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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 25 mai 2021, n° 18/18708

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Ministre de l'Economie, de l'Emploi et du Développement Durable, Commune de Libreville

Défendeur :

Webcor ITP Limited (Sté), Grand Marché de Libreville

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ancel

Conseillers :

Mme Aldebert, M. Melin

T. arb. Paris, du 21 juin 2018, n° 21458…

21 juin 2018

I- FAITS ET PROCÉDURE

Faits

1-La société Webcor ITP Limited ci-après désigné « la société Webcor ITP » est une société de droit maltais qui détient à 60 % la société de droit gabonais Grand Marché de Libreville (ci-après la société « GML »), créée en vue de la réalisation d'un projet de construction d'un nouveau marché à Libreville, décidé courant de l'année 2008 par les autorités gabonaises et pour lequel les conventions suivantes ont été signées :

• un contrat-cadre conclu le 12 juin 2010 entre la Commune de Libreville et la société Webcor ITP ;

• un bail emphytéotique conclu le 19 avril 2011 entre la Commune de Libreville et la société GML ;

• une convention portant avantages fiscaux et douaniers ("la convention fiscale") en vue de la construction et de l'exploitation du grand marche' de Libreville signée le 16 novembre 2012 entre la République gabonaise et la société GML.

2-Les travaux ont commencé en septembre 2010.

3-Par lettre du 12 février 2015, le ministre de l'économie, de la promotion des investissements et de la prospective a adressé une note au directeur général des impôts et au directeur général des douanes leur indiquant que le gouvernement « ayant décidé de reconfigurer » le projet de construction du grand marché dans la commune de Libreville, pour lequel une convention accordant divers avantages fiscaux et douaniers avait été accordée à la société GML, concessionnaire de la construction et de l'exploitation de ce marché, il demande à chacun d'eux de « suspendre immédiatement l'application de la convention considérée ».

4-Par lettre du 11 mai 2015, la maire de Libreville informait la société Webcor ITP de la décision du Gouvernement du Gabon de suspendre l'application de la convention fiscale le temps de « permettre au gouvernement de statuer définitivement et en connaissance de cause sur sa décision de reconfigurer le projet GML » et lui demandait en conséquence de suspendre immédiatement les travaux de construction du Grand marche' de Libreville en raison de « l'absence des avantages fiscaux conventionnels requis, qui en constituent une condition substantielle au demeurant ».

Procédure

5-Le 10 novembre 2015, les sociétés Webcor ITP et GML ont adressé au Secrétariat de la Cour internationale d'arbitrage de la CCI une demande d'arbitrage, après avoir sollicité une indemnisation amiable, sur le fondement de l'article 19 du contrat-cadre, de l'article 13.2 du bail et de l'article 17 de la convention fiscale.

6-Le 21 juin 2018, le Tribunal arbitral a rendu sa Sentence aux termes de laquelle il a notamment :

• condamne' in solidum la République Gabonaise et la Commune de Libreville à payer à la société GML la somme de six millions cinq cent trente-quatre mille cinq cent quarante dollars (6.534.540 USD) en réparation des pertes causées par la résiliation des trois conventions,

• condamné in solidum la République Gabonaise et la Commune de Libreville à payer à la société Webcor ITP la somme de cinq cent soixante-cinq mille six cent soixante- seize euros (565.676 EUR) en réparation des pertes causées par la résiliation unilatérale des trois conventions,

• condamné in solidum la République Gabonaise et la Commune de Libreville à payer à la société GML la somme de quatre-vingt-cinq millions d'euros (85.000.000 EUR) en réparation du gain manque' par l'effet de la résiliation unilatérale des trois conventions.

7-Le 23 juillet 2018, la République Gabonaise et la commune de Libreville ont formé un recours en annulation de la Sentence.

8-Le 3 septembre 2018, le Président du tribunal de grande instance de Paris a accordé l'exequatur à la Sentence qui a été signifiée le 1er octobre 2018 à la République Gabonaise et la commune de Libreville.

9-La clôture de l'instruction a été prononcée le 2 mars 2021 .

