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Décisions

CA Nîmes, 1re ch., 7 juillet 2022, n° 21/00307

NÎMES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Palbox (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Fournier

Conseillers :

Mme Toulouse, Mme Léger

Avocats :

Me Guittard, Me Divisia, Me Bouvier Ferrenti

TJ Privas, du 1er déc. 2020, n° 18/02845

1 décembre 2020

EXPOSE DU LITIGE :

La société Palbox a employé [T] [I] en qualité de comptable entre le 13 octobre 2008 et le 17 juillet 2017, date de son licenciement.

Le 1er août 2017, la société Palbox a déposé plainte contre son ancienne salariée pour détournements de fonds.

Par acte du 12 novembre 2018, la société Palbox a assigné la Scp [N] Frargier, son commissaire aux comptes , aux fins de voir reconnaître sa responsabilité, indemniser son préjudice et résilier le mandat en cours de la SCP [N] Fargier.

Par arrêt du 27 janvier 2020, la chambre des appels correctionnels de la cour d'appel de Grenoble a confirmé la culpabilité de Mme [I] prononcée par le tribunal correctionnel de Valence, et confirmé le jugement en la totalité de ses dispositions civiles, qui avait reçu la constitution de la partie civile de la société Palbox et fixé son préjudice à la somme de 906 583,12 euros.

Retenant que la SCP [N] Fargier, qui a procédé à ses opérations de commissariat aux comptes dans le respect de sa mission légale et des normes professionnelles en vigueur n'avait commis aucune faute, le tribunal judiciaire de Privas, par jugement contradictoire du 1er décembre 2020, a débouté la société Palbox de ses demandes et l'a condamnée à verser à la SCP [N] Fargier et à M. [D] [N] la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration du 22 janvier 2021, la société Palbox a interjeté appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions déposées et notifiées par voie électronique le 15 avril 2022, la société Palbox demande à la cour d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions et,statuant à nouveau,

- condamner solidairement la SCP [N] Fargier et M. [D] [N] à verser à la société Palbox les sommes de 906 583,19 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice financier et celle de 4 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- ordonner la publication de l'arrêt dans trois revues/journaux du choix de la société Palbox aux frais de la SCP [N] Fargier,

L'appelante fait valoir tout d'abord que son action n'est pas prescrite, les faits ne lui ayant été révélés qu'en 2017 et l'action en responsabilité à l'encontre des commissaires aux comptes se prescrivant par trois ans à compter du fait générateur qui consiste en la certification des comptes ou de sa révélation s'il a été dissimulé. Elle estime que son commissaire aux comptes qui a disposé de toute latitude pour diligenter les contrôles adéquats aurait dû découvrir les détournements commis par Mme [I] à ses dépens entre 2008 et 2017, que la durée de sa mission caractérise sa faute car la certification de chaque exercice était une nouvelle opportunité pour relever les détournements : sa carence est à l'origine de la persistance de la fraude commise par Mme [I].

