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Décisions

CEDH, gr. ch., 12 février 2008, n° 14277/04

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Guja

Défendeur :

Moldavie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Costa

Juges :

M. Rozakis, M. Bratza, M. Zupančič, M. Lorenzen, M. Tulkens, M. Bonello, M. Casadevall, M. Maruste, M. Traja, Mme Botoucharova, M. Pavlovschi, M. Garlicki, M. Gyulumyan, M. Mijović, M. Villiger, M. Hirvelä

Avocat(s) :

Me Zamă, Me Gribincea

CEDH n° 14277/04

11 février 2008

La Cour européenne des droits de l’homme,

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14277/04) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet Etat, M. Iacob Guja (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 mars 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me V. Gribincea et Me V. Zamă, avocats à Chişinău et membres de l’organisation non gouvernementale Lawyers for Human Rights. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, M. V. Pârlog et M. V. Grosu.

3.  M. Guja se plaignait dans sa requête d’avoir été révoqué du parquet général pour avoir divulgué deux documents qui, selon lui, révélaient l’ingérence d’une personnalité politique de haut rang dans une procédure pénale pendante. Il dénonçait une violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, en particulier de son droit de communiquer des informations.

4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 28 mars 2006, une chambre de cette section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le lui permettait l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé de procéder conjointement à l’examen de la recevabilité et du fond de l’affaire. Le 20 février 2007, elle s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, chacune des parties, qu’elle avait interrogées à ce sujet, ayant déclaré ne pas être opposée à pareil dessaisissement (articles 30 de la Convention et 72 du règlement). Elle était composée de Nicolas Bratza, président, Josep Casadevall, Giovanni Bonello, Ljiljana Mijović, Kristaq Traja, Stanislav Pavlovschi et Lech Garlicki, juges, ainsi que de Lawrence Early, greffier de section.

5.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Chaque partie a ensuite répondu par écrit aux observations de l’autre.

7.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 6 juin 2007 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

  pour le Gouvernement
MM. V. Grosu, agent,
 G. Zamisnîi, conseiller ;

  pour le requérant
Mes V. Gribincea,
 V. Zamă, conseils,
M. I. Guja,  requérant.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Grosu, Me Gribincea et Me Zamă.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Le requérant, M. Iacob Guja, est né en 1970 et réside à Chişinău. A l’époque des faits, il dirigeait le service de presse du parquet général.

A.  Le contexte de l’affaire

9.  Le 21 février 2002, quatre policiers (M.I., B.A., I.P. et G.V.) arrêtèrent dix personnes, dont le chef présumé d’un gang criminel, soupçonnées d’infractions liées aux élections législatives. Après leur libération, les suspects saisirent le parquet d’une plainte contre les quatre policiers pour mauvais traitements et détention illégale. Une enquête pénale fut alors ouverte contre les policiers, notamment pour mauvais traitements et détention illégale.

10.  En juin 2002, les quatre policiers adressèrent au président de la République, M. Voronin, au premier ministre, M. Tarlev, et au vice-président du Parlement, M. Mişin, des lettres cosignées par eux. Ils y demandaient à bénéficier d’une immunité de poursuites, exposaient leurs vues sur la procédure pénale et qualifiaient l’attitude du parquet d’abusive. Ils réclamaient une vérification de la légalité des accusations portées contre eux. Le 21 juin 2002, M. Mişin transmit au parquet général la lettre qu’il avait reçue ainsi qu’une note d’accompagnement. Celle-ci était rédigée sur le papier à en-tête officiel du Parlement et ne comportait aucune mention de confidentialité. Elle était ainsi libellée :

« Monsieur Rusu,

La lecture de cette lettre soulève une question : le procureur général adjoint lutte-t-il contre le crime ou contre la police ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les policiers en cause appartiennent à l’une des meilleures équipes du ministère de l’Intérieur, dont l’activité se trouve désormais entravée par les initiatives prises par des agents du parquet général. Je vous demande d’intervenir personnellement dans cette affaire et de la résoudre dans le strict respect de la loi. »

11.  En janvier 2003, M. Voronin se rendit au centre de lutte contre la criminalité économique et la corruption où il évoqua, entre autres, le problème des pressions abusives exercées par certains responsables publics sur les organes chargés de l’application de la loi dans des procédures pénales pendantes. Il lança un appel à la lutte contre la corruption et demanda aux agents concernés d’ignorer toute tentative de pression de ce genre. Sa déclaration fut diffusée par les médias.

12.  A une date non précisée, les poursuites pénales ouvertes contre les policiers furent abandonnées.

B.  La divulgation des documents

13.  Quelques jours après que M. Voronin eut lancé son appel à la lutte contre la corruption, le requérant adressa au Jurnal de Chişinău des copies de deux lettres (« les lettres ») que le parquet général avait reçues.

14.  La première n’était autre que la note de M. Mişin (paragraphe 10 ci-dessus). La seconde, écrite par M. A. Ursachi, vice-ministre de l’Intérieur, était adressée à un procureur général adjoint. Elle était rédigée sur le papier à en-tête officiel du ministère de l’Intérieur et ne comportait aucune mention de confidentialité. On pouvait y lire notamment ce qui suit :

« (...) L’officier de police M.I. [un des quatre policiers – paragraphe 9 ci-dessus] a été reconnu coupable le 12 mai 1999 (...) d’infractions réprimées par les articles 116 § 2 [détention illégale avec mise en danger de la vie ou de la santé ou provocation de souffrances physiques], 185 § 2 [abus de pouvoir avec violences, usage d’armes à feu ou actes de torture] et 193 § 2 [extorsion d’aveux au moyen d’actes de violence et d’injures] du code pénal et condamné à une amende de 1 440 lei moldaves (128 euros). En vertu de l’article 2 de la loi d’amnistie, il a été dispensé du paiement de l’amende.

(...) le 24 octobre 2001, l’officier de police M.I. a été réintégré dans ses fonctions au ministère de l’Intérieur. »

C.  L’article paru dans le Jurnal de Chişinău

15.  Le 31 janvier 2003, le Jurnal de Chişinău publia un article intitulé « Vadim Mişin intimide les procureurs », qui comportait les passages suivants :

« A la fin de la semaine dernière, lors d’une réunion au centre de lutte contre la criminalité économique et la corruption, le président a lancé aux agents des organes chargés de l’application de la loi un appel à coopérer à la lutte contre le crime organisé et la corruption et à ignorer les appels téléphoniques de hauts responsables de l’Etat concernant des affaires pendantes devant eux.

L’initiative du président n’est pas le fruit du hasard. Bien réel, le phénomène s’est beaucoup répandu au cours des dernières années, et il fait l’objet de débats dans les médias et au sein d’organisations internationales.

La presse a rendu compte récemment du cas du député communiste A.J., qui avait tenté d’influer sur le cours d’une enquête pénale dirigée contre un vieil ami, haut fonctionnaire au ministère de l’Agriculture, qui avait été pris en flagrant délit. Aucune suite judiciaire n’a toutefois été donnée à cette tentative d’immixtion (...)

La presse a également rapporté que M. Mişin avait demandé au procureur général de renvoyer deux procureurs, I.V. et P.B., qui participaient à l’enquête sur la disparition du chef du service des technologies de l’information, P.D., et qui avaient, semble-t-il, découvert des preuves de l’implication de fonctionnaires du ministère de l’Intérieur dans certains agissements illicites.

On ne connaît pas encore les résultats de l’enquête interne menée sur les activités de ces deux procureurs. Mais notre journal tient de sources internes au parquet qu’I.V. et P.B., bien que n’ayant pas été déclarés coupables, ont été invités à démissionner sur l’insistance d’une personnalité du pouvoir.

