CA Versailles, 14e ch., 1 décembre 2022, n° 22/00643
VERSAILLES
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Défendeur :
Bolloré (SE), Compagnie du Cambodge (SA), Société Financière des Cahoutchoucs, Société Camerounaise de Palmeraies (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Guillaume
Conseillers :
Mme de Rocquigny du Fayel, Mme Igelman
Avocats :
Me Pelissier, Me Teriitehau, Me Ricard, Me de Leusse
EXPOSE DU LITIGE
La société Camerounaise des Palmeraies (Socapalm) est une société de droit camerounais spécialisée dans la production d'huile de palme. Depuis 2000, elle est possédée à 67% par la société Socfinaf, elle-même filiale à hauteur de 64,51% de la société Financière des Caoutchoucs (Socfin), entité de droit luxembourgeois. Les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge, de droit français et membres du Groupe Bolloré, sont actionnaires de la Socfin à hauteurs respectives de 14,91% et de 12,34%.
Les demandeurs, qui sont des riverains des exploitations de la Socapalm, indiquent subir depuis plusieurs années différentes atteintes à leurs droits du fait des activités de la Socapalm tenant notamment à la dégradation de leur environnement induite par la culture des palmiers.
Par acte d'huissier de justice délivré le 15 mars 2021, ils ont fait assigner en référé les sociétés Socapalm, Socfin, Bolloré SE et Compagnie du Cambodge sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile aux fins principalement de leur voir ordonner la production de divers documents énumérés, dans la perspective d'une action au fond sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle de ces sociétés pour manquement au devoir de vigilance des sociétés multinationales en vertu des dispositions de l'article L. 225-102-4 du code de commerce ainsi qu'au regard des fautes commises dans le cadre de la gestion et de l'exploitation directe par elles des plantations de la société Socapalm, sous astreintes.
Par ordonnance contradictoire rendue le 7 janvier 2022, le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre :
- a déclaré recevable l'action introduite par les demandeurs,
- les a déboutés de l'ensemble de leurs prétentions,
- a mis à leur charge la somme de 1 000 euros à payer aux sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- a mis à leur charge la somme de 1 000 euros à payer à la société Camerounaise des Palmeraies en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- a mis à leur charge la somme de 1 000 euros à payer à la société Financière des Caoutchoucs en application de l'article 700 du code de procédure civile,
ainsi que les entiers dépens de l'instance.
Par déclaration reçue au greffe le 31 janvier 2022, 161 riverains ont interjeté appel de cette ordonnance en tous ses chefs de disposition.
Dans leurs dernières conclusions déposées le 17 octobre 2022 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, 145 riverains (dans le dernier état de la procédure, 16 appelants n'étant plus représentés) demandent à la cour, au visa des articles 10, 11 et 145 du code de procédure civile, de :
- confirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a :
- déclaré recevable leur action ;
- infirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle :
- les a déboutés de l'ensemble de leurs prétentions,
- a mis à leur charge la somme de 1 000 euros à payer aux sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- a mis à leur charge la somme de 1 000 euros à payer à la société Camerounaise des Palmeraies en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- a mis à leur charge de la somme de 1 000 euros à payer à la société Financière des Caoutchoucs en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- a mis à leur charge les entiers dépens de l'instance,
statuant à nouveau,
- ordonner aux sociétés intimées la production sous astreinte de 5 000 euros par jour de retard à compter du 8ème jour suivant la signification de la décision à intervenir de communiquer :
- les procès-verbaux des assemblées générales de la société Socfin sur les quatre derniers exercices
- les procès-verbaux des assemblées générales de la société Socapalm sur les quatre derniers exercices,
- tout contrat en cours durant tout ou partie de la période allant de 2017 à ce jour entre la société Bolloré, ou une société du groupe Bolloré, et la Socapalm ayant pour objet une prestation de service ou un approvisionnement,
- tout contrat en cours durant tout ou partie de la période allant de 2017 à ce jour entre la société Bolloré, ou une société du groupe Bolloré, et la société Socfin, ou une société contrôlée par Socfin, ayant pour objet une prestation de service ou un approvisionnement en lien avec l'activité de la Socapalm,
- les contrats entre, Terres Rouges Consultant, d'une part, et Bolloré ou Compagnie du Cambodge, d'autre part, de 2007 jusqu'à la radiation de la société, notamment : le bail où les baux de la société Terres Rouges Consultant relatif à son siège social sis [Adresse 108] [Localité 111] pour tous les exercices de 2007 jusqu'à la radiation de la société,
- les parts des sociétés Bolloré et/ou Compagnie du Cambodge dans le capital de la société Terres Rouges Consultant de 2007 jusqu'à la radiation de la société,
- les contrats entre Terres Rouges Consultant, d'une part, et la Socapalm, d'autre part, de 2007 jusqu'à la radiation de la société,
- condamner les sociétés intimées aux entiers dépens.
