Cass. 3e civ., 1 mars 2000, n° 97-21.799
COUR DE CASSATION
Arrêt
Rejet
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Beauvois
Rapporteur :
Mme Fossaert-Sabatier
Avocat général :
M. Sodini
Avocat :
SCP Boré, Xavier et Boré
Sur le premier moyen :
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 23 septembre 1997), que la société de Gigord, propriétaire de locaux à usage commercial donnés à bail à M. X..., lui a notifié, en réponse à la demande de renouvellement que celui-ci avait formulée, un refus de renouvellement sans indemnité ; qu'un arrêt du 23 février 1995 ayant constaté que la demande en payement d'une indemnité d'éviction avait été formée par le locataire après expiration du délai de forclusion prévu par l'article 6, alinéa 5, du décret du 30 septembre 1953, M. X... a assigné la société civile professionnelle d'avocats (la SCP), à laquelle il avait confié la défense de ses intérêts, en réparation de son préjudice ;
Attendu que la SCP fait grief à l'arrêt d'accueillir cette demande, alors, selon le moyen "1 ) que dans ses conclusions d'appel, la SCP Raveton-Fournier soutenait que la signification du refus de renouvellement du bail de son client était irrégulière ; que par adoption de motifs, la cour d'appel a retenu que cette nullité, à la supposer établie, n'avait causé aucun grief à son client ; qu'il est cependant constant que le délai de forclusion de deux ans qui a été opposé à M. X... court à compter de la signification du refus de renouvellement du bail, et que si cette signification est irrégulière, le délai ne peut pas commencer à courir ; qu'en jugeant cependant que le mode de signification, à le supposer irrégulier, n'avait pas causé le moindre grief à M. X..., tout en retenant qu'il était forclos, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations et a ainsi violé les articles 114 du nouveau Code de procédure civile, 6, alinéa 5, du décret du 30 septembre 1953 et 1147 du Code civil ; 2 ) que la simple référence à un arrêt rendu dans une instance différente ne peut tenir lieu de motivation ; qu'en jugeant que la SCP Raveton-Fournier avait engagé sa responsabilité à l'égard de son client sans rechercher, abstraction faite du motif erroné relatif à l'absence de grief, si la signification du refus de renouvellement du bail avait été effectuée régulièrement, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 654 et 655 du nouveau Code de procédure civile, et 1147 du Code civil ; 3 ) que lorsque le bailleur assigne le locataire pour faire juger qu'il est sans droit au renouvellement du bail, la prescription biennale de l'action en paiement d'une indemnité d'éviction est suspendue à la solution de l'action en cours ; qu'en l'espèce, le bailleur a assigné le locataire pour faire juger qu'il est sans droit au renouvellement du bail le 10 juillet 1991, moins de deux ans après la signification du refus de renouvellement, mettant ainsi fin au délai de forclusion ; qu'il s'est désisté de sa demande le 9 janvier 1992, faisant ainsi courir le délai de la prescription biennale ;
qu'en demandant, par voie d'appel incident, une indemnité d'éviction le 27 septembre 1993, M. X... n'était donc pas prescrit ; qu'en jugeant cependant que la SCP d'avocats n'a pas introduit dans le délai de deux ans prévu par l'article 6, alinéa 5, du décret 30 septembre 1953 une action en paiement d'une indemnité d'éviction, faisant perdre ainsi à M. Louis X... son droit au bail commercial sans indemnité, la cour d'appel a violé les articles 6, alinéa 5, du décret du 30 septembre 1953 et 1147 du Code civil ; 4 ) que l'article 6, alinéa 5, du décret du 30 septembre 1953 dispose qu'en cas de refus de renouvellement du bail sans indemnité d'éviction, le locataire doit dans un délai de deux ans, à peine de forclusion, "soit contester le refus de renouvellement, soit demander le paiement d'une indemnité d'éviction" ; que l'exercice, par voie principale ou reconventionnelle, d'une seule de ces deux actions suffit à mettre fin au délai de forclusion, la seconde de ces actions pouvant alors être exercée dans un délai de deux ans à compter de la solution de l'action en cours ; qu'en l'espèce, le refus de renouvellement sans indemnité du 3 décembre 1990 était fondé sur deux motifs : d'une part, le motif grave et légitime prévu par l'article 9 du décret du 30 septembre 1953, en ce que M. X... aurait été occupant sans droit ni titre du local, et d'autre part, et