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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 6 juillet 2023, n° 23/06177

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Autorité Polynésienne de la Concurrence, Le commisaire du gouvernement

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Maîtrepierre

Conseillers :

Mme Schmidt, Mme Tréard

Avocats :

Me Justier, Me Vever, Me Boccon-Gibod

Aut. conc., du 31 mars 2023, n° 2023-PAC…

31 mars 2023

FAITS ET PROCÉDURE

I. LE SECTEUR ET LES ACTEURS CONCERNÉS

Après avoir longtemps reposé sur l'Office des postes et des télécommunications (ci-après « OPT »), un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), qui constitue l'opérateur historique, le secteur des télécommunications en Polynésie française a été ouvert à la concurrence par une délibération n° 2003-85 APF du 12 juin 2003 portant dispositions relatives aux livres II et III du code des postes et télécommunications en Polynésie française.

2. Cette ouverture à la concurrence concerne la téléphonie mobile (voix, SMS et données), ainsi que la fourniture d'accès à Internet. En revanche, l'opérateur historique a conservé un monopole légal sur les liaisons avec l'extérieur (voix et données) et sur les réseaux fixes (cuivre et fibre optique).

3. L'entrée sur le marché de nouveaux opérateurs est soumise à une autorisation préalable du Conseil des ministres de la Polynésie française.

4. L'article D. 212 -2 du code des postes et des télécommunications de la Polynésie française (CPT) précise que « [l]es autorités compétentes (') veillent (') [notamment] :

 - à l'exercice d'une concurrence effective et loyale entre les opérateurs de services de télécommunications mobiles (') au bénéfice des utilisateurs ('),

 - à la définition de conditions d'accès aux réseaux et d'interconnexion des réseaux, notamment de service de télécommunication mobile, qui garantissent la possibilité pour tous les utilisateurs de communiquer librement entre eux, ainsi qu'à l'égalité des conditions de la concurrence dans le domaine du service de la télécommunication mobile ;

 - à encourager l'utilisation partagée des installations ».

5. De nouveaux opérateurs sont progressivement entrés sur le marché de la téléphonie mobile polynésien, ainsi que de la fourniture d'accès à Internet. Ils sont concurrents de l'opérateur historique (OPT) qui exerce, à travers sa filiale ([R], devenue [P] en 2018), en utilisant la marque [R], une activité de téléphonie (fixe et mobile), tout en étant fournisseur d'accès à Internet (ci-après « FAI »).

6. La société Pacific Mobile Telecom (ci-après « PMT ») a commercialisé ses premières offres de téléphonie mobile en juin 2013, sous la marque Vodafone, après avoir été autorisée à exercer cette activité le 23 novembre 2010.

7. La société [R] (ci-après « [R] »), immatriculée en 2009, a d'abord opéré en tant que FAI (en vertu d'une licence obtenue en 2010), puis également comme un opérateur de téléphonie mobile en 2020, après y avoir été autorisée le 5 juillet 2018 (sur injonction du tribunal administratif de Papeete, ordonnée le 12 juin 2018, à la suite d'une décision implicite de rejet de sa demande d'autorisation). Elle commercialise ses services de téléphonie mobile sous la marque Ora.

8.[R] a développé son activité de deux manières, sur l'ensemble ou la quasi-totalité des îles habitées de Polynésie française :

- d'une part, sur les îles de [Localité 14] et [Localité 10], les plus peuplées, elle fournit trois types de services mobiles (voix, SMS et données), en s'appuyant sur son propre réseau de télécommunications (réseau 4G), qui recourt à la technologie dite VoLTE (« Voice over long-term evolution »);

- d'autre part, sur les autres îles, moins peuplées, qui font également partie de l'archipel de la Société (à l'exclusion de [Localité 14] et [Localité 10]), et sur les îles des quatre archipels éloignés (des Marquises, des Gambier, des Australes et des Tuamotu), elle fournit seulement deux types de services mobiles (voix et SMS, à l'exclusion des données), en utilisant le réseau de télécommunications d'[P] (la filiale de l'opérateur historique).

9. L'opérateur historique est en effet le seul opérateur à avoir déployé son propre réseau de télécommunications sur l'ensemble ou la quasi-totalité des îles habitées de Polynésie française, ce qui représente une zone aussi étendue que l'Europe. Les technologies employées divergent en fonction des îles : 2G, 3G ou 4G. Le haut débit est accessible, depuis une dizaine d'années, sur l'ensemble ou la quasi-totalité des îles de l'archipel de la Société (dont [Localité 14] et [Localité 10], au moyen du câble sous-marin Honotua), ainsi que, depuis 2019, dans certaines îles de la plupart des archipels éloignés (grâce au câble sous-marin Natitua). La carte ci-dessous, qui figure dans les écritures de chacune des parties, représente les zones de déploiement du réseau [P].

10. L'opérateur historique disposant d'un vaste réseau de télécommunications, sa filiale [P] est en mesure d'offrir un accès à la boucle locale (stations, antennes, fréquences) dans les îles dans lesquelles les autres opérateurs ([R] comme PMT) n'ont pas déployé leur propre réseau. Cet accès à la boucle locale se réalise, en général, au moyen de prestations dites d'itinérance, par lesquelles un opérateur de téléphonie mobile permet d'accueillir, sur son propre réseau, les clients d'un autre opérateur de téléphonie mobile, lorsque ces clients se trouvent sur la zone couverte par ce réseau, ce qui leur permet, sur ladite zone, d'émettre des appels, d'envoyer des SMS et d'en recevoir (appels et SMS). L'itinérance est le mode le plus intégré de partage des infrastructures de télécommunications : l'opérateur qui en bénéficie recourt intégralement aux équipements et aux fréquences de celui qui fournit la prestation d'itinérance.

11. À l'intérieur de la Polynésie, l'itinérance est dite asymétrique : l'opérateur historique étant le seul à disposer d'un vaste réseau de desserte locale, sa filiale est le seul prestataire de services d'itinérance. Il n'existe pas de système d'itinérance croisée, entre plusieurs opérateurs, permettant à l'un ou l'autre de bénéficier de l'accès au réseau de son concurrent afin de renforcer sa couverture géographique ou la qualité de ses services de téléphonie mobile.

 12. L'article D. 212-26 du CPT tend à imposer à l'opérateur historique l'obligation d'accéder à une demande raisonnable de prestation d'itinérance, l'opérateur alternatif ayant, dans ce cas, le droit de conclure une convention d'itinérance.

13. En effet, cet article précise :

« Dans les cas suivants, il peut être imposé à l'opérateur de télécommunication mobile de faire droit à une demande raisonnable de prestation d'itinérance faite par un autre opérateur de service de télécommunication mobile :

a) lorsque la prestation d'itinérance s'effectue entre deux opérateurs de service de télécommunication mobile autorisés en Polynésie française, il peut leur être imposé, dans un but d'intérêt général, de conclure une convention en la matière ;

b) un opérateur de service mobile de télécommunication qui souhaite offrir à ses abonnés une prestation d'itinérance en Polynésie française a droit à la conclusion d'une telle convention.

En cas d'accord des parties, intervenu dans un délai de deux mois à compter de la date de la demande, la convention d'itinérance conclue entre les opérateurs est communiquée à l'administration. En cas de désaccord, cette dernière requiert des parties leurs positions dans l'objectif d'obtenir les termes d'un accord amiable ; à défaut, le Conseil des ministres fixe les termes de l'itinérance ».

14. La tarification des prestations d'itinérance n'est pas réglementée, contrairement à ce qui est le cas de certains tarifs de gros, tels que le tarif de l'interconnexion entre les opérateurs. L'itinérance repose donc sur un principe de liberté tarifaire, ce qui laisse au prestataire une certaine marge de manœuvre pour fixer ses tarifs.

15. C'est dans ce contexte que [R] puis [P] ont conclu des conventions d'itinérance avec les nouveaux opérateurs de téléphonie mobile, soit, respectivement, avec PMT puis [R]. La tarification des prestations d'itinérance, entre [P] et [R], concernant les archipels éloignés, est au cœur du présent litige.

 II. L'ORIGINE DU LITIGE

16. Le 5 juin 2019, [R] a conclu avec [P] une convention d'itinérance locale. Il était stipulé que la fixation des tarifs d'itinérance ferait l'objet d'un avenant qui serait signé au plus tard le 30 juin 2019 (article 5 et annexe n° 2 de la convention).

17. Comme prévu, cet avenant tarifaire a été signé le 28 juin 2019. Il est entré en vigueur le 8 janvier 2020, soit à la date de commercialisation de la première offre de téléphonie mobile de [R]. Quatre autres avenants tarifaires ont été conclus par la suite, le 30 juillet 2020 (avenant n° 2), le 18 août 2021 (avenant n° 3), le 18 janvier 2022 (avenant n° 4), et le 14 avril de la même année, et non le 28 mars comme indiqué par erreur dans la décision attaquée (avenant n° 5).

18. Chacun de ces avenants fixait des tarifs différents selon la zone d'itinérance concernée, en distinguant les tarifs concernant les îles de l'archipel de la Société (autres que [Localité 14] et [Localité 10] qui ne relèvent pas de la convention d'itinérance puisque [R] y dispose de son propre réseau) de ceux, nettement plus élevés, concernant les archipels éloignés.

19. Chacun de ces avenants tarifaires prévoyait également une part fixe (dit tarif annuel de couverture ou d'accès au réseau, réparti de manière égale entre les trois opérateurs présents sur le marché), ainsi qu'une part variable (dit tarif par service consommé, c'est-à-dire par minute d'appel ou par nombre de SMS, reçus ou émis).

20. S'agissant des tarifs concernant les archipels éloignés, qui sont au cœur du présent litige, leur évolution est détaillée dans le tableau ci-dessous, figurant en page 9 de la décision attaquée.

(À compter du 8 janvier)

2020

2021

2022

2023

Part fixe

Tarif de couverture AE calculé par [P]

163 MF

163 MF

85,9 MF

71,5 MF

Tarif facturé à [R] (après réduction)

40,75 MF

(- 75 %)

40,75 MF

(-75 %)

42,95 MF

(- 75 % sur 6 mois puis - 25 % sur 6 mois)

71,5 MF

(')

Part variable

Tarif variable voix

1,15 F / min

1,15 F / min

0,424 F/min de janvier à mars 0,39 F/min à compter de mars

0,497 F/ min

Tarif variable SMS

0,01 F / SMS

0,01 F / SMS

0,01 F / SMS

0,01 F / SMS

Sources

Avenant tarifaire n° 1 du 28 juin 2019

Avenant tarifaire n° 2 du 29 juillet 2020

Avenants tarifaires n° 3 du 18 août 2021, n° 4 du 18 janvier 2022 et n° 5 du 28 mars 2022

Proposition tarifaire du 21 octobre 2022

21. Sans entrer dans le détail, il importe de rappeler qu'entre 2020 et 2022 :

- d'une part, le tarif annuel de couverture a diminué (il est passé de 163 MF CFP pour 2020 et 2021 à 85,9 MF CFP pour 2022).

- d'autre part, le tarif variable voix a baissé, tandis que le tarif variable SMS est demeuré stable.

22. Ces différents tarifs, fixe et variable, étaient applicables tant à [R] qu'à PMT et [P].

23. Sur la même période, [R] a, quant à elle, bénéficié d'une remise sur le tarif fixe. Cette remise s'élevait à 75 % en 2020 et a été reconduite dans les mêmes proportions en 2021 et le premier semestre 2022, en raison des difficultés économiques liées à la crise sanitaire.

24. Elle a été ultérieurement réduite à 25 % pour le second semestre 2022, avant que sa suppression ne soit envisagée pour 2023.

25. Les avenants tarifaires stipulant cette remise précisent que son octroi vise à introduire une progressivité dans le paiement du tarif de couverture, année par année, afin de tenir compte :

- d'une part, de la faible part de marché de [R], au démarrage de son activité dans le secteur de la téléphonie mobile et ;

 - d'autre part, des principes de transparence, d'objectivité et de non-discrimination découlant du code des poste et télécommunications, eu égard, notamment, aux conditions d'entrée de PMT sur le marché.

III. LA SAISINE DE L'APC

26. Le 29 novembre 2021, soit après la signature de l'avenant n° 3 précité, qui réduisait à 25 % la remise portant sur le tarif de couverture pour le second semestre 2022, [R] a saisi l'APC de pratiques mises en œuvre par [P] dans le secteur des télécommunications.

27. Au soutien de sa saisine, [R] a fait valoir qu'[P] avait abusé de sa position dominante sur le marché de la téléphonie mobile, en violation de l'article LP 200-2 du code de la concurrence applicable en Polynésie française, notamment, en fixant des tarifs d'itinérance dans les archipels éloignés qu'elle considérait comme excessifs et manifestement disproportionnés.

28. À la suite de cette saisine au fond, dans une lettre du 30 août 2022, [R] a indiqué à [P] que cette dernière ayant refusé de baisser ses tarifs, elle renonçait au service d'itinérance dans les archipels éloignés à compter du 31 octobre 2022.

29. Parallèlement, quelques jours avant cette échéance, soit le 3 octobre 2022, [R] a demandé à l'APC de prononcer des mesures conservatoires, en vue d'enjoindre à [P] :

- de lui proposer, dans un délai maximum de 30 jours, une réduction du montant du tarif annuel de couverture (voix et SMS, pour les archipels éloignés), de 3,23 MF CFP, au lieu du montant de 85, 9 MF CFP fixé par le dernier avenant tarifaire du 14 avril 2022 au titre de l'année 2022 (avenant n° 5) ;

- à défaut, de lui proposer des tarifs basés uniquement sur sa consommation effective et ;

- de fournir un rapport permettant d'apprécier le caractère objectif, transparent et non-discriminatoire de sa proposition tarifaire.

30. Quelques jours après cette demande de mesures conservatoires, soit le 21 octobre 2022, [P] a proposé à [R] un sixième avenant tarifaire pour l'année 2023. Cet avenant prévoyait une nouvelle baisse du montant du tarif annuel de couverture (fixé à 71, 5 MF), mais sans aucune remise, ce qui revenait à facturer à [R] une somme nettement plus élevée que les trois années précédentes (40, 75 MF en 2020 et 2021, et 42, 95 MF en 2022). Cet avenant prévoyait également une augmentation du taux variable voix (fixée à 0, 497 F/mn). [R] n'a pas donné suite à cette proposition d'avenant tarifaire pour 2023.

IV. LA DÉCISION DE L'APC SUR LA DEMANDE DE MESURES CONSERVATOIRES

31. Par la décision n° 2023-PAC-01 du 31 mars 2023, relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société [R] pour des pratiques mises en œuvre dans le secteur des télécommunications, en matière de prestations d'itinérance dans les archipels éloignés, l'APC a, notamment :

- retenu que la pratique d'abus de position dominante alléguée porte, en amont, sur le marché de gros de prestations d'itinérance (voix et SMS) dans les archipels éloignés, et que ses prétendus effets concernent, en aval, le marché polynésien de la vente au détail de prestations de téléphonie mobile (voix et SMS), compte tenu de la connexité des deux marchés (§ 47 à 62) ;

- constaté qu'[P] se trouve en position dominante sur le marché de gros de l'itinérance dans les archipels éloignés (étant quasiment la seule à y disposer d'un réseau de télécommunications, PMT n'y ayant déployé son réseau que dans quelques sites isolés) et dispose, en outre, d'une position prédominante sur la marché polynésien de détail de téléphone mobile ([P] détenant entre 55 et 60 % des parts dudit marché, PMT entre 40 et 45 % et [R] moins de 1 %) (§ 63 à 71) ;

- considéré qu'il n'est pas nécessaire, pour qualifier un éventuel abus de position dominante, de rechercher si l'accès au réseau et aux prestations d'itinérance d'[P] était indispensable à [R] pour exercer son activité sur le marché de détail (§ 79 à 86) ;

- précisé qu'en l'état du dossier, les conditions tarifaires proposées par [P] à [R], pour les prestations d'itinérance (voix et SMS) dans les archipels éloignés, notamment depuis la suppression de la remise tarifaire de 75 %, sont susceptibles de constituer, à plusieurs titres, une pratique d'abus de position dominante, prohibée par l'article LP 200-2 du code de la concurrence de la Polynésie française, en ce qu'elles caractérisent potentiellement un ciseau tarifaire et apparaissent, en outre, discriminatoires et, au surplus, excessifs (§ 87 à 165);

- retenu que les pratiques en cause sont susceptibles d'avoir eu des effets anticoncurrentiels et d'être à ce titre prohibées (§ 166 à 168);

- a retenu que les conditions du prononcé de mesures conservatoires, définies à l'article LP 641-1 du code de la concurrence de la Polynésie française, étaient réunies (§ 170 à 235) ;

 - prononcé deux mesures conservatoires (§ 236 à 244 et article 1er du dispositif) consistant à enjoindre à [P] :

 * d'une part, de proposer à la société [R], dans un délai de dix semaines à compter de la notification de la décision, une offre tarifaire pour l'accès à l'itinérance en matière de voix et de SMS dans les îles des archipels éloignés dans lesquelles elle a déployé un réseau de téléphonie mobile permettant à la société [R] l'exercice d'une concurrence effective, l'offre tarifaire devant notamment être formulée de bonne foi, c'est-à-dire être fondée sur les coûts réellement exposés par l'opérateur pour fournir la prestation dont il est demandé l'usage, être justifiée par des éléments comptables transparents et contrôlables, et tenir compte, dans l'évaluation de son caractère équitable et non discriminatoire, de la taille de l'opérateur accueilli et notamment du nombre d'utilisateurs du service, y compris pour la couverture des coûts fixes du réseau ;

* d'autre part, dans l'attente de l'acceptation par les deux parties de l'offre tarifaire, d'appliquer à [R], pour tenir compte de sa faible part de marché, l'abattement sur le tarif de couverture mis en œuvre entre le 8 janvier 2020 et le 7 juillet 2022 ;

- accompagné ces mesures conservatoires d'un mécanisme de suivi en imposant à [P] l'obligation d'adresser à l'Autorité, d'une part, des rapports d'exécution desdites mesures, au plus tard quatre, dix et quinze semaines à compter de la notification de la décision et, d'autre part, l'accord d'itinérance qui sera finalement conclu avec [R] (§ 245 à 248 et article 2 du dispositif).

V. LE RECOURS ENTREPRIS DEVANT LA COUR

Par assignation délivrée le 6 avril 2023, [P] a formé un recours contre cette décision (ci-après « la  décision attaqué »).

33. Elle demande :

 - à titre principal, d'annuler cette décision et, statuant à nouveau, de rejeter la demande de mesures conservatoires ;

- à titre subsidiaire, d'annuler ou de réformer son article 1er et, statuant à nouveau, de lui enjoindre de proposer à [R] (dans un délai maximum de dix semaines à compter de la notification de l'arrêt à intervenir) une offre d'itinérance (voix et SMS) dans les archipels éloignés qui n'a pas à être orientée vers les coûts et qui :

* à titre principal, n'a pas à tenir compte de la taille de [R]

* à titre subsidiaire, devra tenir compte de la part de marché de [R] sur le marché de la téléphonie mobile polynésien afin de refléter sa taille ;

- en tout état de cause, la condamnation de [R] à lui payer la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à s'acquitter des entiers dépens.

34. Par ses conclusions récapitulatives du 19 mai 2023, [P] a modifié les termes de sa demande subsidiaire et porté à 50 000 euros sa demande au titre des frais irrépétibles.