Dans leurs dernières conclusions déposées le 3 octobre 2022 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, la société Bolloré SE et la société Compagnie du Cambodge demandent à la cour, au visa des articles 15, 16, 31, 122, 145, 202, 564, 910-4 et 954 du code de procédure civile, L. 225-102-4, L. 225-102-5, L. 233-16 et L. 233-18 du code de commerce et 1240, 1363 et 1381 du code civil, de :
à titre liminaire :
- constater que la communication des pièces adverses n°10-1 à n°10-161 au soutien des prétentions des 145 appelants ne respecte pas les règles du code de procédure civile et viole le principe du contradictoire ;
à titre principal :
- infirmer l'ordonnance rendue le 7 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nanterre en ce qu'elle a :
- déclaré recevable l'action introduite par les demandeurs,
- confirmer l'ordonnance rendue le 7 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nanterre pour le surplus ;
et, statuant à nouveau :
- déclarer irrecevables en leurs demandes les 145 requérants, faute pour eux de pouvoir justifier de leur intérêt à agir ;
à titre subsidiaire :
- déclarer irrecevables les demandes nouvelles et modifiées de production de pièces formées par les appelants dans leurs conclusions n°3 qu'ils ont signifiées le 19 septembre 2022, à savoir :
- la nouvelle demande de production de pièces :
- les procès-verbaux des assemblées générales de la société Socapalm sur les quatre derniers exercices,
- les demandes modifiées de production de pièces :
- tout contrat en cours durant tout ou partie de la période allant de 2017 à ce jour entre la société Bolloré, ou une société du groupe Bolloré, et la Socapalm ayant pour objet une prestation de service ou un approvisionnement,
- tout contrat en cours durant tout ou partie de la période allant de 2017 à ce jour entre la société Bolloré, ou une société du groupe Bolloré, et la société Socfin, ou une société contrôlée par Socfin, ayant pour objet une prestation de service ou un approvisionnement en lien avec l'activité de la Socapalm,
- les contrats entre, Terres Rouges Consultant, d'une part, et Bolloré ou Compagnie du Cambodge, d'autre part, de 2007 jusqu'à la radiation de la société, notamment : le bail ou les baux de la société Terres Rouges Consultant relatif à son siège social sis [Adresse 108] [Localité 111] pour tous les exercices de 2007 jusqu'à la radiation de la société,
- les parts des sociétés Bolloré et/ou Compagnie du Cambodge dans le capital de la société Terres Rouges Consultant de 2007 jusqu'à la radiation de la société,
- les contrats entre Terres Rouges Consultant, d'une part, et la Socapalm, d'autre part, de 2007 jusqu'à la radiation de la société,
- juger que les conditions prévues par les dispositions de l'article 145 du code de procédure civile ne sont pas toutes satisfaites ;
- confirmer en conséquence l'ordonnance rendue le 7 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nanterre en toutes ses dispositions ;
en tout état de cause :
- condamner solidairement chacun des 145 appelants à verser à la société Bolloré une somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner solidairement chacun des 145 appelants à verser à la société Compagnie du Cambodge une somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner les 145 appelants aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Stéphanie Teriitehau avocat et ce conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Dans leurs dernières conclusions déposées le 29 septembre 2022 auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé de leurs prétentions et moyens, la société Financière des Caoutchoucs et la société Camerounaise des Palmeraies demandent à la cour, au visa des articles 145 du code de procédure civile, L. 225-102-4, L. 233-16 et L. 233-3 du code de commerce et 1240 et 2224 du code civil, de :
- infirmer l'ordonnance rendue le 7 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nanterre en ce qu'elle a :
- déclaré recevable l'action introduite par les demandeurs,
- confirmer l'ordonnance rendue le 7 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nanterre pour le surplus ;
en conséquence, statuant à nouveau :
- déclarer irrecevable l'action introduite par les 145 appelants, leur intérêt à agir n'étant pas démontré ;
subsidiairement :
- confirmer l'ordonnance rendue le 7 janvier 2022 par le tribunal judiciaire de Nanterre en toutes ses dispositions ;
en tout état de cause :
- condamner solidairement chacun des 145 demandeurs à payer à la société Socfin la somme de 100 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner solidairement chacun des 145 demandeurs à payer à la société Socapalm la somme de 100 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile
- condamner solidairement les 145 demandeurs aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 18 octobre 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le contexte de l'affaire, les 145 riverains des palmeraies de la société Socapalm exposent que le groupe Bolloré exerce une importante activité de plantations en Afrique, et notamment au Cameroun, où il possède et exploite de larges cultures d'huile de palme par l'entremise d'une structure locale, la Socapalm.
Ils relatent vivre dans des villages traditionnels situés à l'intérieur ou aux abords des plantations de la Socapalm, à savoir les villages de Bidou II, Bidou III, Poungou, [Localité 152], [Localité 138], [BI] et [Localité 155], et subir des privations de leurs champs, de leur eau potable, de la chasse et de la collecte de végétaux dans la forêt aujourd'hui détruite par l'installation et l'exploitation des cultures d'huile de palme.
Ils exposent envisager introduire au fond une action en responsabilité délictuelle à l'encontre des sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge, et que le but de leur présente demande de communication de pièces, fondée sur les dispositions de l'article 145 du code de procédure civile, est d'obtenir les pièces nécessaires à la mise en œuvre de cette action.
En réponse au moyen d'irrecevabilité de leur action soulevé par les sociétés intimées, ils font valoir que pour tenter de faire échec à la présente action, ces sociétés les ont convoqués à des réunions par village dans le but de les inciter à renoncer à leur action en justice, comme cela ressort des 13 attestations qu'ils versent aux débats, ce dont il se déduit que leur intérêt et leur qualité à agir ne peuvent, dans un tel contexte, être sérieusement contestés.
Ils ajoutent que le premier juge a justement constaté que l'absence de communication de leurs pièces d'identité ou de la géolocalisation de leurs domiciles ne peut les priver de leur intérêt et leur qualité à agir.
Sur le motif légitime de leurs demandes de communication forcée de pièces, ils exposent qu'il est basé sur le fait que les pièces ainsi sollicitées permettront de trancher, dans le cadre du futur procès, les litiges relatifs :
- au lien de contrôle entre Bolloré et Socapalm au sens de l'article L.233-16 II du code de commerce dont résultent les obligations de vigilance de la première société à l'égard des activités de la seconde en application de l'article L. 225-102-4 du code de commerce,
- à la relation commerciale établie entre Bolloré, ou une société du groupe Bolloré, et la Socapalm ou une la société Socfin,
- aux fautes commises par les intimées dans le cadre de la direction qu'elles assurent des plantations de la Socapalm,
rappelant l'existence de leur droit à la preuve résultant de l'article 6 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme.