II- PRETENTIONS DES PARTIES

10-Aux termes de leurs dernières conclusions communiquées par voie électronique le 22 février 2021 , la République Gabonaise et la commune de Libreville demandent à la Cour, au visa de l'article 1520-5° du Code de procédure civile, de bien vouloir :

• ANNULER la Sentence rendue à Paris le 21 juin 2018 sous l'égide de la Cour Internationale d'Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale par le Tribunal arbitral compose' de M. Charles Jarrosson, co-arbitre, M. Daniel Cohen, co- arbitre et, Herve' Synvet, Président :

• CONDAMNER les sociétés Webcor ITP Limited et du Grand Marche' de Libreville in solidum à verser à la République du Gabon et à la Commune de Libreville la somme de 120.000 € sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

• CONDAMNER les sociétés Webcor ITP Limited et du Grand Marche' de Libreville aux dépens de l'instance.

• REJETER, en tout état de cause, la demande de dommages et intérêts formée par Webcor ITP et SGML et dire n'y avoir lieu à condamnation d'une amende civile.

11-Aux termes de leurs dernières conclusions communiquées par voie électronique le 15 février 2021 , la société Webcor ITP Limited et la Société Grand Marché de Libreville demandent à la Cour de bien vouloir :

• DEBOUTER la République gabonaise et la Commune de Libreville de toutes leurs demandes, fins et conclusions ;

• Les CONDAMNER à une amende civile dont la Cour appréciera le juste montant;

• Les CONDAMNER à payer aux concluantes une somme de 200 000 euros à titre de dommages-inte're'ts pour appel abusif, sauf à parfaire;

• CONDAMNER les demanderesses au recours en annulation à payer in solidum aux Défenderesses au recours en annulation la somme de 225 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, sauf à parfaire ;

• CONDAMNER les mêmes aux entiers dépens ;

• DIRE qu'il sera fait application de l'article 1343-2 du Code civil.

III- MOYENS DES PARTIES ET MOTIFS DE LA DECISION

Sur le moyen d'annulation tiré de la violation de l'ordre public international

Sur le grief tiré de l'atteinte à la souveraineté fiscale de la République gabonaise ;

12-La République gabonaise et la commune de Libreville exposent que le droit d'encadrer strictement les exemptions d'impôts (en matières fiscale et douanière) relève de la souveraineté d'un Etat dont le respect constitue un principe d'ordre public international français. Elles considérent ainsi qu'une sentence dont la solution conduirait à violer au moins une loi de police en matière fiscale serait donc de nature à remettre en question la souveraineté fiscale et douanière d'un pays et doit être considérée comme contraire à l'ordre public international et, en conséquence, annulée.

13-Elles expliquent qu'en l'espèce, la convention fiscale à laquelle la sentence a donné effet prévoyait de larges exemptions fiscales et douanières qui ne se trouvent pas dans les exemptions légalement prévues (par la Charte des investissements et les articles 194 et suivants CGI) et qu'elle aurait dû être ratifiée par le Parlement en application de l'article 3 du Code général des impôts gabonais qui est une loi de police.

14-Elles précisent que la Charte des investissements n'avaient pas vocation à s'appliquer, s'agissant du secteur BTP. Elles ajoutent que la convention fiscale n'était pas non plus conforme aux conditions impératives prévues par la loi gabonaise, en ce qu'elle n'a pas été validée par la Commission spéciale, ni signée par les Directions générales idoines du ministère du Budget tel que cela était prévu par l'acte lui-même.

15-Elles contestent par ailleurs que le Ministère du budget et des comptes publics ait avalisé le projet de convention, en critiquant le caractère probant de la fiche dossier communiquée à cet effet par les sociétés Webcor ITP et GML (pièce n° 16), et font valoir qu'il s'agit d'une note interne de l'administration gabonaise qui, par nature, est confidentielle et non communicable, et estiment que cette pièce a été obtenue manière illégale.

16-Elles contestent également que les avantages fiscaux et douaniers aient été justifiés en raison de l'investissement financier des sociétés Webcor ITP et GML en soulignant que leur risque financier était très faible, qu'elles disposaient du droit de vendre leurs biens et produits pendant 50 ans sans taxes, et que le loyer du bail fixé pour toute la durée était faible.