35. En réponse à une question posée par la Cour, elle a précisé à l'audience qu'une erreur matérielle affectait le dispositif de ces écritures, lequel devait être lu conformément aux motifs du paragraphe 615, comme demandant à la Cour de modifier les termes de l'injonction en indiquant que l'offre devra tenir compte « de la taille de l'opérateur accueilli et/ou du nombre d'utilisateurs du service ».

36.[R] conclut au rejet du recours et des demandes d'[P] au titre de l'article 700 du code de procédure civile et des dépens, ainsi qu'à la condamnation de celle-ci à lui payer la somme de 30 000 euros au titre de l'article 700 du même code et à régler les entiers dépens.

37. L'APC invite la Cour à rejeter les demandes d'annulation et de réformation d'[P] et à confirmer la décision attaquée.

38. Le ministère public invite la Cour :

- à préciser l'article 1er de la décision attaquée afin de prévoir une réévaluation de l'abattement sur le tarif de couverture mis en œuvre entre le 8 janvier 2020 et le 7 juillet 2022 ;

- à rejeter pour le surplus le recours entrepris.

MOTIVATION

I. SUR L'EXISTENCE DE PRATIQUES SUSCEPTIBLES D'ÊTRE CONTRAIRES À L'ARTICLE LP 200-2 DU CODE DE LA CONCURRENCE DE LA POLYNÉSIE FRANÇAISE

39. Il n'est pas contesté que des mesures conservatoires peuvent être décidées dès lors que les faits dénoncés et visés par l'instruction dans la procédure au fond apparaissent susceptibles, en l'état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique contraire à l'article LP 200-2 du code de la concurrence de la Polynésie française.

40. Cet article énonce :

« Est prohibée, dans la mesure où un marché situé sur le territoire de la Polynésie française est susceptible d'en être affecté, l'exploitation abusive d'une position dominante par une entreprise ou un groupe d'entreprises.

Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à :

1° Limiter artificiellement l'accès au marché ou le développement d'entreprises concurrentes ;

2° Refuser de vendre ou d'acheter dans des conditions portant atteinte au fonctionnement normal du marché.

3° Appliquer à l'égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ;

4° Subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats ».

41. La décision attaquée a retenu en l'espèce, comme cela a déjà été indiqué, qu'[P] dispose d'une position dominante sur le marché de gros de l'itinérance dans les archipels éloignés, ainsi que d'une position prépondérante sur le marché polynésien de détail de téléphonie mobile (§ 71).

42. Elle a relevé que les pratiques évoquées dans la saisine pouvaient être classées selon deux typologies, même si certaines d'entre elles pouvaient avoir une qualification mixte, en l'occurrence : abus d'éviction (refus d'accès à une infrastructure essentielle ; ciseau tarifaire) et abus d'exploitation (prix discriminatoires ; conditions de transaction inéquitables) (§ 77).

43. La délimitation du marché pertinent, la position d'[P] sur les marchés en cause et la qualification d'infrastructure essentielle de son réseau mobile dans les archipels éloignés ne sont pas discutés à l'occasion du présent recours.

44.[P] concentre ses critiques sur les conditions dans lesquelles l'APC a retenu que le tarif de couverture pouvait conduire à caractériser l'existence potentielle des trois abus de position dominante envisagés dans la décision attaquée.

45. La Cour examinera successivement les trois comportements litigieux.

A. Sur l'existence d'une potentielle pratique de ciseau tarifaire

46. La décision attaquée a retenu, « sans qu'il soit besoin de rentrer dans le détail des coûts imputables et des niveaux de recettes », qu'il apparaissait à travers différents ratios que les coûts d'itinérance facturés par [P] ne permettent pas à un opérateur avec les volumes de vente de [R] de commercialiser des offres complètes, intégrant la couverture des archipels isolés, autrement qu'en subissant des pertes significatives. Elle en a déduit (§ 97) que, quelles que soient les comparaisons retenues, il apparaissait que le tarif fixe proposé à [R] pour les seules prestations d'itinérance voix et données dans les archipels éloignés était susceptible de rendre strictement impossible la commercialisation de forfaits à des tarifs équivalents à ceux de ses concurrents par un opérateur avec un faible volume de vente, sans subir de pertes importantes, et ce même sans avoir à examiner les autres coûts selon le principe de l'opérateur aussi efficace.

47. Les ratios évoqués proviennent de différentes comparaisons :

 - entre le montant de la part fixe sollicitée pour le seul tarif fixe de l'itinérance voix et SMS dans les archipels éloignés (71,5 MF) et les revenus de l'activité, conduisant au constat que le coût précité (71,5 MF) est supérieur à la totalité des revenus de l'activité mobile 2022 (69,9 MF) et équivalente à 60 % des revenus prévisionnels de 2023 (118,4 MF) de [R] ;

- entre le revenu moyen par utilisateur de [R] (27 960 F par an) et le tarif fixe précité (71,5 MF), conduisant au constat qu'il faudrait 2 557 clients supplémentaires en 2023 pour s'acquitter du seul tarif précité, alors que la société a obtenu 1 623 nouveaux clients sur l'année 2022 ;

- en comparant les prévisions de trafic et la part fixe du tarif, conduisant au constat d'un coût variable par minute d'appel à la charge de [R] considérable, cette dépense (10 515 F par minute d'appel en 2022) étant de l'ordre de grandeur du prix d'un forfait mensuel, alors que dans les forfaits proposés par [R] à ses abonnés, le coût d'une minute d'appel hors forfait est de 29,20 F par minute HT soit un montant 90 fois inférieur à celui qui serait appliqué aux clients de [R] ayant recours à l'itinérance en 2023.

48.[P] soutient, en premier lieu, que la décision attaquée s'est fondée sur une analyse du possible ciseau tarifaire, fondée sur différents ratios, qui n'avait pas été soumise au contradictoire dès lors que [R] ne produisait aucune analyse de ciseau tarifaire. Elle précise qu'elle a découvert les hypothèses juridiques et factuelles retenues par l'APC en séance. Elle souligne que les orientations de l'instruction, reçues le 24 février 2023 (soit 4 jours avant la séance), visant à « permettre aux parties ['] de présenter leur intervention en séance », ne fournissaient aucune indication à cet égard. Elle considère ne pas avoir pu anticiper les modalités d'appréciation du ciseau tarifaire et ainsi n'avoir pas utilement pu en débattre.

Elle rappelle que l'article 141-3-02 du règlement intérieur de l'APC exige que la communication de tout document intervienne « dans un délai raisonnable et compatible avec l'exercice du contradictoire, et au plus tard deux jours ouvrés francs avant la séance, sauf décision contraire du président de séance ». Elle précise que, si les données utilisées figuraient au dossier, ce sont les modalités de leur analyse qui n'ont pu être utilement discutées. Elle estime que le principe du contradictoire est applicable à la procédure d'urgence en cause et a été méconnu, ce qui justifie l'annulation de la décision attaquée.

 49.En deuxième lieu, elle fait valoir que la décision attaquée méconnaît la pratique décisionnelle la plus établie, selon laquelle le test de ciseau tarifaire suppose de réaliser l'analyse en considération des coûts, des revenus et de la taille de la clientèle de l'opérateur dominant pour refléter la situation d'un opérateur aussi efficace. Elle reproche à la décision attaquée d'avoir procédé au test en considération de données relatives à [R] et considère que le test mis en œuvre est en définitive celui du « concurrent inefficace ». Elle soutient que le raisonnement défendu par l'APC reviendrait à réaliser un test en considération de la situation d'un opérateur inefficace ayant de l'ordre de 1 % de part de marché et violerait le principe de sécurité juridique puisqu'elle ignore les coûts, les revenus et la part de marché réelle de [R]. Elle ajoute que ce raisonnement revient à exiger que l'activité mobile d'un opérateur disposant de moins de 1 % de part de marché soit immédiatement rentable, alors même que, précisément, la rentabilité d'une activité mobile suppose l'acquisition d'un nombre important de clients au vu des coûts fixes élevés supportés et que, de plus fort, l'activité mobile à l'échelle des seuls archipels est déficitaire.

50.[R] relève que les chiffres utilisés par la décision attaquée figurent au dossier, que ces ratios étaient à la portée qu'ils ont été présentés en séance et pouvaient être critiqués dans la note en délibéré déposée, de sorte qu'aucune atteinte au contradictoire n'est établie. Elle estime que le tarif fixe qui lui a été proposé ne lui permet pas de rentabiliser ses offres en offrant des tarifs équivalents à ceux qu'[P] propose à ses propres clients et que les différents ratios de chiffres figurant au dossier l'établissent sans avoir besoin de se livrer à des études économiques complexes.

51. Sur la méthode à employer pour démontrer la pratique en cause, elle considère que celle revendiquée par l'opérateur historique rendrait tout simplement impossible la qualification d'une pratique de ciseau tarifaire à l'égard d'un nouvel entrant sur le marché en Polynésie française. Elle estime également qu'[P] confond la prise en compte « de la taille de clientèle de l'opérateur dominant » avec celle de la « structure de sa clientèle ». Elle soutient que si on prend en compte la clientèle de l'opérateur dominant, la tarification de la prestation du nouvel entrant rapportée à sa base de clientèle et donc à ses bénéfices sera toujours exorbitante, et intenable à court terme, puisque par définition, ce nouvel entrant n'a pas eu le temps de se constituer une clientèle.

52. En réplique, sur le premier moyen, l'APC fait valoir que le cadre procédural des mesures conservatoires impose une instruction resserrée en un temps court et que cette procédure d'urgence justifie une appréciation du principe du contradictoire « au regard de l'urgence inhérente à la procédure applicable » (citant CA Paris, 28 janvier 2005, relatif au recours formé par la société Orange Caraïbe contre la décision n° 04-MC-02 du Conseil de la concurrence en date du 9 décembre 2004). Elle rappelle que ces mesures ne s'accompagnent pas de la transmission d'une notification de griefs et d'un rapport et nécessitent seulement d'examiner si une pratique anticoncurrentielle est susceptible d'avoir été mise en œuvre.

53. Elle fait valoir que le contradictoire a, en tout état de cause, été respecté : dès le 28 octobre 2022 [P] a été destinataire de l'ensemble du dossier et a déposé des observations les 30 novembre 2022, 27 janvier 2023 et 10 février 2023. Elle souligne qu'au cours de la séance du collège organisée le 28 février 2023, les parties ont été entendues et ce après le rapport du service d'instruction qui a abordé en détail l'ensemble des aspects du dossier et notamment la question du ciseau tarifaire (PJ 3 : diapositives consacrées à la question du ciseau tarifaire et projetées à l'occasion de la séance du 28 février 2023). Elle précise qu'[P], représentée par deux de ses conseils, trois membres de son personnel, et un économiste présent en visio-conférence, a été à même de présenter ses observations orales à l'occasion d'une présentation de soixante minutes et que les interventions des parties ont été suivies d'une séance de questions- réponses avec le collège, le dernier mot ayant été laissé à la partie défenderesse. Elle ajoute qu'une note en délibéré a été déposée par [P] le 14 mars 2023 à l'occasion de laquelle elle aurait pu revenir sur ces aspects.

54. Enfin, elle rappelle que [P] a également la possibilité de discuter de l'existence des faits de l'espèce devant le juge d'appel, dans le cadre de la présente procédure, ce qui est suffisant pour assurer les droits de la défense ainsi que l'a reconnu la CourEDH dans son arrêt du 27 septembre 2011 (Menarini Diagnostics S.r.l. c. Italie, req. n° 43509/08).

 55. Sur le second moyen, elle indique qu'il n'est pas contesté que le test de ciseau tarifaire se fait dans le respect du principe de l'opérateur intégré. Concrètement, dans le cas présent, elle rappelle qu'il s'agit donc de prendre en compte au titre des coûts, d'une part, le coût fixe litigieux (71,5 MF de part fixe annuelle) et, d'autre part, de nombreuses autres charges nécessaires à cette activité prenant pour référence les coûts d'[P] (coûts variables ; frais de déploiement et d'entretien du réseau en dehors des archipels éloignés et notamment dans l'archipel de la Société plus peuplé ; accès aux réseaux de collecte ; dépenses d'interconnexion et d'accès aux réseaux de desserte des îles ; part des coûts.

Communs, des frais généraux et des frais commercialisation, etc.). Elle signale que ces coûts ont fait l'objet d'une estimation en note de bas de page n° 51 et qu'il en ressort que les autres coûts liés à l'activité de téléphonie mobile seraient au moins dix fois plus importants que le seul coût de l'itinérance dans les archipels éloignés. Elle relève que les estimations n'ont pas été détaillées plus avant car elle est parvenue à établir que la seule application du tarif fixe contesté suffit à rendre non rentable l'activité de [R] et ainsi le caractère démesuré du tarif demandé.

56. S'agissant des recettes retenues, elle soutient que l'argumentation d'[P] concernant le fait qu'elle aurait dû mettre en regard les coûts d'[P] et la totalité de ses recettes est un « contresens sur l'objet du ciseau tarifaire », dès lors qu'il porte usuellement sur des tarifs unitaires, pas sur des tarifs totaux. En matière de télécommunications, elle souligne qu'il s'agit par exemple de raisonner à partir des prix des forfaits. Elle souligne que lorsqu'il est mentionné, dans la jurisprudence comme en doctrine, qu'il faut prendre en compte « les recettes de l'opérateur intégré » c'est sur la base non pas de leurs recettes totales, mais des recettes moyennes, par client ou par utilisateur et qu'il ne s'agit jamais de raisonner sur le nombre de clients de l'opérateur historique, par nature bien plus nombreux que ceux d'un nouvel entrant. Elle observe que tous les exemples de ciseau cités par [P] concernent des tests réalisés sur des tarifs unitaires. Elle en déduit que le test de ciseau doit intégrer les différences de parts de marché, puisque seules les lignes effectivement activées ou utilisées sont facturées. Elle estime que retenir le nombre clients d'[P] serait particulièrement malvenu dans un marché naissant, nécessairement asymétrique, et pour des prestations d'itinérance.

57. Elle relève que le ratio des recettes moyennes par utilisateur (l'« ARPU » correspondant à l'average revenue per user) permet de tenir compte de la structure de la clientèle de l'opérateur intégré et qu'en l'espèce elle a « approximé » celui d'[P] car elle ne connaissait que celui de [R] mais qu'il est nécessairement du même ordre de grandeur puisque les forfaits sont tous commercialisés à des tarifs très proches les uns des autres (même si possiblement supérieur selon l'ancienneté des offres en cours et la part de clientèle professionnelle « adressée »). Elle constate que, quel que soit l'ARPU d'[P], le test est « aisément passé », même en retenant les hypothèses les plus favorables à [P], compte tenu de l'importance de la disproportion. Elle relève que, même en partant du premier forfait illimité d'[P] qui était facturé 14 990 F [par mois] et en déterminant l'ARPU à ce niveau, le plus couteux des forfaits ne permet pas de compenser le coût d'itinérance facturé.

58. Le ministère public relève que le caractère potentiel de l'effet d'éviction de la pratique en cause parait démontré dès lors que par courrier du 30 août 2022, [R] ne bénéficie plus de prestations d'itinérance dans les archipels éloignés depuis novembre 2022 et que l'entreprise n'est donc, à ce jour, plus présente sur le marché pertinent retenu par l'Autorité.

59. Il observe que si l'APC a entendu mettre en œuvre le test de l'opérateur aussi efficace, une analyse fidèle à la jurisprudence européenne relative à la mise en œuvre de ce test, aurait dû la conduire à appliquer, à tout le moins plus clairement, à l'entreprise dominante ([P]) ses propres prix de gros au titre des prestations intermédiaires afin d'apprécier si, in fine, elle aurait été suffisamment efficace pour proposer des prestations de détail autrement qu'à perte, sur le marché aval. Il constate qu'il ne ressort pas de la motivation de la décision attaquée que les circonstances très particulières dégagées par l'arrêt TéliaSonera aient été retenues.

60. Il estime qu'il semble cependant résulter de la décision attaquée que, pour conclure à l'existence d'un ciseau tarifaire, la décision attaquée a fait différents constats aux paragraphes 96 et 97, dont il ressort que sans mettre en œuvre la méthodologie du test de l'opérateur aussi efficace, elle a pu retenir que les conditions tarifaires proposées par [P] pour les prestations d'itinérance voix et SMS sont susceptibles d'être qualifiées de ciseau tarifaire et d'abus de position dominante au sens de l'article LP 200-2 du code de la concurrence de la Polynésie française, dès lors « [qu'] en l’espace

Sur ce, la Cour,

 61. En premier lieu, sur la question préalable du respect du principe du contradictoire, il convient de rappeler que les exigences attachées à ce principe s'apprécient nécessairement en tenant compte de l'urgence inhérente à la procédure applicable en matière de mesures conservatoires.

 62. À cet égard, l'article 141-3-02 du règlement intérieur de l'APC prévoit, à la charge des parties, que « [l]es documents envoyés dans le cadre de l'examen d'une demande de mesures conservatoires ou dont l'envoi est justifié par l'existence d'un fait nouveau doivent parvenir à l'Autorité dans un délai raisonnable et compatible avec l'exercice du contradictoire, et au plus tard deux jours ouvrés francs avant la séance, sauf décision contraire du président de séance ».

63. En l'espèce, c'est en vain qu'[P] se prévaut de la méconnaissance du délai raisonnable prévu par ce texte, dès lors que la question de savoir si les tarifs proposés par [P] étaient susceptibles de constituer un ciseau tarifaire avait été soulevée par [R] dans sa demande de mesure conservatoire du 3 octobre 2022, qui était accompagnée des conditions tarifaires litigieuses, ainsi que des prévisionnels relatifs aux tarifs d'itinérance.

64. Il est tout aussi vain pour [P] d'invoquer le fait que [R] n'avait accompagné sa demande de mesure conservatoire d' « aucune analyse de ciseau tarifaire » dès lors que celle-ci dénonçait précisément le fait que « [j]usqu'à ce jour, la société [P] n'a jamais communiqué à la société [R] aucun élément pour justifier de la pertinence de son tarif » (§ 100) et justifiait d'éléments venant au soutien de son argumentation relative à l'existence d'une pratique de ciseau tarifaire.

65. Elle avait ainsi fait valoir dans sa demande, différents éléments et notamment que :

- « [l]e poids financier du tarif de couverture absorbe une part prépondérante des revenus générés par la téléphonie mobile » (§ 198) et plus précisément « une part  prépondérante du chiffre d'affaires généré par la téléphonie mobile (­­(§ 199) ;

- les prévisions de trafic présentées sous forme de tableaux (§ 90), ainsi que le fait qu'elle avait « expressément sollicité d'intégrer ces prévisions de trafic dans le calcul des tarifs à transmettre par [P] » (§ 91).

- « [l]es « coûts » sont répartis à raison d'un tiers pour chaque opérateur sans aucune considération du « poids » que représente chaque opérateur en terme de volume de trafic généré ni de sa position sur le marché ; (§ 104)

66. Il n'est pas contesté que [P] a été destinataire de l'ensemble du dossier dès le 28 octobre 2022 (saisine au fond et demande de mesures conservatoires) et a déposé plusieurs jeux d'écritures pour y répliquer, les 30 novembre 2022, 27 janvier 2023 et 10 février 2023.

67. Les ratios, mentionnés dans la décision attaquée, établis sur la base de données provenant des écritures de [R] et d'[P], s'inscrivent dans le prolongement de l'argumentation de [R], précitée, et ont été discutés en séance, sur la base d'une projection de diapositives (pièce APC n° 3).