Aujourd’hui, alors que les déclarations du chef de l’Etat sur le trafic d’influence sont encore dans tous les esprits, nous sommes en mesure de révéler l’existence d’une nouvelle enquête mettant en cause des personnalités de haut rang.

Le vice-président du Parlement tente de protéger quatre policiers visés par une enquête pénale. La sympathie de M. Mişin pour les policiers n’est pas nouvelle, lui-même ayant débuté dans la police. D’après nos sources, ce n’est pas le seul cas où il est intervenu en faveur de policiers en délicatesse avec la loi.

(...)

Le parquet de Ciocana avait engagé des poursuites pénales contre quatre policiers (...) qui avaient eu recours à la force lors de l’arrestation illégale d’un groupe de personnes.

(...) [Les] policiers avaient agressé les détenus en leur donnant des coups de poing et des coups de pied (...) Il fut aussi constaté que l’un d’eux avait fait de fausses déclarations dans le procès-verbal d’arrestation (...) Les quatre policiers étaient également soupçonnés d’avoir extorqué des aveux par la force (...)

L’enquête dura plus d’un an. Alors qu’elle touchait à sa fin (...) les policiers mis en cause se mirent à solliciter la protection de personnalités du pouvoir.

(...)

Le 20 juin 2002, les policiers adressèrent au président de la République, Vladimir Voronin, au premier ministre, Vasile Tarlev, et au vice-président du Parlement, Vadim Mişin, des lettres les priant d’intervenir pour qu’il fût mis fin à l’enquête, qu’ils qualifiaient d’injustifiée.

(...)

Le premier à réagir fut le vice-président du Parlement, M. V. Mişin. Le 21 juin 2002 (...), il adressa au procureur général une lettre dans laquelle il demandait, de manière autoritaire, au magistrat d’intervenir personnellement dans l’affaire des quatre policiers. Bien que le procureur général fût invité à agir « dans le strict respect de la loi », le ton de la lettre indique sans l’ombre d’un doute que M. Mişin donnait l’ordre d’examiner l’affaire dans les plus brefs délais.

A la suite de l’intervention des personnalités les plus influentes de l’Etat, le parquet général décida de clore l’enquête ouverte contre les policiers et diligenta une enquête interne sur la régularité de la décision d’engager des poursuites pénales contre eux (...)

(...)

(...) Des sources internes au ministère de l’Intérieur ont indiqué que le policier M.I. [l’un des quatre policiers] avait [antérieurement] été reconnu coupable par la cour d’appel et condamné à une amende de 1 440 lei moldaves. En vertu de la loi d’amnistie, il fut dispensé du paiement de l’amende. De plus, le 24 octobre 2001 (...) il fut réintégré au ministère de l’Intérieur.

Sans vouloir commenter la décision de la cour d’appel, nous souhaitons formuler quelques remarques. M.I. fut condamné, sur le fondement des articles 116, 185 et 193 du code pénal, pour abus de pouvoir, extorsion d’aveux et arrestation illégale. Le code pénal punit ces infractions d’une peine de un à cinq ans d’emprisonnement. M.I. n’écopa que d’une amende.

Par ailleurs, le ministre de l’Intérieur le réintégra dans ses fonctions alors que l’enquête était toujours en cours. »

16.  L’article du journal était accompagné de photos des lettres signées par M. Mişin et M. Ursachi.

D.  La réaction du parquet général

17.  A une date non précisée, le procureur général invita le requérant à lui expliquer par quel moyen la presse avait pu publier les deux lettres.

18.  Par une lettre du 14 février 2003, le requérant répondit que c’était lui qui avait transmis les deux lettres au journal. Sa lettre comportait notamment les passages suivants :

« J’ai agi en réaction aux déclarations [du président] sur la lutte contre la corruption et le trafic d’influence. J’étais convaincu que je contribuais ainsi à la lutte contre ce fléau qu’est le trafic d’influence (trafic de influenţă), phénomène de plus en plus courant ces derniers temps.

J’ai pensé et je continue à penser que si chacun de nous aidait à démasquer ceux qui abusent de leur position pour entraver la bonne administration de la justice, la situation ne pourrait que s’améliorer.

En outre, j’estime que les lettres que j’ai transmises au Jurnal de Chişinău n’étaient pas secrètes. Je n’avais pas l’intention de causer du tort au parquet, je voulais au contraire en donner une image positive. »

19.  A une date non précisée, un procureur, I.D., qui était soupçonné d’avoir communiqué les lettres au requérant, fut révoqué.

20.  Le 17 février 2003, le requérant écrivit une nouvelle fois au procureur général, l’informant que ce n’était pas le procureur I.D. qui lui avait remis les lettres. Il précisait ce qui suit :

« Si l’on estime que ma façon d’agir a enfreint le règlement intérieur, alors c’est à moi seul d’en porter la responsabilité.

J’ai agi dans le respect de la loi sur l’accès aux informations, de la loi sur le parquet et du code pénal. J’ai cru en la sincérité des déclarations du [président] dénonçant les actes de corruption et le trafic d’influence. A mon grand regret, je constate que le parquet général élève au rang de secret d’Etat la lettre d’une personnalité politique (qui, selon moi, constitue un exemple manifeste de l’ingérence directe de la politique dans l’administration de la justice). Cela, associé à la révocation d’I.D., m’inquiète et me fait sérieusement douter du respect de l’état de droit et des droits de l’homme dans la République de Moldova. »

21.  Le 3 mars 2003, le requérant fut révoqué. La lettre de révocation précisait notamment que les lettres divulguées au journal étaient secrètes et que le requérant n’avait pas consulté les responsables des autres services du parquet général avant de les transmettre, ce qui constituait un manquement aux articles 1.4 et 4.11 du règlement intérieur du service de presse (paragraphe 31 ci-dessous).

E.  La procédure en réintégration engagée par le requérant

22.  Le 21 mars 2003, le requérant intenta au civil contre le parquet général une action en réintégration. Il soutenait notamment que les lettres qu’il avait communiquées au journal n’étaient pas des documents secrets au regard de la loi, qu’il n’était pas tenu de consulter les responsables des autres services avant de prendre contact avec la presse, qu’il avait remis les lettres au journal à la demande de celui-ci et que sa révocation emportait violation de son droit à la liberté d’expression.

23.  Le 16 septembre 2003, la cour d’appel de Chişinău le débouta de son action. Elle déclara notamment qu’il avait manqué aux exigences de l’article 1.4 du règlement intérieur du service de presse en ne consultant pas les responsables des autres services et à celles de l’article 4.11 du même texte en divulguant des documents secrets.

24.  Le requérant interjeta appel de la décision. Reprenant les arguments qu’il avait avancés en première instance, il soutint qu’en transmettant les lettres au journal il n’avait en rien porté préjudice à son employeur.

25.  Le 26 novembre 2003, la Cour suprême de justice le débouta pour les mêmes motifs que la cour d’appel de Chişinău. Concernant l’argument relatif à la liberté d’expression, elle déclara que l’obtention d’informations au moyen d’un abus de fonctions ne relevait pas de la liberté d’expression (dreptul la exprimare nu presupune dobândirea informaţiei abuziv, folosind atribuţiile de serviciu).

26.  D’après les éléments du dossier, ni le parquet général ni le vice-président du Parlement, M. Mişin, ne contestèrent l’authenticité des lettres publiées dans le Jurnal de Chişinău et la véracité des renseignements figurant dans l’article du 31 janvier 2003 et ils ne prirent aucune autre mesure dans le cadre de cette affaire.