Dans leurs dernières conclusions déposées et notifiées par voie électronique le 15 avril 2022, la société [N] Fargier et M. [D] [N] demandent à la cour de juger irrecevables comme prescrites l'ensemble des demandes formulées par la société Palbox France à leur encontre pour la période antérieure au 12 novembre 2015, de confirmer le jugement entrepris et de condamner la société Palbox France à verser la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Les intimés soutiennent qu' il n'est pas établi que le cabinet [N] aurait eu connaissance, à l'occasion de ses travaux en vue de la certification des comptes de la société Palbox, des détournements commis par Mme [I] et qu'il les aurait cachés à sa cliente ; qu'aucun acte de dissimulation ne saurait lui être reproché, et le fait dommageable au sens de l'article 822-18 du code de commerce doit donc être fixé au dernier rapport général de certification intervenu dans les trois années précédant l'assignation en responsabilité ; que l'assignation ayant été délivrée le 12 novembre 2018, la prescription est acquise pour les faits commis antérieurement au 12 novembre 2015. Sur le fond, les intimés relèvent qu'il incombe au demandeur de faire la démonstration d'un manquement du commissaire aux comptes dans l'exercice de ses fonctions ; qu'on ne peut éluder le fait que les conditions dans lesquelles les détournements ont été réalisés étaient telles qu'elles avaient pour finalité d'échapper aux contrôles. Ils assurent que le cabinet [N] a mené à bien des diligences concernant les procédures de contrôle interne mises en oeuvre par la société Palbox France, dans le respect des principes normatifs de la profession ; qu'il a vérifié que la procédure existait et était appliquée, le contrôle étant assuré personnellement par le dirigeant de l'entreprise car Mme [I] n'avait pas la signature bancaire ; que le cabinet a interrogé les établissements bancaires de la société Palbox France afin de s'assurer de la séparation effective des fonctions comptables et d'exploitation. Les intimés considèrent par ailleurs que les détournements résultent de défaillances de gestion de la société Palbox France : contrairement à ce qui avait été indiqué au commissaire aux comptes , Mme [I] disposait du pouvoir de modifier les coordonnées bancaires des fournisseurs depuis la plateforme du Crédit agricole ; que la société Palbox a ainsi donné à sa salariée les moyens de procéder à ses agissements frauduleux. De plus, les détournements ont été ingénieusement dissimulés et n'étaient pas perceptibles dans le cadre des rapprochement bancaires.

Par ordonnance du 11 mars 2022, la procédure a été clôturée 19 avril 2022 et l'affaire a été fixée à l'audience du 3 mai 2022.

MOTIFS :

Sur la prescription de la demande relative à la période antérieure au 12 novembre 2015 :

Les intimés soutiennent que l'action en responsabilité ne peut porter que sur les détournements commis par [T] [I] postérieurement au 12 novembre 2015, tous les faits commis plus de trois ans avant la date de l'assignation étant prescrits. Ils considèrent que le point de départ de la prescription est le jour du fait dommageable, soit le jour du dépôt par le commissaire aux comptes du rapport général de certification des comptes de l'exercice, et que chaque certification caractérise un fait dommageable distinct.

L'appelante estime quant à elle qu'en l'état d'une certification fautive des comptes de trois exercices successifs, le point de départ du délai de prescription a été reportée à la date de la dernière certification fautive.

Par application des dispositions des articles L 822-18 et L 225-254 du code de commerce, lesquelles instaurent un régime l'action en responsabilité du commissaire aux comptes se prescrit par trois ans à compter du fait dommageable, lequel est la certification des comptes de l'exercice. La responsabilité du commissaire aux comptes s'appréciant exercice par exercice, chaque certification est un fait dommageable distinct faisant courir le délai de prescription, le seul report possible de son point de départ étant la dissimulation.

Moins de trois ans se sont écoulés entre le 13 mai 2016, date du dernier fait dommageable allégué par l'appelante et consistant en la certification des comptes de l'exercice clos le 31 décembre 2015 et l'assignation du 12 novembre 2018.

Il n'est cependant pas contestable que plus de trois ans se sont écoulés entre ladite assignation et les autres faits dommageables allégués (certifications des comptes des exercices 2010, 2011, 2012, 2013 et 2014).

L'appelante ne démontre pas que le cabinet [N] a commis un acte volontaire de dissimulation en vue de passer sous silence les manquements dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de sa mission.

Les demandes de l'appelante fondées sur les faits dommageables antérieurs au 12 novembre 2015 sont donc prescrites.

