Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 13 septembre 2023, n° 21/07514

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Schneider Electric France (SAS)

Défendeur :

Presto Cosy (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Dallery

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Fischer, Me Delay Peuch, Me Benhamou

T. com. Lyon, du 6 avr. 2021, n° 2019J01…

6 avril 2021

FAITS ET PROCEDURE

La SAS Schneider Electric France, historiquement implantée dans le bassin grenoblois, est spécialisée dans le développement, la fabrication et la commercialisation d'équipements pour la gestion de l'énergie, de la distribution électrique, de produits de contrôle et d'automatisme industriels, de systèmes et solutions pour les marchés de la gestion électrique des bâtiments, des data centers et des réseaux, de l'énergie et des infrastructures, de l'industrie et du bâtiment résidentiel.

La SARL Presto Cosy est une très petite entreprise de conciergerie qui fournit, en contractant directement avec divers sous-traitants, des services de proximité (pressing, livraison de fruits et légumes, repassage, livraisons diverses, entretien du véhicule, coiffure).

Par contrat du 16 juin 2010 conclu à compter du 1er juillet 2010 pour une durée de trois ans tacitement renouvelables par tranches annuelles avec faculté de résiliation impliquant le respect d'un préavis de trois mois (article 6), la SARL Presto Cosy s'est engagée à exécuter diverses prestations de services de proximité au bénéfice des salariés de la SAS Schneider Electric France. Cet acte, qui ne stipulait initialement aucune contrepartie financière, était complété le 1er janvier 2016 par un accord non écrit prévoyant le paiement par la seconde au profit de la première d'une somme mensuelle comprise entre 13 536,76 euros et 16 814,62 euros. Le partenariat commercial s'étendait à onze sites de la SAS Schneider Electric France, tous situés dans le bassin grenoblois.

Par courrier du 10 octobre 2017, la SAS Schneider Electric France informait la SARL Presto Cosy du lancement en mars 2018 d'une procédure d'appel d'offres pour aménager les modalités et les conditions d'attribution du marché relatif à la conciergerie.

Par lettre du 21 décembre 2018 la SAS Schneider Electric France rompait la relation contractuelle avec un préavis expirant à la date de prise d'effet du contrat conclu avec le prestataire retenu au terme de l'appel d'offres.

Ce dernier, reporté, était lancé le 17 mai 2019 et était remporté par la société concurrente Zen & Bien pour les sites de [Localité 5], [Localité 4] et [Localité 6], ce dont la SARL Presto Cosy était informée par courrier du 18 juin 2019, le préavis expirant le 30 juin 2019.

Dénonçant une rupture brutale de leurs relations commerciales établies par la SAS Schneider Electric France, la SARL Presto Cosy a, par acte d'huissier signifié le 14 octobre 2019, assigné cette dernière devant le tribunal de commerce de Lyon en réparation de ses préjudices.

Par jugement du 6 avril 2021, le tribunal de commerce de Lyon a statué en ces termes :

- "Dit que la date de départ du préavis sera le 21 décembre 2018 ;

- Condamne la société SCHNEIDER ELECTRIC FRANCE à payer la somme de 100.000 € à la société PRESTO SERVICE outre intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2019 ;

- Rejette la demande de la société PRESTO COSY concernant les dommages et intérêts en réparation de son préjudice.

- Rejette la demande de la société SCHNEIDER ELECTRIC France concernant la communication des contrats de la société PRESTO COSY.

- Dit les parties mal fondées quant au surplus de leurs demandes, fins et conclusions et les en déboute respectivement.

- Ordonne l'exécution provisoire de la présente décision nonobstant appel et sans caution.

- Condamne société SCHNEIDER ELECTRIC France à verser la somme de 3000 € à la société PRESTO COSY au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

- Condamne la société SCHNEIDER ELECTRIC FRANCE aux entiers dépens de l'instance".

Par déclaration reçue au greffe le 16 avril 2021, la SAS Schneider Electric France a interjeté appel de ce jugement.

Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 10 janvier 2022, la SAS Schneider Electric France demande à la cour :

- à titre principal :

* d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Lyon du 6 avril 2021 en ce qu'il a jugé brutale la rupture des relations commerciales entre la SAS Schneider Electric France et la SARL Presto Cosy ;

* d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Lyon du 6 avril 2021 en ce qu'il a jugé que la date de départ du préavis était fixée au 21 décembre 2018 ;

* d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Lyon du 6 avril 2021 en ce qu'il a condamné la SAS Schneider Electric France à payer la somme de 100 000 euros à la SARL Presto Cosy outre les intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2019 en raison de la brusque rupture des relations établies ;

* d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Lyon du 6 avril 2021 en ce qu'il a rejeté la demande de la communication des contrats avec les prestataires de la SARL Presto Cosy ;

* de débouter la SARL Presto Cosy de l'ensemble de ses demandes et de son appel indicent ;

- en toute hypothèse, de condamner la SARL Presto Cosy à payer à la SAS Schneider Electric France la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les entiers dépens.

En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 24 février 2022, la SARL Presto Cosy demande à la cour :

- sur la rupture brutale des relations commerciales établies :

* de confirmer le jugement en ce qu'il a :

° retenu comme point de départ de la relation la date du 16 juin 2010 ;

° jugé que "le caractère suivi et habituel (de la relation) qui permettait à la société PRESTO COSY d'anticiper légitimement pour l'avenir d'une certaine continuité du flux d'affaires avec la société SCHNEIDER ELECTRIC FRANCE assurant la conciergerie du bassin grenoblois" et que "cette situation démontre le caractère certain des relations commerciales établies suivies depuis neuf années" ;

° jugé que "la date de départ du préavis sera le 21 décembre 2018" et que celle-ci doit être qualifiée de brutale ;

° jugé que "les relations commerciales ont été rompues entre les deux sociétés à l'initiative de la société SCHNEIDER ELECTRIC FRANCE avec un préavis qui ne tenait pas compte de la durée de la relation commerciales établie".

* y ajoutant, juger que le préavis n'a pas tenu compte des autres critères précités, et notamment de l'état de dépendance économique dans laquelle était la SARL Presto Cosy, malgré elle, vis-à-vis de l'appelante ;

* juger que la SARL Presto Cosy était fondée à se prévaloir d'un préavis minimum d'une durée de 18 mois ;

* d'infirmer le jugement en ce qu'il a alloué une indemnité de 100 000 euros ;

Jugeant à nouveau, de condamner la SAS Schneider Electric France à payer à la SARL Presto Cosy la somme de 248 107 euros au titre de l'indemnisation d'un préavis de 18 mois avec intérêts au taux légal à compter de la date de l'assignation, soit à compter du 14 octobre 2019 ;

* de confirmer en tout état de cause le jugement en ce qu'il a rejeté la demande d'injonction à communication de contrats ;

- sur la procédure d'appel d'offres :

* d'infirmer le jugement du tribunal de commerce de Lyon en ce qu'il a rejeté les demandes de la SARL Presto Cosy du fait du comportement déloyal dans la procédure d'appel d'offres ;

* statuant à nouveau, de condamner la SAS Schneider Electric France à payer à la SARL Presto Cosy la somme de 50 000 euros de dommages et intérêts en réparation de son préjudice au titre de son comportement déloyal et fautif dans la procédure d'appel d'offres ;

- sur les frais irrépétibles et les dépens, de :

* confirmer le jugement déféré en ce qu'il a condamné l'appelante au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens ;

* y ajoutant, condamner la SAS Schneider Electric France à payer la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles de la procédure d'appel ;

* condamner la SAS Schneider Electric France aux entiers dépens, et dire que, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, Maître Franck Benhamou pourra recouvrer directement les frais dont il a fait l'avance sans en avoir reçu provision.

Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 16 mai 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

MOTIVATION

1°) Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

Moyens des parties,

Au soutien de ses prétentions, la SAS Schneider Electric France expose que, si la relation commerciale était effectivement établie, la date de la rupture est le 10 octobre 2017, jour de la notification à la SARL Presto Cosy de son intention de procéder à un appel d'offres, ses reports successifs étant sans incidence puisqu'ils ne remettaient pas en cause son principe et que la SARL Presto Cosy n'a effectué aucun investissement supplémentaire pendant cette période. Elle ajoute que cette dernière n'était liée par aucune exclusivité et qu'elle l'a régulièrement incitée à diversifier sa clientèle, le bassin grenoblois étant très dynamique, tout en l'aidant dans son développement en lui accordant une subvention non stipulée dans le contrat du 16 juin 2010. Elle en déduit que sa dépendance économique était choisie et non subie et qu'elle n'est de ce fait pas un critère pertinent pour apprécier la durée du préavis suffisant. Elle précise que la poursuite des relations pendant un délai de préavis plus long que celui initialement notifié n'est pas fautive et n'est pas de nature à laisser croire à la SARL Presto Cosy que les relations se poursuivraient aux conditions antérieures. Elle en conclut que le préavis de vingt mois accordés était suffisant et qu'il en est de même, à supposer que l'appréciation du tribunal soit pertinente, de celui de six mois qui a couru à compter de la notification du 21 décembre 2018. Subsidiairement, elle explique que la SARL Presto Cosy, qui ne peut poursuivre que l'indemnisation du préjudice né de la brutalité de la rupture et non de la rupture elle-même et ne peut prétendre au paiement de sa perte de chiffre d'affaires, ne justifie pas de sa marge brute. Elle ajoute que la communication des contrats conclus par la SARL Presto Cosy avec ses différents sous-traitants est nécessaire à la détermination de son préjudice et que leur confidentialité peut être préservée par application des articles L. 153-1 et 2 du code de commerce.

En réponse, la SARL Presto Cosy précise que la relation a débuté le 16 juin 2010 et a été rompue, non par le courrier du 10 octobre 2017 qui ne notifie pas de manière univoque la fin des relations contractuelles et ne précise pas la durée du préavis accordé, mais par la lettre du 21 décembre 2018 avec un préavis initial de trois mois prorogés de trois mois le 6 mars 2019. Elle ajoute que la SAS Schneider Electric France s'est montrée déloyale en lui laissant entendre que les relations se poursuivraient en repoussant deux fois l'organisation de l'appel d'offres et en sollicitant d'elle des investissements supplémentaires. Elle en déduit que, au regard de la durée de la relation (9 ans et 1,5 mois), de son état de dépendance économique (75 % de son chiffre d'affaires était réalisé avec la SAS Schneider Electric France) et de l'exclusivité dont elle bénéficiait au sein de la SAS Schneider Electric France, acteur d'envergure, et des investissements réalisés à sa demande, elle aurait dû se voir accorder un préavis de 18 mois. Elle précise à ce titre n'avoir perçu aucune subvention mais la juste rémunération de ses services et que son refus de devenir sous-traitante de l'entreprise ayant remporté l'appel d'offres est sans incidence. Elle ajoute que son état de dépendance économique était subi au regard de ses vaines démarches pour se diversifier. Elle soutient que son préjudice, déterminé par application de son taux de marge brute au chiffre d'affaires moyen des trois années précédant la rupture, atteint la somme de 210 591,90 euros. Elle indique les contrats conclus avec ses sous-traitants, couverts par le secret des affaires, sont sans intérêt pour la solution du litige.

Réponse de la cour

En application de l'article L 442-6 I 5° du code de commerce dans sa version applicable au litige, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels. A défaut de tels accords, des arrêtés du ministre chargé de l'économie peuvent, pour chaque catégorie de produits, fixer, en tenant compte des usages du commerce, un délai minimum de préavis et encadrer les conditions de rupture des relations commerciales, notamment en fonction de leur durée. Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure.

Au sens de ce texte, la relation, notion propre du droit des pratiques restrictives de concurrence qui n'implique aucun contrat (en ce sens, Com., 9 mars 2010, n° 09-10.216) et n'est soumise à aucun formalisme quoiqu'une convention ou une succession d'accords poursuivant un objectif commun puisse la caractériser, peut se satisfaire d'un simple courant d'affaires, sa nature commerciale étant entendue plus largement que la commercialité des articles L. 110-1 et suivants du code de commerce comme la fourniture d'un produit ou d'une prestation de service (en ce sens, Com., 23 avril 2003, n° 01-11.664). Elle est établie dès lors qu'elle présente un caractère suivi, stable et habituel laissant entendre à la victime de la rupture qu'elle pouvait raisonnablement anticiper, pour l'avenir, une certaine continuité du flux d'affaires avec son partenaire commercial (en ce sens, Com., 15 septembre 2009, n° 08-19.200 qui évoque "la régularité, le caractère significatif et la stabilité de la relation commerciale").

Par ailleurs, L. 442-6 I 5° du code de commerce sanctionne non la rupture, qui doit néanmoins être imputable à l'agent économique à qui elle est reprochée, mais sa brutalité qui résulte de l'absence de préavis écrit ou de préavis suffisant. Ce dernier, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, soit pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une solution de remplacement. Les critères pertinents sont notamment l'ancienneté des relations et les usages commerciaux, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, l'éventuelle exclusivité des relations et la spécificité du marché et des produits et services en cause ainsi que tout obstacle économique ou juridique à la reconversion. La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale).

La SAS Schneider Electric France ne conteste pas le caractère établi de la relation. Les parties s'opposent néanmoins sur la date d'appréciation de la durée du préavis suffisant. Au regard de la fonction du préavis, période nécessaire à l'entreprise subissant la rupture pour aménager la poursuite de son activité malgré la perte de son partenaire commercial, cette dernière est celle de la notification de la rupture qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au second de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.

A ce titre, le courrier du 10 octobre 2017 (pièce 3 de la SAS Schneider Electric France ayant pour objet l' "aménagement des modalités et conditions d'attribution du marché relatif aux activités de conciergerie exercées sur les sites Schneider Electric du bassin grenoblois") ne comporte pas la notification d'une rupture puisque, s'il promet le recours à un appel d'offres en mars 2018 et encourage la SARL Presto Cosy à diversifier d'ici là son portefeuille clients pour réduire son importante dépendance à son égard, il ne précise pour autant pas la date de cessation des relations commerciales. Le démarrage effectif de l'activité avec le nouveau partenaire en juillet 2018 n'était d'ailleurs présenté que comme un objectif, par hypothèse susceptible de ne pas être atteint et de ce fait incertain, ce qu'ont confirmé ses reports successifs sine die par la SAS Schneider Electric France (pièces 21 et 22 de l'intimée). Le courrier du 6 décembre 2017, qui rappelle le recours prochain à un appel d'offres, n'y ajoute rien sur ce point (pièce 4 de l'appelante). Ce n'est que par sa lettre du 21 décembre 2018, dont la différence dans le libellé de l'objet révèle l'apport décisif (même pièce : "dénonciation du contrat en cours"), que la SAS Schneider Electric France a clairement notifié la rupture, effective, dans un premier temps, au 31 mars 2019. La suffisance du préavis accordé, qui est en réalité de trois mois et non de six mois puisque les éléments postérieurs à la notification de la rupture ne peuvent être pris en compte pour déterminer sa durée (en ce sens, Com, 1er juin 2022, n° 20-18960), doit être appréciée à cette date.

La relation a débuté le 1er juillet 2010 (article 6 du contrat, pièce 2 de la SARL Presto Cosy) et a duré huit ans, cinq mois et trois semaines au jour de la notification de la rupture. Ainsi que le précise le courrier du 10 octobre 2017, la SARL Presto Cosy bénéficiait d'une exclusivité non de droit mais de fait sur les sites grenoblois, dont le nombre était limité à deux dans le contrat mais progressivement porté à onze. L'activité de la SARL Presto Cosy avec la SAS Schneider Electric France représentait depuis 2012 71 % à 81 % de son chiffre d'affaires total, la moyenne sur les trois dernières années précédant la rupture s'établissant à 74,67 % (pièces 23 et 24 de la SARL Presto Cosy), part non contestée par la SAS Schneider Electric France.

A ce titre, l'état de dépendance économique, pour l'essentiel défini pour les besoins de l'application de l'article L. 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat mais devant être apprécié de manière uniforme en tant que situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'élément d'évaluation de la durée du préavis éludé, s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété de la marque du fournisseur, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires du revendeur, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres fournisseurs des produits équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).

La SAS Schneider Electric France, qui a d'ailleurs motivé le recours à l'appel d'offres par la nécessité de réduire la dépendance économique de la SARL Presto Cosy à son égard (pièce 3 de l'appelante : "il nous semble ['] que les modalités de notre collaboration, inchangées depuis 2010, ne correspondent plus à l'ampleur qu'a pris cette activité [']. La croissance de l'activité de Presto Cosy au sein des établissements SE n'a pas donné lieu au développement de votre portefeuille de clients de sorte que Schneider Electric représente l'essentiel de votre chiffre d'affaires ce qui est tout à fait contraire à nos règles de bonne gestion des achats"), a rapidement envisagé cette difficulté et a proposé son assistance à la SARL Presto Cosy pour trouver de nouveaux contractants (sa pièce 3, courriel du 19 novembre 2012). Cette dernière n'est pas restée passive, la SAS Schneider Electric France, qui critique la force probante de ses pièces 25 et 26 mais pas 3, ne contestant pas la réalité d'un démarchage des différents prospects qu'ils avaient identifiés ensemble (même pièce). Et, si l'attestation de sa gérante (pièce 25 de la SARL Presto Cosy), document établi pour son compte et par elle-même par une personne ne pouvant avoir la qualité de témoin puisqu'elle est sa représentante légale, n'a aucun intérêt probatoire en présence d'une contestation, les douze courriels et courriers envoyés entre février 2011 et septembre 2018, dont le caviardage partiel n'empêche pas l'exploitation puisque les noms de domaine des adresses électroniques permettent systématiquement d'identifier l'entreprise démarchée, prouvent que la SARL Presto Cosy a activement, quoique vainement, cherché à diversifier sa clientèle (sa pièce 26). Aussi, peu important l'attractivité économique et le dynamisme du bassin grenoblois qui n'est pas contestée, l'absence de diversification de ses partenariats ne lui est pas imputable, pas plus qu'elle ne peut être reprochée à la SAS Schneider Electric France à raison de ses alertes et de ses diligences. Son état de dépendance économique, particulièrement important, n'était pas choisi mais subi. De fait, au regard de l'envergure de la SAS Schneider Electric France, la SARL Presto Cosy, très petite entreprise, ne pouvait que très difficilement, même en se limitant à son rôle d'intermédiaire avec des sous-traitants, préserver son volume d'activité avec celle-ci tout en contractant avec de nouveaux prospects.

En revanche, la SARL Presto Cosy ne démontre pas que la SAS Schneider Electric France ait exigé d'elle de nouveaux investissements à compter de 2017. En effet, le courriel du 24 octobre 2018 évoque une modification d'horaires sans accroissement du temps de présence sur sites et l'utilisation d'une "marque blanche" pour les slides et les points d'accueil, changement de peu d'importance et dont les conséquences ne sont quoiqu'il en soit pas quantifiées par la SARL Presto Cosy (sa pièce 5). Et, rien n'établit que les prestations facturées entre septembre 2017 et février 2019 soient inhabituelles à l'échelle de la relation ou impliquent des investissements spécifiques qui ne seraient pas immédiatement compensés par les règlements effectués (sa pièce 30).

Contrairement à ce que soutient la SARL Presto Cosy, qui ne peut se plaindre du maintien des conditions habituelles de la relation commerciale après l'annonce de l'organisation d'un appel d'offres et pendant l'exécution du préavis, la pleine exécution de la relation contractuelle avant et pendant le préavis n'est pas de nature à la tromper sur les intentions de la SAS Schneider Electric France. Or, celles-ci étaient claires : si les reports successifs de l'appel d'offres ont suscité des doutes sérieux sur sa date de réalisation effective, son principe n'a jamais été remis en cause.

A ce titre, la certitude de l'organisation d'un appel d'offres interdisait nécessairement à la SARL Presto Cosy de croire, sauf pour elle à remporter celui-ci, en la possibilité d'une poursuite à moyen terme de la relation commerciale. Ce délai de prévenance, s'il ne constitue pas un préavis, est de nature à en réduire modérément la durée.

Au regard de ces éléments combinés, la durée du préavis qui aurait dû être accordé à la SARL Presto Cosy est d'un an. Celui effectivement octroyé était insuffisant à hauteur six mois au regard de l'exécution effective du préavis finalement accordé.

Le préjudice subi par la SARL Presto Cosy est constitué de son gain manqué qui correspond à la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture, appliquée au chiffre d'affaires moyen hors taxe qui aurait été généré pendant la durée du préavis éludé. En l'absence de débat entre les parties sur ce point, la marge brute de la SAS Chevreuse Matériaux sera néanmoins retenue. Le préjudice correspond ainsi à sa perte de marge brute durant six mois, peu important son refus de contracter avec le candidat ayant remporté l'appel d'offres qui n'a aucune incidence sur la détermination de la mesure de son préjudice. Le chiffre d'affaires auquel appliquer le taux de marge brute doit comprendre d'une part celui généré par la facturation de ses services de conciergerie aux salariés et d'autre part les sommes versées par la SAS Schneider Electric France en exécution de l'avenant non écrit du 1er janvier 2016 puisque leur paiement, dont le principe et la mesure n'ont jamais été discutés, était systématique jusqu'à la fin de la relation commerciale, peu important la qualification adoptée par les parties.

Pour calculer son préjudice, la SARL Presto Cosy s'appuie sur :

- une attestation de son expert-comptable (sa pièce 24 a) qui certifie, après un recensement des opérations réalisées dans les comptes tiers dédiés Schneider, diligences accomplies par un spécialiste du chiffre exerçant une profession réglementée qui garantissent suffisamment la sincérité des données produites, le montant de son chiffre d'affaires annuel avec une marge d'erreur de 2 à 3 %. Confortés par les comptes annuels 2016 à 2018 (sa pièce 24 b), ces éléments sont probants ;

- une seconde attestation de son expert-comptable (sa pièce 35) qui certifie une marge brute de 100 % sur le forfait versé par la SAS Schneider Electric France et de 35 % sur les prestations facturées aux salariés. Pour les mêmes raisons que celles développées à propos de la précédente, cette attestation est probante.

Ces documents, dont la cohérence et la suffisance privent d'intérêt la demande de production forcée présentée par la SAS Schneider Electric France, établissent que l'activité conciergerie a généré, entre 2016 et 2018, un chiffre d'affaires annuel moyen de 165 405,30 euros, pour une marge brute de même montant, tandis que ses autres activités avec la SAS Schneider Electric France lui a permis de dégager, sur la même période, un chiffre d'affaires annuel moyen de 25 846,58 euros, pour une marge brute de 9 046,30 euros. Aussi, la marge brute perdue durant la période de préavis non exécuté est de 87 225,80 euros.

En conséquence, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de production forcée formée par la SAS Schneider Electric France mais infirmé en ce qu'il l'a condamnée à payer à la SARL Presto Cosy la somme de 100 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2019, en réparation du préjudice causé par la rupture brutale des relations commerciales établies. Statuant de nouveau, la Cour condamnera la SAS Schneider Electric France à payer à la SARL Presto Cosy la somme de 87 225,80 euros à ce titre.

Au regard de l'ancienneté du litige, cette condamnation portera intérêt au taux légal à compter de l'assignation du 14 octobre 2019 conformément à l'article 1231-7 in fine du code civil.

2°) Sur la responsabilité contractuelle

Moyens des parties,

La SAS Schneider Electric France conteste toute déloyauté dans l'exécution du contrat ou dans l'organisation de la procédure d'appel d'offres et soutient que le préjudice allégué à ce titre est inexistant.

En réponse, la SARL Presto Cosy expose que l'ambiguïté de la SAS Schneider Electric France dans l'organisation de la procédure d'appel d'offres et ses demandes parallèles d'investissements supplémentaires l'ont conduite à espérer la poursuite des relations. Elle ajoute que cette dernière a sélectionné une entreprise ne respectant pas le cahier des charges et que la procédure d'appels d'offres a été biaisée. Elle estime que ce comportement fautif lui cause un préjudice distinct résidant dans les frais exposés en pure perte pour y participer.

Réponse de la cour,

Conformément à l'article 9 de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 fixant son entrée en vigueur au 1er octobre 2016 et prévoyant que les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne, y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d'ordre public, le contrat est soumis aux dispositions antérieures.

Conformément à l'article 1134 du code civil (devenu 1103 et 1194), les conventions légalement formées, qui tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites et ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel ou pour les causes que la loi autorise, doivent être exécutées de bonne foi. Et, en vertu des dispositions des articles 1147, 1149 et 1150 du code civil (devenus 1231-1 à 3), le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part, les dommages et intérêts dus au créancier étant, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé et le débiteur n'étant tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est point par son dol que l'obligation n'est point exécutée.

Ainsi qu'il a été dit, les reports successifs de l'appel d'offres ont certes pu susciter un certain inconfort pour la SARL Presto Cosy qui ne pouvait se préparer sereinement à la rupture mais n'ont pu l'entretenir dans l'illusion que les relations se poursuivraient puisque le principe de sa réalisation n'a jamais été remis en cause. Elle a par ailleurs été tenue informée de l'avancement de la procédure. Aucune déloyauté ou faute ne peut être imputée de ce chef à la SAS Schneider Electric France.

En outre, la SARL Presto Cosy ne produit pas l'offre de la société Zen & Bien mais un document (sa pièce 10) constitué de tableaux et d'extraits choisis d'un "fichier Excel de zen et bien et document PDF Zen et Bien" qui n'est pas versé au débat, dont les conditions de constitution sont indéterminables et qui est de ce fait inexploitable. Elle ne communique ni le "tableau comparatif des offres" dressé par la SAS Schneider Electric France ni ses notations par la SAS Schneider Electric France qu'elle prétend pourtant détailler. A défaut de preuve, aucune déloyauté dans la conduite de l'appel d'offres ne peut être imputée à la SAS Schneider Electric France.

Enfin, la SARL Presto Cosy ne peut de bonne foi prétendre avoir été lésée dans le cadre de la procédure d'appel d'offres et avoir cru utile d'engager des frais pour y participer alors qu'elle précisait elle-même dans son courriel du 15 mai 2019 (sa pièce 13) :

La recevabilité des propositions de prestataires sera soumise à une analyse financière de leur structure pour vous permettre de vous assurer de représenter moins de 25 % maximum du chiffre d'affaire[s] annuel du fournisseur.

Nous ne respectons pas ces conditions depuis notre collaboration avec Schneider Electric en 2010 et nous ne pourrons pas les respecter lors de l'appel d'offre.

Nos échanges avec Mme [V] ont donc fait ressortir le fait que peu importe la qualité de notre offre, nous ne pourrons être sélectionnés à cause de l'application des conditions achats.

Nous allons cependant répondre à cet appel d'offre car nous souhaitons vous démontrer que nous serions très honorés de continuer notre collaboration et d'étendre nos services aux autres sites que ceux de l'agglomération grenobloise.

En conséquence, la SARL Presto Cosy ne démontre ni faute ni préjudice. Le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a rejeté sa demande indemnitaire à ce titre.

3°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

Le jugement entrepris sera confirmé en ses dispositions sur les frais irrépétibles et les dépens.

Succombant, la SARL Presto Cosy, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d'appel. En revanche, la SAS Schneider Electric France bénéficiant certes d'une réduction de l'indemnisation accordée mais étant néanmoins condamnée, l'équité commande de rejeter sa demande au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour, sauf en ce qu'il a condamné la SAS Schneider Electric France à payer à la SARL Presto Cosy la somme de 100 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 14 octobre 2019, en réparation du préjudice causé par la rupture brutale des relations commerciales établies ;

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Condamne la SAS Schneider Electric France à payer à la SARL Presto Cosy la somme de 87 225,80 euros en réparation du préjudice causé par la rupture brutale de leurs relations commerciales établies ;

Dit que cette condamnation portera intérêt au taux légal à compter de l'assignation du 14 octobre 2019 ;

Y ajoutant,

Rejette les demandes des parties au titre des frais irrépétibles ;

Condamne la SARL Presto Cosy à supporter les entiers dépens d'appel.