TA Lyon, 15 septembre 2023, n° 2208806
LYON
PARTIES
Demandeur :
Eiffage Route Centre Est (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avocats :
Me Audran, Me Vital-Durand
Président :
Mme Vaccaro-Planchet
Vu la procédure suivante :
Par un mémoire enregistré le 28 novembre 2022, et un mémoire enregistré le 27 juillet 2023 qui n'a pas été communiqué, la société Eiffage Route Centre Est, représentée par Me Audran et Me Vital-Durand (cabinet Gide Loyrette Nouel) demande au tribunal administratif, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et à l'appui de sa requête tendant à l'annulation la décision du 22 juin 2022 de la directrice régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DREETS) Auvergne-Rhône-Alpes lui infligeant une amende de 1 000 000 euros, assortie d'une mesure de publication sur le site internet de la DGCCRF d'une durée de 12 mois, ainsi que des décisions implicites de rejet des recours gracieux et hiérarchique formés le 25 juillet 2022 contre cette décision, de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des 9ème et 11ème alinéas du I et du 1er alinéa du VI de l'article L. 441-6 du code de commerce dans leur version applicable à l'espèce.
Elle soutient que :
- les dispositions législatives litigieuses sont applicables au litige, dès lors que la décision attaquée a été prise sur le fondement de ces dispositions ;
- les dispositions des 9ème et 11ème alinéas du I de l'article L. 441-6 du code de commerce n'ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs ou le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ; s'agissant du 1er alinéa du VI de cet article, si ses dispositions ont déjà été examinées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 décembre 2016, les circonstances ont changé dès lors que la répression a connu un durcissement, que le dispositif de sanction a été renforcé par la loi du 22 mai 2019 qui prévoit une seconde publication systématique et un dispositif de sanction distinct en cas d'inexécution de la mesure de publicité et que le point de départ du délai de paiement, qui est la date d'émission de la facture, a été modifié dès lors qu'il était défini comme étant la date de réalisation de la vente et est désormais la date de réalisation de la livraison ;
- la question de la conformité à la Constitution de ces dispositions n'est pas dépourvue de caractère sérieux ; en effet, elles sont contraires aux principes de légalité des délits et des peines, de proportionnalité et d'individualité des peines et d'égalité devant la loi.
Par un mémoire en défense, enregistré le 13 juin 2023, la préfète de la région Auvergne Rhône-Alpes, préfète du Rhône, conclut au rejet de la demande de transmission au Conseil d'Etat de cette question prioritaire de constitutionnalité.
Elle soutient que :
- les dispositions du 1er alinéa du VI de l'article L 441-6 du code de commerce ont déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel et les circonstances n'ont pas changé ;
- les griefs contre les 9ème et 11ème alinéas du I de cet article sont dénués de caractère sérieux.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, notamment son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de commerce ;
- la décision n° 2014-690 DC du Conseil constitutionnel du 13 mars 2014 ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2016-741 DC du 8 décembre 2016 ;
- le code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. Il résulte des dispositions combinées des premiers alinéas des articles 23-1 et 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, que le tribunal administratif saisi d'un moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution présenté dans un écrit distinct et motivé, statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat et procède à cette transmission si est remplie la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question ne soit pas dépourvue de caractère sérieux. Le second alinéa de l'article 23-2 de la même ordonnance précise que : " En tout état de cause, la juridiction doit, lorsqu'elle est saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'Etat (). ".
