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Décisions

CEDH, sect. 5, 30 mars 2023, n° 29854/22

COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

ARRET

PARTIES

Demandeur :

François Ruffin, Association Fakir

Défendeur :

La France

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Guyomar

Juges :

Gnatovskyy

Avocat(s) :

Me Uzan-Sarano

CEDH n° 29854/22

30 mars 2023

La Cour européenne des droits de l’homme cinquième section, siégeant le 30 mars 2023 en un comité composé de :

 Carlo Ranzoni, président,
 Mattias Guyomar,
 Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête no 29854/22 contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. François Ruffin (« le requérant »), né en 1975 et résidant à Amiens, et la requête no 29863/22 contre la République française et dont une association de droit français, l’association Fakir (« la requérante »), représentés par Me C. Uzan-Sarano, avocat à Paris, ont saisi la Cour le 13 juin 2022 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de joindre les deux requêtes,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

OBJET DE l’AFFAIRE

1.  Les requêtes concernent la conclusion d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP, paragraphes 13 à 15 ci-dessous) dans le litige opposant le requérant et la requérante au groupe LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton SE (LVMH) qui les a fait surveiller. Ils dénoncent un mécanisme judiciaire inapproprié à la protection de leurs droits garantis par les articles 6, 8 et 10 de la Convention ainsi que par l’article 1 du Protocole no 1.

2.  Le premier requérant, François Ruffin, est député, journaliste et fondateur de l’association Fakir, la seconde requérante, qui édite un journal du même nom. En 2015, le requérant réalisa, avec le soutien de la seconde requérante, un film documentaire satirique intitulé « Merci Patron ! » relatif à la politique de délocalisation du groupe LVMH.

3.  Alors que, depuis 2013, LVMH avait conclu un contrat de consultant avec B.S., ancien directeur du renseignement intérieur, aux fins d’assistance dans la lutte contre la contrefaçon et d’autres risques pour l’entreprise, ce dernier, dans le cadre de sa mission, disposa d’informateurs au sein du journal Fakir, permettant de surveiller, entre 2015 et 2016, les actions de l’association requérante et celles de ses membres.

4.  Les 21 et 24 juin 2020, le requérant et la requérante se constituèrent parties civiles auprès du juge d’instruction saisi de l’information judiciaire ouverte à l’encontre de B.S. et de LVMH.

5.  Le 2 décembre 2021, le juge d’instruction communiqua le dossier au procureur de la République aux fins de réquisitions sur la mise en œuvre d’une procédure de CJIP à l’encontre de LVMH. Le même jour, le procureur informa l’avocat du requérant et de la requérante, par courriel, de la décision de recourir à une CJIP et lui demanda de transmettre les éléments relatifs à l’étendue et la réalité de leur éventuel préjudice dans un délai de dix jours. Aucun élément de réponse ne fut apporté à cette demande, l’avocat indiquant être à cette date en arrêt de travail.

6.  Le 3 décembre 2021, le procureur requit la mise en œuvre de la CIJP et une ordonnance de renvoi à cette fin fut prise.

7.  Le 15 décembre 2021, LVMH déclara accepter la proposition de CIJP portant sur des faits susceptibles de recevoir la qualification de trafic d’influence, et sur des faits connexes objets de la présente espèce ainsi décrits :

« Il était par ailleurs reproché à B.S. les conditions de son intervention face aux agissements de l’association Fakir.

Alors que certains membres de cette association menaient depuis plusieurs semaines des actions de déstabilisation à l’encontre du groupe LVMH dans le cadre de la réalisation du film « Merci Patron » et qu’il lui était prêté d’envisager de perturber l’assemblée générale de LVMH, P.G. avait chargé B.S. d’investiguer sur cette association et de préserver la tenue et la sécurité de l’assemblée générale. Il apparaissait que B.S., en lien avec P.G. et L.M., avait alors fait appel à la société 12 F dirigée par H.S., lequel avait pour sa part conclu un contrat avec la société JCB consulting dirigée par JCB, lequel aurait disposé, sans agrément, d’informateurs au sein de Fakir.

Avaient ainsi été obtenues des informations sur les actions projetées par Fakir, informations à partir desquelles étaient organisées des surveillances des membres de cette association lors des assemblées générales, certaines de ces surveillances étant réalisées par des personnes ne disposant d’aucun agrément (...). Des données personnelles des membres de l’association ainsi qu’une captation partielle d’une copie du film « Merci patron » avaient pu ainsi être collectées.