17-Elles font valoir qu'en refusant d'annuler la convention fiscale pour défaut de ratification, en se fondant sur le principe de l'estoppel, sans procéder à une analyse approfondie, et en octroyant une indemnité à la société GML au titre de la résiliation de l'ensemble contractuel, la Sentence a permis à cette société de tirer avantage de ce contrat et en conséquence, de tirer profit d'une atteinte à la souveraineté de la République gabonaise et donc à l'ordre public international, de sorte qu'elle doit être annulée dans sa totalité.

18-Elles ajoutent que la convention fiscale accordait aux sociétés Webcor ITP et GML pour la durée de l'exploitation du grand marché de Libreville, des avantages fiscaux mais aussi douaniers contraires à la législation gabonaise. Elles font valoir que les stipulations contractuelles portaient ainsi atteinte à la souveraineté fiscale de la République gabonaise, et donc à l'ordre public international, en la privant, pour une durée de 10 ans, de tous revenus fiscaux liés à l'exploitation du grand marché de Libreville et pour la totalité de la durée du projet, et sur au moins cinquante années, de toute ressource douanière. Elles font valoir également que le bail sur lequel était assise la convention fiscale ne pouvait être résilié par la Commune de Libreville sans verser une indemnité importante au profit du preneur. Elles indiquent que la force obligatoire des contrats qu'exprime l'adage latin « Pacta sunt servanda » cité par les sociétés Webcor ITP et GML trouve sa limite dans le respect des règles fondamentales d'ordre public, y compris en matière internationale, et ne saurait en conséquence lui être opposable en l'espèce.

19-En réponse, les sociétés Webcor ITP et GML en se fondant sur un rapport du FMI n° 17/408 de décembre 2017 font valoir que les autorités gabonaises font un usage massif d'exonérations fiscales. Elles précisent qu'une commission spéciale est chargée de l'examen des demandes des avantages fiscaux et douaniers afin d'uniformiser la procédure d'octroi de ces aides et qu'elle est chargée de garantir la stricte conformité de ces avantages aux dispositions légales. Elles soutiennent que dans les faits, l'article 3 du code général des impôts gabonais n'empêchait pas la création d'aides fiscales au cas par cas, négociées entre l'Etat et l'entreprise selon l'investissement à effectuer, sans recours à une loi de ratification.

20-Elles ajoutent que le Ministère du budget et des comptes publics avait avalisé le projet de convention fiscale en déclarant que « la lecture de ces conventions ne révèle aucune anomalie préjudiciable à la garantie des intérêts de l'Etat » selon une note qu'elles versent aux débats (pièce n°16°). Elles affirment encore que le droit positif gabonais et les pratiques de l'Administration gabonaise ne permettent pas de conclure à une violation de l'article 3 du code général des impôts gabonais. Elles ajoutent que dans une lettre du 23 juin 2014, le Premier Ministre a expressément reconnu qu'il n'était pas nécessaire de ratifier la convention fiscale et que ce n'est que sur leur insistance que la clause 20.2 a finalement été insérée dans la convention, qui prévoit une telle loi.

21-Elles considèrent que les demanderesses sont particulièrement mal fondées en leur moyen dès lors qu'il n'est pas permis d'invoquer l'invalidité d'un contrat lorsque l'on est soi-même à l'origine de la violation alléguée et que lorsqu'une conséquence juridique dépend de la réalisation d'une condition, la partie intéressée ne doit pas empêcher la réalisation de la condition comme c'est le cas en l'espèce par la carence de l'Etat gabonais à favoriser le cas échéant la prise d'une disposition législative par le dépôt d'une demande au Parlement, laquelle sollicitation n'a pas été effectuée par l'Etat.

22-Elles soulignent que les avantages fiscaux et douaniers ont été mensongèrement présentés par les Demanderesses et exposent que la société GML n'a jamais bénéficié d'une exonération douanière sur les importations des marchandises pour la phase d'exploitation mais portaient sur les biens nécessaires à la construction et à l'entretien du Grand marché de Libreville en vue de son fonctionnement (articles 11.1 et 12.1 de la convention).