Ils exposent ensuite en quoi les pièces dont ils demandent la communication sont utiles pour démontrer le contrôle exclusif exercé par un moins l'une des 2 sociétés françaises sur la société camerounaise au sens de l'article L. 233-16 II du code de commerce.
Ainsi, ils font valoir que le litige au fond relatif à l'existence d'un contrôle exclusif au sens de cet article, exercé par la société Bolloré et/ou la société Compagnie du Cambodge sur la Socfin, actionnaire majoritaire de la Socapalm, justifie que soient communiqués les procès-verbaux des assemblées générales de la Socfin sur les 4 derniers exercices, lesquels permettront de déterminer s'il y a un contrôle exclusif au sens de 2° de l'article L. 233-16 II (désignation pendant 2 exercices successifs de la majorité des membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance d'une autre entreprise) ou un droit d'exercer une influence dominante sur une entreprise en vertu du contrat ou des clauses statutaires au sens du 3° de l'article, lesquelles ne sont pas des informations publiques.
Ils considèrent que la production des procès-verbaux de l'assemblée générale de la Socfin permettra au juge statuant au fond de déterminer si Bolloré et/ou la société Compagnie du Cambodge contrôlent la Socapalm à travers la Socfin et que si ce contrôle est établi sur le fondement de l'une des 3 hypothèses de l'article L. 233-16 II, Bolloré et/ou la Compagnie du Cambodge devront être considérées comme débitrices de l'obligation de vigilance prévue à l'article L. 225-102-4.
Ils ajoutent que l'hypothèse que ces sociétés intimées détiennent un contrôle direct sur la Socapalm justifie quant à elle la communication des procès-verbaux des assemblées générales de la société Socapalm sur les 4 derniers exercices.
Ils s'inscrivent en faux contre les arguments adverses consistant à dire qu'ils doivent être déboutés car ils ne peuvent établir le contrôle sur la Socfin ou la Socapalm, puisque cela constitue selon eux justement une partie du litige au fond que les pièces sollicitées peuvent permettre de trancher.
Ils ajoutent que, même si ni la loi ni la jurisprudence ne l'exigent comme condition d'application de l'article 145 du code de procédure civile, il existe d'ores et déjà de sérieux indices d'une relation de contrôle entre Bolloré et la Socapalm, au moins au sens de l'article L. 233-3 du code de commerce, de sorte qu'il convient d'ordonner la communication des éléments permettant d'établir l'existence d'un contrôle au sens du II de l'article L. 233-16, afin de permettre au juge du fond de retenir le cas échéant une obligation de vigilance de la première à l'égard de la seconde.
Ils se réfèrent ensuite à l'utilité des pièces sollicitées dans le cadre du futur litige relatif à l'existence de relations commerciales établies entre la société Bolloré, ou une des sociétés du groupe Bolloré, et la Socapalm, même en l'absence de relations de contrôle.
Ils avancent que même s'il ne s'agit là-non plus d'une condition d'application de l'article 145 du code de procédure civile, ils démontrent l'existence d'indices d'une telle relation commerciale établie entre Bolloré SA et la Socapalm.
Ainsi, ils arguent du rapport en date du 3 juin 2013 du Point de Contact National français, relatif au respect par Bolloré SA des principes directeurs de l'OCDE, qui démontre que la société Bolloré SA, au même titre que la Socfin, sont des « partenaires commerciaux » de la Socapalm aux termes des principes directeurs de juin 2000 et qu'elles entretiennent une relation d'affaires conformément à la notion introduite lors de la révision des principes directeurs de mai 2011.
Ils pointent également le Communiqué de suivi du Point de Contact National français du 10 mars 2020, duquel il résulte que « le PCN recommande au Groupe Bolloré d'exercer son devoir de diligence vis-à-vis de ses relations d'affaires Groupe Socfin », relations d'affaires également susceptibles de caractériser entre ces dernières des « activités de sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie » au sens de l'article L. 225-102-4 du code de commerce.
Ils invoquent par ailleurs l'inefficacité de l'argument adverse tiré d'une atteinte au secret des affaires, rappelant qu'il ne constitue pas en lui-même, selon la jurisprudence, un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du code de procédure civile.
En troisième lieu, ils concluent à l'utilité des pièces sollicitées dans le cadre de l'action au fond à venir, relative à la gestion de fait par les sociétés Bolloré et Compagnie du Cambodge de l'exploitation des plantations de la Socapalm, ainsi que la responsabilité délictuelle qui en découle à leur égard.
Sur ce point, relevant toujours que selon eux cela n'est pas une condition d'application de l'article 145, ils entendent démontrer qu'ils disposent d'éléments significatifs permettant d'établir que par l'intermédiaire de la société Terres Rouges Consultant, les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge dirigent en réalité l'exploitation des plantations de la Socapalm au Cameroun.
Ainsi, ils exposent produire aux débats les rapports de gestion de la société Terres Rouges Consultant pour les exercices 2007 à 2012, permettant de constater que :
- le siège social de cette société était la Tour Bolloré à La Défense,
- l'objet même de cette entreprise est la gestion des champs d'hévéas du groupe Socfin au Cameroun.
Ils soutiennent qu'il est donc nécessaire à l'éclosion de la vérité de connaître les liens contractuels entre Terres Rouges Consultant et les société du groupe Bolloré, ainsi que la structuration précise de la participation du second dans la première.