68. À cet égard, la Cour relève qu'aucun texte n'impose que le rapport oral des services d'instruction et les supports utilisés pour sa présentation aient été communiqués, préalablement à la séance examinant les demandes de mesures conservatoires. Par ailleurs, l'analyse réalisée par l'APC ne correspondait pas à une analyse économétrique basée sur des données qui n'auraient pas été connues de la partie mise en cause, mais sur de simples ratios tirés des données du dossier. Il est donc vain de soutenir que les ratios présentés en séance n'ont pu être « utilement » débattus. D'autant qu'il n'est pas contesté qu'un économiste était présent en visio-conférence aux côtés d'[P], outre deux de ses conseils et trois membres de son personnel, que des observations orales ont été développées et qu'aucune difficulté n'a manifestement été signalée par [P] concernant l'incapacité dans laquelle elle se serait trouvée de critiquer les ratios présentés, ni aucune demande visant à transmettre une note en délibéré spécifique. Au demeurant, la note en délibéré du 14 mars 2023 établie par [P] (pièce [P] n° 26), qui répond certes aux questions du collège, évoque néanmoins la manière dont sont déterminés le coût du réseau de couverture, par service, et le tarif de couverture proposé aux opérateurs accueillis (§ 21 et suivants). Elle indique que « [P] considère que l'allocation par part virile du coût de couverture (i) conduit à un tarif fondé sur les coûts et (ii) est pertinente et justifiée » (§ 48). Elle précise également qu' « à notre connaissance, ['] aucun accord d'itinérance ne conduit l'opérateur d'accueil à « variabiliser » ses propres coûts de couverture au profit de ses concurrents » (§ 49) et qu'« [à] l'inverse, une clé d'allocation fondée sur les usages (ou le nombre de clients, ce qui revient in fine au même) ne le serait pas puisqu'il n'existe pas de lien de causalité entre le coût de couverture du réseau et les usages » (§ 50). [P], qui a contesté la prise en compte de la situation de [R] dans la démonstration des abus qui lui étaient reprochés, a été mise en mesure de critiquer les éléments venant au soutien de la démonstration du ciseau tarifaire envisagé. Aucune atteinte au principe du contradictoire n'étant établie, le moyen est rejeté.

69. En deuxième lieu, sur la méthodologie requise pour démontrer l'abus allégué, la Cour rappelle qu'une pratique de ciseaux tarifaires ' qui consiste pour une entreprise dominante verticalement intégrée à utiliser le contrôle qu'elle a sur une prestation ou un produit intermédiaires qu'elle fournit à ses concurrents pour les empêcher de faire un profit sur un marché aval sur lequel ils sont en concurrence avec elle ' s'apprécie, en général, en recourant au test dit du « concurrent aussi efficace ». Ce test vise à apprécier la capacité qu'aurait un tel concurrent, considéré abstraitement, de reproduire le comportement de l'entreprise en position dominante. Il n'est toutefois que l'une des manières d'établir qu'une entreprise en position dominante a eu recours à des moyens autres que ceux relevant d'une concurrence « normale », de sorte que les autorités de concurrence n'ont pas l'obligation de se fonder systématiquement sur un tel test pour constater le caractère abusif d'une pratique tarifaire.

70. Le caractère abusif des pratiques de prix d'une entreprise dominante revêtant la forme d'un effet de ciseaux tarifaire est lié au caractère non équitable de l'écart entre le prix de détail sur le marché en aval d'un produit dérivé et le prix du service qu'elle fournit à ses concurrents sur le marché en amont, lorsque la différence entre ces prix est soit négative, soit insuffisante pour couvrir les coûts spécifiques de son propre produit dérivé.

71. Comme le relève à juste titre [P], le test précité requiert, en principe, de fonder l'analyse par référence à la situation spécifique de l'entreprise dominante et, partant, par référence à ses propres tarifs et coûts, et non par référence à la situation de ses concurrents actuels ou potentiels. Il s'agit en effet de vérifier si une entreprise en position dominante aurait été suffisamment efficace pour proposer ses prestations de détail aux clients finals autrement qu'à perte, si elle avait été préalablement obligée d'acquitter ses propres prix de gros pour les prestations intermédiaires.

72. Toutefois, cette approche connaît des exceptions, notamment lorsqu'il n'est pas possible, compte tenu des circonstances, de s'appuyer sur les données de l'entreprise dominante ou encore lorsque les conditions de concurrence spécifiques du marché l'exigent. Il ne peut donc être exclu que la démonstration du caractère abusif de la pratique puisse également s'appuyer sur les données connues d'autres opérateurs économiques.

73. En l'espèce, la concurrence qui s'exerce sur le secteur des télécommunications en Polynésie française a été progressive, y compris sur le marché de la téléphonie mobile, et demeure limitée, trois opérateurs seulement s'étant vu accorder la licence requise.

74. À ce jour, [P], filiale de l'opérateur historique, est la seule à avoir déployé des boucles locales permettant l'accès à la téléphonie mobile dans l'ensemble des îles habitées de Polynésie française et en particulier dans les archipels éloignés. Comme l'a justement relevé la décision attaquée, [P] est ainsi la seule à disposer de ces infrastructures et en capacité de proposer des prestations d'itinérance sur ce réseau. Il n'est par ailleurs pas contesté qu'il n'existe aucune alternative crédible à ces prestations, au moins à court terme dans les îles reliées par le câble Natitua, compte tenu du coût et du temps nécessaires au déploiement d'un éventuel réseau de couverture alternatif, voire à long terme dans les îles non reliées au câble Natitua mais par des liaisons satellitaires. Comme l'a relevé la décision attaquée, sans que ces éléments ne soient contestés devant la Cour, [P] est en situation de position dominante, et même de monopole, sur le marché de la prestation de services d'itinérance dans les archipels éloignés.

75. Il ressort également des éléments de la procédure et de la note en délibéré du 14 mars 2023 (pièce [P] n° 26) que, sur le marché aval, les parcs d'[P] et de [R] pour 2022 ont été évalués, respectivement à [160 000 - 210 000] clients pour la filiale de l'opérateur historique et à 2.500 clients pour le dernier opérateur entrant. À cet égard, il convient de rappeler qu'avant 2011 les seuls opérateurs en matière de téléphonie mobile étaient des filiales de l'OPT ' auxquelles a succédé [R], absorbée depuis par [P] ' qui a ainsi pu développer sa clientèle sans subir de concurrence jusqu'en 2013, date à laquelle PMT est arrivée sur le marché. À l'inverse, comme l'étude d'impact réalisée à l'occasion de l'entrée du troisième opérateur mobile l'a révélé (pièce [P] n° 6) celle-ci est intervenue à un stade où « sur le marché de la voix et du sms.

même si les volumes continuent d'augmenter, le nombre de clients est relativement saturé et les conquêtes du nouvel entrant se feront nécessairement au détriment des opérateurs existants » et il est constant que les deux premières années d'activité de [R] ont été affectées par la crise sanitaire. Par suite, le nombre de clients d'un opérateur n'est pas nécessairement un indicateur d'efficacité mais peut simplement résulter du caractère récent de son entrée sur le marché par rapport à celle des autres opérateurs.

76. Dans un contexte tel que celui en cause et au regard du niveau du tarif de couverture litigieux correspondant à un coût fixe important, la viabilité d'un opérateur dépend de sa taille. En effet, l'amortissement de ce coût est plus facile pour un opérateur disposant d'un grand nombre de clients. L'application standard du critère de l'opérateur aussi efficace, dans le contexte de marché précité, n'apparaît donc pas pertinente, dès lors qu'un opérateur aussi efficace en termes de coûts variables, mais disposant d'une taille plus réduite que l'opérateur intégré, ne disposera pas des mêmes économies d'échelle. Cette situation justifie d'apporter un correctif au test du concurrent aussi efficace.

77. Force est de constater en l'espèce, s'agissant des coûts, que l'activité de téléphonie mobile implique de nombreuses charges qui ne se limitent pas au coût de la part fixe de la tarification litigieuse (71,5 MF), comme l'indique la décision attaquée en note de bas de page n° 51, et qu'en elle-même la tarification précitée constitue un coût fixe si important que la démonstration du test peut être faite sans qu'il soit besoin de rentrer dans le détail des coûts imputables.

78. S'agissant des recettes, il est adapté de raisonner à partir des prix des forfaits, sur la base des recettes moyennes de la clientèle spécifique de l'opérateur intégré (l'ARPU) qui reflètent la structure de sa clientèle. Il est aussi cohérent de mettre en rapport le coût fixe de la prestation d'itinérance en discussion avec les recettes de téléphonie mobile qu'elle génère, peu important à cet égard que, selon la politique commerciale suivie, un opérateur puisse procéder à certaines péréquations ou mutualiser certains équipements avec d'autres activités telles que celle de FAI. Cette situation ne justifie pas d'élargir le périmètre au-delà des recettes de téléphonie mobile pour la réalisation du test. Par ailleurs, la Cour rappelle qu'en Polynésie française les tarifs des forfaits sont identiques quel que soit le lieu de résidence du titulaire de la ligne, de sorte que le caractère déficitaire de l'activité mobile à l'échelle des archipels éloignés est également sans incidence pour la réalisation du test et à ce stade de la procédure.

79. L'APC a évalué l'ordre de grandeur du revenu moyen par client d'[P], en partant du constat que les offres de détail des trois opérateurs polynésiens en matière de téléphonie mobile étaient désormais très proches (§ 93 de la décision attaquée, rappelant l'éventail des forfaits de chaque opérateur) et qu'il était probable qu'il soit proche du seul revenu moyen par client connu, à savoir celui de [R] (27 960 F annuels). [P] n'est pas fondée à contester la pertinence de cette évaluation et revendiquer la réalisation du test sur la base des seules données qui lui sont propres, tout en s'abstenant de communiquer les éléments nécessaires pour l'effectuer et qu'elle est seule en capacité de fournir. Elle ne saurait donc utilement reprocher à l'APC d'avoir procédé par voie d'approximation.

80. Porter la donnée unitaire précitée (27 960 F) à l'échelle d'un parc de clients tel que celui d'[P] [comprise dans la fourchette de 160 000 - 210 000 clients] pour apprécier la profitabilité d'un opérateur aussi efficace ' qui dépend nécessairement de la quantité vendue en présence de coûts fixes importants 'n'a pas de cohérence dans un contexte d'ouverture progressive à la concurrence d'un marché déjà relativement mature et asymétrique, sur lequel un nouvel entrant est nécessairement contraint de conquérir ses clients au détriment des opérateurs existants.

Sur cette base, c'est à juste titre que l'APC a retenu que les coûts d'itinérance facturés par [P] ne permettent pas de commercialiser des offres complètes, intégrant la couverture des archipels isolés, autrement qu'en subissant des pertes significatives. En effet, sur la base des données 2022 accessibles, le montant de la part fixe sollicitée pour le seul tarif fixe de l'itinérance voix et SMS dans les archipels éloignés (71,5 MF) est supérieur à la totalité des revenus de l'activité mobile générés par un nouvel entrant aussi efficace placé dans les conditions de marché actuelles (évaluée à 69,9 MF, sur la base d'un ARPU de 27 960 F annuels et d'un parc de clientèle de 2 500 clients).

82. Le seul constat de la présence d'un tel effet de ciseau potentiel ne suffit toutefois pas à caractériser un abus de position dominante. Pour que l'effet de ciseau soit susceptible de relever d'une telle pratique anticoncurrentielle, encore faut-il réunir plusieurs conditions.

83. Comme l'a justement relevé la décision attaquée, en l'état de la procédure :

 - une concurrence s'exerce sur le marché aval entre [R] et [P] ;

 - [P] est un opérateur intégré disposant d'un fort pouvoir de marché en amont, puisqu'il est en position dominante sur le marché de gros de l'itinérance dans les archipels éloignés ;

 - l'article D. 212-26 du CPT impose à l'opérateur historique d'accéder à toutes les demandes d'itinérance considérées comme raisonnables, ce qui tend à établir que cette prestation est considérée comme objectivement nécessaire pour l'exercice de la concurrence en aval dans le contexte de marché en cause ;

- Il existe un degré suffisant de coordination entre les branches amont et aval de l'opérateur dominant ;

- [P] dispose d'une marge de manœuvre suffisante pour être en mesure de supprimer l'effet de ciseau, compte tenu de l'absence de caractère règlementé de la tarification en cause.

84. C'est donc à juste titre que l'APC a estimé que les conditions tarifaires litigieuses proposées à [R] par [P] sont susceptibles d'être qualifiées de ciseau tarifaire et d'abus de position dominante au sens de l'article LP 200-2 du code de la concurrence de la Polynésie française.

85. La demande de réformation ne peut, en conséquence, être accueillie.

B. Sur le caractère potentiellement discriminatoire du tarif de couverture facturé à [R]

86. Dans la décision attaquée (§ 104 à 109), après avoir rappelé les termes de l'article LP 200-2, 3°, du code de la concurrence polynésien, ainsi que la jurisprudence européenne sur les notions de discrimination et de désavantage dans la concurrence, au sens de l'article 102, second alinéa, sous c), du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), dont les dispositions sont identiques, l'APC a considéré qu'en l'espèce, les tarifs de prestation d'itinérance (voix et SMS) dans les archipels éloignés étant les mêmes pour PMT et [R], il importe de savoir si la prestation qui leur est fournie, en contrepartie de ce prix (plus précisément du tarif de couverture), est équivalente et, dans le cas contraire, si cette différence est susceptible d'être à l'origine d'un désavantage dans la concurrence pour [R]. L'APC a ensuite développé son analyse en quatre temps.

87. En premier lieu, elle a constaté que les opérateurs n'ont pas la même maturité sur le marché, [R] y étant entrée en janvier 2020 et son développement ayant été perturbé pendant les deux premières années (2020 et 2021) en raison de la crise sanitaire, tandis que PMT est entrée sur le marché dès 2013. Elle en a déduit que cette différence de situation est susceptible de conférer au tarif de couverture un caractère discriminatoire à l'égard de [R], en ce qu'il lui a été appliqué sous une forme fixe dès son entrée sur le marché et a toujours été très supérieur à son usage réel du réseau d'[P] (même avec les remises de 75 %), alors que cette modalité fixe n'a été appliquée à PMT que plusieurs années après son entrée sur le marché, cet opérateur ayant bénéficié, dès son entrée sur le marché et pendant six années consécutives, d'un tarif uniquement variable, en fonction de l'usage réel dudit réseau, ce qui a favorisé le développement de ce concurrent (§ 110 de la décision attaquée).

88. En deuxième lieu, elle a écarté l'argument d'[P] selon lequel le montant total du tarif d'itinérance aurait été comparable, en valeur absolue, pour les deux opérateurs, au même stade de leur développement, c'est-à-dire dans les deux premières années de leur entrée respective sur le marché (en 2014-2015 pour PMT et en 2020-2021 pour [R]). Pour écarter cet argument, elle a constaté que le coût global de la prestation de gros s'est fortement réduit entre ces deux périodes et en a déduit que le coût relatif du tarif d'itinérance était bien plus important pour [R] que pour PMT, d'autant plus que la réduction du tarif fixe proposé à [R] entre 2020 et 2022 (de 163 MF à 71, 5 MF) s'est traduite par une réduction rapide du coût de ses forfaits et donc de ses recettes par client, ce qui implique que [R] doit convaincre un nombre bien plus élevé de clients de choisir ses offres pour compenser le coût du tarif d'itinérance (§ 111).

89. En troisième lieu, elle a constaté que PMT et [R] ne sont pas dans la même situation sur le marché et en a déduit qu'elles ne reçoivent pas la même prestation. À cet égard, elle a rappelé que leurs parts de marché sont très différentes (entre 40 et 45 % pour PMT et moins de 1 % pour [R]). Elle a également précisé que, rapporté au nombre de leurs clients respectifs (2500 pour [R] et 141 000 pour PMT), le coût fixe à acquitter par client ' sur la base du tarif de 71, 5 MF CFP applicable à chaque opérateur ' est de 507 F annuels pour PMT et de 28 600 F pour [R], soit un rapport de 1 à 56. Elle a estimé qu' « il peut ainsi paraître curieux de leur imputer des coûts fixes équivalents sur le seul fondement d'un droit d'usage théorique du réseau, alors même que les évasions respectives de clients d'[P] vers chacun des opérateurs concurrents, qui justifierait l'imputation de coûts fixes à ces opérateurs par l'opérateur dominant, sont très différentes ». Elle en a conclu que PMT et [R] s'acquittent d'un même tarif, mais ne reçoivent pas la même prestation (§ 112).

90. En quatrième lieu, elle a estimé que, faute de pratiquer des prix différents pour des clients placés dans une situation différente, [P] est susceptible de déséquilibrer les chances de ses différents clients, privant le marché et les consommateurs des bénéfices de l'exercice d'une concurrence par les mérites. À cet égard, elle a indiqué que, si le principe d'une orientation des tarifs de couverture de l'opérateur dominant vers ses coûts, le cas échéant, majorée d'une rémunération raisonnable, apparaît légitime, pour éviter de lui faire subir des pertes non compensées, devrait pas néanmoins s'écarter manifestement de ce que lui coûte réellement la prestation fournie, et a précisé que ce coût correspond au coût d'usage du réseau (variable) et à des coûts fixes qui doivent rester proportionnels au nombre d'utilisateurs, dont les parts de marché de PMT et [R] peuvent a priori donner une approximation (§ 113).

91. Au paragraphe 114 de sa décision, l'APC a déduit de l'ensemble de ces développements que les modalités de tarification appliquées par [P] sont susceptibles :

- de constituer une discrimination au détriment de [R], a fortiori depuis que la réduction du tarif fixe a été ramenée de 75 % à 25 %, puis supprimée ;

- de conduire à une distorsion dans la concurrence et à son éviction du marché, faute de pouvoir couvrir ce coût fixe ou de conserver, après l'avoir fait, une capacité d'investissement permettant à l'opérateur de développer son propre réseau de télécommunications.

92.[P] conteste cette analyse en partant du postulat que la notion de situation similaire s'apprécie uniquement au regard des conditions proposées pour accéder à une prestation, ce qui implique d'examiner si la prestation fournie au même moment aux opérateurs est la même, sans qu'il y ait lieu de tenir compte de leur situation individuelle sur le marché.

Elle se prévaut en ce sens d'un arrêt du Tribunal de l'Union du 12 décembre 2000, Aéroports de Paris/Commission (T- 128/98, point 201) et d'une décision de l'Autorité de la concurrence métropolitaine du 2 novembre 2021 (n° 21-D-25).

93. En l'espèce, elle en déduit, tout d'abord, d'un point de vue temporel, qu'il ne saurait y avoir de discrimination en raison des conditions tarifaires dont PMT a bénéficié il y a dix ans (tarif variable) au regard de celles que [R] se voit appliquer aujourd'hui et qui sont identiques à celles que PMT supporte au même moment (tarif fixe et variable), les transactions réalisées autrefois et maintenant n'étant pas équivalentes.

94. Elle en déduit, en outre, qu'il ne saurait davantage y avoir de discrimination d'un point de vue matériel, dans la mesure où, d'une part, les conditions tarifaires appliquées simultanément à [R] et PMT sont identiques et, d'autre part, le service de couverture offre à chaque opérateur un accès équivalent et sans restrictions de capacités à la totalité du réseau de téléphonie mobile d'[P] dans les archipels éloignés, ce service étant effectif quel que soit l'usage qu'en font ensuite les opérateurs concernés, cet usage ne relevant pas des conditions de fourniture de la prestation de couverture par [P], mais des services fournis en aval par ces opérateurs (sur le marché de détail), étant rappelé que cet usage est facturé au titre du tarif dit variable (et non du tarif dit fixe).