23-Elles soutiennent par ailleurs que la République gabonaise et la Commune de Libreville n'établissent pas que la loi d'ordre public dont elles se prévalent doit être regardée comme relevant de l'ordre public international.

24-Elles estiment que la demande de la République gabonaise et de la commune de Libreville revient à demander la révision de la sentence dès lors que le moyen tiré de la nullité de la convention fiscale a déjà fait l'objet d'un rejet par le tribunal arbitral.

25 -Elles font également valoir qu'il n'existe pas d'atteinte à la souveraineté de l'Etat du Gabon, les avantages litigieux ayant été librement et contractuellement consentis et étant la contrepartie de la prise en charge intégrale par les sociétés Webcor et GML de la conception, de la mise en œuvre et de la construction du projet sans risque pour l'Etat du Gabon, qui devait de plus récupérer les infrastructures au terme du bail.

26-Enfin, les Défenderesses considèrent que l'argumentation de l'atteinte à la souveraineté fiscale de la République du Gabon est irrecevable sur le fondement de l'estoppel au motif qu'elle contredit le préambule de la convention fiscale qui vise la Charte des investissements au Gabon et a justement pour objet de favoriser l'octroi d'avantages fiscaux et douaniers aux investisseurs.

SUR CE,

Sur la recevabilité du grief ;

27-Il convient d'observer que si la société Webcor ITP et la société du GML, dans le corps de leurs conclusions invoquent l'estoppel pour voir déclarer irrecevable « l'argumentation de la République gabonaise » ou encore l'article 39 du Règlement d'arbitrage de la CCI de 2012 pour soutenir que la République du Gabon ne peut invoquer un argument de fond qu'elles avaient renoncé à invoquer au stade de l'arbitrage, en l'occurrence la portée et la validité des avantages fiscaux et douaniers eux-mêmes, aucune prétention fondée sur l'irrecevabilité du moyen d'annulation n'est formée au terme dispositif de ses dernières conclusions, qui conclut au seul débouté de la République Gabonaise et de la Commune de Libreville.

28-En tout état de cause, il sera rappelé que si la partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s'abstient d'invoquer en temps utile une irrégularité devant le tribunal arbitral, est réputée avoir renoncé à s'en prévaloir, cette règle ne fait pas obstacle aux parties à invoquer de nouveaux griefs s'ils sont fondés sur l'article 1520, 5° du code de procédure civile et tirés de ce que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence violerait de façon manifeste, effective et concrète l'ordre public international de fond, lesquels, en raison de leur nature, peuvent être relevés d'office par le juge de l'annulation et soulevés pour la première fois devant lui.

Sur le bien fondé du grief ;

29-Le moyen est ici articulé au regard de la seule violation d'une loi du Gabon, qualifiée de loi de police, fixant les conditions dans lesquelles les exonérations fiscales et douanières peuvent être accordées.

30-Il convient de relever en l'espèce que le 13 juin 2012, le Premier ministre du Gabon, chef de gouvernement, avait donné son accord pour l'octroi d'avantages fiscaux et douaniers pour la construction du Grand marché de Libreville, rappelant dans ce courrier émanant ainsi d'une des plus hautes autorités de l'État que « la réalisation de ce projet voulu par le Président de la République mérite toute la coopération de l'administration».

31-En outre, la convention fiscale litigieuse conclue entre le Gouvernement du Gabon et la société GML porte expressément mention en son article 20.2 de l'engagement de l'État de soumettre cette convention à l'approbation du Parlement, ce qu'il n'a finalement pas mis en œuvre.

32-Ainsi, l'Etat du Gabon ne peut invoquer devant le juge de l'annulation afin de se délier de ses engagements contractuels la violation de sa propre législation.

33-D'autre part, la seule méconnaissance d'une loi de police étrangère ne peut conduire en elle-même à l'annulation d'une sentence arbitrale. Elle ne peut y conduire que si cette loi de police étrangère protège une valeur ou un principe dont l'ordre public français lui-même ne saurait souffrir la méconnaissance même dans un contexte international. Ce n'est que dans cette mesure que des lois de police étrangères peuvent être regardées comme relevant de l'ordre public international.