Ils soulignent également l'importance de pouvoir déterminer les conditions contractuelles dans lesquelles Terres Rouges Consultant a établi son siège social au sein du principal immeuble de la société Bolloré, là où le groupe Bolloré a 'son état-major', pour connaître le véritable contenu de leurs relations.
Les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge entendent quant à elles, s'agissant des éléments de contexte, indiquer que la société Bolloré SE, immatriculée au RCS de Quimper, est la holding du groupe Bolloré, lequel exerce des activités étrangères à l'exploitation de l'huile de palme, et détient par ailleurs et résiduellement des participations financières dans certaines sociétés : la société Bolloré SE déteint 14,91 % du capital de la société luxembourgeoise Socfin, qui détient 65 % de la société Socfinaf, qui détient elle-même, via sa holding Palmcam, 67 % de la société Socapalm, le reste du capital de cette dernière étant détenu par l'Etat camerounais, de sorte qu'elle n'est qu'une actionnaire ultra minoritaire de Socfin et détient une faible participation dans celle-ci à hauteur de 6,49 %.
S'agissant de la société Compagnie du Cambodge, elles relatent qu'il s'agit d'une société holding appartenant au groupe Bolloré, immatriculée au RCS de Nanterre, et détenant 12,34 % du capital de la Socfin.
Elles indiquent que la société Bolloré SE, en sa qualité d'actionnaire de différentes sociétés, est attentive à leurs activités et mobilise ses leviers d'influence au sein de leurs instances de gouvernance, comme c'est le cas dans le cadre de sa participation au capital de Socfin, dont les activités, notamment au Cameroun, ont donné lieu il y a quelques années à un processus de saisine du Point de Contact National de l'OCDE.
A titre liminaire, elles avancent que la communication des pièces n°10-1 à n°10-161 par les appelants au soutien de leurs prétentions est déloyale et viole, par conséquent, le principe du contradictoire.
A titre principal, elles demandent l'infirmation de l'ordonnance querellée ayant déclaré recevable l'action des appelants en faisant valoir que :
- ils leur ont communiqué des dossiers individuels pour la plupart incomplets et dans lesquels les informations se mélangent sans cohérence,
- les prélèvements d'eau de rivières effectués les 4 et 17 février 2020 sont beaucoup trop imprécis pour avoir une quelconque valeur probante,
- les 13 attestations de « témoins » n'ont aucune force probante car elles n'ont pas été établies par des tiers, ne satisfont pas aux exigences de l'article 202 du code de procédure civile et sont truffées de contradictions, leur contenu est totalement imprécis et ne repose sur aucun élément objectif et vérifiable.
Elles indiquent encore que les appelants ne produisent au soutien de leur action, aucune information précise, impartiale, objective et vérifiable permettant pour chacun d'eux d'établir avec suffisamment de certitude :
- l'existence et la localisation de « leur terre forestière d'habitation », de « leurs champs », de « leur eau » et de « leurs habitations »,
- un quelconque droit sur ces « terres forestières d'habitation », ces « champs », cette « eau » et ces « habitations »,
- l'existence de préjudices qui seraient en lien avec les activités de la Socapalm.
Au visa des articles 31 et 122 du code de procédure civile, elles demandent donc à la cour de déclarer l'action des appelants irrecevable pour défaut d'intérêt à agir.
Demandant ensuite la confirmation de l'ordonnance critiquée, les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge concluent tout d'abord à l'irrecevabilité des demandes de communication de pièces non formulées dans les premières conclusions des appelants ou, modifiées dans leurs dernières écritures, devant être qualifiées de demandes nouvelles et partant irrecevables.
Elles concluent ensuite à la non-satisfaction des conditions prévues par les dispositions de l'article 145 du code de procédure civile.
Elles font d'abord valoir à ce titre que ni les dispositions de l'article L. 225-102-4 du code de commerce, issues de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, ni l'article 1240 du code civil ne peuvent fonder une quelconque action sérieuse au fond contre elles car il est impossible de déterminer si les faits allégués sont postérieurs ou antérieurs à l'entrée en vigueur de la loi du 27 mars 2017, et donc s'ils ne seraient pas déjà prescrits, et qu'en outre la Socfin et la Socapalm ne sont pas comprises dans le plan de vigilance de Bolloré SE car :
* elles ne sont pas contrôlées par Bolloré SE au sens du II de l'article L. 233-16 du code de commerce, les comptes de ces 2 sociétés étant seulement consolidés par Bolloré SE selon la méthode de consolidation par mise en équivalence et non par intégration globale,
* Bolloré SE n'entretient pas de « relation commerciale établie » avec elles,
* le principe de l'autonomie des personnes morales fait obstacle à l'engagement d'une action en responsabilité civile pour des agissements prétendument commis par une société tierce.
Par ailleurs, elles contestent fermement les allégations adverses selon lesquelles le groupe Bolloré serait structuré autour d'un pôle dédié « aux plantations ».
Elles ajoutent que les appelants communiquent des déclarations manuscrites faisant état de prétendus préjudices du fait des activités de la Socapalm qui ne reposent sur aucun élément probant.
Elles concluent ensuite à l'inutilité des mesures sollicitées, faisant observer que la société Terres Rouges Consultant est radiée depuis le 13 mars 2013.
S'agissant des procès-verbaux des assemblées générales de la Socfin et de la Socapalm, elles relèvent leur inutilité dès lors que :
- la répartition du pourcentage des droits de vote dans la Socfin est publique,
- de 2017 à 2021, les sociétés du groupe Bolloré détenaient ensemble entre 38,75 % et 39,75 % des droits de vote de Socfin alors que M. [OK] [SC] détenait, directement ou indirectement, 54,24 % de ces droits,
- la répartition du pourcentage des droits de vote dans la Socapalm est également publique.