F.  La plainte du Jurnal de Chişinău

27.  Comme le parquet général n’avait pas réagi à la publication de l’article du 31 janvier 2003 (paragraphe 15 ci-dessus) de la manière escomptée par le Jurnal de Chişinău, ce dernier saisit la justice afin d’obtenir une décision imposant au parquet général d’ouvrir une enquête pénale sur l’ingérence alléguée de M. Mişin dans une instruction en cours. Le journal soutenait entre autres que, d’après le code de procédure pénale, les articles et les lettres publiées dans la presse pouvaient servir de base à l’ouverture de poursuites pénales et que le procureur général était tenu d’ordonner une enquête.

28.  Le 25 mars 2003, la demande du journal fut repoussée par le tribunal du district de Râşcani, dont la décision fut confirmée par le tribunal régional de Chişinău le 9 avril 2003. Les deux juridictions conclurent notamment que le journal n’avait pas qualité pour porter plainte et qu’en tout état de cause l’article du 31 janvier 2003 exprimait seulement un point de vue personnel et non une demande officielle d’ouverture d’une enquête pénale.

G.  L’article suivant du Jurnal de Chişinău

29.  Le 14 mars 2003, le Jurnal de Chişinău publia un article intitulé « Mişin sévit contre les procureurs », qui faisait suite à celui du 31 janvier 2003 et relatait les événements survenus depuis lors. On pouvait y lire que le premier article avait déclenché la colère de M. Mişin, que celui-ci avait donné au procureur général l’ordre d’identifier et de sanctionner les responsables de la divulgation de sa note à la presse, et que le procureur général avait obtempéré et déclaré la guerre à ceux de ses subordonnés qui ne toléraient pas l’intervention de personnalités politiques dans l’administration de la justice pénale. Selon l’article, les mesures du procureur général s’inscrivaient dans la tendance générale observée au cours des dernières années, qui consistait à remplacer des personnes dotées d’une solide expérience professionnelle et non disposées à sacrifier aux règles instaurées par le nouveau gouvernement par des personnes au passé douteux. Le journal tenait de sources internes au parquet général que celui-ci recevait systématiquement de M. Mişin et des conseillers du président des indications quant aux personnes à engager ou à révoquer. Pour la seule année écoulée, trente procureurs expérimentés avaient été renvoyés du parquet de Chişinău.

L’article parlait également de la révocation du requérant à la suite des pressions exercées par M. Mişin et indiquait que des sources internes au parquet général avaient informé le journal que M. Mişin et V.S. (autre personnalité politique de haut rang) avaient adressé au parquet général des dizaines de lettres au sujet d’enquêtes pénales en cours.

D’après les sources du journal, deux procureurs avaient été révoqués à la demande instante de M. Mişin après que celui-ci eut appris qu’ils avaient découvert des documents l’incriminant au cours d’une enquête portant sur la disparition d’un important homme d’affaires, P.D. Une fois les deux magistrats limogés, la clôture de l’enquête avait été prononcée.

II.  LE DROIT PERTINENT

A.  Le droit et la pratique internes

1.  Le code du travail

30.  L’article 263/1 du code du travail tel qu’en vigueur à l’époque des faits énonçait que les agents de l’administration centrale pouvaient être révoqués pour manquement grave à leurs obligations professionnelles.

2.  Le règlement intérieur du service de presse du parquet général

31.  Les articles 1.4 et 4.11 du règlement intérieur du service de presse du parquet général se lisent ainsi :

« 1.4  Le service de presse prévoit et prépare, en collaboration avec les rédactions de journaux, de magazines et de stations de radio et de télévision ainsi qu’avec les responsables d’autres services du parquet général, les sujets touchant à l’activité du parquet général qui seront publiés dans les médias.

(...)

4.11  [Le chef du service de presse] est responsable de la qualité des documents publiés, de la véracité des informations reçues et fournies ainsi que de la protection de la confidentialité conformément aux lois de la République de Moldova. »

32.  A l’époque des faits, ni le règlement intérieur du parquet ni la législation moldave ne contenaient de dispositions concernant la divulgation par des agents d’actes illicites commis sur leur lieu de travail.

3.  Le code pénal et le code de procédure pénale

33.  L’article 190/1 du code pénal tel qu’en vigueur à l’époque des faits renfermait une disposition interdisant toute ingérence dans une enquête pénale. Cette disposition était ainsi libellée :

« Toute ingérence dans une enquête pénale, c’est-à-dire tout exercice illégal d’une influence, quelle qu’en soit la forme, sur la personne chargée de l’enquête (...) emporte une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans ou une peine d’amende pouvant atteindre cent fois le salaire minimum. »

34.  L’article 90 du code de procédure pénale tel qu’en vigueur à l’époque des faits énonçait notamment qu’un procureur pouvait ouvrir une enquête pénale sur la base d’informations relatives à des délits contenues dans des articles de presse ou dans des notes ou lettres publiées dans des journaux.

35.  D’après l’article 122 du même code, les pièces d’un dossier pénal ne pouvaient pas être divulguées au stade de l’instruction, sauf autorisation de la personne chargée des investigations.

4.  L’organisation du ministère public en Moldova

36.  D’après l’article 125 de la Constitution les procureurs sont indépendants.

37.  Les passages pertinents en l’espèce de la loi sur le ministère public se lisent ainsi :

Article 3 – Les principes fondamentaux régissant l’activité du parquet

« 1.  Le parquet :

  exerce ses fonctions en toute indépendance des autorités publiques (...) conformément à la loi ; (...)

3.  (...) Les procureurs et les enquêteurs ne peuvent adhérer ni à un parti politique ni à une autre organisation sociopolitique ; ils ne sont responsables que devant la loi (...) »

Article 13 – Le procureur général

« 1.  Le procureur général :

i.  est nommé par le Parlement, sur proposition du président du Parlement, pour un mandat de cinq ans ; et

ii.  est assisté d’un premier adjoint et d’autres adjoints, qui sont nommés par le Parlement, sur sa proposition (...) »

5.  La loi sur les requêtes et la loi sur le statut des députés

38.  La loi sur les requêtes exige des fonctionnaires et des organes gouvernementaux qu’ils répondent dans un délai de trente jours aux questions écrites qui leur sont adressées. S’ils ne sont pas qualifiés pour ce faire, ils doivent transmettre la demande à l’organe compétent dans les trois jours.

39.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi du 7 avril 1994 sur le statut des députés énoncent :

Article 22 § 1

« Tout député a le droit de prendre contact avec tout organe de l’Etat, toute organisation non gouvernementale ou tout fonctionnaire au sujet de problèmes relevant de son activité et de participer à leur examen. »

Article 23 § 1

« Tout député, en sa qualité de représentant du pouvoir législatif suprême, est habilité à exiger la cessation immédiate de toute conduite illégale. En cas de nécessité, il peut demander à des organes publics ou à des fonctionnaires d’intervenir pour faire cesser la conduite illégale (...) »

B.  Rapports concernant la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire en Moldova

40.  Le rapport sur l’état de droit en Moldova établi en 2004 par la Commission internationale de juristes (CIJ) renferme le passage suivant :

« (...) La mission en Moldova conduite par le Centre pour l’indépendance des magistrats et des avocats de la Commission internationale de juristes (CIMA/CIJ) conclut que, malgré les efforts déployés par le gouvernement moldave pour réformer le système judiciaire après l’accession du pays à l’indépendance, l’état de droit connaît de graves défauts auxquels il faut remédier. Le CIMA/CIJ constate que l’échec de la séparation des pouvoirs se traduit de nouveau par la soumission du pouvoir judiciaire aux ordres du gouvernement. La pratique de la « justice téléphonique » a repris. Le pouvoir exécutif a la possibilité d’influer considérablement sur les nominations judiciaires par l’intermédiaire du Conseil suprême de la magistrature, qui n’est pas indépendant. Outre la corruption alléguée, on observe que le système judiciaire moldave a notablement régressé ces trois dernières années, au point que les décisions des tribunaux peuvent pervertir le cours de la justice lorsque les intérêts du gouvernement se trouvent en jeu (...) »

41.  Le rapport établi par Freedom House sur la Moldova en 2003 contient notamment les passages suivants :

« (...) En 2002, le principe de l’état de droit a été mis à rude épreuve en Moldova (...) Par ailleurs, un certain nombre de nominations judiciaires fondées sur la loyauté envers le parti au pouvoir, la révocation du médiateur et les tentatives de restriction de l’indépendance de la Cour constitutionnelle ont menacé le fragile équilibre entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

(...)