34-A cet égard, la faculté pour un Etat d'accorder des exonérations fiscales ou douanières participe précisément d'un des attributs de sa souveraineté et la seule inobservation des règles en matières fiscales et douanières ne saurait être sanctionnée pour elle-même au titre de l'ordre public international indépendamment de l'allégation d'une fraude ou d'une atteinte à l'objectif de lutte contre la corruption.

35-En l'espèce, il convient d'observer que La République Gabonaise et la Commune de Libreville n'allèguent pas spécifiquement au soutien de ce premier grief que la convention litigieuse serait du fait du non respect des règles internes et notamment de l'absence de ratification par le Parlement de la convention fiscale, entachée de fraude ou de corruption, comme au demeurant elles ne l'avaient pas non plus invoqué devant le tribunal arbitral.

36-En conséquence, ce grief sera rejeté.

Sur le grief tiré de la corruption ;

37-La République gabonaise et la commune de Libreville font valoir que la sentence donne effet à un ensemble contractuel obtenu par corruption, trafic d'influence et enrichissement illégitime. Elles exposent que l'existence de la corruption est établie par un faisceau d'indices graves, précis et concordants desquels il ressort que la société Webcor ITP a financé le voyage de noces luxueux de M. X, le maire de Libreville, tel qu'établi par un courrier du 15 septembre 2012.

38-La République gabonaise et la commune de Libreville soulignent par ailleurs que des actions pénales ont été engagées devant les instances judiciaires gabonaises et que des enquêtes sont en cours tant au Gabon qu'à Malte.

39-Elles contestent par ailleurs que ces faits leur soient imputables et soutiennent que la corruption d'un ou plusieurs agents publics d'un État n'est pas assimilable à une faute de l'État lui-même, les actes de corruption étant des infractions constitutives de fautes personnelles détachables de la fonction de celui qui les commet.

40-La République gabonaise et la commune de Libreville soutiennent ainsi être bien fondées à invoquer devant le juge de l'annulation des faits nouveaux non invoqués devant les arbitres et font valoir que c'est la nouvelle équipe à la tête de la Commune de Libreville qui a découvert les faits de corruption, et en particulier le courrier du 15 septembre 2012, après la reddition de la sentence, en juin 2018. Elles arguent qu'en tout état de cause, un moyen d'annulation fondé sur une violation de l'ordre public international de fond peut toujours être invoqué au stade du recours en annulation alors même que les faits étaient déjà connus pendant l'arbitrage sans être invoqué, sans être le cas en l'espèce. Elles ajoutent que le juge de l'annulation n'a pas à s'interroger sur la qualification pénale des faits mais seulement sur l'existence d'indices graves, précis et concordants de faits de corruption.

41-Elles contestent également l'application du principe de l'estoppel, au motif qu'aucune contradiction ne saurait être reprochée à la République gabonaise, que la République gabonaise ignorait lors de la procédure arbitrale les faits invoqués dans la présente instance au soutien de son moyen d'annulation et qu'en tout état de cause ce principe ne peut s'opposer au contrôle de la Cour sur la conformité d'une sentence à l'ordre public international.

42-En réponse, les sociétés Webcor ITP et GML font valoir que le moyen d'annulation fondé sur la corruption est irrecevable sur le fondement du principe de loyauté et du principe de l'estoppel, en raison de sa tardiveté, n'ayant pas été soulevé devant le tribunal arbitral, mais seulement postérieurement à la reddition de la Sentence, c'est à dire huit ans après la conclusion des contrats. Elles estiment que s'agissant de faits datant de 2012, la nouvelle équipe municipale arrivée en 2014 a nécessairement pu en avoir connaissance avant la reddition de la sentence en 2018. Elles ajoutent que les faits et arguments invoqués par la République gabonaise s'apparentent à une demande de révision de la sentence interdite au juge de l'annulation.