Elles insistent sur le fait que Bolloré SE ne contrôle pas Socfin et la Socapalm au sens des dispositions du II de l'article L. 233-16 du code de commerce, exerçant seulement « une influence notable » sur ces sociétés, notion qui diffère de la notion « d'influence dominante » visée par le 3° de cet article.
Elles relèvent que le fait que les sociétés du groupe Bolloré actionnaires de Socfin aient pu voter dans le même sens que M. [OK] [SC], actionnaire majoritaire, sur certaines résolutions soumises aux votes de l'assemblée générale extraordinaire ne prouve en rien les allégations des appelants, et soulignent également que Socfin ne peut être considérée comme contrôlée conjointement par le groupe Bolloré et M. [OK] [SC] au sens du III de l'article L. 233-16, puisque ses comptes ne sont pas consolidés par intégration proportionnelle par Bolloré SE, cela étant au demeurant inopérant en l'espèce puisque seul le contrôle exclusif est visé par l'article L. 225-104-2.
Quant à la Compagnie du Cambodge, dont elles font observer qu'elle ne répond pas aux seuils du nombre de salariés visés à cet article, elles indiquent qu'elle ne consolide les comptes de Socfin et de la Socapalm ni par intégration globale, ni par mise en équivalence.
Elles avancent encore qu'elles ne sont pas en « relation commerciale établie » avec la Socfin et la Socapalm, lesquelles ne sont ni leurs fournisseurs, ni des sous-traitants, soutenant que la notion de « relation d'affaires » figurant dans le rapport du Point de Contact National français du 3 juin 2013 est très différente de la première, tandis qu'elles n'ont nul besoin d'huile de palme pour la poursuite de leurs activités respectives.
Elles invoquent également la disproportion des mesures sollicitées qui seraient de nature à porter atteinte au secret des affaires en donnant un droit d'accès et de regard global sur leurs activités à des tiers, pouvant engendrer un risque d'espionnage industriel ou opérationnel, tandis que les formulations des demandes, visant « tout contrat » etc, ne se réfèrent à aucun document précis.
Les sociétés Socfin et Socapalm exposent quant à elles que la Socapalm est une société Camerounaise créée par l'Etat en 1968 ; qu'au mois de juin 2000, près de 70 % de son capital a été cédé au groupe Socfin, l'Etat conservant plus de 10 % du capital ainsi que la propriété de l'ensemble des terrains exploités par cette société, sur lesquels il a consenti à la Socapalm un bail emphytéotique d'une durée de 60 ans.
Elles précisent que la Socapalm est en fait une filiale très indirecte de la société Socfin, laquelle ne détient que 65 % d'une société intermédiaire, Socfinaf, elle-même propriétaire de 67 % de la Socapalm.
Elles demandent dans le dispositif de leurs conclusions d'infirmer l'ordonnance déférée et de déclarer les appelants irrecevables en leur action pour défaut d'intérêt à agir.
Elles développent leur argumentation sur ce point dans un titre également consacré à l'absence de démonstration par les appelants d'un motif légitime à demander la communication de documents sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile.
Elles relèvent que les appelants ne démontrent pas l'existence d'un différend avec elles, les 13 attestations de témoins versées aux débats indiquant qu'ils considèrent, à tort, qu'une « plainte » serait pendante en France à l'encontre de la seule Socapalm, de sorte qu'ils ne prouvent pas le différend entre eux et les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge contre lesquelles ils indiquent vouloir intenter leur action au fond.
Elles font aussi valoir que certains des demandeurs initiaux, lorsqu'ils ont appris qu'une procédure aurait été engagée en leur nom, se sont insurgés contre cette utilisation à leur insu de leur qualité de dirigeants traditionnels des communautés locales, induisant de « sérieux doutes » quant à l'intention des demandeurs d'introduire la présente procédure.
Subsidiairement, elles font valoir que les appelants entendent en réalité engager une action en responsabilité du fait d'autrui qui ne saurait prospérer.
Elles soutiennent également que les appelants ne justifient d'aucun des préjudices allégués ni ne justifient pas de l'existence des documents demandés.
A titre encore plus subsidiaire, les sociétés Socfin et Socapalm font observer que :
- les appelants fondent leur démonstration sur les rapports de gestion Bolloré et Socfin pour l'année 2014, alors qu'il existe de nombreuses publications plus récentes les concernant et que la loi du 27 mars 2017 n'est pas rétroactive, de sorte qu'en se fondant sur des documents établis il y a plus de 6 ans, sans se préoccuper de savoir si les informations qui y figurent sont toujours d'actualité, les demandeurs sollicitent la communication de pièces dont ils ne soucient pas de démontrer qu'elles seraient susceptibles d'exister,
- la société Socfin, soumise à la législation luxembourgeoise régissant les sociétés cotées en bourse, fait figurer sur son site internet le détail des participations significatives à son capital, précisant les droits de vote attachés aux actions détenues, document dont la consultation permet d'écarter l'application de l'article L. 233-16 II 1° puisque la société Bolloré SE ne détient ni directement, ni indirectement la majorité des droits de vote en son sein.
Elles prétendent que le 2° de l'article est inapplicable puisqu'il suppose que la société dont le contrôle est présumé détienne « une fraction supérieure à 40 % des droits de vote, et qu'aucun autre associé ou actionnaire ne détenait, directement ou indirectement, une fraction supérieure à la sienne », ce qui n'est pas le cas, les participations du groupe Bolloré étant minoritaires, tant en capital qu'en droit de vote, et inférieures à 40 %.