95. Elle en conclut que le fait que [R] n'ait pas le même niveau d'activité ou de maturité sur le marché que PMT ne saurait justifier que celle-ci bénéficie d'un traitement plus favorable de sa part, ce qui reviendrait à discriminer et à désavantager dans la concurrence PMT.

En réponse, [R] rappelle, comme l'a indiqué la décision attaquée, que les pratiques discriminatoires consistent non seulement à traiter de manière différente des situations similaires, mais aussi, à traiter de manière identique des situations objectivement non similaires. Elle soutient, en se prévalant également de la décision attaquée

(paragraphes 110 à 114), que tel est le cas en l'espèce, [P] lui ayant appliqué, pour un réseau déjà construit, les mêmes modalités de tarification des prestations d'itinérance que pour tout autre opérateur, nonobstant sa qualité de nouvel entrant, traitant ainsi de manière identique des situations objectivement différentes. À cet égard, elle conteste la thèse d'[P] selon laquelle la notion de situation équivalente devrait s'apprécier exclusivement au regard des conditions proposées pour accéder à la prestation. Sur ce point, elle se demande comment il est possible d'apprécier l'existence d'une discrimination sans tenir compte de la situation de chacun et relève à cet égard que le coût d'une prestation n'est pas le même selon que celui qui la paie dispose d'une base de clientèle importante ou non pour l'amortir. Elle rappelle également que la remise de 75 % dont elle a seule bénéficié a été mise en œuvre en considération, non pas de la prestation, mais de sa situation ind

97.Dans ses observations, l'APC relève que le tarif dit fixe vise à faire acquitter, par tout opérateur, le tiers du coût du réseau de couverture pour lequel il souhaite obtenir l'itinérance, quelle que soit son activité réelle. Elle estime que le caractère indifférencié de ce tarif, qui ne tient pas compte de la situation des opérateurs, ne repose pas sur des prestations réelles et n'est justifié par aucun motif objectif. À cet égard, elle observe qu'à aucun moment [P] ne soutient, par exemple, que la possibilité d'accéder au réseau d'itinérance par un nouvel opérateur représente pour elle un coût, ni qu'elle aurait dû pour cette raison renforcer ses capacités d'accueil. Elle fait valoir que l'accueil intervient sur un réseau déjà construit et qu'elle ne commercialise, par son service de couverture, qu'un droit virtuel ou théorique. Elle en déduit qu'un accès théorique à l'intégralité du réseau pour un opérateur disposant de moins de 1 % du marché ne justifie en rien qu'il s'acquitte du tiers du coût du réseau, alors que cela se justifie pour PMT, qui dispose entre 40 à 45 % du marché et a bénéficié pendant ses six premières années d'existence de tarifs liés à son seul usage réel du réseau. Au surplus, elle relève que les tarifs en cause dans les affaires citées par [P] étaient proportionnels à l'ampleur de l'activité des clients ou aux volumes de produits échangés, ce qui n'est pas le cas du présent tarif de couverture.

98. Le ministère public développe une argumentation similaire et rappelle l'analyse développée par l'Autorité de la concurrence métropolitaine au paragraphe 240 de sa décision 20-MC-01, du 9 avril 2020, relative à des demandes de mesures conservatoires présentées par le Syndicat des éditeurs de la presse magazine, l'Alliance de la presse d'information générale e.a. et l'Agence France-Presse (affaire dite « Google droits voisins »).

Sur ce, la Cour,

99. Comme cela a déjà été indiqué, l'article LP 200-2 du code de la concurrence applicable en Polynésie française précise que les pratiques d'abus de position dominante « peuvent notamment consister à (') appliquer à l'égard des partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence »

En outre, le principe de non-discrimination, dont les dispositions précitées constituent une illustration, exige que des situations similaires ne soient pas traitées de manière différente et, réciproquement, que des situations différentes ne soient pas traitées de manière identique, à moins qu'un tel traitement ne soit objectivement justifié.

101. Il en découle que, lorsqu'une entreprise en position dominante soumet des entreprises concurrentes à un même tarif pour accéder à une prestation qu'elle fournit, la circonstance que la prestation fournie à l'une est équivalente à celle fournie à l'autre ne suffit pas à exclure la possibilité que l'une et l'autre se trouvent dans des situations différentes et que, partant, leur soumission à un même tarif soit susceptible de revêtir un caractère discriminatoire, à moins qu'un tel traitement ne soit objectivement justifié.

102. Admettre le contraire, comme le soutient [P], en réduisant la notion de situations similaires à celle de prestations équivalentes, limitant ainsi la portée du principe de non-discrimination et des dispositions de l'article LP 200-2 du code de la concurrence polynésien, précitées, reviendrait à méconnaître l'objectif poursuivi par l'article D. 212-2 du CPT, précité, consistant à assurer l'exercice d'une concurrence effective et loyale entre les opérateurs de service de télécommunication mobile au bénéfice des utilisateurs, à définir des conditions d'accès au réseau qui garantissent l'égalité des conditions de la concurrence dans ce domaine et à encourager l'utilisation partagée entre les opérateurs des installations.

103. En l'espèce, il est constant que le tarif annuel de couverture, imposé par [P] au titre de l'itinérance en matière de voix et de sms dans les archipels éloignés, est fixé à un même montant pour [R] et PMT.

104. Il est également constant que le service de couverture offre à ces opérateurs un accès équivalent et sans restrictions de capacité à la totalité du réseau 2G déployé dans cette zone par l'opérateur historique.

105. Néanmoins, force est de constater que [R] et PMT se trouvent dans des situations fort différentes.

106. En effet, [R] constitue un nouvel entrant sur le marché de la téléphonie mobile, ce qui n'est pas le cas de PMT, qui y bénéficie d'une longue expérience (pendant dix ans) et dispose à ce jour de parts de marché (de l'ordre de 40 à 45 %) qui sont sans commune mesure avec celles de [R] (inférieures à 1 %).

107. C'est précisément en raison de la situation particulière de [R], eu égard à sa faible part de marché au démarrage de son activité dans le secteur de la téléphonie mobile, qu'[P], par plusieurs avenants tarifaires (n° 1 à 5), a consenti à celui- ci une remise s'élevant à 75 % (pour les années 2020 et 2021 et le premier semestre 2022), réduite ensuite à 25 % (pour le second semestre 2022).

108. La circonstance que [R], dont le développement a été perturbé pendant les deux premières années de son entrée sur le marché en raison de la crise sanitaire, a pu se développer en 2022 et obtenir ainsi 1623 clients supplémentaires comme l'a relevé l'APC dans sa décision (§ 95 et 110), ne change rien à ce constat. En effet, [R] demeure un opérateur récemment entré sur le marché, dont les parts de marché sont de ce fait encore inférieures à celles de ses concurrent en raison de leur maturité plus importante et des particularités du marché en cause, déjà évoquées, tenant au fait que les conquêtes du nouvel entrant se font nécessairement au détriment des opérateurs existants en présence d'un nombre de clients relativement saturé (étude d'impact, pièce [P] n° 6). [R] continue ainsi à se trouver dans une situation largement différente de celle de PMT.

109. S'il est légitime que les coûts de couverture dans les archipels éloignés ne soient pas uniquement supportés par [P], cette dernière n'invoque néanmoins aucune raison objective qui serait de nature à justifier la soumission de [R] au même niveau du tarif de couverture que celui appliqué à PMT, a fortiori sans aucune remise (aux termes de la proposition d'avenant tarifaire pour 2023), en dépit de leur différence manifeste et persistante de situations, dont elle se limite à contester l'existence.

110. C'est donc à juste titre que l'APC a retenu, au paragraphe 114 de sa décision, que cette tarification identique est susceptible de constituer une discrimination au détriment de [R].

111. C'est également à juste titre que l'APC, au même paragraphe de sa décision, a considéré que cette tarification identique est susceptible de conduire à une distorsion dans la concurrence, qui pourrait conduire à son éviction du marché, faute de pouvoir couvrir un tel niveau de coût fixe, ou parce que la couverture de ces coûts réduit d'autant sa capacité d'investissement et la possibilité pour cet opérateur de développer son propre réseau.

112. En effet, comme l'a relevé de manière pertinente l'APC, au paragraphe 112 de sa décision, en reprenant les données de clientèles transmises par [P] dans sa note en délibéré (2 500 clients pour [R] et 141 000 pour PMT), avec un coût fixe de 71, 5 MF CFP pour chaque opérateur (représentant le montant du tarif de couverture proposé par [P] pour l'année 2023), le coût fixe à acquitter par client est de 507 F CFP annuels pour PMT et de 28 600 F CFP pour [R], soit un rapport de 1 à 56.

113. Cette différence de ratios entre le niveau du tarif de couverture et le nombre respectif de clients démontre concrètement en quoi et à quel point, pour l'année 2023, la soumission de [R] au même niveau de tarif fixe que celui appliqué à PMT est susceptible de causer un désavantage dans la concurrence au détriment de [R].

114. Il en va d'autant plus ainsi que la baisse continue du tarif de couverture, entre 2020 et 2023, résultant de l'installation du câble sous-marin Natitua en 2019, a conduit, comme le relève l'Autorité dans sa décision (§ 111), à une réduction rapide du coût des forfaits sur le marché de détail et donc des recettes des opérateurs par client, ce qui a impacté et continue d'impacter plus fortement [R] que PMT, en raison de son nombre bien moins élevé de clients. En effet, cette situation la contraint à conquérir beaucoup plus de clients pour compenser le coût du tarif de couverture, alors que l'état de maturité du marché déjà évoqué rend cette tâche plus difficile dans la mesure où elle nécessite de recourir à la captation des clients des concurrents (à la fois d'[P] et de PMT).

115. Au surplus, l'itinérance voix et sms dans les archipels éloignés constitue un argument de vente déterminant pour un nouvel entrant sur le marché, se trouvant à un stade précoce du déploiement de son propre réseau, non seulement en raison du nombre de résidents et de non-résidents qui peuvent se rendre dans cette zone et y passer ou y recevoir des appels ou des sms, mais aussi et surtout, pour assurer le même niveau de couverture géographique que celui offert par ses concurrents, étant rappelé que la captation de leurs clients ne peut sérieusement être envisagée sur la base d'une offre inférieure et que les forfaits sont commercialisés à des tarifs identiques pour tous les polynésiens quel que soit le lieu de résidence du souscripteur. Dans ce contexte, la soumission de [R] à un tarif de couverture identique à celui appliqué à PMT, en dépit de leur différence majeure de situations, est susceptible de remettre en cause un facteur important d'attractivité et de compétitivité de l'offre de [R] et d'affecter ainsi sa position concurrentielle.

116. Dès lors, c'est à juste titre que l'APC a retenu que l'application par [P] d'un même niveau de tarif de couverture à [R] et à PMT est susceptible de constituer une pratique discriminatoire et de désavantager [R] dans la concurrence.

C. Sur le caractère potentiellement inéquitable ou abusif du tarif de couverture facturé à [R]

117. Dans la décision attaquée, après avoir indiqué qu'un prix est inéquitable ou abusif, au sens de la jurisprudence européenne, en cas de disproportion excessive entre le coût effectivement supporté et le prix effectivement réclamé (§ 117), l'APC a considéré qu'il n'était pas nécessaire de se prononcer sur le caractère potentiellement inéquitable ni du modèle de coût retenu par [P] pour fixer ses tarifs (§ 123 à 131), ni du caractère binominal de la tarification, tenant à sa composante à la fois fixe et variable (§ 132 à 140), ni encore de la prise en compte, dans le tarif fixe de couverture, d'infrastructures (les sites renouvelés en 4G) dont [R] n'a pas l'usage pour l'itinérance voix et sms dans les archipels éloignés, les sites 2G étant suffisants (§ 141 à 144).

118. En revanche, l'APC a retenu que la répartition du coût total de couverture ' en trois parts égales entre les opérateurs ' dont est issu le montant du tarif en cause, est susceptible d'être inéquitable (§ 145 à 157 de la décision attaquée).

119. Pour en décider ainsi, elle s'est fondée, en premier lieu, sur le ratio entre le montant du tarif de couverture proposé par [P] pour 2023 (71, 5 MF CFP) et le nombre de clients de chaque opérateur, dont elle a déduit un montant à acquitter par client de 28 600 F CFP pour [R], de 507 F CFP pour PMT (comme cela a déjà été indiqué) et de 447 F CFP pour [P] en retenant une fourchette basse, soit 64 fois moins que [R], et de 340 F CFP en retenant une fourchette haute, soit 84 fois moins que [R] (§ 146).

120. En deuxième lieu, elle s'est appuyée sur l'idée selon laquelle, si, sur le principe, un coût fixe peut être imputé par un opérateur proposant une prestation d'itinérance au motif qu'il peut, de ce fait, perdre des clients et rendre ainsi plus difficile la couverture de ses coûts de réseau, encore faut-il que cette imputation soit en adéquation avec le nombre de clients concernés. Elle a constaté qu'en l'espèce cette adéquation faisait défaut dès lors que [R] se voit facturer le tiers des coûts du réseau alors qu'elle dispose d'un nombre dérisoire de clients (§ 147).

121. En troisième lieu, elle s'est basée sur les prévisions de croissance du trafic en itinérance dans les archipels éloignés (communiquées par [R] dans sa saisine) selon lesquelles les quantités d'appels demeureront probablement faibles dans les deux années à venir (§ 148). Elle en a déduit qu'[P] impute à [R] des coûts fixes aussi élevés que les siens pour un réseau que cette dernière n'utilise que très marginalement (§ 149), tout en précisant qu'[P] bénéficie d'une réduction de ses coûts grâce à la rémunération qu'elle reçoit (directement ou indirectement) des opérateurs extérieurs (notamment étrangers) en leur donnant accès à son propre réseau, ce qui accroit l'utilisation de celui-ci au-delà de sa propre clientèle (§ 149).

122. En quatrième lieu, elle s'est également fondée sur l'idée que, si [P] est en droit de récupérer les coûts qu'elle a exposés, au-delà du coût marginal et en intégrant ses investissements, cela ne signifie pas que le tarif de couverture doive être apprécié indépendamment de la demande, s'agissant in fine de prestations vendues à l'unité, en minutes ou par sms. À cet égard, elle a constaté qu'en facturant un tiers du coût total de couverture (33 %) pour une part de marché inférieure à 1 %, [P] conduit [R] à devoir s'acquitter d'un tarif au moins 33 fois supérieur aux coûts totaux moyens exposés par utilisateur (§ 151).

123. En cinquième lieu, elle a déduit de ces éléments qu'en raison du choix de modèle de coût retenu et du montant du tarif de couverture, qui est déterminé forfaitairement et indépendamment des transferts de clientèle, le coût proposé par [P] (par son tarif de couverture) est bien supérieur tant au coût marginal, qu'au coût moyen et qu'au coût de détail acquitté par ses propres abonnés (§ 152).

124. En sixième lieu, elle a calculé qu'en rapportant le nombre moyen de clients de [R] utilisant mensuellement les prestations d'itinérance dans les archipels éloignés (28) au montant de la part mensuelle du dernier tarif de couverture (71, 5 MF CFP par an, soit 5, 96 MF CFP par mois), il en résulte un coût fixe pour [R] de plus de 212 800 F CFP par mois et par utilisateur, bien supérieur à toute la gamme des forfaits commercialisés par [R] comme par ses concurrents (§ 156). À cet égard, elle a précisé que ce montant est plus de 21 fois supérieur au plus coûteux des forfaits d'[P] (9 990 F CFP), 27 fois supérieur au plus coûteux des forfaits de [R] (7 995 F CFP) et 91 fois supérieur au revenu mensuel moyen par utilisateur de [R] en 2022 (2 330 F CFP).

125. En septième lieu, elle a déduit de l'ensemble de ces développements qu'en facturant à [R] le coût de son réseau bien au-delà de l'utilisation réelle qui en est faite et en s'éloignant manifestement des coûts sous-jacents sans justification économique, [P] est susceptible d'avoir abusé de sa position dominante en pratiquant une tarification inéquitable, dont l'effet est d'aboutir à une distorsion de concurrence au détriment du dernier entrant sur le marché en créant une barrière artificielle à son développement (§ 157 renvoyant aux § 91 et suivants relatifs au ciseau tarifaire).

126.[P] conteste cette analyse. À titre liminaire, elle fait valoir qu'un opérateur dominant est en droit, non seulement, de recouvrer tous les coûts qu'il supporte au travers des coûts qu'il facture pour la fourniture d'un service, mais aussi de retirer à cette occasion un profit (une marge). À cet égard, elle soutient que l'appréciation du caractère équitable du prix suppose de tenir compte de la valeur économique du service rendu et que cette valeur ne s'apprécie pas uniquement au regard du coût encouru pour le proposer mais aussi au regard de l'avantage qu'en retire le bénéficiaire. Ainsi, quand bien même il existerait une disproportion, serait-elle excessive, entre les coûts encourus et le prix facturé, encore faudrait-il, pour que ce prix soit jugé inéquitable, qu'il soit sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie, laquelle peut être bien supérieure aux coûts encourus.

127. En premier lieu, elle prétend qu'en l'espèce l'APC a dénié tant l'existence que la valeur que [R] retire du service de couverture. À cet égard, elle rappelle que ce service est effectif et réel quel que soit l'usage qu'en font les opérateurs accueillis. Elle relève que les offres proposées par [R], qui adressaient tout le marché mobile voix et sms grâce au service de couverture, présentaient bien cet avantage à tous ses clients et prospects dont certains se trouvaient chez l'opérateur historique et étaient donc coutumiers de la couverture offerte par lui dans les archipels éloignés. Elle en déduit que la question qui se pose n'est pas de savoir si l'itinérance suscite des coûts incrémentaux supplémentaires pour elle (liés à l'accueil des concurrents), mais s'il est légitime ' ce qui serait assurément le cas ' de faire supporter à ses concurrents une quote-part des coûts du réseau de couverture auquel ils ont accès sans limitation et dont la seule existence, indépendamment de son usage, leur confère un avantage.

128. En deuxième lieu, elle estime contradictoire que l'APC, dans sa décision, revendique la nécessité pour tout opérateur de disposer de l'itinérance pour proposer une offre « universelle », permettant « d'adresser » tout le marché et profitant effectivement à tous les clients de l'opérateur, tout en rapportant le montant du tarif de couverture au nombre moyen mensuel de clients de [R] l'ayant utilisé (28 clients). À supposer que le raisonnement de l'APC soit suivi, ce calcul devrait être réalisé au regard du nombre total de clients des opérateurs, et non de seuls utilisateurs de [R]. Le coût par client serait ainsi de l'ordre de 100 fois supérieur à celui calculé par la décision (sur la base de 28 utilisateurs, au lieu de 2500 clients) et, par conséquent, bien inférieur au prix mensuel des offres de [R].

129. En troisième lieu, elle fait valoir que cette clé d'allocation du coût, par client et non par utilisateur, permet la détermination d'un tarif cohérent avec l'économie sous-jacente des coûts du réseau mobile, qui suppose de supporter les coûts de déploiement et d'exploitation/maintenance du réseau indépendamment de tout trafic écoulé. Ramener le coût au regard du seul usage du réseau qu'en feraient ou pourraient en faire les clients de [R] reviendrait à méconnaître la logique des coûts sous-jacents d'un réseau mobile, qui implique de déployer un réseau complet (et donc d'en assumer le coût) sans encore disposer du moindre client.