En avril [2002], l’Association des juges moldaves (AJM) a indiqué que le gouvernement avait engagé un processus d’« épuration massive » dans le secteur judiciaire. Sept juges ont perdu leur emploi. (...)

La situation s’est dégradée lorsque le président Voronin a refusé de reconduire les mandats de cinquante-sept autres juges (...) »

42.  Le rapport établi par Open Society Justice Initiative et Freedom House Moldova en 2003 comporte quant à lui le passage suivant :

« (...) on a institué la pratique consistant à « surveiller » certains dossiers présentant un intérêt pour les dirigeants communistes ou les autorités de l’Etat. Ainsi, le Haut conseil de la magistrature (HCM) ou la Cour suprême (les deux institutions étant présidées par la même personne) reçoivent du cabinet du président, du gouvernement ou du Parlement des instructions concernant telle ou telle affaire et la solution à lui réserver (pareilles instructions sont aussi données oralement). Après avoir reçu ces instructions, la Cour suprême ou le HCM s’adresse directement au président de la juridiction devant laquelle l’affaire en cause est pendante et lui ordonne de « surveiller personnellement » l’examen du dossier. La « surveillance » consiste en fait à donner directement des instructions quant à la solution à adopter dans l’affaire en cause. »

C.  Textes des Nations unies

43.  La Convention (no 158) de l’Organisation internationale du travail sur le licenciement, ratifiée par la Moldova le 14 février 1997, se lit ainsi en ses passages pertinents en l’espèce :

Article 5

« Ne constituent pas des motifs valables de licenciement notamment :

(...)

c)  le fait d’avoir déposé une plainte ou participé à des procédures engagées contre un employeur en raison de violations alléguées de la législation, ou présenté un recours devant les autorités administratives compétentes ;

(...) »

44.  La Convention des Nations unies contre la corruption, adoptée par la résolution no 58/4 du 31 octobre 2003 de l’Assemblée générale des Nations unies, est entrée en vigueur le 14 décembre 2005. Ses dispositions pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

Article 33
Protection des personnes qui communiquent des informations

« Chaque Etat envisage d’incorporer dans son système juridique interne des mesures appropriées pour assurer la protection contre tout traitement injustifié de toute personne qui signale aux autorités compétentes, de bonne foi et sur la base de soupçons raisonnables, tous faits concernant les infractions établies conformément à la (...) Convention. »

A la date d’adoption du présent arrêt, 140 pays ont signé la convention et 77 l’ont ratifiée ou y ont adhéré. La République de Moldova ne l’a ni signée ni ratifiée.

D.  Textes du Conseil de l’Europe

45.  Les passages pertinents en l’espèce de la Convention pénale du Conseil de l’Europe du 27 janvier 1999 sur la corruption se lisent ainsi :

« Préambule

Les Etats membres du Conseil de l’Europe et les autres Etats signataires de la présente convention,

(...)

Soulignant que la corruption constitue une menace pour la prééminence du droit, la démocratie et les droits de l’homme, sape les principes de bonne administration, d’équité et de justice sociale, fausse la concurrence, entrave le développement économique et met en danger la stabilité des institutions démocratiques et les fondements moraux de la société ;

(...)

Sont convenus de ce qui suit :

(...)

Article 22 – Protection des collaborateurs de justice et des témoins

Chaque Partie adopte les mesures législatives et autres qui se révèlent nécessaires pour assurer une protection effective et appropriée :

a)  aux personnes qui fournissent des informations concernant des infractions pénales établies en vertu des articles 2 à 14 ou qui collaborent d’une autre manière avec les autorités chargées des investigations ou des poursuites ;

b)  aux témoins qui font une déposition concernant de telles infractions. »

Le rapport explicatif de cette convention, dans sa partie consacrée à l’article 22, indique :

« 111.  (...) le terme de « témoin » désigne toute personne qui dispose d’informations en rapport avec une affaire pénale concernant des infractions de corruption définies aux articles 2 à 14 de la convention et inclut les indicateurs. »

La convention, qui a été signée par la Moldova le 24 juin 1999, est entrée en vigueur à l’égard de ce pays le 1er mai 2004.

46.  La Convention civile du Conseil de l’Europe du 4 novembre 1999 sur la corruption, dans sa partie pertinente en l’espèce, se lit ainsi :

« Préambule

Les Etats membres du Conseil de l’Europe, les autres Etats et la Communauté européenne, signataires de la présente convention,

(...)

Soulignant le fait que la corruption représente une grave menace pour la prééminence du droit, la démocratie et les droits de l’homme, l’équité et la justice sociale, empêche le développement économique et met en danger le fonctionnement correct et loyal des économies de marché ;

Reconnaissant les conséquences négatives de la corruption sur les individus, les entreprises et les Etats, ainsi que sur les institutions internationales ;

(...)

Sont convenus de ce qui suit :

(...)

Article 9 – Protection des employés

Chaque Partie prévoit dans son droit interne une protection adéquate contre toute sanction injustifiée à l’égard des employés qui, de bonne foi et sur la base de soupçons raisonnables, dénoncent des faits de corruption aux personnes ou autorités responsables. »

Le rapport explicatif de cette convention, dans sa partie portant sur l’article 9, précise :

« 66.  Cet article fait peser l’obligation sur chaque Partie de prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger contre toute sanction injustifiée les employés qui, de bonne foi et sur la base de soupçons raisonnables, dénoncent des actes et pratiques de corruption.

67.  En ce qui concerne les mesures de protection à prendre conformément à l’article 9, le droit des Parties pourrait, par exemple, prévoir qu’un employeur peut être condamné au paiement de dommages-intérêts à son employé victime de sanctions injustifiées.

68.  En effet, les affaires de corruption sont difficiles à détecter et à instruire et les employés ou les collègues (du secteur public ou privé) des personnes impliquées sont souvent les premiers à découvrir ou à suspecter quelque chose d’anormal.

69.  La « protection adéquate contre toute sanction injustifiée » implique qu’en vertu de cette convention, toute sanction contre des employés fondée sur le fait qu’ils ont rapporté un acte de corruption aux personnes ou autorités compétentes pour recevoir les informations concernant un tel acte, ne trouvera pas de justification. En effet, le fait de rapporter des faits de corruption ne devrait pas être considéré en soi comme une violation du devoir de confidentialité. Ces sanctions injustifiées peuvent inclure, par exemple, le licenciement ou le changement d’affectation ainsi que toute autre mesure qui porte préjudice à l’évolution de la carrière de l’employé.