Le ministère public considère que ces faits, connexes au précédents [affaire dite Hermès mettant en cause B.S. pour des faits de trafic d’influence, compromission et recel de violation du secret professionnel ou de l’enquête] sont susceptibles de recevoir la qualification de complicité, par instigation, de collecte frauduleuse de données à caractère personnel, d’exercice illégal de professions réglementées relevant des activités de sécurité privée, d’exercice illégal d’agent de recherches privées et d’atteinte à la vie privée. »

La CJIP, en sa partie « Réparation du préjudice des parties civiles », précisait que l’avocat du requérant et de la requérante avait laissé expirer le délai de dix jours au terme duquel ils pouvaient formuler leur demande d’indemnisation.

8.  Le même jour, le procureur saisit le président du tribunal judiciaire (TJ) de Paris d’une requête en validation de la CIJP et convoqua cet avocat à l’audience de validation fixée au 17 décembre 2021.

9.  À l’issue de l’audience, le président du TJ rendit une ordonnance de validation de la CJIP moyennant le versement par LVMH de 10 millions d’euros au Trésor public. Aucune somme ne fut allouée au requérant et à la requérante au titre de la réparation de leur préjudice, en l’absence de demande à ce titre.

10.  Le 22 décembre 2021, ils formèrent chacun un appel et un pourvoi en cassation contre l’ordonnance du 17 décembre 2021. Devant la cour d’appel (CA) de Paris et devant la Cour de cassation, ils déposèrent des questions prioritaires de constitutionalité (QPC) relatives à la conformité de la CJIP avec le principe d’égalité devant la loi et devant la justice, le principe du respect des droits de la défense et le droit au recours effectif.

11.  Par deux arrêts du 31 mai 2022, la CA déclara leurs appels-nullité irrecevables, l’ordonnance de validation de la CJIP n’étant pas susceptible de recours (paragraphe 14 ci-dessous), et, en conséquence les QPC sans objet. Dans son rappel de la procédure, elle indiqua que « lors de l’audience du 17 décembre 2021, la présidente du tribunal (...) a fait état d’une demande de renvoi formulée par l’avocat [du requérant et de la requérante], étant précisé que, devant la cour, les avocats de LVMH ont indiqué que cette demande avait été abandonnée, ce qui ne figure pas dans les notes mais n’a pas été contesté par les parties civiles » et, également, qu’au « cours de l’audience d’homologation, le requérant et son conseil indiquaient être opposés au principe de cette CJIP, arguant de la nécessité d’un débat public compte tenu de la gravité des faits, de l’atteinte à la presse et dénonçant un commerce de l’indulgence. Ils ne formulaient aucune demande indemnitaire, [le requérant] indiquant ne pas souhaiter recevoir de l’argent de la société LVMH ».

12.  Par une ordonnance du 15 février 2022, la Cour de cassation déclara les pourvois non-admis et les QPC sans objet pour les mêmes raisons.

LE DROIT INTERNE PERTINENT

13.  La CJIP est un outil de justice transactionnelle introduit en droit français par la loi no 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. Elle consiste, avant la mise en mouvement de l’action publique, en la conclusion d’une convention entre le procureur de la République et une personne morale mise en cause pour des délits d’atteinte à la probité, soit des faits de corruption, de trafic d’influence ou de fraude fiscale, leur blanchiment, ainsi que pour des infractions connexes (article 41-1-2 I du code de procédure pénale, CPP). En 2020, elle a été étendue aux délits environnementaux. La CJIP peut également intervenir au stade de l’information judiciaire (article 180-2 du CPP). La convention passée impose une ou plusieurs obligations à la personne morale, comme le versement d’une « amende d’intérêt public » au Trésor public, la mise en œuvre d’un programme de mise en conformité et la réparation du dommage causé par l’infraction lorsque la victime est identifiée. Lorsqu’il propose la conclusion d’une CJIP, le procureur informe la victime de sa décision et fixe le délai dans lequel celle-ci peut lui transmettre tout élément de nature à établir la réalité et l’étendue de son préjudice (article 42-1-2 I et R. 15-33-60-1 du CPP).

14.  Si la personne morale donne son accord à la proposition de convention, le procureur de la République saisit par requête le président du TJ aux fins de validation. Après une audience publique au cours de laquelle la personne morale et les victimes sont entendues, le président prend la décision de valider ou non la proposition de convention. Sa décision n’est pas susceptible de recours. La convention n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation. Elle n’est pas inscrite au bulletin no 1 du casier judiciaire (articles 42-1-2 II du CPP).