43-Elles contestent par ailleurs que le cadeau de mariage au maire de Libreville, M. X, puisse être un indice de corruption dès lors qu'il s'agit d'un cadeau d'usage après la signature du contrat-cadre et du bail emphytéotique, négocié par le maire sur habilitation de la commune, tandis que la convention fiscale a été conclue par le ministre de l'économie, de l'emploi et du développement durable.

44-Elles ajoutent que la République gabonaise et la Commune de Libreville n'apportent pas la preuve que le cadeau de mariage aurait été fait en vue de la signature des contrats et/ou de l'octroi des avantages fiscaux et douaniers, lesquels en toute hypothèse sont accordés par l'Etat et non par la Commune. Elles soulignent de plus que c'est le conseil municipal de la commune de Libreville qui a habilité le Maire, Monsieur X, à négocier et à signer le contrat-cadre et le bail emphytéotique et que c'est le gouvernement représenté par le Ministre de l'économie, de l'emploi et du développement durable qui a conclu la convention fiscale.

45-Les sociétés Webcor ITP et GML soulignent enfin qu'aucune plainte n'a été déposée des faits allégués, les procédures pénales évoqués par la République gabonaise et la commune de Libreville étant relatives à des faits distincts, à savoir l'allégation de production de faux documents dans la procédure arbitrale (pièce D-3).

SUR CE,

• Sur la recevabilité du grief ;

46-La défense de la conception française de l'ordre public international implique que le juge étatique chargé du contrôle puisse annuler la sentence dont l'exécution heurte cette conception alors même que le moyen tiré de l'ordre public n'avait pas été invoqué devant les arbitres et que ceux-ci ne l'avaient pas mis dans le débat.

47-L'irrecevabilité évoquée dans le corps de conclusions de la République Gabonaise et la Commune de Libreville, sans être au demeurant reprise dans le dispositif de leurs dernières au titre des prétentions, sera en tout état de cause rejetée.

• Sur le fond

48-La lutte contre la corruption est un objectif poursuivi, notamment, par la Convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption du 17 décembre 1997, entrée en vigueur le 15 février 1999, et par la Convention des Nations Unies contre la corruption faite à Merida le 9 décembre 2003, entrée en vigueur le 14 décembre 2005.

49-Suivant le consensus international exprimé par ces textes, la corruption d'agent public, qu'il soit national ou étranger, consiste à offrir à celui-ci, directement ou indirectement, un avantage indu, pour lui-même ou pour une autre personne ou entité, afin qu'il accomplisse ou s'abstienne d'accomplir un acte dans l'exercice de ses fonctions officielles, en vue d'obtenir ou de conserver un marché ou un autre avantage indu, en liaison avec des activités de commerce international.

50-La prohibition de la corruption d'agents publics est au nombre des principes dont l'ordre juridique français ne saurait souffrir la violation même dans un contexte international. Elle relève en conséquence de l'ordre public international.

51-Lorsqu'il est prétendu qu'une sentence donne effet à un accord des parties entaché de corruption, il appartient au juge de l'annulation, saisi d'un recours fondé sur l'article 1520, 5° du code de procédure civile, de rechercher en droit et en fait tous les éléments permettant de se prononcer sur l'illicéité alléguée de cet accord et d'apprécier si la reconnaissance ou l'exécution de la sentence viole de manière manifeste, effective et concrète l'ordre public international.

52-En l'espèce, il ressort des pièces versées que le 30 novembre 2009, M. X, en sa qualité de maire de Libreville, a écrit à M. Philippe B., « chef operating officer de Webcor » pour l'informer, « suite aux différents entretiens [qu'ils ont eus] être intéressé par la conclusion d'un bail emphytéotique en vue de la construction du Grand marché de la Peyrie ».

53-Par délibération en date du 27 janvier 2010 du conseil municipal de la commune de Libreville, le maire de Libreville a été « autorisé à négocier et à signer une convention de partenariat avec le groupe Webcor en vue poursuivre les négociations, les études et de signer un bail emphythéotique administratif pour la construction d'un marché sur le site des jardins de la Peyrie ».