Elles font également valoir qu'afin de déterminer la composition des conseils d'administration de la société Socfin, les appelants produisent eux-mêmes en pièce 4 un rapport annuel de gestion dans lequel figure expressément cette composition, rappelant que l'article 146 du code de procédure civile dispose qu'en aucun cas une mesure d'instruction en peut être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l'administration de la preuve.
Quant au 3° de l'article L. 233-16 II, relatif à 'l'influence dominante', elles font remarquer que les appelants insinuent sans aucune preuve à l'appui l'existence d'accords entre elles et des sociétés du groupe Bolloré alors que la lecture des statuts de la Socfin, produits par les appelants eux-mêmes, démontre qu'aucune clause qui permettrait au groupe Bolloré de disposer d'un quelconque « droit d'exercer une influence dominante » sur elle ou sa filiale indirecte Socapalm n'y figure.
Elles soulignent ainsi l'incohérence de la démarche des appelants consistant à solliciter des documents dont leurs propres pièces, ou des informations publiques démentant l'existence ou l'utilité dans le cadre de l'action qu'ils prétendent vouloir intenter au fond.
Elles font également observer que les appelants se réfèrent à l'article L. 233-3 du code de commerce qui n'est visé par l'article L. 225-104-2 du même code que pour écarter l'obligation de l'établissement d'un plan de vigilance à l'égard d'une filiale d'une holding qui contrôlerait elle aussi d'autres sociétés au sens de l'article L. 233-16 II.
Elles exposent encore qu'il résulte de la rédaction de l'article L. 225-104-2 que la « relation commerciale établie » ne peut à elle seule impliquer un devoir de vigilance, de sorte que la communication des contrats qu'ils sollicitent pour l'établir est inutile.
Elles relèvent aussi que le Point de Contact National français n'a jamais établi l'existence de la moindre relation commerciale entre les sociétés Bolloré et la société Socapalm, seuls des liens capitalistiques, minoritaires, étant évoqués.
Enfin, s'agissant de la prétendue gestion de fait de la Socapalm par les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge, elles objectent que les appelants se fondent à cet égard sur des rapports de gestion de la société Terres Rouges Consultant, vieux de plus de 10 ans, au seul motif que cette société avait son siège social au sein de la « Tour Bolloré » et alors qu'elle a été dissoute le 31 décembre 2012, toute action à cette égard étant prescrite.
Sur ce,
Sur la prétendue déloyauté de la communication des pièces des appelants n° 10-1 à 10-161 :
Les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge demandent à la cour de constater que la communication des pièces des appelants n° 10-1 à 10-161 ne respecte pas les règles du code de procédure civile et viole le principe du contradictoire, soutenant que les appelants tenteraient à travers elles de dissimuler la réalité de leur situation.
Toutefois, en application des dispositions du 3e alinéa de l'article 954 du code de procédure civile, à défaut pour les sociétés intimées de formuler dans le dispositif de leurs conclusions une prétention qui serait relative à ce moyen, la cour n'est saisie d'aucune demande à ce titre.
Sur la recevabilité de l'action des 145 appelants riverains des palmeraies de la société Socapalm :
L'article 31 du code de procédure civile dispose que l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé.
Les allégations par les sociétés intimées d'absence de valeur probante des éléments fournis par les appelants pour justifier de la prétendue pollution des eaux des rivières situées aux abords des plantations de la Socapalm ou encore d'absence de valeur probante des attestations de témoins versées peuvent concerner l'analyse du caractère fondé ou pas de l'action des riverains des palmeraies de la Socapalm, mais nullement leur intérêt à agir.
Par ailleurs, comme l'a relevé à juste titre le premier juge, la cour adoptant ses motifs sur ce point, les seules circonstances que les pièces produites par chacun des appelants ne soient pas identiques, et en particulier que certains d'eux ne produisent pas de carte d'identité, d'acte de naissance ou de document de nature à localiser précisément leur domicile ne sauraient, en tant que telles, exclure leur intérêt à agir en tant que victimes potentielles des atteintes à l'environnement qu'ils dénoncent.
Par ailleurs, il est constant qu'une demande d'instruction fondée sur l'article 145 du code de procédure civile peut être formulée à l'encontre d'un tiers au futur litige envisagé, dès lors qu'il est allégué qu'il détiendrait les éléments de preuve nécessaires, de sorte que les arguments des sociétés Socfin et Socapalm à cet égard ne sauraient prospérer.
Enfin, il sera également relevé que les noms des personnes présentées par les sociétés Socfin et Socapalm comme opposantes à la présente action ne figurent pas parmi les appelants agissants à hauteur de cour, de sorte qu'il ne saurait y avoir d'irrecevabilité encourue de ce chef.
L'ordonnance critiquée sera confirmée en ce qu'elle a rejeté la fin de non-recevoir soulevée à ce titre.
Sur le moyen tiré de l'irrecevabilité des demandes nouvelles :
Si l'article 564 du code de procédure civile pose le principe de la prohibition des prétentions nouvelles en appel, les articles suivants précisent que les prétentions ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge et que les parties peuvent ajouter aux prétentions soumises au premier juge les demandes qui en sont l'accessoire, la conséquence ou le complément nécessaire.
Au cas présent, tant la demande de production des « procès-verbaux des assemblées générales de la société Socapalm sur les quatre derniers exercices » que les modifications apportées aux pièces sollicitées, par la précision des périodes visées, ou la reformulation de la nature des pièces visées, s'analysent comme étant des accessoires aux demandes initialement formulées, et sont partant recevables.
Les demandes ainsi visées ne peuvent pas davantage s'analyser comme des prétentions nouvelles au sens de l'article 910-4 du code de procédure civile et n'encourent pas non plus d'irrecevabilité à ce titre.