70.  Il faut bien préciser que si personne ne peut empêcher les employeurs de prendre toute mesure nécessaire à l’encontre de leurs employés conformément aux dispositions du droit du travail, par exemple, applicables en l’occurrence, les employeurs ne doivent pas infliger des sanctions injustifiées à des employés uniquement sous le prétexte que ces derniers ont fait part de leurs soupçons à la personne ou à l’autorité responsable.

71.  La protection appropriée que les Parties sont tenues de leur assurer doit donc inciter les employés à faire part de leurs soupçons à la personne ou à l’autorité responsable. De fait, dans nombre de cas, les personnes qui ont des informations sur des activités de corruption ne les communiquent pas, essentiellement par crainte d’éventuelles conséquences négatives.

72.  La protection prévue couvre seulement les cas où les employés ont des bonnes raisons de croire que leurs soupçons sont fondés et en font part de bonne foi. Autrement dit, cette protection ne s’applique qu’aux personnes qui agissent de façon sincère et non à celle qui le font par malveillance. »

La convention a été signée par la Moldova le 4 novembre 1999 ; elle est entrée en vigueur à l’égard de ce pays le 1er juillet 2004.

47.  Les passages pertinents en l’espèce de la recommandation no (2000)10 du Comité des Ministres sur les codes de conduite pour les agents publics, adoptée le 11 mai 2000, sont ainsi libellés :

Article 11

« En tenant dûment compte du droit d’accès aux informations officielles, l’agent public doit traiter de manière adéquate, avec toute la confidentialité nécessaire, toutes les informations et tous les documents acquis dans l’exercice, ou à l’occasion de l’exercice, de ses fonctions. »

Article 12 – Faire rapport

« (...)

5.  L’agent public doit signaler aux autorités compétentes toute preuve, allégation ou soupçon d’activité illégale ou criminelle concernant la fonction publique dont il ou elle a connaissance dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. L’enquête sur les faits rapportés incombe aux autorités compétentes.

6.  L’administration publique doit veiller à ce que l’agent public qui signale un cas prévu ci-dessus sur la base de soupçons raisonnables et de bonne foi ne subisse aucun préjudice. »

EN DROIT

48.  Le requérant allègue que sa révocation consécutive à la divulgation par lui des lettres litigieuses au Jurnal de Chişinău emporte violation de son droit à la liberté d’expression et, en particulier, de son droit de communiquer des informations et des idées à des tiers. L’article 10 de la Convention se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

I.  SUR LA RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE

A.  Le grief tiré de l’article 6 de la Convention

49.  Dans sa requête initiale, le requérant se plaignait, sur le terrain de l’article 6, de ce que les juridictions internes n’eussent pas tenu compte des arguments qu’il avait formulés dans le cadre de la procédure de réintégration. Dans ses observations ultérieures, il a toutefois invité la Cour à ne pas considérer ce grief. Par conséquent, la Cour ne l’examinera pas.

B.  Le grief tiré de l’article 10 de la Convention

50.  Le Gouvernement ne nie pas que M. Mişin ait adressé au procureur général la lettre incriminée par le requérant. Il conteste en revanche qu’il y ait eu la moindre atteinte au droit à la liberté d’expression de ce dernier, dont il souligne qu’il n’est pas l’auteur des articles ayant été publiés dans le Jurnal de Chişinău et qu’il a été révoqué non pour avoir exercé sa liberté d’expression mais uniquement pour avoir enfreint le règlement intérieur du parquet général. Pour le Gouvernement, les griefs articulés par le requérant se rapportent en substance à ses droits professionnels et l’article 10 ne trouve donc pas à s’appliquer.

51.  Le requérant considère quant à lui que l’article 10 est applicable en l’espèce, même s’il n’est pas l’auteur des informations adressées au journal. Invoquant les affaires Thoma c. Luxembourg (no 38432/97, CEDH 2001-III) et Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, série A no 298), il soutient que la Cour a déjà jugé que la liberté d’expression couvre aussi le droit de diffuser des informations reçues de tiers.

52.  La Cour rappelle que la protection de l’article 10 s’étend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999VII, Ahmed et autres c. Royaume-Uni, 2 septembre 1998, § 56, Recueil des arrêts et décisions 1998VI, et Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000).

53.  Le requérant a adressé les lettres au journal, lequel les a ensuite publiées. Etant donné que l’article 10 garantit la liberté de communiquer des informations et que l’intéressé a été révoqué pour avoir participé à la publication des lettres, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

54.  La Cour estime que le grief du requérant tiré de l’article 10 soulève des questions de fait et de droit complexes qui ne peuvent être tranchées sans un examen au fond. Constatant qu’il ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable. Conformément à sa décision de faire application de la faculté prévue à l’article 29 § 3 de la Convention (paragraphe 4 ci-dessus), elle examinera immédiatement le fond de ce grief.

II.  SUR LE FOND DE LA REQUÊTE

A.  Existence d’une ingérence

55.  La Cour a conclu au paragraphe 53 ci-dessus que l’article 10 trouve à s’appliquer en l’espèce. Elle estime en outre que la mesure de révocation prononcée à l’encontre du requérant au motif qu’il avait rendu publiques les lettres litigieuses s’analyse en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression garanti par le premier paragraphe de cette disposition.

56.  Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.

B.  « Prévue par la loi »

57.  Dans ses observations initiales, le requérant soutenait que l’ingérence n’était pas prévue par la loi. Il estimait en effet que le texte invoqué par les autorités internes n’était pas suffisamment prévisible. Il n’a toutefois pas repris ce point dans ses observations orales ultérieures.

58.  La Cour relève que le requérant a été révoqué sur le fondement de l’article 263/1 du code du travail pour avoir enfreint les paragraphes 1.4 et 4.11 du règlement intérieur du service de presse du parquet général (paragraphe 31 ci-dessus). Les parties n’ayant pas débattu de ce point devant elle, la Cour poursuivra son examen en postulant que les dispositions des paragraphes 1.4 et 4.11 du règlement intérieur répondent aux conditions requises pour que l’on puisse considérer que l’ingérence était « prévue par la loi ».

C.  But légitime

59.  Le requérant considère que l’ingérence n’avait aucun but légitime. Le Gouvernement, de son côté, estime que la mesure litigieuse en poursuivait plusieurs, à savoir garantir l’autorité du pouvoir judiciaire, prévenir le crime et protéger la réputation d’autrui. La Cour quant à elle est disposée à admettre qu’il était légitime pour les autorités moldaves de chercher à empêcher la divulgation d’informations confidentielles. A cet égard, elle estime important de relever que, au moment de sa révocation, le requérant refusa de divulguer sa source d’information, ce qui laisse supposer que les renseignements en question n’étaient pas facilement ou publiquement accessibles (Haseldine c. Royaume-Uni, no 18957/91, décision de la Commission du 13 mai 1992, Décisions et rapports (DR) 73). Elle doit donc examiner si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique, en particulier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi.

D.  « Nécessaire dans une société démocratique »

1.  Les arguments des parties

a)  Le requérant

60.  Le requérant soutient qu’il faut voir dans la divulgation des lettres litigieuses la dénonciation d’une conduite illégale.

61.  Il affirme qu’il a agi de bonne foi et qu’il était convaincu, en divulguant les lettres au journal, que celles-ci renfermaient des informations sur une infraction grave commise par le vice-président du Parlement. Sa seule motivation aurait été la lutte contre la corruption et le trafic d’influence. Il récuse la thèse qui voudrait que M. Mişin entendait simplement, par sa note, transmettre la lettre des policiers au procureur général, en conformité avec la loi sur les requêtes (paragraphe 38 ci-dessus), et que les actes de l’intéressé n’étaient en rien contraires aux articles 22 et 23 de la loi sur le statut des députés (paragraphe 39 ci-dessus). Il soutient également que les lettres ne faisaient pas partie d’un dossier pénal.