54-M. X, maire de Libreville, était ainsi à l'initiative et au centre de ce projet, ce que rappelle en outre le contrat cadre signé le 12 juin 2010 entre la commune de Libreville représentée par son maireet la société Webcor ITP selon lequel « M. le maire de Libreville a proposé à son conseil municipal de faire procéder à l'aménagement sur le lieu dit « les jardins de la Peyrie » situé à Libreville d'un véritable marché avec toutes les commodités requises pour ce type d'édifice » et selon lequel le conseil municipal « a donné tous pouvoirs à son maire pour mener à son terme les opérations préparatoires à sa construction ».

55-Il est constant en outre que la conclusion de ce contrat cadre, du bail emphytéotique le 19 avril 2011 entre la Commune de Libreville et la société GML, représentée par M. Philippe B., ainsi que de la convention portant avantages fiscaux et douaniers signée le 16 novembre 2012 entre la République gabonaise et la société GML formaient un « ensemble contractuel » permettant au projet d'être mis en œuvre, comme cela ressort également expressément des termes du contrat cadre du 12 juin 2010 précité.

56-Il ressort cependant des pièces versées que par lettre datée du 15 septembre 2012, la société Webcor ITP, sous la signature de M. Philippe B., a confirmé au maire de Libreville qu'elle prenait en charge le coût financier de son voyage de noces dans les termes suivants : « Nous faisons suite à votre lettre n°['] du 30 août 2012 et à votre demande de concrétisation de votre cadeau de mariage ainsi que de modification d'itinéraire initial et avons le privilège de vous informer que nous avons pu donner suite à l'ensemble de vos demandes comme suit (...) ».

57-Ce « cadeau de mariage » comprend plusieurs billets d'avion en « Business Class » pour des trajets entre Libreville, Johannesburg, Durban et Cape Town pour le maire et son épouse, un service d'accueil VIP personnalisé, ainsi que le coût des séjours hôteliers à Cape Town à l'Hôtel Twelve Apostles, en « Suite Double avec petit déjeuner inclus et Arrangement spécial Lune de Miel "Heaveny Honeymoon Package" ».

58-Il est expressément précisé dans ce même courrier que « l'ensemble de ces prestations incluant les billets d'avions, les séjours hôteliers, les transferts et les services d'accueil personnalisés ont été entièrement pris en charge par notre groupe ».

59-Il est constant que ce « cadeau » a été concrétisé en septembre 2012, à une date à laquelle deux des conventions nécessaires à la mise en œuvre du projet de construction du grand marché avaient été signées et pour lesquelles l'accord de M. X, maire de Libreville était indispensable, celui-ci ayant reçu délégation de tous les pouvoirs du conseil municipal pour mener à bien ce projet par délibération de ce conseil du 27 janvier 2010.

60-En outre, M. X était aussi l'un des administrateurs de la société GML lors de sa constitution en décembre 2010.

61-A la date de « concrétisation » de ce cadeau, la convention dite « fiscale » permettant d'octroyer des exonérations fiscales et douanières à la société Webcor ITP et la société du GML était encore en négociation puisqu'elle n'a été signée que le 16 novembre 2012 étant observé que si cette convention a été passée entre la République du Gabon et la société GML, représentée par M. Philippe B., elle est aussi signée par le maire de Libreville, M. X de sorte que ce dernier n'a pu ne pas être impliqué dans le processus ayant conduit à la décision prise par le gouvernement en faveur du projet.

62-Un tel « cadeau » permettant le financement d'un voyage personnel du maire de Libreville, fût-il consenti au vu et au su de tous, ce qui n'est pas au demeurant établi dès lors que la République du Gabon expose sans être contredite sur ce point que le courrier n°000292/CL/SG/DGAAJ, écrit sur papier officiel de la mairie et émanant du maire au terme duquel celui-ci entend concrétiser la prise en charge de son voyage de noces par la société Webcor, n'a pu être retrouvé dans les archives de la mairie, ainsi que cela résulte d'une lettre du maire actuel, M. M'B., à la Direction Générale des Contre-Ingérences et de la Sécurité Militaire du 8 février 2021 , constitue un indice sérieux de corruption entachant les conditions d'élaboration, de signature et de mise en oeuvre de l'ensemble contractuel constitué par le contrat-cadre, le Bail et la Convention fiscale.