Les moyens d'irrecevabilité fondés sur les dispositions des articles 910-4 et 564 du code de procédure civile seront rejetés.
Sur les demandes de communication forcée de pièces :
Selon l'article 145 du code de procédure civile, 's'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées, à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé'.
Le demandeur à la mesure d'instruction n'a pas à démontrer l'existence des faits qu'il invoque au soutien de sa demande d'expertise puisque cette mesure in futurum est destinée à les établir, mais il doit toutefois justifier d'éléments rendant crédibles les griefs allégués.
Ainsi, contrairement à ce que font valoir les appelants dans leurs conclusions, il leur appartient d'établir avec un degré de probabilité raisonnable la réalité des faits sur lesquels ils envisagent de fonder une action future.
Il n'est en effet pas question de juger de leur éventuel intérêt personnel à détenir suffisamment de preuves dans la perspective d'un procès futur, mais uniquement d'apprécier s'ils rapportent la preuve suffisante d'indices rendant crédibles les faits qu'ils allèguent comme supports des preuves recherchées.
Il sera également rappelé qu'il est de jurisprudence constante que les dispositions de l'article 146 du code de procédure civile relatives aux mesures d'instruction ordonnées au cours d'un procès ne s'appliquent pas lorsque le juge est saisi d'une demande fondée sur l'article 145.
Enfin, il est tout aussi constant que le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du code de procédure civile dès lors que les mesures ordonnées procèdent d'un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées.
Les appelants, qui envisagent en premier lieu de fonder leur action future sur le fondement des dispositions de l'article L. 225-104-2 du code de commerce, doivent en conséquence démontrer l'existence d'indices laissant présumer qu'une telle action pourrait prospérer.
Aux termes de cet article :
« I.-Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.
Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l'article L. 233-3, établit et met en œuvre un plan de vigilance relatif à l'activité de la société et de l'ensemble des filiales ou sociétés qu'elle contrôle.
Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle au sens du II de l'article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation. »,
l'article suivant prévoyant que « dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, le manquement aux obligations définies à l'article L. 225-102-4 du présent code engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter ».
Soutenant qu'un procès en responsabilité contre les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge du fait de leurs manquements dans l'élaboration du plan de vigilance ainsi prévu ne serait pas manifestement voué à l'échec, il incombe donc aux appelants de prouver l'existence d'indices rendant vraisemblable le contrôle de ces sociétés sur la société Socapalm, par le truchement de la Socfin, au sens de ce texte.
Il sera dès à présent retenu que les appelants ne contestent pas que la société Compagnie du Cambodge n'atteint pas les seuils de salariés requis pour justifier de l'application des articles L. 225-104-2 et L. 225-104-3 à son égard, de sorte que seule la société Bolloré SE est susceptible de voir sa responsabilité recherchée sur le fondement de ces textes.
En ce qui concerne la société Bolloré SE, doivent être démontrés l'existence d'indices rendant plausible le fait qu'elle contrôlerait la Socapalm au sens du II de l'article L. 233-16, directement ou indirectement, ou le fait qu'il s'agirait d'un sous-traitant ou d'un fournisseur avec lequel elle entretiendrait une relation commerciale établie.
L'article L. 233-16 II vise quant à lui le contrôle exclusif d'une société sur une autre, qui résulte :
« 1° Soit de la détention directe ou indirecte de la majorité des droits de vote dans une autre entreprise ;
2° Soit de la désignation, pendant deux exercices successifs, de la majorité des membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance d'une autre entreprise. La société consolidante est présumée avoir effectué cette désignation lorsqu'elle a disposé au cours de cette période, directement ou indirectement, d'une fraction supérieure à 40 % des droits de vote, et qu'aucun autre associé ou actionnaire ne détenait, directement ou indirectement, une fraction supérieure à la sienne ;
3° Soit du droit d'exercer une influence dominante sur une entreprise en vertu d'un contrat ou de clauses statutaires, lorsque le droit applicable le permet. »
Comme ci-dessus rappelé, les appelants ne peuvent se contenter d'alléguer que la production des procès-verbaux des assemblés générales de la Socfin, actionnaire majoritaire de la Socapalm, ainsi que ceux de cette dernière, sur une période de 4 années, permettra d'établir si un tel contrôle existe. L'application de l'article 145 du code de procédure civile exige qu'ils fournissent d'ores et déjà des éléments qui rendraient plausibles l'existence d'un tel contrôle.
Or à l'appui de leurs demandes, ils font valoir qu'il résulte des procès-verbaux d'assemblées générales extraordinaires du 11 octobre 2018 et du 21 mars 2022 de la Socfin, l'existence d'une convergence systématique « des votes des deux dirigeants du groupe Bolloré qui détiennent plus de 95 % du capital de Socfin », faisant valoir sans être démentis que Bolloré détient à ce jour 38,75 % du capital de la Socfin, et M. [OK] [SC], dont il n'est pas contesté par les sociétés intimées qu'il est par ailleurs administrateur de la société Bolloré, détient 56,24 % de la Socfin, soit autant d'éléments qui constituent en effet un indice rendant plausible le fait que la société Bolloré SE exercerait un lien de contrôle, à tout le moins indirect, sur la Socfin, elle-même actionnaire majoritaire de la société Socapalm par l'intermédiaire de la Socfinaf dont la Socfin détient 65 %, Socfinaf qui est elle-même propriétaire de 67 % de la Socapalm.
Par ailleurs, comme l'indiquent les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge elles-mêmes dans leurs conclusions, les comptes des sociétés Socfin et Socapalm sont consolidés par Bolloré SE selon la méthode de consolidation par mise en équivalence.