2. Aux termes de l'article L. 441-6 du code de commerce, dans sa version applicable en l'espèce : " I. - Tout producteur, prestataire de services, grossiste ou importateur est tenu de communiquer ses conditions générales de vente à tout acheteur de produits ou tout demandeur de prestations de services qui en fait la demande pour une activité professionnelle. Elles comprennent : / - les conditions de vente ; / - le barème des prix unitaires ; / - les réductions de prix ; / - les conditions de règlement. / Les conditions générales de vente peuvent être différenciées selon les catégories d'acheteurs de produits ou de demandeurs de prestation de services. Dans ce cas, l'obligation de communication prescrite au premier alinéa porte sur les conditions générales de vente applicables aux acheteurs de produits ou aux demandeurs de prestation de services d'une même catégorie. () / Les conditions générales de vente constituent le socle unique de la négociation commerciale. Dans le cadre de cette négociation, tout producteur, prestataire de services, grossiste ou importateur peut convenir avec un acheteur de produits ou demandeur de prestation de services de conditions particulières de vente qui ne sont pas soumises à l'obligation de communication prescrite au premier alinéa. / Sauf dispositions contraires figurant aux conditions de vente ou convenues entre les parties, le délai de règlement des sommes dues est fixé au trentième jour suivant la date de réception des marchandises ou d'exécution de la prestation demandée. / Le délai convenu entre les parties pour régler les sommes dues ne peut dépasser soixante jours à compter de la date d'émission de la facture. Par dérogation, un délai maximal de quarante-cinq jours fin de mois à compter de la date d'émission de la facture peut être convenu entre les parties, sous réserve que ce délai soit expressément stipulé par contrat et qu'il ne constitue pas un abus manifeste à l'égard du créancier. En cas de facture périodique, au sens du 3 du I de l'article 289 du code général des impôts, le délai convenu entre les parties ne peut dépasser quarante-cinq jours à compter de la date d'émission de la facture. / Les professionnels d'un secteur, clients et fournisseurs, peuvent décider conjointement de réduire le délai maximum de paiement fixé à l'alinéa précédent. Ils peuvent également proposer de retenir la date de réception des marchandises ou d'exécution de la prestation de services demandée comme point de départ de ce délai. Des accords peuvent être conclus à cet effet par leurs organisations professionnelles. Un décret peut étendre le nouveau délai maximum de paiement à tous les opérateurs du secteur ou, le cas échéant, valider le nouveau mode de computation et l'étendre à ces mêmes opérateurs. / Nonobstant les dispositions précédentes, pour le transport routier de marchandises, pour la location de véhicules avec ou sans conducteur, pour la commission de transport ainsi que pour les activités de transitaire, d'agent maritime et de fret aérien, de courtier de fret et de commissionnaire en douane, les délais de paiement convenus ne peuvent en aucun cas dépasser trente jours à compter de la date d'émission de la facture. () / VI. - Sont passibles d'une amende administrative dont le montant ne peut excéder 75 000 € pour une personne physique et deux millions d'euros pour une personne morale le fait de ne pas respecter les délais de paiement mentionnés aux huitième, neuvième, onzième et dernier alinéas du I du présent article, le fait de ne pas indiquer dans les conditions de règlement les mentions figurant à la première phrase du douzième alinéa du même I, le fait de fixer un taux ou des conditions d'exigibilité des pénalités de retard selon des modalités non conformes à ce même alinéa ainsi que le fait de ne pas respecter les modalités de computation des délais de paiement convenues entre les parties conformément au neuvième alinéa dudit I. L'amende est prononcée dans les conditions prévues à l'article L. 470-2. Le montant de l'amende encourue est doublé en cas de réitération du manquement dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle la première décision de sanction est devenue définitive. (). ".
3. La société Eiffage Route Centre Est soutient que les dispositions précitées des 9ème et 11ème alinéas du I et du 1er alinéa du VI de l'article L. 441-6 du code de commerce méconnaissent les principes constitutionnellement garantis de légalité des délits et des peines, de proportionnalité et d'individualité des peines et d'égalité devant la loi.