Le requérant expose par ailleurs qu’à raison du mode de nomination du procureur général et de ses adjoints et de la position prédominante du parti communiste au Parlement, les citoyens perçoivent le parquet général comme étant fortement influencé par le Parlement. L’indépendance du parquet général serait garantie en théorie, mais non en pratique. Le Parlement pourrait révoquer le procureur général comme il l’entend, sans aucune motivation. En 2002 et 2003, plus de trente procureurs réputés déloyaux envers le parti communiste auraient été révoqués. En outre, M. Mişin, un des dirigeants du parti au pouvoir, de surcroît vice-président du Parlement, serait également perçu comme usant systématiquement de sa position pour peser sur l’issue de procédures judiciaires.

Au demeurant, les termes employés par M. Mişin dans sa lettre indiqueraient clairement qu’il entendait influencer l’issue de la procédure pénale dirigée contre les quatre policiers. Pareille conduite serait constitutive d’une infraction en vertu de l’article 190/1 du code pénal (paragraphe 33 ci-dessus). Après avoir reçu la lettre en question, le procureur général aurait ordonné la réouverture de l’enquête pénale et, peu de temps après, les poursuites auraient été abandonnées. Quant à la décision des quatre policiers de demander à des représentants de l’Etat, au plus haut niveau, d’enquêter sur la légalité des accusations en matière pénale dirigées contre eux, elle refléterait l’existence, en République de Moldova, d’une pratique contraire au principe de la séparation des pouvoirs. Il serait hautement improbable que des policiers chargés d’enquêter sur des crimes ne fussent pas au courant que les autorités destinataires de leurs lettres n’avaient aucune fonction judiciaire.

Le requérant estime donc que les informations divulguées par lui présentaient un intérêt public majeur.

62.  Il soutient que pour faire connaître ces informations il n’avait d’autre choix que de s’adresser à un journal. Aucun texte n’ayant été adopté en matière de dénonciation d’abus, les salariés ne disposeraient en Moldova d’aucune procédure pour signaler les actes illicites commis sur leur lieu de travail. En l’espèce, compte tenu du manque d’indépendance du procureur général, il eût été inutile de porter le problème à l’attention de ce magistrat, qui, après avoir pris connaissance de la lettre de M. Mişin, en aurait caché l’existence pendant six mois environ, tout en se conformant apparemment à la demande qui y était émise. Le refus du parquet d’engager une procédure pénale contre M. Mişin après la publication des articles dans la presse (paragraphes 15 et 29 ci-dessus) étaierait d’ailleurs le point de vue selon lequel toute divulgation à cet organe aurait été vaine. Le requérant affirme de surcroît qu’il avait des raisons plausibles de craindre que les éléments de preuve fussent dissimulés ou détruits s’il en révélait l’existence à ses supérieurs.

Il considère en outre qu’on ne pouvait raisonnablement attendre de lui qu’il se plaignît au Parlement puisque sur 101 députés 71 appartenaient au parti communiste au pouvoir et qu’il n’existait aucun précédent montrant qu’un député de ce parti aurait été poursuivi pour une infraction pénale. De surcroît, entre 2001 et 2004, aucune initiative de l’opposition allant à l’encontre des intérêts du parti au pouvoir n’aurait abouti au Parlement.

63.  Enfin, le requérant dénonce la sévérité de la sanction qui lui a été infligée et souligne qu’il s’agissait de la plus lourde des peines prévues.

b)  Le Gouvernement

64.  Pour le Gouvernement, la divulgation en cause ne s’analyse pas en une dénonciation d’abus.

65.  Les lettres en question auraient été des documents internes auxquels le requérant n’avait normalement pas accès dans le cadre de ses fonctions. En réalité elles auraient donc été « volées » par l’intéressé. De plus, elles auraient revêtu un caractère confidentiel et auraient fait partie d’un dossier pénal. Or, d’après le code de procédure pénale, les pièces d’un dossier pénal ne pouvaient être rendues publiques sans l’autorisation de la personne chargée de l’enquête (paragraphe 35 ci-dessus).

La bonne foi du requérant serait par ailleurs douteuse, car on ne pourrait raisonnablement considérer que M. Mişin eût au travers de sa lettre exercé une pression abusive sur le procureur général. La phrase « [j]e vous demande d’intervenir personnellement dans cette affaire et de la résoudre dans le strict respect de la loi » tiendrait de la forme normale de communication entre différents organes de l’Etat et ne serait en rien contraire à la loi. M. Mişin aurait simplement, en conformité avec la loi sur les requêtes (paragraphe 38 ci-dessus) et la loi sur le statut des députés (paragraphe 39 ci-dessus), transmis la lettre des quatre policiers à l’organe compétent, le parquet général. D’après la loi sur le statut des députés, un député serait habilité notamment à examiner les requêtes des citoyens, à les transmettre aux autorités compétentes, à participer à leur examen et à surveiller le respect des lois.

Il n’y aurait aucun lien de causalité entre la lettre de M. Mişin et la décision ultérieure d’abandonner les poursuites contre les quatre policiers. Le parquet général serait pleinement indépendant, son indépendance étant garantie par la Constitution et par la législation moldave (paragraphes 36 et 40 ci-dessus).

Par ailleurs, le requérant n’aurait pas justifié ses actes devant les juridictions internes de la même façon que devant son employeur (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). Cela montrerait que l’intéressé n’était pas de bonne foi et que sa motivation réelle lorsqu’il procéda à la divulgation était non pas de lutter contre la corruption mais de tenter de mettre les personnes visées dans l’embarras.

66.  M. Mişin n’ayant pas cherché à exercer des pressions sur le procureur général, les informations contenues dans sa lettre n’auraient présenté aucun intérêt général.

67.  De plus, le requérant n’aurait pas communiqué les informations à une autorité compétente et il aurait agi dans la précipitation. Rien d’urgent ou d’irréversible concernant la vie, la santé ou l’environnement n’aurait été en jeu. Le requérant n’aurait été habilité à procéder à une divulgation à l’extérieur du parquet général que dans le cas où il n’aurait pas pu le faire à l’intérieur. Toute divulgation aurait d’abord dû se faire auprès des instances supérieures du parquet général puis auprès du Parlement (notamment auprès des commissions, des groupes et de l’opposition parlementaires), et non directement à la presse.

A l’appui de ses arguments, le Gouvernement a adressé à la Cour des copies de plusieurs plaintes concernant des irrégularités alléguées en matière d’emploi ou d’autres questions portées par des citoyens devant le Parlement. Il apparaît que l’ensemble de ces plaintes furent transmises par le Parlement aux organes compétents, tels que le parquet général et le conseil supérieur de la magistrature, sans autre intervention parlementaire.

Le Gouvernement indique qu’aux Etats-Unis d’Amérique vingt et un Etats ne protègent pas les divulgations faites aux médias et qu’au RoyaumeUni les dénonciations d’abus faites à l’extérieur ne bénéficient d’une protection que dans des situations extrêmement rares et strictement définies.

68.  Le Gouvernement soutient que, compte tenu de la nature des devoirs et responsabilités des fonctionnaires, les Etats jouissent d’une marge d’appréciation très large pour encadrer le droit à la liberté d’expression de ces personnes. Il estime enfin que la sévérité de la sanction infligée en l’espèce était proportionnée à la gravité des actes du requérant.