Le fait que cette modalité de consolidation des comptes impliquerait seulement que la société consolidante exerce « une influence notable », à la différence de la méthode de consolidation par intégration globale indiquant l'exercice d'un contrôle au sens du II de l'article L. 233-16 du code de commerce, n'en constitue pas moins non pas une preuve de ce contrôle, mais à tout le moins un indice supplémentaire qu'il pourrait exister, nonobstant cette décision comptable, et compte tenu des droits de vote détenus par le groupe Bolloré dans la Socfin, un réel contrôle exclusif exercé par la société Bolloré sur la Socapalm, via la Socfin.
Par ailleurs, le fait que la société Socfin soit soumise à la législation des sociétés cotées en bourse et se conforme d'après ses dires à ses obligations en faisant figurer sur son site internet le détail des participations significatives à son capital, précisant les droits de vote attachés aux actions détenues, ou encore que les rapports annuels soient publiés, ne suffisent pas à écarter définitivement les soupçons caractérisés par les appelants.
En conséquence, les appelants justifient suffisamment d'éléments rendant plausibles les griefs dénoncés comme support d'une éventuelle action en responsabilité.
Il sera également indiqué à ce stade que s'agissant des préjudices allégués, la cour adopte les motifs du premier juge qui a retenu que les appelants produisent des rapports d'analyse de la qualité des eaux réalisés dans les rivières desservant à la fois les palmeraies et leurs villages et révélant la présence de substances polluantes, éléments de nature à démontrer que les activités de la Socapalm sont susceptibles de porter atteinte à leurs droits fondamentaux, et notamment à leur droit à un environnement sain.
Le secret des affaires, invoqué par les sociétés intimées, qui ne caractérisent pas précisément en quoi les productions forcées seraient de nature à y porter atteinte, ne saurait faire échec au droit à la preuve des appelants.
Est donc caractérisée la nécessité qu'il soit ordonné aux sociétés Socfin et Socapalm la production des procès-verbaux de leurs assemblées générales sur les quatre derniers exercices qui sont de nature à permettre de déterminer le rôle exact joué par la société Bolloré SE en leur sein.
Cette injonction de communication, pour en assurer l'effectivité, sera assortie d'une astreinte pour chacune des sociétés de 2 000 euros par jour de retard à compter du 8ème jour suivant la mise à disposition du présent arrêt et ce, pendant un délai de 3 mois.
S'agissant de l'autre critère tenant aux « activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation », les appelants se fondent sur le rapport du Point de Contact National français de 2013 qui est certes obsolète, mais aussi sur les conclusions du rapport du PCN du 10 mars 2020 qui ne concernent que des recommandations adressées au groupe Bolloré afin qu'il exerce son devoir de diligence vis-à-vis de ses relations d'affaires avec le groupe Socfin et Socapalm, mais uniquement en sa qualité d'actionnaire minoritaire de ces 2 sociétés et de sa présence dans leurs conseils d'administration, ce qui ne saurait constituer un indice d'une « relation commerciale établie » avec des sous-traitants ou des fournisseurs au sens de l'article L. 225-104-2 du code de commerce.
Partant, en l'absence d'indice plausible caractérisé sur ce point, les demandes des appelants visant à la communication de :
- tout contrat en cours durant tout ou partie de la période allant de 2017 à ce jour entre la société Bolloré, ou une société du groupe Bolloré, et la Socapalm ayant pour objet une prestation de service ou un approvisionnement,
- tout contrat en cours durant tout ou partie de la période allant de 2017 à ce jour entre la société Bolloré, ou une société du groupe Bolloré, et la société Socfin, ou une société contrôlée par Socfin, ayant pour objet une prestation de service ou un approvisionnement en lien avec l'activité de la Socapalm,
sera rejetée.
S'agissant enfin des demandes de communication relatives à la société Terres Rouges Consultant, elles ne sauraient prospérer dès lors qu'il s'agit d'une société qui est radiée du RCS depuis le 30 juillet 2015 par suite de la clôture des opérations de liquidation amiable et qu'en outre, le seul fait qu'elle ait eu son siège social au sein d'un ensemble immobilier appartenant au groupe Bolloré ne saurait constituer un indice d'un contrôle qu'aurait exercé à travers elle les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge dans la Socapalm.
Ces demandes de communication seront, par voie de confirmation de l'ordonnance querellée, rejetée.
Sur les demandes accessoires :
Les appelants étant pour partie accueillis en leur recours, l'ordonnance sera infirmée en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et dépens de première instance.
Partie perdante, les sociétés intimées ne saurait prétendre à l'allocation de frais irrépétibles. Elles devront en outre supporter les dépens de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant par arrêt contradictoire,
Rejette les moyens d'irrecevabilité fondés sur les dispositions des articles 910-4 et 564 du code de procédure civile,
Infirme l'ordonnance du 7 janvier 2022 sauf en ce qu'elle a déclaré recevable l'action introduite par les appelants,
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Ordonne aux sociétés aux sociétés Socfin et Socapalm la production des procès-verbaux de leurs assemblées générales sur les quatre derniers exercices,
Dit que cette injonction de communication est assortie d'une astreinte pour chacune des sociétés de 2 000 euros par jour de retard à compter du 8ème jour suivant la mise à disposition du présent arrêt et ce, pendant un délai de 3 mois,
Confirme l'ordonnance du 7 janvier 2022 en ce qu'elle a débouté les appelants du surplus de leurs demandes de communication de pièces,
Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile tant en première instance qu'en appel,
Dit que les sociétés Bolloré SE et Compagnie du Cambodge et les sociétés Socfin et Socapalm supporteront les dépens de première instance et d'appel.