4. Toutefois, en premier lieu, par une décision n° 2014-690 DC du 13 mars 2014, le Conseil constitutionnel, saisi de la constitutionnalité de la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation, a déclaré que les dispositions portant sur la procédure d'établissement de sanctions administratives étaient conformes à la Constitution. Il a ainsi indiqué au point 69 de sa décision " () que, conformément au principe du respect des droits de la défense, dans chaque cas, l'injonction adressée au professionnel de se conformer à ses obligations ou de cesser tout comportement illicite survient après une procédure contradictoire ; que l'administration, avant de prononcer une sanction, informe le professionnel mis en cause de la sanction envisagée à son encontre, en lui indiquant qu'il peut prendre connaissance des pièces du dossier et se faire assister par le conseil de son choix ; que l'administration doit également inviter le professionnel dans un délai de soixante jours à présenter ses observations écrites et le cas échéant ses observations orales ; qu'au terme du délai, l'autorité administrative peut prononcer l'amende par une décision motivée ; qu'il appartiendra au juge administratif, compétent pour connaître du contentieux de ces sanctions administratives, de veiller au respect de la procédure prévue par le législateur ; qu'en adoptant les dispositions contestées, le législateur n'a pas méconnu les exigences constitutionnelles précitées ; ". S'agissant de l'article L. 441-6 du code de commerce, le Conseil constitutionnel a indiqué au point 73 de sa décision " que les amendes administratives prévues au paragraphe VI de l'article L. 441-6 du code de commerce et au 4° de l'article L. 443-1 du même code dans leur rédaction résultant de l'article 123 de la loi, ainsi qu'au paragraphe II de l'article L. 441-7 du même code dans sa rédaction résultant de l'article 125 de la loi et au quatrième alinéa de l'article L. 441-8, inséré dans le code de commerce par l'article 125, ne peuvent excéder 75 000 euros pour une personne physique et 375 000 euros pour une personne morale, sauf en cas de réitération du manquement dans un délai de deux ans à compter de la date à laquelle la première décision de sanction est devenue définitive ; qu'en ce cas, le montant de l'amende encourue est doublé ; que ces amendes qui répriment des manquements aux dispositions mentionnées au paragraphe I de l'article L. 441-6, à l'article L. 443-1, au paragraphe I de l'article L. 441-7, et à l'article L. 441-8 du code de commerce ne revêtent pas, en elles-mêmes, un caractère manifestement disproportionné. ". Enfin, aux points 75 et 76 de la même décision, le Conseil constitutionnel a précisé que " le surplus du paragraphe VI de l'article L. 441- 6 (), dans leur rédaction résultant de l'article 123 de la loi sont conformes à la Constitution. ". Le Conseil constitutionnel a ainsi seulement déclaré contraires à la Constitution, dans le paragraphe VI de l'article L. 441-6 du code de commerce dans sa rédaction résultant de l'article 123 de la loi déférée, le mot : " huitième ", les mots " et onzième " et les mots " le fait de ne pas indiquer dans les conditions de règlement les mentions figurant à la première phrase du douzième alinéa du même I, le fait de fixer un taux ou des conditions d'exigibilité des pénalités de retard selon des modalités non conformes à ce même alinéa. ". Si la société Eiffage Route Centre Est fait valoir que depuis lors les sanctions administratives infligées pour des retards de paiement, ainsi que leur montant, ont augmenté, que le dispositif de sanction a été renforcé par la loi du 22 mai 2019 qui prévoit une seconde publication systématique et un dispositif de sanction distinct en cas d'inexécution de la mesure de publicité et que le point de départ du délai de paiement, qui est la date d'émission de la facture, a été modifié dès lors qu'était défini comme étant la date de réalisation de la vente et est désormais la date de réalisation de la livraison, d'une part ces changements sont liés à la seule mise en œuvre par l'administration des dispositions en cause durant plusieurs années, d'autre part, le Conseil constitutionnel, saisi à nouveau des dispositions du VI de l'article L. 441-6 du code de commerce dans sa version issue de la loi du 9 décembre 2016, portant notamment à deux millions d'euros le montant maximal de l'amende pour une personne morale, a estimé, par une décision n° 2016-741 DC, en son point 91, que " les dispositions contestées définissent les obligations qu'elles édictent et les sanctions encourues avec une précision suffisante pour satisfaire au principe de légalité des délits et des peines. " et, enfin, les dispositions issues de la loi du 22 mai 2019 ne sont pas en cause en l'espèce les dispositions applicables au litige étant celles en vigueur à la date des faits sanctionnés. Dès lors, les éléments dont se prévaut la société requérante ne peuvent être regardés comme des circonstances de nature à justifier un nouvel examen de la constitutionnalité des dispositions du 1er alinéa du VI de l'article L. 441-6 du code de commerce.