2.  L’appréciation de la Cour

a)  Les principes généraux applicables en l’espèce

69.  La principale question à trancher est celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, parmi d’autres, Jersild c. Danemark, précité, § 31, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998-VI, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005II) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

70.  La Cour rappelle en outre que l’article 10 s’applique également à la sphère professionnelle et que les fonctionnaires, tels que le requérant, jouissent du droit à la liberté d’expression (paragraphe 52 ci-dessus). Cela étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve (Vogt, précité, § 53, Ahmed et autres, précité, § 55, et De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 37, 14 mars 2002).

71.  La mission des fonctionnaires dans une société démocratique étant d’aider le gouvernement à s’acquitter de ses fonctions et le public étant en droit d’attendre que les fonctionnaires apportent cette aide et n’opposent pas d’obstacles au gouvernement démocratiquement élu, l’obligation de loyauté et de réserve revêt une importance particulière les concernant (voir, mutatis mutandis, Ahmed et autres, précité, § 53). De plus, eu égard à la nature même de leur position, les fonctionnaires ont souvent accès à des renseignements dont le gouvernement, pour diverses raisons légitimes, peut avoir un intérêt à protéger la confidentialité ou le caractère secret. Dès lors, ils sont généralement tenus à une obligation de discrétion très stricte.

72.  Jusqu’ici, toutefois, la Cour n’a encore eu à connaître d’aucune affaire dans laquelle un fonctionnaire aurait divulgué des informations internes. Dans cette mesure, le cas d’espèce soulève une question nouvelle, distincte de celle examinée dans l’affaire Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, CEDH 2007-V), où la divulgation avait eu lieu sans l’intervention d’un fonctionnaire. En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique. A cet égard, la Cour se réfère au passage suivant du rapport explicatif de la Convention civile du Conseil de l’Europe sur la corruption (paragraphe 46 ci-dessus) :

« En effet, les affaires de corruption sont difficiles à détecter et à instruire et les employés ou les collègues (du secteur public ou privé) des personnes impliquées sont souvent les premiers à découvrir ou à suspecter quelque chose d’anormal. »

73.  Eu égard à l’obligation de discrétion susmentionnée, il importe que la personne concernée procède à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (voir, mutatis mutandis, Haseldine, décision précitée). Dès lors, pour juger du caractère proportionné ou non de la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant en l’espèce, la Cour doit examiner si l’intéressé disposait d’autres moyens effectifs de faire porter remède à la situation qu’il jugeait critiquable.

74.  Pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression d’un fonctionnaire en pareil cas, la Cour doit également tenir compte d’un certain nombre d’autres facteurs. Premièrement, il lui faut accorder une attention particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (voir, parmi d’autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi (Fressoz et Roire c. France ([GC], no 29183/95, CEDH 1999-I ; Radio Twist, a.s. c. Slovaquie (no 62202/00, CEDH 2006-XV).

75.  Le deuxième facteur à prendre en compte dans cet exercice de mise en balance est l’authenticité de l’information divulguée. Il est loisible aux autorités compétentes de l’Etat d’adopter des mesures destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à des imputations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236). En outre, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit (voir, mutatis mutandis, Morissens c. Belgique, no 11389/85, décision de la Commission du 3 mai 1988, DR 56, p. 127, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III).

76.  La Cour doit par ailleurs apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation (voir, mutatis mutandis, Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, § 45, série A no 252, Stoll, précité, § 130). A cet égard, elle peut prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité administrative concernée (Haseldine, décision précitée).

77.  La motivation du salarié qui procède à la divulgation est un autre facteur déterminant pour l’appréciation du point de savoir si la démarche doit ou non bénéficier d’une protection. Par exemple, un acte motivé par un grief ou une animosité personnels ou encore par la perspective d’un avantage personnel, notamment un gain pécuniaire, ne justifie pas un niveau de protection particulièrement élevé (ibidem). Il importe donc d’établir si la personne concernée, en procédant à la divulgation, a agi de bonne foi et avec la conviction que l’information était authentique, si la divulgation servait l’intérêt général et si l’auteur disposait ou non de moyens plus discrets pour dénoncer les agissements en question.

78.  Enfin, l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (Fuentes Bobo, précité, § 49).

79.  La Cour va maintenant examiner les faits de l’espèce à la lumière des principes susmentionnés.

b)  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

i.  Sur le point de savoir si le requérant disposait ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation

80.  Le requérant allègue qu’il ne disposait d’aucun autre moyen effectif pour procéder à la divulgation. Le Gouvernement plaide au contraire que l’intéressé aurait pu soulever la question d’abord auprès de ses supérieurs puis, le cas échéant, auprès du Parlement ou du médiateur.

81.  La Cour relève que ni la législation moldave ni le règlement intérieur du parquet général ne contenaient de dispositions concernant la divulgation par des salariés d’irrégularités commises sur leur lieu de travail (paragraphe 32 ci-dessus). Il apparaît donc que le requérant ne pouvait faire part de ses préoccupations qu’à ses supérieurs et qu’aucune procédure n’était prévue en la matière.

82.  Il ressort en outre que la divulgation concernait la conduite d’un vice-président du Parlement, c’est-à-dire d’une personnalité de haut rang, et que le procureur général, qui était au courant de la situation depuis six mois environ, n’avait manifesté aucune intention de réagir, donnant plutôt l’impression d’avoir succombé aux pressions exercées sur le parquet.

83.  Quant aux autres moyens de divulgation évoqués par le Gouvernement (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour estime que celui-ci ne lui a soumis aucun élément de nature à invalider la thèse du requérant selon laquelle aucun des moyens cités n’aurait été effectif dans les circonstances particulières de la présente affaire.

84.  A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que dans les circonstances de l’espèce une divulgation à l’extérieur du parquet, même à un journal, pouvait se justifier.

ii.  L’intérêt public présenté par les informations divulguées

85.  Le requérant voit dans la note de M. Mişin une preuve d’une ingérence politique dans l’administration de la justice. Le Gouvernement dément.

86.  La Cour note que, dans leur lettre à M. Mişin, les policiers réclamaient une vérification de la légalité des accusations dirigées contre eux par le parquet (paragraphe 10 ci-dessus). M. Mişin réagit en adressant une lettre officielle au procureur général. D’après le Gouvernement, les mesures prises par M. Mişin étaient conformes, notamment, à la loi sur le statut des députés. A cet égard, la Cour estime devoir rappeler que, dans une société démocratique, tant les cours et tribunaux que les autorités d’instruction doivent demeurer libres de toute pression politique. L’interprétation de toute loi établissant les droits des députés doit respecter ce principe.

Après examen, la Cour ne saurait admettre que la note adressée par M. Mişin au procureur général avait pour seul objet, comme l’affirme le Gouvernement (paragraphe 65 ci-dessus), de transmettre la lettre des policiers à l’organe compétent. Eu égard notamment au contexte et aux termes employés par M. Mişin, on ne saurait exclure, en effet, que la note visait à exercer une pression sur le parquet général, nonobstant la mention selon laquelle l’affaire devait être « examinée dans le strict respect de la loi » (paragraphe 10 ci-dessus).

87.  La Cour constate au demeurant que le président moldave a fait campagne contre la pratique des ingérences politiques dans la justice pénale et que le sujet a largement défrayé la chronique des médias moldaves (paragraphe 11 ci-dessus). Elle prend note par ailleurs des rapports d’organisations internationales non gouvernementales (paragraphes 40-42 ci-dessus) qui jugent préoccupants le dysfonctionnement de la séparation des pouvoirs et le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire en Moldova.

88.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les lettres divulguées par le requérant avaient un rapport avec des questions telles que la séparation des pouvoirs, l’abus de fonctions de la part de personnalités politiques de haut rang et l’attitude du gouvernement à l’égard des brutalités policières (paragraphes 10 et 14 ci-dessus). Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là de questions très importantes, relevant du débat politique dans une société démocratique, dont l’opinion publique a un intérêt légitime à être informée.

iii.  L’authenticité des informations divulguées

89.  L’authenticité des lettres divulguées par le requérant au Jurnal de Chişinău ne fait l’objet d’aucune controverse entre les parties (paragraphe 26 ci-dessus).

iv.  Le préjudice causé au parquet général

90.  La Cour observe qu’il est dans l’intérêt général de maintenir la confiance des citoyens dans l’indépendance et la neutralité politique des autorités de poursuite d’un Etat (voir, mutatis mutandis, Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313). Les lettres adressées par le requérant au journal n’avaient pas été rédigées par des agents du parquet général et, d’après le Gouvernement, celle de M. Mişin tenait de la forme normale de communication entre organes de l’Etat et elle n’a joué aucun rôle dans la décision du parquet général d’abandonner les poursuites contre les policiers. Toutefois, la conclusion tirée par le journal dans ses articles, à savoir que le parquet général faisait l’objet d’une influence indue, peut avoir produit de forts effets négatifs sur la confiance du public dans l’indépendance de cette institution.

91.  Cela dit, la Cour considère que l’intérêt général à ce que soient divulguées les informations faisant état de pressions et d’agissements illicites au sein du parquet est si important dans une société démocratique qu’il l’emporte sur l’intérêt qu’il y a à maintenir la confiance du public dans le parquet général. Elle rappelle à cet égard qu’une libre discussion des problèmes d’intérêt public est essentielle en démocratie et qu’il faut se garder de décourager les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 29, série A no 149).

v.  La bonne foi du requérant

92.  Le requérant soutient qu’en divulguant les lettres il avait pour seule intention de contribuer à la lutte contre la corruption et le trafic d’influence, ce que son employeur n’a du reste pas contesté. Le Gouvernement, pour sa part, exprime des doutes sur la bonne foi du requérant, arguant notamment de ce que l’intéressé n’a pas fourni cette explication devant les juridictions internes.

93.  Eu égard aux éléments en sa possession, la Cour n’aperçoit aucune raison de penser que le requérant était motivé par le désir de tirer un avantage personnel de son acte, qu’il nourrissait un grief personnel à l’égard de son employeur ou de M. Mişin, ou qu’il était mû par une quelconque autre intention cachée. Elle ne juge pas déterminant le fait que le requérant n’ait pas présenté devant les juridictions internes ses arguments relatifs à la lutte contre la corruption et le trafic d’influence. Elle estime que l’intéressé peut fort bien, en effet, s’être attaché à contester les motifs invoqués par son employeur à l’appui de sa révocation et avoir jugé inutile de soulever des points que son employeur ne contestait pas.

94.  Dès lors, la Cour conclut que le requérant était bien animé des intentions indiquées par lui et qu’il a agi de bonne foi.

vi.  La sévérité de la sanction

95.  Enfin, la Cour note que le requérant s’est vu infliger la sanction la plus lourde possible. Alors qu’il était loisible aux autorités d’imposer une sanction plus légère, elles ont choisi de révoquer le requérant, ce qui est sans nul doute une mesure très rigoureuse (Vogt, précité, § 60). Non seulement cette sanction a eu des répercussions très négatives sur la carrière du requérant, mais elle risquait également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres agents du parquet et de les décourager de signaler des agissements irréguliers. En outre, compte tenu de l’écho donné par les médias à l’affaire du requérant, la sanction pouvait avoir un effet dissuasif non seulement sur les agents du parquet, mais aussi sur d’autres fonctionnaires et salariés.

96.  La Cour observe que le Gouvernement soutient que le requérant a en fait « volé » la lettre en question, que celle-ci revêtait un caractère secret et constituait une pièce d’un dossier pénal et que M. Mişin n’y exerçait aucune pression indue sur le procureur. Pour le Gouvernement, il s’agissait là d’une communication normale entre organes de l’Etat, sans rapport avec la décision d’abandonner les poursuites contre les policiers. Dès lors, la Cour juge difficilement justifiable l’imposition d’une sanction aussi sévère.

c)  Conclusion

97.  Consciente de l’importance du droit à la liberté d’expression sur des questions d’intérêt général, du droit des fonctionnaires et des autres salariés de signaler les conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, des devoirs et responsabilités des salariés envers leurs employeurs et du droit de ceux-ci de gérer leur personnel, la Cour, après avoir pesé les divers autres intérêts ici en jeu, conclut que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant, en particulier à son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

98.  Larticle 41 de la Convention est ainsi libellé :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

99.  Le requérant sollicite 15 000 euros (EUR) pour dommage. Il ventile cette somme comme suit : 6 000 EUR pour perte de revenu pendant la période de chômage subie par lui après sa révocation, 6 000 EUR pour perte de perspectives professionnelles et 3 000 EUR pour préjudice moral.

100.  Le Gouvernement estime la demande infondée et en tout état de cause excessive.

101.  La Cour considère que le requérant doit avoir subi un dommage matériel et un préjudice moral du fait de sa révocation. Statuant en équité, elle lui alloue 10 000 EUR.

B.  Frais et dépens

102.  Les représentants du requérant réclament 6 843 EUR pour leurs honoraires : 4 400 EUR pour Me Gribincea et 2 443 EUR pour Me Zamă. Ils ont présenté un relevé détaillé de leurs heures de travail et un contrat indiquant des taux horaires de 80 EUR et 70 EUR respectivement. Le relevé des heures de travail n’inclut pas le temps passé sur le grief tiré de l’article 6 de la Convention, dont le requérant s’est ultérieurement désisté.

103.  Les représentants du requérant estiment que le nombre d’heures facturé n’est pas excessif et se justifie par la complexité de la cause et l’obligation de rédiger les observations en anglais.

104.  En ce qui concerne le taux horaire, ils indiquent qu’il se situe dans les limites – entre 40 et 150 EUR – recommandées par le barreau moldave.

105.  Ils sollicitent par ailleurs 2 413 EUR pour les dépenses afférentes à l’audience du 6 juin 2007, somme qui inclut les frais de voyage, de visa, d’assurance et de séjour.

106.  Le Gouvernement conteste le montant réclamé pour la représentation du requérant. Il le juge excessif, tout comme le nombre d’heures de travail et le taux horaire facturé, notamment pour Me Zamă, dont il estime qu’il n’a pas l’expérience requise pour exiger des honoraires si élevés.

107.  En ce qui concerne les autres frais dont le remboursement est revendiqué, le Gouvernement soutient qu’ils auraient dû être réclamés à la Cour.

108.  La Cour rappelle que seuls peuvent être remboursés au titre de l’article 41 de la Convention les frais et dépens dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur montant (voir, par exemple, Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, § 47, CEDH 2004-III). En l’espèce, compte tenu du caractère détaillé du relevé soumis et de la complexité de l’affaire, la Cour alloue en entier la somme réclamée pour Me Gribincea, 1 600 EUR pour Me Zamă et l’intégralité du montant sollicité pour les frais afférents à l’audience du 6 juin 2007.

C.  Intérêts moratoires

109.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

 2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

 3.  Dit

a)  que lEtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommages matériel et moral et 8 413 EUR (huit mille quatre cent treize euros) pour frais et dépens, plus toute somme pouvant être due à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.