Sur la faute du commissaire aux comptes pour la période postérieure au 12 novembre 2015 :

Dans son arrêt confirmant le jugement qui a retenu la culpabilité de [T] [I], employée en qualité de comptable du 13 octobre 2008 au 17 juillet 2017, la cour a décrit le mode opératoire de la salariée indélicate comme suit : 'il consiste, sous couvert de paiements effectués à des fournisseurs, à remplacer sur les documents bancaires le code IBAN des fournisseurs par le code IBAN de son propre compte bancaire. Les virements faits à son profil étaient noyés dans une liste de plusieurs virements faits au profit des fournisseurs de sorte qu'ils passaient inaperçus. Il lui était arrivé aussi de payer deux fois la même facture, le premier paiement étant effectivement réalisé au profit du fournisseur et le deuxième paiement étant réalisé un mois plus tard sur son propre compte bancaire. [T] [I] maquillait cela en jonglant avec les paiements reçus des clients : lorsque le client réglait en totalité sa facture émise par la société Palbox, elle ne comptabilisait qu'une partie de ce paiement, l'autre partie non comptabilisée correspondait ainsi aux sommes qu'elle avait détournées'.

L'article L 823-9 du code de commerce donne mission au commissaire aux comptes de certifier, en justifiant ses appréciations, que les comptes annuels sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l'exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de l'entité à la fin de cet exercice. Les obligations de diligence de ce professionnel sont des obligations de moyens de sorte que leur responsabilité n'est engagée qu'à raison de la faute commise dans l'exercice de leur mission.

Le tribunal a considéré que le commissaire aux comptes de la société Palbox n'avait pas commis de faute dans l'exercice de sa mission aux motifs que la mission de ce professionnel étant définie précisément par la loi, l'absence de lettre de mission ne suffit pas à engager sa responsabilité, d'une part, et qu'ayant vérifié que la comptable ne détenait pas la signature bancaire, il lui était impossible de savoir qu'officieusement, cette dernière disposait des codes d'accès internet aux comptes de la société, d'autre part. Les premiers juges ont considéré que les détournements étaient très difficilement détectables.

L'appelante estime que l'établissement d'une lettre de mission est une obligation de résultat prescrite par la norme professionnelle NEP 300, et qu'en application de la norme NEP 240, il doit, par la mise en place de procédures d'audit, s'enquérir lors de sa prise de connaissance de l'entité, du risque de fraude, analyser ses facteurs et recenser les mécanismes internes de surveillance de la fraude. Elle estime patente la faute du cabinet [N] qui n'a pas mis en place les contrôles adéquats et n'a pas détecté un détournement massif de 906 000 euros en moins de dix ans au sein d'une entreprise réalisant un chiffre d'affaires de près de 8 millions d'euros par an. Elle fait aussi grief au commissaire aux comptes de s'être abstenu d'interroger les bénéficiaires des virements aux fins d'effectuer un rapprochement entre les virements validés et les sommes effectivement perçus par les bénéficiaires. L'appelante estime que son commissaire aux comptes a failli à sa mission en ne l'alertant pas sur les faiblesses de ses procédures de contrôle internes.

Les intimés contestent tout manquement à leur mission de vérification et de contrôle des comptes de la société Palbox. Ils rappellent que la comptable dissimulait ingénieusement ses détournements de sorte qu'ils n'étaient pas détectables, qu'elle n'a pas pu avertir le chef d'entreprise des défaillances des procédures de contrôle interne dans la mesure où elle ignorait que la comptable détenait les codes internet des comptes bancaires et pouvait réaliser des opérations bancaires alors qu'elle s'était pourtant assuré auprès du chef d'entreprise et de la banque que la comptable ne disposait pas de la signature bancaire. La comptable avait donc toute latitude pour modifier les coordonnées bancaires des fournisseurs et y substituer les siennes au moment de passer les ordres de virement frauduleux. Elle expose par ailleurs qu'elle a effectué la circularisation des fournisseurs les plus importants lors de la certification des comptes des exercices 2014 à 2016, six pour l'exercice 2015 et huit pour l'exercice 2016.

Il incombe au commissaire aux comptes , avant de certifier les comptes , de les avoir examinés attentivement et d'avoir fait des sondages suffisants pour en contrôler la véracité et détecter les anomalies. Sa responsabilité est engagée dès lors qu'il est établi que le bon accomplissement de sa mission aurait, à lui seul, empêché la poursuite des détournements.