63-Il convient de rappeler en outre qu'il n'entre pas dans la mission de la cour de rechercher si les faits de corruption sont établis et/ou de déclarer telle ou telle personne coupable de ce délit en application des dispositions pénales d'un ordre juridique national, mais seulement de rechercher si la reconnaissance ou l'exécution de la sentence méconnaît l'objectif de lutte contre la corruption en ce que la condamnation prononcée par cette sentence aurait pour effet de financer ou de rémunérer une activité de corruption.

64-La présente instance n'ayant nullement pour objet le prononcé de sanctions pénales, la défenderesse ne peut non plus utilement soutenir qu'elle n'aurait pas été mise en mesure de répondre à l'accusation d'avoir commis, en des lieux et à des dates déterminés, des faits de corruption d'un ou de plusieurs agents publics précisément identifiés.

65-Il peut être relevé en tout état de cause que des poursuites pénales sont en cours dès lors qu'une plainte a été déposée le 13 juillet 2018 par les autorités du Gabon auprès du procureur de la République de Libreville contre notamment la société Webcor, la société GML et Monsieur Philippe B. pour des soupçons de faux et usage de faux dans le cadre de la mise en œuvre du projet de grand marché.

66-Il résulte en outre d'une réponse du procureur de la République en date du 7 janvier 2021 à une demande de communication de pièces de la procédure que cette procédure est toujours en cours, et qu'une demande d'entraide judiciaire a été présentée auprès des autorités Maltaises pour « corruption d'agent public étranger en la personne de M. Jean-François N. E. qui était à l'époque des faits maire de la commune de Libreville et auparavant monsieur le Premier ministre du gouvernement de la république gabonaise ».

67-En l'état de l'ensemble de ces éléments, dont le tribunal arbitral n'avait pas connaissance au jour de la sentence, la sentence rendue le 21 juin 2018, ne peut entrer dans l'ordre juridique français alors qu'en indemnisant les sociétés Webcor ITP et GML du préjudice qu'elles auraient subis a en réparation des pertes causées et du gain manqué par l'effet de la résiliation unilatérale des trois conventions précitées, la reconnaissance ou l'exécution en France de cette sentence permet à la société Webcor ITP et la société du GML de retirer les bénéfices du pacte corruptif de sorte qu'elle méconnaît la conception française de l'ordre public international.

68- Il convient en conséquence d'annuler la sentence.

Sur le caractère abusif du recours en annulation

69-Les sociétés Webcor ITP et GML font valoir que l'action portée devant la Cour est abusive et dilatoire dès lors que les allégations de corruption visent à porter atteinte à l'honneur du Groupe Webcor et à Monsieur Philippe B., à la tête du groupe.

70-En réponse, la République gabonaise et la commune de Libreville font valoir que la violation de l'ordre public international est, ici, un moyen suffisamment sérieux et étayé pour que la cour ne voit ni « malice » ni « mauvaise foi » dans cette action.

SUR CE,

71-L'exercice d'une action en justice constitue par principe un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à des dommages et intérêts qu'en cas de faute susceptible d'engager la responsabilité civile de son auteur.

72-En l'espèce, au regard de l'accueil réservé à l'action de la République Gabonaise et la Commune de Libreville, la société Webcor ITP et la société du GML seront déboutées de leur demande à ce titre.

Sur les autres demandes

73-Il y a lieu de condamner la société Webcor ITP et la société du GML, parties perdantes, aux dépens.

74-En outre, elles doivent être condamnées in solidum à verser à la République Gabonaise et la Commune de Libreville, qui ont dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir leurs droits, une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme globale de 50 000 euros.

IV- DISPOSITIF

Par ces motifs, la cour,

1-Annule la sentence rendue à Paris le 21 juin 2018 sous l'égide de la Cour Internationale d'Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale ;

2-Condamne la société Webcor ITP et la société du GML à payer in solidum à la République Gabonaise et la Commune de Libreville la somme globale de 50 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

3-Déboute pour le surplus ;

4-Condamne la société Webcor ITP et la société du GML aux dépens.