5. En deuxième lieu, appliquée en dehors du droit pénal, l'exigence d'une définition des infractions sanctionnées se trouve satisfaite, en matière administrative, dès lors que les textes applicables font référence aux obligations auxquelles les intéressés sont soumis en raison de l'activité qu'ils exercent, de la profession à laquelle ils appartiennent, de l'institution dont ils relèvent ou de la qualité qu'ils revêtent. En l'espèce, les dispositions litigieuses se bornent à prévoir que les professionnels ne peuvent convenir de délais de paiement excédant " quarante-cinq jours fin de mois ou soixante jours à compter de la date d'émission de la facture. " et que dans le secteur des transports " les délais de paiement convenus ne peuvent en aucun cas dépasser trente jours à compter de la date d'émission de la facture. ". Elles mentionnent ainsi précisément le délai de paiement applicable et font référence à la notion de " date d'émission de la facture " comme point de départ de ce délai. Cette notion, qui correspond à la date apposée sur la facture en application du 6° du I de l'article 242 nonies A de l'annexe II du code général des impôts, renvoie à une notion bien établie, claire, juridiquement définie et intelligible pour les professionnels auxquels elle s'adresse et ne saurait être confondue, notamment, avec la date de réception. Par ailleurs, l'article 289-I-3 du code général des impôts prévoit que la facture est, en principe, émise dès la réalisation de la livraison ou de la prestation de services, et l'article L. 441-3 du code de commerce, qui précise les mentions obligatoires devant figurer sur la facture, dispose que le vendeur est tenu de la délivrer dès la réalisation de la vente ou la prestation du service et que l'acheteur doit la réclamer. L'article L. 441-6 du code de commerce renvoie enfin aux dispositions du même code prévoyant une procédure contradictoire préalable à l'infliction d'une amende administrative, permettant à la personne physique ou morale à laquelle des manquements sont reprochés d'invoquer le fait du tiers pour dégager ou réduire sa responsabilité. Par suite, la question de la conformité des dispositions des 9ème et 11ème alinéas du I de l'article L. 441-6 du code de commerce aux principes de légalité des délits et de proportionnalité et d'individualisation des peines garantis par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, est dépourvue de caractère sérieux.
6. En troisième lieu, la société Eiffage Route Centre Est soutient que les dispositions des 9ème et 11ème alinéas du I de l'article L. 441-6 du code de commerce introduisent une rupture d'égalité entre les personnes privées et les personnes publiques sans aucun motif d'intérêt général ni de différence de situation en rapport avec l'objet de la loi dès lors que l'article R. 2192-12 du code de la commande publique prévoit que le délai de paiement court à compter de la date de réception de la demande de paiement. Toutefois, le principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de la Déclaration de 1789 ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit. Or l'article L. 410-1 du code de commerce précise que : " Les règles définies au présent livre s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public. ". Ainsi, les opérateurs économiques de droit privé et de droit public sont soumis aux mêmes règles s'agissant de la computation des délais lorsque sont en cause des activités de production, de distribution et de services. Si les personnes publiques sont soumises à des règles spécifiques dans le cadre de la commande publique, cette distinction est fondée sur la nature particulière de l'activité exercée dans ce cadre, qui doit respecter les objectifs d'efficacité de la commande publique et de bonne utilisation des deniers publics. Les personnes publiques sont ainsi dans une situation différente des opérateurs visés par les 9ème et 11ème alinéas du I de l'article L. 441-6 du code de commerce. Par suite, la question de la conformité des dispositions des 9ème et 11ème alinéas du I de l'article L. 441-6 du code de commerce au principe d'égalité devant la loi garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 est dépourvue de caractère sérieux.
7. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Eiffage Route Centre Est n'est pas nouvelle en tant qu'elle concerne le 1er alinéa du VI de l'article L. 141-6 du code de commerce et est dépourvue de caractère sérieux en tant qu'elle concerne les 9ème et 11ème alinéas du I de l'article L. 441-6 du code de commerce. Dans ces conditions, il n'y a pas lieu de transmettre cette question au Conseil d'Etat.
O R D O N N E :
Article 1er : Il n'y a pas lieu de transmettre au Conseil d'Etat la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Eiffage Route Centre Est.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Eiffage Route Centre Est et au ministre de l'économie, des finances, et de la souveraineté industrielle et numérique.