L'établissement d'une lettre de mission n'aurait en rien empêché [T] [I] d'opérer les détournements qui lui sont reprochés.

La faute alléguée de violation de la norme professionnelle NEP 240, outre qu'elle aurait été commise à une période couverte par la prescription, n'est par ailleurs pas fondée. Certes, le commissaire aux comptes doit, par la mise en place de procédures d'audit, s'enquérir au début de son mandat du risque de fraude, analyser ses facteurs et recenser les mécanismes internes de surveillance de la fraude. En effet, le cabinet [N] a vérifié tant auprès du dirigeant que de la banque que les fonctions d'enregistrement des opérations comptables et d'engagement des dépenses étaient séparées et que la comptable salariée n'avait pas la signature bancaire. Il ne saurait lui être reproché d'avoir ignoré l'existence d'une pratique contraire laquelle a consisté à remettre à la comptable les codes d'accès internet aux comptes bancaires, lesquels ont été l'instrument essentiel de ses détournements. En effet, elle détournait les fonds de la société à son profit en substituant ponctuellement les numéros IBAN des fournisseurs enregistrés par son propre numéro IBAN lors des virements à son profit. Sans les codes d'accès internet au compte bancaire de la société, les détournements frauduleux n'auraient pu être commis. L'appelante ne saurait faire grief au cabinet [N] d'avoir omis de l'alerter sur les défaillances de ses procédures de contrôle interne, lesdites défaillances étant exclusivement imputables à l'existence d'une pratique officieuse ' remise à la comptable des codes d'accès internet au compte bancaire ' contraire à la situation officielle et la seule à être connue du commissaire aux comptes ' absence de signature bancaire donnée à la comptable ' .

Le commissaire aux comptes s'est acquitté de diligences suffisantes pour s'assurer de la sincérité des comptes : si les détournements n'ont pas été détectés, ce n'est pas à la suite de ses négligences, seule l'habileté de la salariée indélicate pour masquer ses détournements ayant empêché leur découverte : en enregistrant tardivement en comptabilité une partie des règlements des clients, le solde des entrées et des sorties en banque restait cohérent avec son rapprochement bancaire trimestriel, le montant des règlements clients non encaissés correspondant exactement au montant des sommes détournées. Aucune anomalie manifeste n'était donc détectable lors des rapprochements bancaires effectués par le commissaire aux comptes .

L'appelante ne démontre pas par ailleurs que le cabinet [N] a fait preuve de négligence dans la circularisation des fournisseurs. En effet, le commissaire aux comptes justifie qu'au cours de la période non couverte par la prescription, il a effectué des sondages auprès des fournisseurs les plus importants afin de vérifier s'ils avaient effectivement perçu les fonds correspondant aux virements enregistrés en comptabilité. Certes ces sondages n'ont pas permis de déceler les détournements que seule la vérification exhaustive auprès de tous les fournisseurs aurait à coup sûr permis de découvrir. Tenu cependant à une seule obligation de moyens, le commissaire aux comptes est légitime à procéder seulement par sondages pour s'assurer de la sincérité des comptes et détecter les anomalies : compte-tenu du nombre de fournisseurs circularisés (six puis huit), de l'importance des flux financiers entre les fournisseurs ciblés et l'entreprise, il y a lieu de considérer que les sondages effectués étaient suffisants et pertinents.

L'appelante échouant à démontrer l'existence d'une faute du commissaire aux comptes dans l'exercice de sa mission, les premiers juges l'ont à juste titre déboutée de sa demande et leur décision sera confirmée.

Sur l'article 700 du code de procédure civile :

Il est équitable de condamner la société PALBOX à payer à la société [N] Fargier et à [D] [N] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

LA COUR, après en avoir délibéré conformément à la loi,

Statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort,

Déclare irrecevable comme prescrite l'action en responsabilité fondée sur la période antérieure au 12 novembre 2015,

Confirme le jugement en toutes ses dispositions,

Condamne la société PALBOX à payer à la société [N] Fargier et à [D] [N] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

La condamne aux dépens.