de cette ordonnance ainsi que le rapport n° 277 du 23 mars 2006 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale du Sénat sur ce même projet de loi de ratification mentionnent un délai de prescription pour l'action en garantie des vices cachés du code civil.
17. D'autre part, l'objectif poursuivi par le législateur étant de permettre à tout acheteur, consommateur ou non, de bénéficier d'une réparation en nature, d'une diminution du prix ou de sa restitution lorsque la chose est affectée d'un vice caché, l'acheteur doit être en mesure d'agir contre le vendeur dans un délai susceptible d'interruption et de suspension.
18. L'ensemble de ces considérations conduit la Cour à juger que le délai biennal prévu à l'article 1648, alinéa 1, du code civil est un délai de prescription.
19. La cour d'appel a énoncé, en premier lieu, que le délai de deux ans prévu à l'article 1648, alinéa 1, du code civil pour intenter l'action en garantie des vices rédhibitoires est interrompu par une assignation en référé conformément à l'article 2241 de ce code, en second lieu, que ce délai est en outre suspendu lorsque le juge a fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès en application de l'article 2239 du même code, le délai recommençant à courir à compter du jour où la mesure a été exécutée.
20. Après avoir retenu que la saisine de la juridiction italienne, le 16 mai 2013, avait interrompu la prescription jusqu'au 24 septembre 2013, date de l'ordonnance ayant désigné l'expert, elle a relevé que celui-ci avait déposé son rapport le 19 décembre 2013 et que l'assignation au fond avait été signifiée le 25 novembre 2015.
21. Ayant ainsi retenu à bon droit que le délai prévu à l'article 1648, alinéa 1, du code civil pour exercer l'action en garantie des vices cachés est un délai de prescription susceptible de suspension en application de l'article 2239 de ce code, la cour d'appel en a exactement déduit que l'action n'était pas prescrite.
22. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le second moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
23. Les sociétés DS Smith France et Zurich font grief à l'arrêt de les condamner in solidum à payer à la société Gaifin la somme de 377 343,78 euros en réparation de son préjudice économique, avec intérêts légaux et capitalisation, alors « que le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties ; qu'en se fondant exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de la société Gaifin, à savoir un rapport de son expert-comptable (sa pièce 56 en appel), pour retenir que celle-ci démontrait, qu'au préjudice résultant des poches (prétendument) défectueuses livrées aux clients, évalué par le jugement à la somme de 13 795,04 euros, s'ajoutait un préjudice lié aux pulpes de tomates détectées par la société Greci avant commercialisation s'élevant à la somme de 363 548,74 euros, soit la somme totale de 377 343,78 euros (arrêt p. 8, §§ 3 à 6), la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile, ensemble l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 16 du code de procédure civile :
24. En application de ce texte, le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties.
25. Pour condamner les sociétés DS Smith France et Zurich au paiement d'une certaine somme en réparation du préjudice économique subi par la société Gaifin, l'arrêt constate qu'au vu du rejet partiel de ses prétentions en première instance, la société Gaifin produit une nouvelle pièce, le rapport de M. [I], expert-comptable.
26. Après avoir analysé ce seul rapport, il retient qu'il est ainsi démontré qu'au préjudice résultant des poches défectueuses livrées aux clients, justement évalué par le jugement, s'ajoute un préjudice lié aux poches défectueuses détectées par la société Greci avant leur commercialisation.
27. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui, pour apprécier l'existence du second chef de préjudice, s'est fondée exclusivement sur le rapport d'expertise amiable établi non contradictoirement à la demande de la société Gaifin et produit par elle en appel, sans relever l'existence d'autres éléments de preuve le corroborant, a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
28. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des dispositions de l'arrêt condamnant in solidum les sociétés DS Smith et Zurich à payer à la société Gaifin une certaine somme en réparation de son préjudice économique entraîne la cassation des chefs de dispositif portant sur la capitalisation des intérêts, les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, sauf en ce qu'il dit la société Gaifin recevable en ses demandes et constate que la société DS Smith France vient aux droits de la société Rapak, l'arrêt rendu le 17 février 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Nîmes ;
Remet, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier ;
Condamne la société Gaifin SRL aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, et prononcé par le premier président en son audience publique du vingt et un juillet deux mille vingt-trois. ECLI:FR:CCASS:2023:MI00290