15.  Si le président du tribunal ne valide pas la proposition de convention, si la personne morale mise en cause se rétracte ou si elle ne justifie pas de l’exécution des obligations prévues, le procureur met en mouvement l’action publique, sauf élément nouveau. La prescription est suspendue pendant la durée de l’exécution de la convention. L’exécution des obligations prévues par la convention éteint l’action publique. Elle ne fait cependant pas échec au droit des personnes ayant subi un préjudice du fait des manquements constatés, sauf l’État, de poursuivre la réparation de leur préjudice devant la juridiction civile (article 41-1-2 III et IV du CPP).

APPRÉCIATION DE LA COUR

16.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant et la requérante soutiennent que l’absence de recours disponible contre l’ordonnance de validation de la CJIP viole leur droit à un recours juridictionnel effectif. Ils se plaignent également d’une atteinte à leurs droits de la défense ainsi qu’aux principes du contradictoire et de l’égalité des armes aux motifs que la CJIP confère au ministère public et à la partie poursuivie des prérogatives excessives, au détriment des parties civiles et du respect de l’équité et des équilibres fondamentaux de la procédure pénale. Invoquant les articles 8 et 10 de la Convention, le requérant et la requérante soutiennent que la CJIP a eu pour objet de couvrir des faits censément délictueux d’espionnage privé et d’infiltration d’un organe de presse qui ont porté atteinte de manière injustifiée et disproportionnée à leurs droits au respect de la vie privée et à la liberté d’expression. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, ils se plaignent de n’avoir pas pu faire valoir leur droit à indemnisation, faute d’avoir été mis à même de faire état de leur préjudice, et faute pour la CJIP de prévoir le montant et les modalités de la réparation des dommages causés aux parties civiles.

17.  La Cour rappelle que si la Convention ne garantit pas en tant que tel un droit à faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers, le droit interne peut garantir à la victime d’une infraction le droit d’intenter une action civile pour demander réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi, en l’autorisant à se constituer partie civile à la procédure pénale. Il s’agit de l’une des voies envisageables pour assurer la réparation du préjudice dans le cadre d’une action civile (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004I, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §194, 25 juin 2019).

18.  Par ailleurs, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 195).

19.  Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans une décision unique.

20.  En l’espèce, à supposer l’article 6 § 1 de la Convention applicable à la procédure de CJIP, au vu de l’acte de constitution de partie civile du requérant et de la requérante et alors qu’ils allèguent ne pas avoir renoncé à leur droit de demander réparation de leur préjudice (paragraphes 5 et 11 cidessus), la Cour ne relève aucune apparence de violation du droit d’accès à un tribunal pour les raisons suivantes.

21.  Elle constate, en premier lieu, que la CJIP et l’ordonnance de validation de celle-ci indiquent que le requérant et la requérante, qui étaient tous deux assistés d’un avocat, n’ont pas exercé leur droit de demander réparation du préjudice résultant de l’infraction dont ils auraient été victimes (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). Ils disposaient pourtant de ce droit avant et pendant l’audience de validation de la CJIP et n’apportent pas d’explications convaincantes sur les raisons de son non-usage.

22.  Elle relève, en second lieu, que le droit interne prévoit expressément que l’exécution d’une CJIP ne fait pas échec au droit des victimes des manquements constatés de poursuivre la réparation de leur préjudice devant la juridiction civile (paragraphe 15 ci-dessus). Or, rien au dossier n’indique que le requérant et la requérante étaient empêchés d’exercer des recours contre les dirigeants de LVMH ou contre B.S. sur le fondement de la responsabilité civile pour obtenir une décision sur le fond de leurs prétentions civiles et une réparation. La Cour rappelle à cet égard que ce qui importe dans une affaire donnée en cas d’absence ou d’abandon des poursuites et, donc, d’obstacle à l’examen d’une constitution de partie civile intervenue dans le cadre d’une procédure pénale, c’est que le requérant dispose d’autres voies de recours pour faire valoir ses droits civils. Si tel est le cas, elle conclut à l’absence de violation du droit d’accès à un tribunal (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 198, Nikolov c. Bulgarie (déc.), no 39672/03, 28 septembre 2010).

23.  Au vu des deux éléments qui précèdent, la Cour conclut que le requérant et la requérante ne se sont pas vu privés de l’accès à un tribunal pour faire statuer sur leurs droits de caractère civil, et par voie de conséquence, d’une procédure équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Pour les mêmes raisons, ils ne sauraient se plaindre, sous l’angle des autres dispositions invoquées de la Convention et du Protocole no 1, que le cadre juridique appliqué ne leur a pas offert une protection suffisante contre les actes dont ils ont fait l’objet et une réparation de leurs préjudices.

24.  Partant, les requêtes doivent être rejetées pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 et 4 a) de la Convention.