130. En quatrième lieu, elle fait valoir que la structure tarifaire résultant de cette clé d'allocation est également cohérente avec la valeur économique que l'opérateur accueilli retire du service proposé. En effet, l'itinérance lui permet de bénéficier immédiatement, « clé en main », d'un réseau de couverture complet et opérationnel, pour le tiers de son coût, sans assumer le moindre risque d'investissement. En réponse à l'objection selon laquelle l'itinérance serait une prestation obligatoire, elle soutient que celle-ci n'est obligatoire que si la demande est raisonnable, ce qui ne serait pas le cas, selon elle, lorsque les opérateurs qui la sollicitent sont tenus de déployer leur propre réseau dans les zones en cause, étant précisé que [R] serait tenue, par son cahier des charges, à des obligations de déploiement dans les archipels éloignés pour les services voix et sms. Elle prétend qu'en tout état de cause, rien n'impose que sa tarification ne permette pas de recouvrer ses coûts moyens à hauteur du droit d'usage ' et non de l'usage effectif ' qu'elle confère aux opérateurs accueillis au travers du service de couverture.

131. En cinquième lieu, elle allègue que cette structure tarifaire est justifiée pour assurer une équité concurrentielle entre opérateurs, en permettant de répartir équitablement entre tous les opérateurs les gains associés à la mutualisation du réseau. À l'appui de cette thèse, elle se prévaut d'un exemple figurant en annexe de sa note en délibéré devant l'APC, dont il ressortirait qu'en cas de partage par parts viriles, la baisse des coûts obtenus par les différents acteurs du marché est identique en valeur relative, tandis qu'en cas de partage en fonction des parts de marché, les opérateurs les plus gros bénéficient de gains de la mutualisation plus faibles que ceux de leurs concurrents plus petits, ces derniers retirant d'autant plus de gains que leur part de marché est faible.

132. En réponse, [R] fait valoir que le réseau de l'opérateur historique étant déjà déployé depuis plus de dix ans sur l'ensemble de la Polynésie française, il est largement amorti. Elle relève en outre que les coûts de maintenance sont répartis sur un trafic beaucoup plus important pour [P] que pour elle. À cet égard, elle indique que les flux de trafic qu'elle a générés en itinérance dans les archipels éloignés en juillet 2022 (le mois où ledit trafic aurait été le plus élevé de l'année) représentent moins de 0,000182 %, soit un dix millième. Elle précise également qu'à supposer que le tarif de couverture soit de 71, 5 MF (proposition de 6ème avenant), ce coût pondéré de sa propre part de marché (de moins 1 %) devrait s'élever au maximum à 2,145 MF, ce qui correspondait au montant dont elle s'acquitte pour l'itinérance dans les îles de la Société (autres que [Localité 14] et [Localité 10]).

133. Dans ses observations, l'APC fait valoir, en premier lieu, que s'il est exact que chaque opérateur dispose d'un accès sans limitation au réseau dans les archipels éloignés, cela ne justifie pas que le tarif de couverture doive nécessairement être divisé par le nombre d'opérateurs, indépendamment de leurs parts de marché et du trafic généré, dès lors que ce droit d'accès est purement théorique tant qu'il n'est pas utilisé. Elle en déduit qu'il n'existe pas de contrepartie à la part du coût fixe, qui excède l'usage du réseau par [R], que cet usage soit effectif (28 clients mensuels) ou potentiel (2500 clients).

134. En deuxième lieu, elle estime que si l'accès au réseau représente une valeur et un atout commercial pour [R], qui peut ainsi attirer de nouveaux clients, cet atout ne peut se mesurer qu'à hauteur des clients nouvellement acquis par [R] et perdus par [P], compte tenu du niveau élevé d'équipement des ménages, de sorte que cet accès ne peut être raisonnablement valorisé à hauteur du tiers de la clientèle polynésienne, s'agissant d'un opérateur émergent dont le développement n'a effectivement débuté qu'en 2022.

135. En troisième lieu, en réponse à l'argument selon lequel il coûterait plus cher aux opérateurs de déployer leur propre réseau que de s'acquitter du tarif de couverture, elle oppose que l'itinérance est une prestation obligatoire (en vertu de l'article D. 212-26 du CPT) et que la Polynésie française a précisément souhaité traiter favorablement la situation d'un opérateur qui n'est pas encore en mesure, pour des motifs techniques et financiers, de procéder au déploiement de son propre réseau, mais qui souhaite offrir un service universel. À cet égard, elle considère que le tarif de couverture n'a pas vocation à compenser l'intégralité du coût de déploiement du réseau, mais uniquement son coût d'usage, majoré, le cas échéant, de la perte de clientèle.

136. En dernier lieu, elle en tire la conclusion que le montant proposé pour le tarif de couverture est totalement déconnecté à la fois des coûts subis par [P] et de la valeur économique de la prestation, et n'assure en rien l'équité concurrentielle, mais discrimine au contraire l'opérateur naissant.

137. Le ministère public développe un argumentaire comparable. Il estime que c'est à raison que l'APC a considéré que la répartition en parts viriles du tarif de couverture faisait peser sur [R] une contribution financière excessive au regard de sa part de marché dérisoire sur le marché de détail de la téléphonie mobile. Il relève que, si une partie des coûts fixes facturés à [R] prend en compte la perte d'une partie de la clientèle d'[P] au profit du concurrent auquel la prestation d'itinérance est accordée, cette perte de clientèle est largement surévaluée au regard de la place qu'occupe [R] sur le marché de détail. Il rappelle qu'il revient à l'opérateur dominant de ne pas obérer le fonctionnement concurrentiel d'un marché en raison des avantages concurrentiels dont il dispose.

Sur ce, la Cour,

138. Comme cela a déjà été indiqué, l'article LP 200-2 du code de la concurrence applicable en Polynésie française énonce que les pratiques d'abus de position dominante « peuvent notamment consister à (') limiter artificiellement l'accès au marché ou le développement d'entreprises concurrentes ».

139. En outre, comme cela a également déjà été indiqué, l'article D. 212-2 du CPT, précité, impose aux autorités compétentes l'obligation de veiller « à l'exercice d'une concurrence effective et loyale entre les opérateurs de service de télécommunication mobile au bénéfice des usagers ('), à la définition de conditions d'accès aux réseaux (') de service de télécommunication mobile qui garantissent (') l'égalité des conditions de la concurrence dans [ce] domaine (') et à encourager l'utilisation partagée entre les opérateurs des installations ».

140. À cet effet, l'article D. 212-26, sous b), du même code précise qu'« il peut être imposé à un opérateur de service de télécommunication mobile de faire droit à une demande raisonnable de prestation d'itinérance faite par un autre opérateur de service de télécommunication mobile » dans la mesure où celui « qui souhaite offrir à ses abonnés une prestation d'itinérance en Polynésie française a droit à la conclusion d'une (') convention [d'itinérance] ».

141. En l'espèce, s'il est constant qu'[P] a conclu avec [R] une convention d'itinérance voix et sms dans les archipels éloignés, lui ouvrant un droit d'accès à la totalité du réseau 2G déployé dans cette zone par l'opérateur historique, sans aucune restriction de capacité, il convient d'examiner si le tarif de couverture facturé à [R] n'est pas néanmoins excessif et ne revient pas ainsi à restreindre l'exercice d'une concurrence effective et loyale, à limiter artificiellement le développement de ce nouveau concurrent et à décourager l'utilisation partagée du réseau, en méconnaissance des dispositions précitées.

142. S'il existe plusieurs méthodes pour déterminer si un prix est excessif, cette qualification peut résulter, comme le soutient [P], du constat que le prix considéré est sans rapport raisonnable avec la valeur économique de la prestation fournie, au regard non seulement des coûts encourus pour proposer cette prestation, mais aussi de l'avantage qu'en retire son bénéficiaire.

143. S'il est légitime qu'[P] retire un profit de la prestation d'itinérance qu'elle fournit (au-delà de ses coûts de couverture) en tenant compte de la valeur économique de cette prestation au regard de l'avantage qu'en retire [R], encore faut-il que le tarif de couverture présente, à cet égard, un rapport raisonnable avec ladite valeur.

144. Or, si le service de couverture voix et sms dans les archipels éloignés, proposé par la prestation d'itinérance, présente une valeur économique indéniable pour [R], en la mettant immédiatement en mesure de valoriser son offre de téléphonie mobile et de conquérir des clients de ses concurrents, notamment d'[P], sans avoir à déployer au préalable son propre réseau sur l'ensemble de cette zone, comme en atteste le cahier des charges établi lors de son habilitation en tant qu'opérateur de télécommunication, cette circonstance ne suffit pas, à elle seule, à justifier automatiquement la soumission de [R], nouvel entrant, à un montant de tarif de couverture calculé sur la base d'une répartition égalitaire des coûts de couverture entre les trois opérateurs présents sur le marché et indépendamment du nombre de clients nouvellement acquis au détriment d'[P].

145. Admettre le contraire reviendrait à priver d'effet utile l'ouverture à la concurrence de la téléphonie mobile dans la Polynésie française en décourageant l'utilisation partagée du réseau déployé par l'opérateur historique dans les archipels éloignés et en freinant, par là-même, le développement d'un nouvel entrant sur le marché, tel que [R], dès lors que ce dernier ne dispose pas encore d'une base de clientèle suffisante pour être en mesure d'investir dans le déploiement de son propre réseau et, en même temps, de faire face au tarif de couverture réclamé.

146. S'il est difficile d'évaluer précisément la valeur économique du service de couverture voix et sms dans les archipels éloignés au regard de l'avantage qu'en retire [R], force est néanmoins de constater que celle-ci a été contrainte d'y renoncer à compter du 31 octobre 2022. Il en ressort que cet opérateur n'est manifestement ni prêt, ni en mesure, compte tenu de sa situation particulière (telle que décrite dans la précédente partie, sous C), de valoriser ce service à un niveau aussi élevé que celui dont semble se prévaloir [P] pour justifier le tarif de couverture qui lui est facturé et, partant, de s'en acquitter.

147. En effet, comme l'a relevé à juste titre l'APC dans sa décision (§ 96), et comme cela a déjà été indiqué, le tarif de couverture facturé à [R] pour 2023 (de 71, 5 MF CFP) est supérieur à la totalité des revenus de son activité de téléphonie mobile en 2022 et équivalent à 60 % de ses revenus escomptés en 2023.

148. Comme l'a également relevé l'APC dans sa décision (§ 146), il résulte du ratio entre ce montant du tarif de couverture (71, 5 MF CFP) et le nombre de clients de chaque opérateur que le montant annuel à acquitter par client est de 28 600 F CFP pour [R], tandis qu'il est de 507 F CFP pour PMT (comme cela a déjà été indiqué) et de 447 F CFP pour [P] en retenant une fourchette basse, soit 64 fois moins que [R], et de 340 F en retenant une fourchette haute, soit 84 fois moins que [R].

149. En outre, il résulte du ratio entre le montant mensuel dudit tarif de couverture (5, 96 MF CFP) et le nombre de clients de [R] (2 500), représentant des usagers à tout le moins potentiels du service d'itinérance, que, pour cet opérateur, le montant mensuel à acquitter par client est de 2 384 F CFP, ce qui correspond à un montant également supérieur à celui de son revenu mensuel moyen par utilisateur potentiel en 2022 (2 330 F CFP mensuels, calculés sur la base de revenus globaux annuels de 69,9 MF correspondant à 27 960 F annuels par clients pour un parc de 2 500 clients ).

150. La circonstance que [R] a été ainsi contrainte de renoncer audit service de couverture, en dépit de sa contribution essentielle à l'attractivité et à la compétitivité de son offre, est symptomatique. Il s'agit d'un indice particulièrement fort du caractère excessif du tarif qui lui a été facturé, eu égard à sa situation particulière de nouvel entrant sur le marché.

151. Dans ce contexte, c'est en vain qu'[P] se réclame, pour justifier le tarif qui lui a été facturé, de l'objectif consistant à répartir équitablement entre les opérateurs les gains associés à la mutualisation du réseau.

152. Dès lors, c'est à juste titre que l'APC a retenu, au paragraphe 157 de sa décision, que le tarif de couverture facturé à [R] est susceptible de constituer une tarification inéquitable ou abusive.

D. Sur la caractérisation d'un effet anticoncurrentiel potentiel

153. Aux paragraphes 166 à 169 de la décision attaquée, l'APC a retenu que les pratiques en cause sont susceptibles d'avoir des effets anti concurrentiels consistant à porter atteinte au développement d'un concurrent, voire à l'évincer du marché de détail de la téléphonie mobile, celui-ci n'étant pas en mesure à la fois de développer son propre réseau ou une offre attractive et de s'acquitter du tarif de couverture qui lui est facturé, d'autant plus qu'il s'agit d'une activité à fortes économies d'échelles, dans laquelle surmonter un tel surcoût est particulièrement difficile pour un opérateur récemment installé. Elle en a déduit qu'en l'état du dossier et sous réserve d'une instruction au fond, les conditions tarifaires proposées par [P] à [R], pour des prestations d'itinérance voix et sms dans les archipels éloignés, notamment depuis qu'elle a mis fin à la réduction tarifaire de 75 % qui lui a été consentie pour tenir compte de ses parts de marché, sont susceptibles de constituer une pratique prohibée par l'article LP 200-2 du code de la concurrence de la Polynésie française.

154.[P] soutient qu'aucun effet sur la concurrence, même potentiel, ne saurait être caractérisé en l'espèce.

155. Au soutien de cette thèse, elle fait valoir, en premier lieu, que sur la période de janvier à octobre 2022 (durant laquelle aucune restriction de déplacement liée à l'épidémie de Covid-19 n'était en vigueur), chaque mois, en moyenne, seulement 28 clients de [R] ont utilisé l'itinérance à l'échelle de l'ensemble des archipels éloignés, ce qui représente environ 1 % seulement de son parc de clients actifs. Elle indique que les prévisions de trafic en itinérance de [R], pour 2023, ne mentionnent que 62 clients. Elle en déduit que c'est uniquement parce que les clients de [R] n'avaient qu'un usage marginal de ce service que cet opérateur en a demandé la cessation.

156. En second lieu, elle fait valoir que, si le service de couverture bénéficie à [R] au-delà de ses seuls clients qui émettent des communications, il résulte des chiffres de conquêtes de ses nouveaux clients que le bénéfice, puis la cessation, et finalement la réactivation du service n'a eu aucun effet observable sur son développement. Elle en déduit que ce sont les choix stratégiques, commerciaux et marketing de [R] qui influent sur le nombre de conquêtes de clients, et non pas le bénéfice ou non de l'itinérance dans les archipels éloignés.

157. Par ailleurs, elle soutient qu'en tout état de cause, la contribution, à parts égales, des opérateurs à ses coûts de réseaux suscite des gains d'efficience, en ce qu'elle est nécessaire pour assurer le financement pérenne de ses réseaux mobiles dans les archipels éloignés, au bénéfice des populations locales, afin de leur apporter les meilleures technologies disponibles et au même prix que dans les zones denses et rentables.

158.[R] fait valoir, en premier lieu, que, si [P] lui a précédemment appliqué une remise de 75 %, c'est parce qu'il n'était pas possible, compte tenu de sa base de clientèle, de lui appliquer d'autres tarifs. À cet égard, elle estime qu'il n'y avait aucune raison de mettre fin à cette remise, en l'absence d'augmentation sensible de cette base de clientèle, sauf à chercher à l'évincer du marché. Elle explique que c'est uniquement en raison du montant prohibitif du tarif qui lui avait été facturé qu'elle a mis fin au service d'itinérance dans les archipels éloignés et qu'elle en a ensuite bénéficié lorsque [P] a été contrainte par l'APC, à titre de mesure conservatoire, de lui appliquer de nouveau la remise de 75 %.

159. En deuxième lieu, [R] estime qu'il est contradictoire, comme le fait [P], de se prévaloir du faible nombre des clients de [R] recourant effectivement à l'itinérance, tout en appliquant à leur égard une rémunération exorbitante. En outre, elle estime que l'impossibilité pour un nouvel entrant de proposer une offre sur l'ensemble de la Polynésie française constitue un frein insurmontable à son développement, les abonnés d'[P] et de PMT n'ayant aucun intérêt à quitter ceux- ci pour rejoindre un opérateur incapable d'assurer une couverture sur l'ensemble de cette zone.

160. En troisième lieu, elle précise n'avoir gagné que 39 nouveaux clients en janvier 2023 et 72 le mois suivant, alors qu'elle en avait conquis 136 en janvier 2022 et 133 le mois suivant. Elle en déduit l'existence d'un effet immédiat et concret des pratiques en cause.

161. Dans ses observations, l'APC relève que la disproportion entre le tarif et la prestation est tellement importante que les effets anticoncurrentiels sont immédiatement visibles. En effet, l'examen des pratiques, qui consistent à facturer un tiers du coût de déploiement du réseau à un opérateur ayant moins de 1 % de parts de marché, suffisent, selon elle, a fortiori dans le cas de mesures conservatoires, à montrer que le comportement d'[P] est susceptible d'avoir pour conséquence d'empêcher l'émergence d'un nouvel entrant sur le marché. Elle relève que ces arguments font référence à des éléments déjà examinés dans la décision et qu'au surplus la question des effets y sera abordée en détail lors de l'examen de la gravité et de l'immédiateté de l'atteinte en cause, qui sont par nature une analyse des effets.

162. En réponse à l'argument d'[P] sur le nombre de clients de [R] qui sont utilisateurs du service, elle estime que ce nombre modeste n'est en rien un indicateur des effets des pratiques dans la mesure où, d'une part, l'effet principal de pratiques concerne précisément la capacité de [R] à acquérir de nouveaux clients et, d'autre part, s'agissant de mesures conservatoires, l'APC a essentiellement examiné les effets futurs des pratiques, notamment en termes d'acquisition de clientèle, déjà effectifs depuis janvier 2023 (§ 226 de sa décision).

163. Le ministère public estime que l'existence d'effets anticoncurrentiels est démontrée et rappelle à cet égard que, par une lettre du 30 août 2022, [R] a informé [P] qu'elle renonçait au bénéfice de la prestation d'itinérance voix et sms dans les archipels éloignés à compter du 1er novembre 2022.

Sur ce, la Cour,

164. Il convient de rappeler que, pour les motifs développés aux paragraphes 111 à 115 du présent arrêt, le tarif de couverture facturé à [R], en tant qu'éventuelle pratique discriminatoire, est susceptible de désavantager [R] dans la concurrence. Pour les mêmes motifs, ladite pratique est susceptible d'avoir un effet anticoncurrentiel.

165. La pratique tarifaire alléguée revêt également un effet anticoncurrentiel potentiel en ce qu'elle est susceptible de constituer un ciseau tarifaire et d'être inéquitable ou abusive.

166. En effet, comme cela a déjà été indiqué dans les développements qui précédent, le tarif facturé à [R], nouvel entrant, ne lui permet pas de rivaliser avec ses concurrents plus matures afin de commercialiser des offres complètes, intégrant la couverture des archipels éloignés, autrement qu'en subissant des pertes significatives. Cette situation est susceptible d'affecter le jeu normal de la concurrence, en créant des distorsions entre concurrents particulièrement préjudiciables sur le marché polynésien.

167. En effet, comme cela sera précisé ultérieurement dans les développements consacrés aux conditions requises pour le prononcé de mesures conservatoires et aux atteintes susceptibles d'être occasionnées par les pratiques, dans le contexte d'un marché faisant l'objet d'une ouverture progressive à la concurrence et connaissant d'importantes barrières à l'entrée, notamment au regard des coûts d'investissement encourus, le niveau de tarification de l'itinérance a une incidence décisive sur la capacité d'un nouvel entrant à animer la concurrence et à se développer de manière durable. En l'espèce, le tarif facturé à [R] est de nature non seulement à réduire de manière significative ses perspectives de développement et d'investissement, mais aussi, à menacer la pérennité de son activité de téléphonie mobile, ce qui aboutit à l'évincer du marché.

168. Cette analyse ne saurait être remise en cause, comme le prétend [P], par le caractère marginal de l'utilisation du service d'itinérance voix et sms dans les archipels éloignés par les clients de [R], dès lors que les forfaits sont commercialisés à des prix identiques pour tous les Polynésiens, quel que soit leur lieu de résidence, et qu'un nouvel entrant ne peut espérer capter la clientèle de ses concurrents en leur proposant une prestation inférieure.

169. C'est également en vain qu'[P] soutient que le bénéfice, puis la cessation et enfin la réactivation du service de couverture voix et sms dans les archipels éloignés n'a eu aucun effet observable sur le développement de [R], alors qu'il résulte précisément de la note en délibéré d'[P] devant l'APC qu'entre 2021 et 2022 (pendant l'activation du service d'itinérance), le parc de clients de [R] a doublé (pièce [P] n° 26) et qu'au premier trimestre 2023 (pendant la désactivation dudit service), la conquête de nouveaux clients a été nettement inférieure (pièce [P] n° 35). C'est ce que confirme la note en délibéré de [R] devant l'APC, évoquée par cette dernière dans sa décision (§ 226) et produite devant la Cour (pièce [R] n° 4).

170. C'est tout aussi en vain qu'[P] prétend que la contribution à parts égales des opérateurs à ses coûts de réseaux suscite des gains d'efficience. En effet, cet argument, qui relève d'un examen au fond des pratiques alléguées, est inopérant au stade de la procédure de mesures conservatoires.

171. Dès lors, c'est à juste titre que l'APC a retenu, qu'en l'état du dossier, les pratiques alléguées sont susceptibles d'avoir un effet anticoncurrentiel et d'être prohibées par l'article LP 200-2 du code de la concurrence polynésien.

II. SUR LA RÉUNION DES CONDITIONS REQUISES POUR LE PRONONCÉ DES MESURES CONSERVATOIRES ET L'ADÉQUATION DES MESURES PRONONCÉES

 A. Sur les conditions requises pour le prononcé de mesures conservatoires

172. Dans la décision attaquée, l'APC retient que les conditions prévues à l'article LP 641-1 du code de la concurrence polynésien sont remplies. Elle relève une atteinte grave au secteur et au consommateur (§ 178 à 204) ainsi qu'aux intérêts de l'entreprise plaignante (§ 205 à 211), et l'urgence à ce que [R] soit en mesure d'accéder à nouveau aux prestations d'itinérance pour l'ensemble du marché polynésien à un tarif raisonnable (§ 212 à 228). Elle retient enfin que les pratiques dénoncées susceptibles d'être anticoncurrentielles sont, comme il ressort de ses développements antérieurs, la cause directe et certaine des atteintes précitées, justifiant le prononcé de mesures conservatoires (§ 232).

173.[P] remet en cause ces appréciations.

174. Concernant l'atteinte grave aux intérêts précités, elle conteste le caractère naissant d'un marché ouvert à la concurrence depuis 2003 et l'importance du rôle de [R] dans l'animation concurrentielle au regard d'éléments factuels qu'elle considère comme dénaturés par l'APC ou faux. Elle relève également que [R] a les moyens de développer son activité mobile tout en s'acquittant du tarif de couverture, notamment, en ouvrant son capital pour avoir le financement nécessaire à son déploiement comme elle l'a déjà fait (pièce [P] n° 8) et qu'elle a reconnu dans le cadre de la procédure avoir obtenu des tarifs d'itinérance lui permettant de se développer (après signature du 4ème avenant tarifaire signé en janvier 2022) (pièces [P] n° 13). Elle ajoute que les données comptables et le business plan de [R] montrent l'impact anecdotique des tarifs contestés à l'échelle de ses résultats globaux et que ce sont ses prévisions irréalistes qui expliquent son insuccès. Elle critique également l'APC en ce qu'elle a apprécié l'incapacité de [R] à financer en même temps ses investissements et le tarif de couverture à l'aune des revenus tirés de sa seule activité mobile alors que [R] dispose de revenus très importants tirés de son activité de FAI. Elle exclut enfin le risque d'éviction de cet opérateur dans la mesure où le service en cause n'est pas indispensable au développement de [R] (et de ses parts de marché), celui-ci étant faible alors même qu'elle disposait du service et s'étant poursuivi après qu'il a été stoppé.

175. Elle rappelle que [R] n'a aucune intention de commercialiser des offres auprès des populations dans les archipels éloignés et renvoie au cahier des charges établi dans le cadre de sa licence, annexé à l'arrêté n° 1960 CM du 23 septembre 2022, dont il ressort que « [R] ne proposera pas de service de données mobiles à ses clients » et au constat que [R] n'a aucun point de vente physique (boutiques ou distributeurs) dans les archipels éloignés et qu'en Polynésie française aucune offre de téléphonie mobile n'est distribuée sur Internet. Elle en déduit que ce n'est pas en raison du coût du service d'itinérance pour les données mobiles que [R] n'a pas proposé d'offres aux résidents de ces archipels mais parce que cette clientèle ne relève pas de sa stratégie. Elle relève ensuite que la clientèle de passage dans les archipels éloignés est tout à fait marginale et absolument pas indispensable et déterminante pour le développement de [R] et rappelle que, sur les dix premiers mois de l'année 2022, ce sont 28 de ses clients en moyenne qui ont utilisé ce service voix/SMS dans les archipels éloignés, sachant que [R] a continué à acquérir des clients après avoir cessé de proposer ce service.

176. Elle soutient encore que le service de couverture est indépendant de l'usage effectif qui en est fait et que ses offres sont déficitaires à l'échelle des seuls archipels éloignés. Elle souligne qu'à suivre le raisonnement de l'APC, si l'on met en regard le prix de ses forfaits avec le nombre de clients utilisateurs du service de [R] précités en 2022, le montant du tarif de couverture devrait être inférieur au revenu mensuel moyen généré par les 28 utilisateurs du service d'itinérance Voix / SMS dans les AE soit inférieur à 65 000 F CFP (550 euros par mois) pour bénéficier d'un réseau mobile couvrant 56 îles réparties sur un territoire grand comme l'Europe.

177. Elle fait également valoir que [R] ne prend pas en compte la baisse importante du tarif de couverture en 2023 lorsqu'elle évoque un risque de disparition (au demeurant sans lien avec les pratiques et tenant au fait que ses capitaux propres seraient drastiquement réduits au regard de son capital social) et souligne l'effet de « vases communicants » entre données mobiles et voix/SMS qui explique notamment la baisse importante du tarif de couverture, les technologies 4G déployées dans certaines îles conduisant à une forte explosion des usages de données mobiles, sachant que certains services "type Whatsapp" substituent des données mobiles aux services voix/SMS.

178. Concernant le caractère immédiat des atteintes, [P] conteste toute urgence au regard, d'une part, du délai de dix mois s'étant écoulé entre la saisine au fond et la demande de mesures conservatoires, les éléments avancés dans cette demande étant déjà présents dans la saisine au fond, d'autre part, du constat selon lequel [R] a continué à se développer après la cessation du service, sachant que son rythme d'acquisition de clients quand elle en bénéficiait était déjà très lent.

179. Elle rappelle que la différence entre le tarif de couverture acquitté en 2022 et celui de 2023 s'établit seulement à environ « 30 MXPF, soit 250 000 euros » et qu'un tel montant n'est pas de nature à susciter une situation d'urgence. Elle ajoute que si le tarif avait constitué un obstacle à son développement, elle aurait pu présenter une demande dès la conclusion de la convention d'itinérance, puisqu'elle connaissait dès cette date la structure tarifaire binominale et l'existence d'un tarif de couverture. Elle ajoute que ses réponses à la demande de révision à la baisse du tarif n'étaient pas de nature à laisser « légitimement penser » à [R] qu'elle accepterait et ne constituent pas l'élément nouveau justifiant, selon l'APC, l'urgence en cause.

180. Concernant le lien de causalité entre les atteintes alléguées et les pratiques dénoncées, [P] soutient que les prétendues atteintes invoquées découlent toutes du faible développement de l'activité mobile de [R]: faible nombre de clients utilisateurs du service, faible part de marché et faible chiffre d'affaires de l'activité mobile. Elle fait valoir que les évolutions des conquêtes de clients de [R], pendant les périodes pendant lesquelles elle a disposé du service, puis celles où elle s'en est privée, montrent que ce service n'influe pas sur ses performances et, rappelle à nouveau que son business plan montre qu'elle avait provisionné des charges d'itinérance bien plus importantes que celles qui lui ont été facturées.

181. Elle rappelle par ailleurs que [R] a lancé son offre sur un marché déjà mature et très concurrentiel et que les difficultés liées à la pandémie de Covid 19 s'y sont ajoutées, rendant le développement des infrastructures et la conquête de nouveaux clients extrêmement compliqués.

182. Elle se prévaut de « l'étude d'impact macroéconomique de l'entrée d'un troisième opérateur mobile en Polynésie » établie en 2016 qui indiquait que « sur un marché quasi saturé, le nouvel entrant ne pourra se développer de façon pérenne qu'en accaparant une part de marché au détriment des autres opérateurs » (pièce [P] n° 6, page 27). Or, elle relève les erreurs stratégiques de [R], en commençant par le fait qu'elle avait imaginé un modèle initial « Full MVNO », c'est-à-dire dans lequel elle se serait totalement appuyée sur le réseau de couverture de l'un et/ou l'autre de ses concurrents, alors que sa licence lui a imposé, en lien avec les engagements qu'elle a proposés, de déployer immédiatement son propre réseau mobile dans les îles les plus denses du Pays ([Localité 14] et [Localité 10]). Elle pointe ensuite la question de la disponibilité des terminaux VoLTE compatibles avec la technologie choisie par [R] pour capitaliser sur son activité fixe, qui l'a initialement privée de plus de 80 % du marché adressable. Elle souligne également le caractère exagérément optimiste des prévisions du plan d'affaires escomptant une conquête de 20 % de parts de marché dans l'archipel de la société sur six ans et révélant une impréparation de [R]. À cet égard, elle relève que les estimations faites par [R] de ses coûts d'itinérance (anticipant sur les trois premières années de son activité mobile, un peu moins de 280 millions de F CFP) sont très supérieures aux coûts d'itinérance qui lui ont été effectivement facturés (moins de 150 millions de F CFP). [P] fait enfin valoir que [R] propose une qualité de service, dans sa zone (réduite) de couverture à [Localité 14] et [Localité 10], inférieure à la sienne et se prévaut en ce sens d'un constat d'huissier (pièce [P] n° 18) établi le 22 juillet 2022 concernant les débits mesurés et des données de l'ANFR établissant qu'elle dispose de 189 antennes, tandis que PMT en a 120 et [R] seulement 96. Elle en déduit que [R] a lancé son offre alors que sa couverture était largement perfectible, ce qui explique ses difficultés à élargir sa base de clients. Elle en déduit que le problème rencontré par [R] n'est pas un problème de coûts (y compris d'itinérance) mais de revenus, problème auquel les pratiques dénoncées sont totalement étrangères.

183. Outre le fait qu'aucun risque d'éviction n'existe à l'égard de [R], elle rappelle également que le droit de la concurrence n'a pas pour objet d'empêcher « la disparition du marché ou la marginalisation des concurrents moins efficaces, et donc moins intéressants, pour les consommateurs du point de vue notamment des prix, du choix, de la qualité ou de l'innovation » et estime que cette considération n'a pas été prise en compte par l'APC.

184.[R], après avoir rappelé le long parcours du combattant pour pénétrer le marché et s'y établir, soutient que le recours d'[P] constitue la défense acharnée d'un duopole, qui passe par la disparition ou la marginalisation assumée du troisième entrant. Elle relève que la circonstance que sa part de marché soit très faible n'altère en rien son rôle dans l'animation de la concurrence, à la suite d'offres que ses concurrents ne proposaient pas et qu'ils se sont retrouvés contraints de répliquer. Elle rappelle que le coût forfaitaire de l'itinérance par client et par mois s'élève pour elle à 255 654 FCFP en 2022 et à 212 797 FCFP en 2023 et qu'il est bien supérieur à toute la gamme des forfaits commercialisés tant par elle que par ses concurrents. Elle signale que si elle avait maintenu le service d'itinérance aux conditions tarifaires imposées par [P], alors sa situation financière aurait immédiatement été impactée puisqu'en 2023, ses capitaux propres auraient représenté 52 % de son capital social, puis auraient été inférieurs à la moitié de son capital social (7 %) en 2024 et enfin auraient même été négatifs (- 4 % de son capital social) en 2025. Elle rappelle que, nouvel entrant, elle n'a pas encore pu se développer, ayant été freinée lors de ses premières années par les conséquences de la crise sanitaire liée au Covid 19, et qu'elle ne disposait pas de la base de clientèle nécessaire pour supporter les montants exorbitants que lui réclamait [P], ce qui aurait pu conduire à son retrait du marché.

185. Elle estime également que le sujet ne se limite pas à 28 clients concernés chaque mois par l'itinérance dans les archipels éloignés car l'impossibilité pour un nouvel entrant de proposer une couverture téléphonique sur l'ensemble du territoire empêche son développement non seulement à l'égard de la clientèle se déplaçant dans les archipels éloignés ou y résidant, mais également au-delà, les abonnés cherchant naturellement à rejoindre un opérateur couvrant tout le territoire. Elle rappelle qu'il ne s'agit pas d'offrir à ses abonnés des services d'itinérance sur les données 4G (internet et vidéo),  mais des services d'itinérance voix et SMS, c'est-à-dire la continuité minimum de son service pour ses abonnés. Elle signale que tant qu'elle devra payer des sommes abusivement élevées à [P], il est certain que sa marge pour investir dans le développement de son réseau commercial (points de vente physiques dans les archipels éloignés) sera limitée et fait observer la mauvaise foi de sa concurrente qui vend, comme filiale de l'OPT, ses forfaits directement dans les bureaux de postes, disséminés dans toute la Polynésie grâce à l'argent du contribuable. Elle précise également qu'elle avait bâti son plan d'affaires en se fondant sur les tarifs d'itinérance à la minute qui avaient été appliqués à PMT- VODAFONE et qu'il est ainsi devenu de facto obsolète.

186. Elle renvoie pour le surplus aux arguments de la décision attaquée, auxquels elle souscrit.

187. L'APC maintient la même analyse. Elle y ajoute, concernant l'animation concurrentielle du marché par [R], que les prix des forfaits proposés par cet opérateur confirment qu'elle a ouvert au grand public les forfaits illimités ou sans engagement de durée, qui n'avaient été jusqu'alors accessibles qu'à une certaine clientèle compte tenu de leur coût. Elle observe également que le fait que les prix du secteur des communications électroniques ont commencé à baisser avant l'arrivée de [R] sur ce marché, ce qui n'est pas contesté, n'exclut pas que l'entrée de [R] sur le marché de la téléphonie mobile a eu un effet sur les prix en raison du processus continu et cumulatif de la concurrence.

188. S'agissant du dilemme auquel [R] est confrontée, elle maintient que la somme de 71,5 MF demandée pour l'itinérance affecte sa capacité d'investissement dès lors que pour 28 utilisateurs mensuels il lui est demandé d'absorber la totalité des investissements qui lui sont permis. À cet égard elle renvoie à l'ouverture de capital de [R], invoquée par [P], qui correspond à un investissement annuel de 66 MF CFP proche de la tarification litigieuse. Elle précise que la cessation de l'activité mobile de [R] exercerait la plénitude de ses effets sur le marché de la téléphonie mobile, que la société soit ou non en mesure de poursuivre ses autres activités. Elle observe également qu'il n'est pas davantage pertinent de comparer les charges d'itinérance facturées à [R] en 2023 avec les charges prévisionnelles du business plan de [R] de 2016, sans comparer également les recettes prévisionnelles de ce plan d'affaires, qui étaient très supérieures.

189. Concernant le développement de la clientèle de [R], elle considère qu'il ne ressort d'aucune pièce du dossier qu'elle aurait l'intention de se priver d'un pan de clientèle significatif comme celui des archipels éloignés et que les pratiques d'[P] peuvent être la cause de son développement limité dans ces archipels au regard des tarifs du service d'itinérance. L'APC soutient à nouveau que les effets de la pratique ne concernent pas que les clients faisant actuellement usage de ces prestations (28 clients de [R]), mais tous ceux qui potentiellement pourraient en faire usage et se rendre dans ces îles (qui représentent certes 12 % de la population, mais 56 des 66 îles polynésiennes), et qui préfèrent choisir de ce fait un forfait « universel ».

190. Sur le caractère déficitaire « normal » d'une activité naissante dans une économie de coûts fixes, elle fait valoir que les pertes initiales ne sont normales que dans la mesure où l'entreprise naissante est à même d'investir pour se développer, ce que le comportement d'[P] ne permet pas. Elle souligne que la comparaison opérée avec PMT n'est pas pertinente dès lors que cette dernière a bénéficié de tarifs uniquement variables, donc proportionnels à ses usages, pendant les six premières années de son développement, ce qui lui a justement permis de préserver sa capacité d'investissement. Elle ajoute que la circonstance que le chiffre d'affaires de [R] ait pu légèrement progresser sur l'année 2022 est sans incidence parce que ce n'est pas une condition requise pour démontrer l'atteinte à l'entreprise et que la pratique rend bien impossible le maintien d'une activité pérenne. À cet égard elle renvoie aux ratios cités au paragraphes 194 à 195 de la décision attaquée.

191. Le ministère public partage l'analyse de l'APC. Il relève, concernant le caractère pleinement ouvert à la concurrence, que les possibilités d'entrée sur le marché sont réduites compte tenu des coûts d'investissement et du fait qu'aucune autre licence n'a été accordée par le régulateur. Il estime que c'est donc à bon droit que l'APC considère que la situation concurrentielle à trois acteurs est figée et renforce les effets sur le marché des conditions tarifaires du sixième avenant proposé dans le courrier du 21 octobre 2022. Il partage l'analyse de l'APC pour le surplus. S'agissant du critère d'urgence, il constate que l'atteinte identifiée est, d'une part, récente au regard de la saisine du 3 octobre 2022, en ce qu'elle est survenue le 13 juillet 2022, d'autre part, immédiate, dès lors que, par son comportement, [P] prive [R] du bénéfice de tarifs non prohibitifs, et qu'ainsi l'urgence est parfaitement caractérisée. Il renvoie à cet égard aux paragraphes 212 à 218 de la décision attaquée. S'agissant du lien de causalité, il approuve les motifs des paragraphes 229 à 232 de la décision attaquée et renvoie aux données figurant aux points 192 et suivants pour étayer le lien entre les pratiques et l'atteinte portée aux intérêts de [R]. Il observe que le standard de preuve requis à ce stade de la procédure n'exige pas d'analyser les alternatives présentées par [P], rattachant les difficultés de [R] à d'autres causes.