subsidiairement, le fait que les conditions exigées par l'article 1er du décret du 30 septembre 1953 ne seraient pas réunies ; que la société de Gigord a assigné M. X... devant le tribunal d'Antony le 10 juillet 1991 ; qu'il résulte des termes clairs et précis des conclusions en défense de M. X... du 10 octobre 1991 que celui-ci a contesté le refus de renouvellement en plaidant notamment qu'il n'était pas occupant sans droit ni titre du local litigieux, et a demandé le maintien dans les lieux ; qu'en contestant le refus de renouvellement dans le délai de forclusion de deux ans, M. X... a mis fin à ce délai, et la prescription biennale de l'action en paiement d'une indemnité d'éviction était alors suspendue à la solution de l'action en cours ; que la société de Gigord s'étant désistée de sa demande en validation du refus de renouvellement sans indemnité le 9 janvier 1992, le délai de la prescription biennale a commencé à courir à cette date ; qu'en demandant, par voie d'appel incident, une indemnité d'éviction le 27 septembre 1993, M. X... n'était donc pas prescrit ;
qu'en jugeant cependant que la SCP d'avocats n'a pas veillé à s'opposer dans le délai de deux ans prévu par l'article 6, alinéa 5, du décret 30 septembre 1953 au refus de renouvellement, faisant perdre ainsi à M. Louis X... son droit au bail commercial sans indemnité, la cour d'appel a dénaturé les conclusions du 10 octobre 1991, et a ainsi violé l'article 1134 du Code civil" ;
Mais attendu qu'ayant constaté que la bailleresse avait notifié un refus de renouvellement sans indemnité d'éviction le 3 décembre 1990 puis assigné son locataire en constatation de la résiliation du bail et subsidiairement de la validité du refus de renouvellement et que M. X... avait, par voie de conclusions déposées devant la cour d'appel le 27 septembre 1993, contesté pour la première fois le refus de renouvellement et sollicité le payement d'une indemnité d'éviction, la cour d'appel a exactement retenu qu'en s'abstenant de conseiller à son client d'introduire dans le délai de forclusion de deux ans imparti au preneur par l'article 6 du décret du 30 septembre 1953, insusceptible de suspension ou d'interruption, soit une action visant à contester les motifs par lesquels le bailleur prétendait s'exonérer du payement d'une indemnité d'éviction, soit une demande en payement de cette indemnité, la SCP a failli aux obligations inhérentes à son mandat, de sorte que sa responsabilité était engagée ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Sur le second moyen :
Attendu que la SCP fait grief à l'arrêt de la condamner à payer la somme de 1 900 000 francs à titre de dommages et intérêts, alors, selon le moyen, "que la perte du droit d'exercer une action en justice constitue la perte d'une chance, les chances de succès de cette action étant toujours affectées d'un aléa, I'adversaire pouvant faire valoir des moyens et des pièces imprévus de nature à faire obstacle au succès de cette action ; que la réparation du préjudice résultant de la perte d'une chance ne peut jamais être égale au bénéfice que le demandeur aurait retiré de la réalisation de l'événement escompté qui est par définition aléatoire ; qu'en accordant cependant à M. X... la totalité de l'indemnité d'éviction qu'il aurait pu demander en justice, la cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil" ;
Mais attendu qu'ayant relevé, par motifs propres et adoptés, d'une part, qu'il ne pouvait être reproché à M. X... de s'être désisté de son pourvoi, dès lors qu'éclairé par une consultation de son avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation, les chances de voir accueillir ses moyens pouvaient légitimement lui sembler très aléatoires sinon nulles et qu'ainsi la SCP ne pouvait contester l'existence d'un lien de causalité entre la faute commise et le dommage et, d'autre part, que la bailleresse n'établissait pas que les conditions exigées par l'article 1er du décret du 30 septembre 1953 n'étaient pas réunies et qu'il résultait des énonciations de l'arrêt du 23 février 1995 que la clause résolutoire n'était pas acquise au profit de la bailleresse, la cour d'appel en a déduit, à bon droit, que M. X... se serait nécessairement vu reconnaître un droit à indemnité d'éviction dont il n'a été privé que par la faute de son avocat, et a souverainement apprécié le montant du préjudice ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi.