Cass. ass. plén., 29 avril 2022, n° 18-18.542
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Arens
Rapporteur :
M. Mollard
Avocat général :
M. Molins
Avocats :
SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Spinosi
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 8 mars 2018) et les productions, par la résolution 1737 (2006) du 23 décembre 2006, le Conseil de sécurité des Nations unies a décidé que la République islamique d'Iran devait suspendre toutes les activités liées à l'enrichissement et au retraitement ainsi que les travaux sur tous projets liés à l'eau lourde, et prendre certaines mesures prescrites par le Conseil des Gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique, que le Conseil de sécurité des Nations unies a jugées essentielles pour instaurer la confiance dans le fait que le programme nucléaire iranien poursuivait des fins exclusivement pacifiques. Afin de persuader l'Iran de se conformer à cette décision contraignante, le Conseil de sécurité a décidé que l'ensemble des États membres des Nations unies devrait appliquer un certain nombre de mesures restrictives. Conformément à la résolution 1737 (2006), la position commune 2007/140/PESC du Conseil du 27 février 2007 a prévu certaines mesures restrictives à l'encontre de l'Iran, et notamment le gel des fonds et des ressources économiques des personnes, des entités et des organismes qui participent, sont directement associés ou apportent un soutien aux activités de l'Iran liées à l'enrichissement, au retraitement ou à l'eau lourde, ou à la mise au point par l'Iran de vecteurs d'armes nucléaires. Ces mesures ont été mises en oeuvre dans la Communauté européenne par le règlement (CE) n° 423/2007 du Conseil du 19 avril 2007 concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran.
2. Par la résolution 1747 (2007), du 24 mars 2007, le Conseil de sécurité a identifié la société Bank Sepah (la banque Sepah) comme faisant partie des « entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques » de l'Iran auxquelles devait s'appliquer la mesure de gel des avoirs. Cette résolution a été transposée dans le droit communautaire par le règlement (CE) n° 441/2007 de la Commission du 20 avril 2007 modifiant le règlement n° 423/2007.
3. Par arrêt du 26 avril 2007, devenu définitif, la cour d'appel de Paris a condamné la banque Sepah, ainsi que diverses personnes physiques, à payer à la société Overseas Financial (la société Overseas) la contrevaleur en euros de la somme de 2 500 000 USD, et à la société Oaktree Finance (la société Oaktree) la contrevaleur en euros de la somme de 1 500 000 USD, le tout avec intérêts au taux légal à compter de cet arrêt.
4. La demande des sociétés Overseas et Oaktree de levée partielle de la mesure de gel des avoirs de la banque Sepah a été rejetée par décision implicite du ministre de l'économie et des finances.
5. Le 17 janvier 2016, le Conseil de sécurité a radié la banque Sepah de la liste des personnes et entités faisant l'objet de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran. Cette décision a été transposée dans le droit de l'Union par le règlement d'exécution (UE) n° 2016/74 du Conseil du 22 janvier 2016, entré vigueur le 23 janvier 2016.
6. En vertu de l'arrêt du 26 avril 2007, les sociétés Overseas et Oaktree ont, le 17 mai 2016, fait délivrer des commandements de payer aux fins de saisie-vente contre la banque Sepah et, le 5 juillet 2016, fait pratiquer entre les mains de la Société générale des saisies-attributions et des saisies de droits d'associés et valeurs mobilières, au préjudice de la banque Sepah, saisies dénoncées le 8 juillet 2016.
7. Les 13 juin et 15 juillet 2016, la banque Sepah a assigné les sociétés Overseas et Oaktree devant un juge de l'exécution aux fins de contester ces mesures d'exécution forcée. Les deux procédures ont été jointes.
8. Par un arrêt du 10 juillet 2020, la Cour de cassation a joint les pourvois n° B 18-18.542, formé par la banque Sepah, et G 18-21.814, formé par les sociétés Overseas et Oaktree, rejeté le premier moyen du pourvoi n° B 18-18.542, sursis à statuer sur les autres moyens et saisi la Cour de justice de l'Union européenne de questions préjudicielles en interprétation des règlements (CE) n° 423/2007, (UE) n° 961/2010 du Conseil du 25 octobre 2010 concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant le règlement n° 423/2007, et (UE) n° 267/2012 du Conseil du 23 mars 2012 concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant le règlement n° 961/2010.
9. La Cour de justice a répondu par un arrêt du 11 novembre 2021, Bank Sepah (C-340/20).
Sur le second moyen du pourvoi n° B 18-18.542, pris en ses première, deuxième, troisième et quatrième branches, ainsi qu'en ses cinquième et sixième branches en tant que celles-ci font grief à l'arrêt de valider les saisies-attributions et saisies de droits d'associés et valeurs mobilières du 5 juillet 2016, ci-après annexé
10. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation .
Mais sur ce moyen, pris en sa sixième branche, en tant qu'il fait grief à l'arrêt de rejeter la demande de la banque Sepah tendant à son exonération de la majoration du taux de l'intérêt légal
Enoncé du moyen
11. La banque Sepah fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes tendant à la voir exonérer de la majoration du taux d'intérêt légal appliquée pour la détermination des intérêts réclamés par les créanciers et à voir dire et juger que les intérêts dus aux sociétés Overseas et Oaktree seront calculés selon le taux d'intérêt légal à l'exception de toute majoration, alors « que la "situation du débiteur" à l'aune de laquelle le juge de l'exécution doit apprécier l'opportunité de réduire ou de neutraliser la majoration prévue par l'article L. 313-3 du code monétaire et financier s'entend de tous les éléments relatifs à la situation financière du débiteur mais également de toutes difficultés qu'il a pu rencontrer dans le cadre de l'exécution de la décision de condamnation ; qu'en jugeant que les éléments invoqués par la banque Sepah pour démontrer qu'elle avait été dans l'impossibilité de s'exécuter ne constituaient pas, par construction, "un élément de la situation du débiteur" à l'aune duquel devait s'apprécier l'opportunité de mettre en oeuvre le pouvoir modérateur que lui reconnaissait l'article L. 313-3, alinéa 2, du code monétaire et financier, la Cour d'appel a violé cette disposition. »
Vu l'article L. 313-3, alinéa 2, du code monétaire et financier :
12. Aux termes de ce texte, le juge de l'exécution peut, à la demande du débiteur ou du créancier, et en considération de la situation du débiteur, exonérer celui-ci de la majoration du taux de l'intérêt légal prévue à l'alinéa 1er ou en réduire le montant.
13. Cette majoration ayant pour finalité d'inciter le débiteur à exécuter sans tarder la décision le condamnant, relève de la situation du débiteur, au sens de l'article L. 313-3, alinéa 2, du code monétaire et financier, toute circonstance indépendante de la volonté du débiteur de nature à faire obstacle à l'exécution, par ce dernier, de la décision de justice le condamnant au paiement d'une somme d'argent.
14. Pour rejeter la demande d'exonération de la banque Sepah, l'arrêt énonce que l'indisponibilité de sa créance sur la Société générale résultant du gel de ses avoirs ne constitue pas un élément de sa situation permettant son exonération.
15. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui a méconnu l'étendue de ses pouvoirs, a violé le texte susvisé.
Et sur le moyen du pourvoi n° G 18-21.814, pris en sa seconde branche
Enoncé du moyen
16. Les sociétés Overseas et Oaktree font grief à l'arrêt de dire prescrits les intérêts antérieurs au 17 mai 2011 et de les retrancher des causes des saisies, alors « que la prescription ne court pas contre celui qui est dans l'impossibilité d'agir par suite d'un empêchement résultant de la loi ; qu'un tel empêchement se trouve caractérisé en l'absence d'une autorisation administrative requise par la loi pour agir ; qu'en jugeant que la prescription extinctive n'avait pas été suspendue contre les sociétés Overseas et Oaktree, cependant que le ministre de l'économie avait refusé de leur accorder l'autorisation portant sur le déblocage des fonds appartenant à la société Bank Sepah dans la limite de leur créance, autorisation requise par l'article 8 règlement (CE) n° 423/2007 du Conseil du 19 avril 2007 puis par l'article 16 du règlement (UE) n° 961/2010 du Conseil du 25 octobre 2010, la cour d'appel a violé l'article 2234 du code civil. »
Vu les articles 2234 et 2244 du code civil, 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 423/2007, tel que modifié par le règlement n° 441/2007, et 16, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 961/2010 du Conseil du 25 octobre 2010 :
17. Il résulte de la combinaison des deux premiers textes que la prescription extinctive ne court pas ou est suspendue contre le créancier détenteur d'un titre exécutoire qui, par suite d'un empêchement résultant de la loi, est dans l'impossibilité de diligenter une mesure conservatoire prise en application du code des procédures civiles d'exécution ou un acte d'exécution forcée.
18. Conformément aux deux derniers textes, successivement applicables, est interdit tout mouvement, transfert, modification, utilisation ou manipulation de fonds gelés qui aurait pour conséquence un changement de leur volume, de leur montant, de leur localisation, de leur propriété, de leur possession, de leur nature, de leur destination ou toute autre modification qui pourrait en permettre l'utilisation, ainsi que toute utilisation de ressources économiques gelées afin d'obtenir des fonds, des biens ou des services de quelque manière que ce soit, et notamment, mais pas exclusivement, leur vente, leur location ou leur mise sous hypothèque.
19. Répondant aux questions préjudicielles qui lui étaient renvoyées par l'arrêt du 10 juillet 2020, la Cour de justice a dit pour droit :
« 1°) L'article 7, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 423/2007 du Conseil, du 19 avril 2007, concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran, lu en combinaison avec l'article 1er, sous h) et j), du règlement n° 423/2007, l'article 16, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 961/2010 du Conseil, du 25 octobre 2010, concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant le règlement n° 423/2007, lu en combinaison avec l'article 1er, sous h) et i), du règlement n° 961/2010, et l'article 23, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 267/2012 du Conseil, du 23 mars 2012, concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant le règlement n° 961/2010, lu en combinaison avec l'article 1er, sous j) et k), du règlement n° 267/2012, doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à ce que soient diligentées, sur des fonds ou des ressources économiques gelés dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune, sans autorisation préalable de l'autorité nationale compétente, des mesures conservatoires qui instaurent, au profit du créancier concerné, un droit d'être payé par priorité par rapport aux autres créanciers, même si de telles mesures n'ont pas pour effet de faire sortir des biens du patrimoine du débiteur.
2°) La circonstance que la cause de la créance à recouvrer sur la personne ou l'entité dont les fonds ou les ressources économiques sont gelés est étrangère au programme nucléaire et balistique iranien et antérieure à la résolution 1737 (2006) du Conseil de sécurité des Nations unies, du 23 décembre 2006, n'est pas pertinente aux fins de répondre à la première question préjudicielle. »
20. Il ressort de cette réponse qu'aucune sûreté judiciaire ni aucune saisie conservatoire, qui assurent au créancier que sa créance sera réglée par préférence aux autres créanciers sur le bien qui en fait l'objet, ne peut être diligentée sur des avoirs gelés sans autorisation préalablement délivrée par l'autorité française compétente.
21. Ne peuvent a fortiori être réalisées sur de tels avoirs, sans autorisation préalable, des mesures d'exécution forcée qui, à la différence de mesures conservatoires, entraînent un transfert de propriété du patrimoine du débiteur vers celui du créancier.
22. Enfin, dès lors qu'une saisie-vente d'avoirs gelés est impossible, le créancier qui poursuit l'exécution du titre exécutoire dont il dispose n'est pas tenu de délivrer un commandement aux fins de saisie-vente dans l'unique but d'interrompre la prescription.
23. Il s'ensuit que lorsque les avoirs d'un débiteur sont gelés et que les conditions dans lesquelles l'autorité française compétente peut autoriser le déblocage de certains d'entre eux ne sont pas réunies ou que celle-ci a refusé de les débloquer, la prescription extinctive est suspendue à l'égard des créanciers pendant toute la durée de la mesure de gel.
24. Pour dire prescrits les intérêts courus sur leurs créances antérieurement au 17 mai 2011, l'arrêt retient que rien n'interdisait aux sociétés Overseas et Oaktree d'engager des mesures d'exécution, ne serait-ce qu'à titre conservatoire, sur un actif ou une créance indisponible, cette indisponibilité n'ayant alors que suspendu l'effet attributif d'une éventuelle saisie-attribution.
25. En statuant ainsi, alors que la demande de déblocage des avoirs gelés de la banque Sepah formée par les sociétés Overseas et Oaktree avait été rejetée, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
26. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
27. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond sur la fin de non-recevoir soulevée par la banque Sepah, prise de la prescription des intérêts échus antérieurement au 17 mai 2011.
28. Il y a lieu, pour les motifs exposés au § 23 à 25, de rejeter cette fin de non-recevoir.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs des pourvois, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit prescrits les intérêts antérieurs au 17 mai 2011, retranche des causes des saisies les intérêts antérieurs au 17 mai 2011 et dit que les frais devront être recalculés en conséquence, et en ce qu'il rejette la demande de la société Bank Sepah d'exonération de la majoration du taux de l'intérêt légal, l'arrêt rendu le 8 mars 2018, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi sur la fin de non-recevoir soulevée par la société Bank Sepah, prise de la prescription des intérêts antérieurs au 17 mai 2011 ;
La rejette ;
Renvoie pour le surplus à la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Dit que chacune des parties conservera la charge de ses propres dépens.