Sur ce, la Cour,

192. Aux termes de l'article LP 641-1 du code de la concurrence de la Polynésie française « L'Autorité peut, à la demande des personnes, entreprises et organismes mentionnés à l'article LP 620-5 ou de sa propre initiative et après avoir entendu les parties en cause, prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires. / Ces mesures ne peuvent intervenir que si la pratique dénoncée porte une atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante. / Elles peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi qu'une injonction aux parties de revenir à l'état antérieur. Elles doivent rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence. »

193. En premier lieu, concernant l'atteinte grave portée au secteur et à l'intérêt des consommateurs, la Cour rappelle, tout d'abord, que l'ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications en Polynésie française a été initiée par la délibération n° 2003-85 APF du 12 juin 2003 et mise en 'œuvre à partir de 2011. Toutefois, aux termes de l'« étude d'impact macro-économique de l'entrée d'un troisième opérateur mobile en Polynésie française » établie à l'attention du gouvernement de la Polynésie française le 6 octobre 2016 (pièce [P] n° 6), « l'année d'introduction de la concurrence » dans le secteur de la téléphonie mobile remonte à 2013 (pièce [P] n° 6, page 5), avec l'entrée sur ce marché du premier opérateur alternatif (PMT). Cette étude constate, à l'issue de cette ouverture à la concurrence, « deux duopoles effectifs sur le marché du fixe comme du mobile » et nul ne conteste que cette situation a subsisté jusqu'à ce que [R] obtienne sa licence à l'été 2018 et ne développe ses offres en 2020.

194. C'est donc à juste titre que la décision attaquée a relevé que les pratiques dénoncées ont été mises en œuvre dans un contexte d'ouverture progressive du marché de la téléphonie mobile (§ 178) « débutée en 2013 avec l'arrivé de PMT mais accélérée en 2020, avec l'arrivée d'un troisième opérateur, [R] », dès lors que des pratiques visant à freiner le développement de la concurrence sur un tel marché portent une atteinte grave et immédiate au secteur et aux consommateurs. La circonstance que la pénétration du marché atteignait déjà les 100 %, pour le service voix, avec un niveau d'équipement très élevé des ménages, lorsque [R] y est entrée et que ce marché soit, de ce fait, désigné comme « relativement mature » (décision attaquée § 191) ne remet pas en cause le constat qui précède.

195. La question de savoir, ensuite, qui est le premier opérateur à avoir commercialisé des offres mobiles « illimitées » et des offres de forfaits « sans engagements de durée », ou si PMT est un opérateur plus dynamique que [R], est indifférente pour établir le bénéfice retiré de la présence d'un troisième opérateur pour le jeu de la concurrence sur le marché.

196. En effet, comme l'Institut de la statistique de la Polynésie française (ISPF) l'a observé, la concurrence existant dans ce secteur a permis la baisse des prix des télécommunications (ISPF, Points Études et Bilans de la Polynésie française N° 1351, L'évolution des prix de 2011 à septembre 2022, cité au § 184 de la décision attaquée). Le graphique extrait de ce document, reproduit dans les écritures d'[P], permet de constater que [R] a concouru à cette baisse, qui apparait plus marquée à partir de 2018 (date à laquelle son entrée sur le marché a été annoncée) et s'est poursuivie après la commercialisation de ses premières offres à compter de 2020, et ce peu important que cela ne se soit pas traduit par un accroissement plus important de ses parts de marché. Sur ce point, la Cour relève, comme l'APC, que si la part de marché de [R] reste inférieure à 1 %, en 2022, elle a néanmoins connu un doublement de sa clientèle, passant de 1 236 clients fin 2021 à 2 500 clients fin 2022, selon les données transmises au collège (pièce [P] n° 26). La dernière projection établie par [P], concernant [R], indique même un parc de clients estimé à 3 557 en décembre 2022 (pièce [P] n° 35).

197.[P] a d'ailleurs corroboré le constat qui précède dans son assignation en indiquant elle-même que [R] avait proposé « des tarifs moins élevés » (§ 285) que les offres de ses concurrents et qu' « elle participe au jeu concurrentiel » comme ses concurrents qui ont « répliqué à leur tour » (§ 286) Il ressort ainsi des éléments du dossier que [R] anime le jeu concurrentiel du marché par les prix, ce qui profite au secteur et au consommateur, comme l'a justement retenu l'APC.

198. Enfin, il est également constant que [R] anime le jeu concurrentiel du marché par les services en étant le seul opérateur à proposer, depuis 2020, la technologie « VoLTE » à ses abonnés, laquelle permet des appels plus rapides et une utilisation simultanée des appels, SMS et données, ainsi qu'une meilleure qualité d'appels, comme l'a relevé la décision attaquée au paragraphe 183. La circonstance qu'un constat d'huissier en date du 22 juillet 2022 (pièce [P] n° 18) désigne [P] comme étant l'opérateur « avec les débits descendants les plus élevés » sur une vingtaine de sites n'est pas de nature à remettre en cause le constat qui précède. Il importe peu également que le choix technologique précité implique d'être équipé d'un terminal mobile compatible ' ce qui correspondait, à l'origine, aux détenteurs d'iPhone mais ne s'y limite plus (pièce APC n° 1) ' et induit le renouvellement des terminaux, puisque le choix de cette technologie ouvre au consommateur une offre diversifiée. À cet égard, l'étude d'impact invoquée par [P] avait indiqué que « [l]'avantage du nouvel opérateur sera d'apporter, sur certaines zones, une meilleure qualité de service, qualité sonore ainsi qu'une meilleure disponibilité, en raison du choix de la VoLTE », (page 22). L'étude relevait également l'impact de cette proposition sur les segments de clientèle sensible à une augmentation de la qualité sonore perçue. L'étude avait également considéré qu'« [i]l est aussi probable que la structure des offres soit plus variée et plus attractive pour une partie de la population » (page 23).

199. Comme l'a justement retenu la décision attaquée au paragraphe 203, les possibilités d'entrée sur le marché sont réduites au regard des coûts d'investissement et de la nécessité de se voir accorder une licence par le régulateur, de sorte que la situation concurrentielle est figée. La gravité de l'atteinte au secteur et à l'intérêt des consommateurs, résultant de pratiques telles que celles dénoncées, dans le contexte de marché en cause, est ainsi établie à suffisance puisqu'elle est de nature à compromettre l'animation concurrentielle du secteur et à affaiblir la concurrence, par les prix ou les services, privant le consommateur des bénéfices attendus de l'ouverture à la concurrence souhaitée par le législateur. Comme l'APC, la Cour constate que cet élément suffit en lui-même à répondre aux critères de l'article LP 641- 1 du code de la concurrence polynésien, de sorte que l'atteinte qui suit ne vient que renforcer l'analyse.

200. En deuxième lieu, concernant l'atteinte aux intérêts de [R] et le risque d'éviction, il est constant qu'un opérateur nouvel entrant, pour se développer sur un marché qui fait l'objet d'une ouverture progressive à la concurrence et connait d'importantes barrières à l'entrée, doit avoir la possibilité de proposer des prestations équivalentes à celles de ses concurrents, soit par le développement de son propre réseau, soit en recourant comme en l'espèce au réseau d'un tiers. La structure et le niveau de la tarification de l'itinérance sont décisifs pour inciter ou non à déployer un réseau dès lors qu'ils influent sur les coûts de l'opérateur accueilli et sont ainsi susceptibles d'influer sur la nature de ces offres.

201. Il ne saurait être sérieusement soutenu que l'itinérance n'est pas un facteur d'attractivité et de compétitivité pour l'opérateur qui en bénéficie, a fortiori pour un nouvel entrant confronté aux offres de concurrents affichant des taux de couverture très élevés, ce que l'Autorité de la concurrence avait d'ailleurs rappelé dans un Avis n° 13-A-08 du

11 mars 2013 relatif aux conditions de mutualisation et d'itinérance sur les réseaux mobiles, cité au paragraphe 189 de la décision attaquée.

202. En l'espèce, les pratiques d'[P] contraignent [R] à s'acquitter du tiers du coût total de couverture du réseau malgré la faiblesse de ses parts de marché (1 %) et reviennent à établir un tarif fixe pour l'itinérance (71,5 MF) qui représente l'équivalent de la totalité des recettes de l'activité de téléphonie mobile de [R] en 2022, 60 % des ressources escomptées en 2023, et constitue une part importante du déficit de l'entreprise (39 % en 2022 et 52 % en 2023, selon les données figurant aux paragraphes 194 et suivants de la décision attaquée, non contestées).

203. Si les pertes sont usuelles à l'occasion d'une activité naissante, elles ne peuvent être considérées comme « normales

» que dans la mesure où l'entreprise, au cours de ses premières années de développement, peut avoir accès au réseau d'un tiers à un tarif lui permettant une concurrence par les services qui lui permettra ensuite d'investir pour assurer son développement. À cet égard la Cour relève qu'à la différence de PMT, qui a bénéficié de tarifs uniquement variables au cours de ses six premières années d'activité, situation favorable à la préservation de sa capacité d'investissement, [R], qui a débuté la commercialisation de ses offres en 2020, a été confrontée dès 2023 à un coût fixe représentant l'équivalent de la totalité des recettes de l'activité de téléphonie mobile obtenues en 2022 et ce alors que les deux premières années de son développement ont été perturbées par la crise sanitaire.

204. Comme l'APC l'a justement rappelé, aux paragraphes 206 de la décision attaquée, la progression observée sur le marché (augmentation progressive du nombre de clients) n'exclut pas toute atteinte, dès lors qu'une pratique peut également avoir pour effet d'entraver le développement « normal » d'un opérateur. Pour le même motif, il est vain de soutenir que les parts de marché de [R] étaient faibles alors même qu'elle disposait du service d'itinérance et que son développement s'est poursuivi après qu'il a cessé, alors qu'il ressort des termes de la note en délibéré d'[P] qu'entre 2021 et 2022 le parc de clients de [R] a doublé (pièce [P] n° 26) et que la conquête de nouveaux clients a été nettement inférieure en 2023, période au cours de laquelle elle ne bénéficiait plus du service d'itinérance, par rapport à 2022 (pièce [P] n° 35). Si les conquêtes de nouveaux clients restent en progression moins forte après le rétablissement du service en avril 2023 par rapport à avril 2022 (même pièce), leur nombre total n'en a pas moins augmenté et, au stade actuel du dossier, il peut raisonnablement être retenu que les pratiques ont pu avoir un effet sur la croissance de [R] en ralentissant son développement.

205. La circonstance que les obligations de déploiement souscrites par [R] dans sa licence mobile représentent une charge financière supérieure au taux de couverture en litige reste quant à elle indifférente face au caractère démesuré que représente, au stade d'activité actuel de [R], le partage en trois parts égales des coûts fixes. Le recours à une augmentation de capital en avril 2021 n'est pas davantage de nature à établir qu'elle parvient aisément à investir et à s'acquitter de la tarification litigieuse. Les propos tenus à cet égard dans la presse sont précisément intervenus alors qu'elle bénéficiait encore d'un abattement de 75 % et démontrent qu'elle a été contrainte de faire ce choix : « On a senti qu'on n'avait pas les moyens de faire la même chose que nos concurrents sur la téléphonie mobile, parce que [R] est une société familiale, d'où l'ouverture du capital » (pièce [P] n° 8).

206. Il est tout aussi vain d'invoquer le business plan de [R] pour minimiser l'impact du tarif sur la pérennité de son activité mobile, dès lors qu'à la date à laquelle il a été établi le prix des forfaits était plus élevé et que les recettes attendues étaient ainsi plus importantes.

207. En outre, les effets potentiels étant appréciés sur le marché de la téléphonie mobile, [P] n'est pas fondée à soutenir que [R] ne serait exposée à aucun risque d'éviction compte tenu de sa situation financière globale, incluant son activité de FAI. En effet, les économies d'échelle qu'elle peut réaliser sur sa zone de déploiement, hors archipels éloignés, en ayant recours aux mêmes antennes pour ses deux activités, est sans incidence sur le constat opéré au paragraphe 201 du présent arrêt, selon lequel l'itinérance est un facteur d'attractivité et de compétitivité pour l'activité mobile de [R], dont elle ne peut pas se passer si elle souhaite conquérir de nouveaux clients, et que l'imposition d'un coût fixe représentant l'équivalent de la totalité des recettes de cette activité a nécessairement une incidence négative sur la pérennité de cette activité ou au minimum sur son bon développement.

208. Il ne peut davantage être soutenu qu'aucune atteinte ne serait portée aux intérêts de [R] au motif qu'elle aurait fait le choix de ne pas « adresser » la clientèle des archipels éloignés, en s'abstenant notamment d'y installer des points de vente, alors que le caractère « universel » des forfaits proposés à tous les polynésiens, quel que soit leur lieu de résidence, et les motifs précités (§ 201 du présent arrêt) suffisent à établir l'impact potentiel des pratiques sur l'attractivité des offres de [R] et sa compétitivité et que les conditions tarifaires proposées pour l'itinérance ont pu constituer un frein à son développement. Au regard des mêmes considérations, la circonstance que seule une faible part des clients actuels de la société [R] (28 clients en moyenne sur un parc d'environ 3 000) aurait effectivement recours au service d'itinérance dans les archipels éloignés et que l'usage de l'itinérance dans ces îles resterait marginal pour [R] n'atténue pas l'atteinte en cause, en raison de la période clef dans laquelle elle se manifeste pour le développement de [R] dans la conquête de nouveaux clients.

209. Les pratiques alléguées sont ainsi de nature à menacer la pérennité de son activité de téléphonie mobile et à réduire ses perspectives de développement et d'investissement dans les réseaux, indépendamment de son efficacité.

210. En troisième lieu, concernant le lien de causalité entre atteintes et pratiques, si le choix de renoncer à ces prestations d'itinérance résulte d'une décision de [R], les données chiffrées précitées établissent qu'elle y a été contrainte du fait disproportion de la part fixe mise à sa charge par [P], de sorte qu'à ce stade de la procédure, le lien de causalité est suffisamment établi entre les pratiques dénoncées susceptibles d'être anticoncurrentielles (ciseau tarifaire ; tarifs discriminatoires et inéquitables) et les atteintes précitées (risque d'éviction du nouvel entrant et altération de l'animation concurrentielle sur le marché polynésien de détail en cause).

211. La Cour ajoute qu'au stade de l'examen d'une mesure conservatoire, qui repose sur un standard de preuve différent d'un examen au fond, les explications fournies par [P] concernant l'origine des difficultés de [R] ' tenant notamment au business plan et à la stratégie de cet opérateur, au contexte du marché et à la crise sanitaire ' sont inopérantes à remettre en cause le lien de causalité certain et direct qui s'infère des développements qui précèdent.

212. En outre, contrairement à ce que soutient [P], ce n'est pas en soi le faible développement de l'activité mobile de [R] qui fonde l'octroi des mesures conservatoires, mais l'impact que peut avoir le tarif de couverture litigieux sur l'animation concurrentielle du marché de détail et en particulier à l'égard du nouvel entrant, en entravant son développement ou en l'exposant à un risque d'exclusion du marché.

213. En troisième lieu, concernant l'immédiateté des atteintes et l'urgence à intervenir, il est constant que l'intervention de l'APC doit permettre de prévenir le dommage résultant d'un comportement récent ou d'éviter qu'il ne puisse prendre de l'ampleur, en particulier dans un secteur s'ouvrant progressivement à la concurrence.

214. Aucun délai n'étant imparti pour déposer une demande de mesures conservatoires, il ne saurait être déduit du délai séparant la saisine (29 novembre 2021) et la demande de mesures conservatoires (3 octobre 2022) que les atteintes en cause ne satisfont pas les conditions du texte précité.

215. Il ne peut pas davantage être retenu que la demande ne répond pas au critère d'urgence au motif qu'elle intervient trois ans après la conclusion de la convention d'itinérance alors que c'est au 8 janvier 2023, date d'entrée en vigueur d'une facturation de l'itinérance sans réduction de tarifs, que les effets des pratiques se sont révélés les plus préjudiciables à [R], bien que dans le même temps les tarifs des forfaits ont évolué à la baisse à l'instar du tarif de couverture. Par ailleurs, de nombreux échanges sont intervenus entre les parties dans l'intervalle de temps précité, au cours duquel [R] a manifestement entendu privilégier l'approche consensuelle pour parvenir à une offre d'itinérance plus conforme à ses parts de marché, notamment et en dernier lieu, par un courrier du 15 juin 2022 sollicitant la révision urgente d'un tarif jugé excessif. Les échanges ayant été rompus après qu'[P] a pris acte, par un courrier du 22 septembre 2022, de ce que [R] mettait fin au service d'itinérance dans les archipels éloignés à compter du 31 octobre 2022, la demande de mesures conservatoires déposée le 3 octobre 2022 est bien relative à un comportement récent reproché à [P].

216. Par ailleurs, il ressort des chiffres évoqués tant dans la note en délibéré du 13 mars 2023 de [R] (citée au § 226 de la décision attaquée), que de la pièce n° 35 d'[P], que le nombre de nouveaux clients de [R] a chuté à compter de janvier 2023, de sorte que l'APC a retenu à juste titre qu'il y avait urgence à ce que cet opérateur soit en mesure d'accéder à nouveau aux prestations d'itinérance pour l'ensemble du marché polynésien à un tarif raisonnable.

217. C'est donc à juste titre que la décision attaquée a retenu que les pratiques dénoncées, qui consistent à refuser à [R] l'octroi d'une convention d'itinérance à des conditions tarifaires équitables et non discriminatoires, conduisent à entraver l'animation concurrentielle du marché de détail des services de téléphonie mobile et, en ce qu'elles refusent à [R] le recours à d'autres modalités de détermination du coût de couverture et ne prévoient plus aucun abattement depuis le 8 janvier 2023, sont susceptibles de conduire à son éviction du marché à court terme.

218. Le moyen est rejeté.

B. Sur les critiques dirigées contre les mesures conservatoires en cause

219. Dans la décision attaquée, l'APC a estimé nécessaire, pour remédier aux atteintes graves et immédiates et rétablir une concurrence effective, d'enjoindre à [P] (article 1):

- d'une part, « à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond, de proposer à [R], dans un délai maximum de dix semaines à compter de la notification de la présente décision, une offre tarifaire pour l'accès à l'itinérance en matière de voix et SMS dans les îles des archipels éloignés, dans lesquelles elle a déployé un réseau de téléphonie mobile, permettant à [R] l'exercice d'une concurrence effective. L'offre tarifaire devra notamment être formulée de bonne foi, c'est-à-dire être fondée sur les coûts réellement exposés par l'opérateur pour fournir la prestation dont il est demandé l'usage, être justifiée par des éléments comptables transparents et contrôlables, et tenir compte dans l'évaluation de son caractère équitable et non discriminatoire, de la taille de l'opérateur accueilli et notamment du nombre d'utilisateurs du service, y compris pour la couverture des coûts fixes du réseau » (désignée ci-après comme la « première mesure ») ;

- d'autre part, « dans l'attente de l'acceptation par les deux parties de l'offre tarifaire, la société [P] appliquera à la société [R], pour tenir compte de sa faible part de marché, l'abattement sur le tarif de couverture mis en œuvre entre le 8 janvier 2020 et le 7 juillet 2022 » (désignée ci-après comme la « seconde mesure »).

220. Elle a retenu que cette injonction apparaissait proportionnée à la gravité et à l'immédiateté de l'atteinte, en permettant à [R] un accès rapide au segment du marché de détail dont elle était exclue, et constituait le moyen le plus favorable aux usagers de mettre fin à une discrimination structurelle susceptible d'affecter le marché (§ 244).

221. Elle a considéré, ensuite, qu'un mécanisme de suivi était nécessaire pour contrôler la mise en œuvre des injonctions. A cette fin, elle a prévu à l'article 2 de la décision attaquée, d'une part, qu'[P] lui adressera trois rapports d'exécution des mesures précitées, et ce au plus tard quatre, dix et quinze semaines à compter de la notification de la décision attaquée, d'autre part, qu'elle lui notifiera l'accord d'itinérance finalement conclu avec [R].

222. Le contenu des rapports est explicité au paragraphe 246 de la décision attaquée, dont l'objet, en substance, correspond, pour le premier à un rapport méthodologique d'étape, pour le deuxième à la mise en œuvre des injonctions et, pour le troisième à l'état des négociations avec [R].

223.[P] dirige exclusivement ses critiques contre la première mesure figurant à l'article 1 de la décision attaquée, sans contester ni la seconde mesure prévue à l'article 1, ni les modalités du suivi prévu à l'article 2.

224. Elle soutient, en premier lieu, que la première mesure figurant à l'article 1 méconnaît les exigences de clarté, de précision et de certitude. Elle fait valoir que ses termes sont vagues et contradictoires par rapport à la motivation de la décision attaquée, en particulier sur le référentiel à prendre en compte pour proportionner le tarif de couverture au regard de l'activité de [R] : évoquant la nécessité de tenir compte tantôt de la part de marché globale des opérateurs sur le marché mobile polynésien, tantôt du nombre d'utilisateurs effectifs dudit service, tantôt les deux. Elle en déduit que la méconnaissance des exigences précitées justifie l'annulation et/ou la réformation de l'article 1 de la décision attaquée.

225. Elle soutient, en deuxième lieu, que l'injonction est anticoncurrentielle dans la mesure où elle lui impose de proportionner le tarif de couverture au regard de l'activité de [R]. Elle considère qu'une telle mesure conduit à une discrimination injustifiée au profit de [R] et au détriment des deux autres opérateurs (PMT et elle-même), ce qui est contraire à l'article LP 200-2 du code de la concurrence de la Polynésie française. Elle fait valoir que rien ne justifie que les deux opérateurs accueillis se voient proposer un tarif de couverture différent, car la question de l'usage qu'ils font du service ne devrait pas entrer en ligne de compte dans la tarification du service de couverture.

226. Dans l'hypothèse où la mesure ne serait pas jugée anticoncurrentielle, elle considère, en troisième lieu, qu'elle est disproportionnée. Elle soutient qu'elle lui impose une stricte obligation d'orientation vers les coûts du tarif de couverture, alors même que l'APC reconnait que le tarif du service doit uniquement être fondé sur les coûts réellement exposés et qu'il peut inclure une marge raisonnable. Elle fait ainsi valoir que la mesure va au-delà de ce qui est nécessaire pour répondre aux atteintes à la concurrence alléguées.

227. Elle soutient ensuite que tenir compte du nombre d'utilisateurs effectifs du service est également disproportionné, car ce service est effectif ' et valorisé par ses soins ' bien au-delà du périmètre de ces seuls utilisateurs.

228. Elle propose une réécriture de l'article 1, et, à titre principal :

- d'inclure les précisions suivantes : « l'offre tarifaire pourra reposer sur une structure fixe, variable ou mixte » et « une marge raisonnable pourra être appliquée » ;

- d'opérer la suppression de la référence à la prise en compte « de la taille de l'opérateur accueilli et notamment du nombre d'utilisateurs du service »

- de maintenir la seule prise en compte « de la couverture des coûts fixes du réseau »

229. À titre subsidiaire, si la taille de l'opérateur accueilli devait être prise en compte, [P] demande de remplacer la prise en compte cumulative « de la taille de l'opérateur accueilli et notamment du nombre d'utilisateurs du service « par une formulation alternative » de la taille de l'opérateur accueilli et/ou du nombre d'utilisateurs du service » (police en gras ajoutée par la Cour).

230.[R] conteste ces critiques et estime que la mesure ordonnée est similaire à celles adoptées par l'Autorité métropolitaine de la concurrence et répond aux atteintes à la concurrence identifiées dans la décision attaquée, qui consistaient pour [P] à appliquer une tarification totalement déconnectée des coûts du réseau et excessive au regard de la taille du nouvel entrant et de ses utilisateurs effectifs. Elle fait valoir que la réécriture de l'injonction demandée par [P], en supprimant toute référence à « la taille de l'opérateur accueilli » reviendrait à la vider de tout sens.

231. L'APC indique, en premier lieu, concernant le manque de précision de la mesure, qu'elle ne peut pas être trop normative dans la fixation des tarifs, dans l'intérêt de la liberté d'entreprise. Elle rappelle que [P] a le droit de fixer un tarif fixe, variable ou mixte (binomial). Elle estime que l'opérateur devrait tenir compte à la fois de la part de marché et du nombre d'utilisateurs pour déterminer le nouveau tarif, ces deux critères n'étant pas alternatifs mais complémentaires pour déterminer un tarif équitable.

232. Elle considère que le fait que tous les clients de [R] peuvent théoriquement utiliser le service d'itinérance justifie l'inclusion de la « taille de l'opérateur hébergé » comme référence dans le tarif proposé. Elle relève également qu'un tarif purement variable ne devrait être déterminé qu'en fonction de l'utilisation effective du service et du nombre d'utilisateurs, et non uniquement en fonction de la taille de l'opérateur. À l'inverse, elle estime que la référence à la taille de l'opérateur faciliterait la mise en œuvre d'un tarif fixe, qui pourrait être basé sur les parts de marché des opérateurs.

Elle soutient qu'en permettant cette double référence, elle accorde une certaine flexibilité à [P] dans la fixation de ses tarifs et évite de rendre obligatoire une structure tarifaire, la référence à un seul de ces critères limitant sa liberté tarifaire, y compris la possibilité de mettre en œuvre un tarif mixte ou binomial. Elle précise également que le nombre d'utilisateurs effectifs du service n'est qu'un sous-ensemble du nombre total de clients de l'opérateur, et que l'expression « notamment » est donc appropriée. Elle souligne que ces références, qui correspondent à des valeurs minimales et maximales, constituent les deux limites à l'intérieur desquelles le tarif doit être fixé. Elle estime que la formulation est claire et qu'elle offre à [P] une marge de manœuvre dans la fixation de ses tarifs, comme elle le revendique. 233. Elle soutient également que le dispositif ne rend pas obligatoire un tarif qui s'en tiendrait strictement au coût mais un tarif qui soit « fondé sur les coûts réellement exposés par l'opérateur ». Elle considère qu'il s'agit donc d'une base de calcul, qui demeure compatible avec l'application d'une marge raisonnable (les tarifs dits « cost plus ». Elle observe également que le principe d'une orientation vers les coûts n'a jamais été discuté ou remis en cause par [P], qui a d'ailleurs expliqué son choix de s'appuyer sur un modèle de coût CMILT + pour déterminer le tarif afin d'orienter le tarif vers son coût.

234. S'agissant des demandes de modifications du dispositif, elle considère que la fixation des tarifs par référence aux coûts exposés s'impose et que la référence à la taille de l'opérateur est essentielle. Elle considère que cette dernière est traditionnellement appréciée par le nombre de ses clients, c'est-à-dire par sa part de marché, de sorte qu'elle n'a pas de raison de s'opposer à la proposition subsidiaire visant à remplacer l'une par l'autre, mais qu'elle lui paraît superflue.

235. Le ministère public considère, concernant la première mesure, qu'elle n'est pas structurelle et tend uniquement à préserver la capacité de [R] à accéder au marché. Il estime qu'elle est nécessaire en ce qu'elle vise à la continuité de l'utilisation par [R] du service en cause, en réponse aux pratiques dénoncées. Il est d'avis qu'elle n'est pas anticoncurrentielle ou contraire à la liberté contractuelle, dès lors qu'il s'agit d'une invitation à négocier de bonne foi avec l'opérateur en position dominante et bénéficiant des structures permettant l'accès au service en cause. Il considère, enfin, que sa formulation ne manque pas de clarté et de précision, et qu'elle veille à assurer l'équilibre entre le respect du droit de la concurrence, de la liberté d'entreprendre et les impératifs relatifs aux mesures conservatoires, en précisant le cadre des négociations.

236. Il conclut au rejet du moyen.

Sur ce, la Cour,

237. En premier lieu, concernant le caractère nécessaire des injonctions, la Cour rappelle qu'aux termes du troisième alinéa de l'article LP 641-1 du code de la concurrence polynésien, l'Autorité peut « prendre les mesures conservatoires qui lui sont demandées ou celles qui lui apparaissent nécessaires ». Les mesures conservatoires qui « peuvent comporter la suspension de la pratique concernée ainsi qu'une injonction aux parties de revenir à l'état antérieur », doivent également « rester strictement limitées à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence ».

238. Les mesures conservatoires visent ainsi à remédier aux conséquences immédiates et durables que pourrait avoir un comportement susceptible d'être qualifié, après une instruction au fond, de pratique anticoncurrentielle.

239. En l'espèce, les pratiques potentiellement anticoncurrentielles concernent la part fixe de la tarification appliquée aux prestations d'itinérance voix et SMS et l'atteinte grave et immédiate qu'elles portent au secteur, aux consommateurs et à [R]. L'injonction prévue à l'article 1, en ce qu'elle assure la continuité de l'utilisation du service en cause par [R] à des conditions tarifaires transparentes, équitables et non discriminatoires et prévient tout risque d'exclusion du marché ou d'altération des conditions d'animation de la concurrence sur le marché, qui serait gravement préjudiciable au secteur, aux consommateurs et à [R], est ainsi nécessaire et satisfait les exigences du texte précité.

240. En deuxième lieu, concernant le libellé de la première mesure, seule contestée, il est constant qu'une injonction doit être formulée en des termes clairs, précis et exempts d'incertitude quant à son exécution.

241. La Cour constate, en l'espèce, que l'article 1 enjoint à [P] de proposer à [R], à titre conservatoire et dans un certain délai, une offre tarifaire qui « devra notamment être formulée de bonne foi, c'est-à-dire être fondée sur les coûts réellement exposés par l'opérateur pour fournir la prestation dont il est demandé l'usage, être justifiée par des éléments comptables transparents et contrôlables ». La clarté et la précision de cette première partie de l'injonction ne sont pas critiquées.

242. En revanche, il est ensuite enjoint, dans cet article, ce qui est critiqué, de tenir compte dans l'évaluation de son caractère équitable et non discriminatoire « de la taille de l'opérateur accueilli et notamment du nombre d'utilisateurs du service, y compris pour la couverture des coûts fixes du réseau » (soulignement ajouté par la Cour). Or, au paragraphe 243 de la décision attaquée, l'APC a prévu que la nouvelle proposition tarifaire doit tenir compte des parts de marché respectives des opérateurs « et/ou » du nombre d'utilisateurs. Il existe ainsi une ambiguïté sur le référentiel à prendre en compte et notamment sur le caractère alternatif ou cumulatif de la prise en compte des parts de marché et/ou du nombre d'utilisateurs de la prestation d'itinérance.

243. Dans ses observations, l'APC interprète l'injonction comme autorisant cette double référence compte tenu du fait qu'il ne lui appartient pas de fixer les tarifs applicables à la prestation d'itinérance, lesquels, en l'absence de tarification réglementée, peuvent correspondre à un tarif fixe, variable ou mixte (binomial). La prise en compte de la taille de l'opérateur (appréciée au regard du nombre de clients de l'opérateur) est, selon les explications fournies par l'APC, la référence la plus appropriée à la mise en œuvre d'un tarif fixe, tandis que la référence « au nombre d'utilisateurs du service » part du postulat que d'autres choix de structure tarifaire sont envisageables. La Cour constate cependant que l'injonction doit être limitée à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence qui résulte de la situation créée par la part fixe de la tarification mise à la charge de [R].

244. La nature binomiale et la part variable qu'elle comporte n'étant pas remise en cause dans le cadre de la présente instance, la double référence critiquée, comme la mention « y compris pour la couverture des coûts fixes du réseau » crée une ambigüité sur le périmètre de l'injonction. Cette ambigüité justifie de réformer l'article 1 en supprimant les références inutiles et en ne conservant que les paramètres en lien avec la structure tarifaire mise en cause, soit « la taille de l'opérateur » que l'APC met en rapport avec la nature fixe de la tarification en litige.

245. En troisième lieu, concernant la discrimination que cette mesure génèrerait entre [R] et ses concurrents, la Cour relève qu'en introduisant la prise en compte de la taille de l'opérateur accueilli dans l'évaluation du caractère équitable et non discriminatoire de la tarification litigieuse, l'injonction vise à remédier aux conséquences immédiates et durables que pourraient avoir les comportements susceptibles d'être qualifiés après instruction au fond, de pratiques anticoncurrentielles. Un tel dispositif étant de nature à assurer une meilleure corrélation de la part fixe des tarifs aux parts de marché de tous les opérateurs accueillis, le moyen tiré d'une discrimination portant atteinte au jeu de la concurrence n'est pas fondé.

246. En quatrième lieu, concernant la proportionnalité de la mesure contestée, la Cour constate, d'abord, que l'injonction n'est pas structurelle et se borne à enjoindre à [P] de proposer à [R] une nouvelle offre tarifaire dans un certain délai. Elle est également prévue « à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond », de sorte qu'elle est limitée dans le temps.

247. S'agissant du premier paramètre contesté, la Cour constate que la mesure critiquée se borne à indiquer que l'offre devra notamment « être formulée de bonne foi, c'est-à-dire être fondée sur les coûts réellement exposés par l'opérateur », rappelant ainsi quel devrait être le socle de la tarification. [P] ne peut sérieusement, dans le cadre de son recours et pour la première fois, reprocher à l'APC cette référence, alors qu'elle a elle-même soutenu tout au long de la procédure avoir construit son tarif en choisissant le modèle CIMLT+ au motif que sa structure était « cohérente avec les coûts qu'elle supporte » (assignation d'[P], § 195). Elle a d'ailleurs produit un rapport économique visant à démontrer « que les tarifs de gros d'itinérance de [P] reposent en réalité bien sur une évaluation des coûts transparente et objectivée, incluant notamment une allocation des coûts pertinentes entre les services » (pièce d'[P] n° 10, § 23), et ce dans le prolongement de ce qu'elle a maintenu tout au long de l'instruction consistant à dire que les tarifs élaborés sur ce modèle « reposent sur des données auditées et qui reflètent les coûts sous-jacents de [P] » (observations n° 3 d'[P], annexe 46). La décision attaquée rappelle d'ailleurs, au paragraphe 151, qu'[P] « oppose qu'elle est en droit de récupérer les coûts exposés selon le principe d'orientation vers les coûts de ses prestations de gros (') ». Son actuelle argumentation est ainsi en contradiction avec les principes dont elle revendiquait jusqu'alors l'application.

248. Ce premier paramètre, qui n'oblige pas à une « stricte » orientation vers les coûts comme le prétend [P], mais à une prise en compte des coûts réellement exposés, n'est pas disproportionné, compte tenu des spécificités du marché polynésien de la téléphonie mobile , de son ouverture progressive à la concurrence, de la position d'[P] sur le marché de gros et des infrastructures qu'elle est la seule à détenir pour assurer l'itinérance dans les archipels éloignés et de la situation qui en résulte pour un nouvel entrant tel que [R]. Cette référence tend ainsi à maintenir une proportionnalité de l'offre à la valeur du service d'itinérance, ce qui n'excède pas ce qui est strictement nécessaire pour faire face à l'urgence. La Cour ajoute que la prise en compte des coûts réellement exposés ne fait pas obstacle à l'application d'une marge raisonnable, ce qui sera précisé pour prévenir toute difficulté d'exécution.

249. S'agissant du deuxième paramètre prévoyant que l'offre soit « justifiée par des éléments comptables transparents et contrôlables », elle n'excède pas davantage ce qui est strictement nécessaire compte tenu, d'une part, de la nature des pratiques alléguées tenant, notamment, à des prix potentiellement discriminatoires, des conditions de transaction inéquitables et de prix abusifs, d'autre part, des éléments contextuels précités (spécificités du marché polynésien, ouverture progressive à la concurrence, position d'[P] sur le marché de gros et détention des infrastructures assurant l'itinérance dans les archipels éloignés).

250. S'agissant du troisième paramètre, tel qu'il a été réformé par la Cour au paragraphe 244 du présent arrêt, visant à tenir compte « de la taille de l'opérateur accueilli », entendu comme en lien avec le nombre de ses clients, il est également limité à ce qui est strictement nécessaire au regard de la nature des pratiques alléguées - reposant sur le comportement de l'opérateur dominant et de son choix d'imputer à un nouvel entrant un tiers des coûts fixes de couverture voix et SMS des archipels éloignés- et des éléments contextuels déjà évoqués. Il doit être à nouveau rappelé qu'un opérateur d'une taille plus réduite que l'opérateur intégré ne disposera pas des mêmes économies d'échelle pour récupérer des coûts fixes importants, de sorte que la prise en compte de la taille de l'opérateur accueilli préserve la continuité de l'utilisation du service en cause, sans porter atteinte aux intérêts de l'opérateur intégré qui doit légitimement pouvoir inclure dans ses tarifs une part des coûts de couverture lorsqu'il met son réseau à disposition des abonnées d'un autre opérateur. Si un coût fixe peut être imputé par un opérateur proposant une prestation d'itinérance, dès lors qu'il peut perdre des clients de ce fait et rendre ainsi plus difficile la couverture de ses coûts de réseau, encore faut-il que cette imputation soit en adéquation avec le nombre de clients concernés, ce que l'APC a justement retenu.

Le recours n'est ainsi accueilli que dans la limite des développements qui précèdent, la formulation de l’injonction devant être réformée dans les termes du dispositif qui suit.

III. SUR LA DEMANDE AU TITRE DE L'ARTICLE 700 DU CODE DE PROCÉDURE CIVILE

252. Aux termes de son mémoire récapitulatif, [P] demande à la Cour de condamner [R] à lui payer la somme de 50 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

253.[R] demande la condamnation d'[P] au paiement de 30 000 euros sur le même fondement.

254.[P] succombant dans une large mesure dans son recours, sa demande doit être rejetée. Elle est condamnée à payer à [R] la somme de 20 000 euros.

PAR CES MOTIFS

REJETTE les moyens présentés par la société [P] aux fins d'annulation de la décision n° 2023-PAC-01 du 31 mars 2023 ;

DIT que l'injonction prévue à l'article 1 de cette décision ne concerne que la part fixe de la tarification de la prestation d'itinérance voix et SMS dans les archipels éloignés ;

RÉFORME l'article 1 de la décision n° 2023-PAC-01 du 31 mars 2023 en ces termes :

« Il est enjoint à la société [P], à titre conservatoire et dans l'attente d'une décision au fond, de proposer à la société [R], dans un délai maximum de dix semaines à compter de la notification du présent arrêt, une offre tarifaire pour l'accès à l'itinérance, en matière de voix et SMS dans les îles des « archipels éloignés » dans lesquelles elle a déployé un réseau de téléphonie mobile, permettant à la société [R] l'exercice d'une concurrence effective. À cette fin, la part fixe de l'offre tarifaire d'itinérance qui compose l'actuelle tarification binominale devra notamment être formulée de bonne foi, c'est-à- dire être fondée sur les coûts réellement exposés par l'opérateur pour fournir la prestation dont il est demandé l'usage auxquels une marge raisonnable pourra être appliquée, être justifiée par des éléments comptables transparents et contrôlables, et tenir compte dans l'évaluation de son caractère équitable et non discriminatoire, de la taille de l'opérateur accueilli. Dans l'attente de l'acceptation par les deux parties de l'offre tarifaire, la société [P] appliquera à la société [R], pour tenir compte de sa faible part de marché, l'abattement sur le tarif de couverture mis en œuvre entre le 8 janvier 2020 et le 7 juillet 2022 ».

REJETTE le recours formé par la société [P] pour le surplus ;

CONDAMNE la société [P] à payer à la société [R] la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la société [P] aux dépens.