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Décisions

CJUE, 9e ch., 12 octobre 2023, n° C-645/22

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

R. A. e.a.

Défendeur :

Luminor Bank AS

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

Spineanu–Matei (rapporteure)

Juges :

M. Rodin, Mme Rossi

Avocat général :

M. Collins

Avocats :

Me Karpickis, Me Klezys, Me Sovaitė

CJUE n° C-645/22

11 octobre 2023

LA COUR (neuvième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs (JO 1993, L 95, p. 29).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant R. A. e.a. à « Luminor Bank AS », agissant par l’intermédiaire de « Luminor Bank AS » Lietuvos skyrius, au sujet du caractère abusif de clauses figurant dans plusieurs contrats de prêt conclus entre ces parties et des conséquences qui en découlent.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3 Les vingt-et-unième et vingt-quatrième considérants de la directive 93/13 sont libellés comme suit :

« considérant que les États membres doivent prendre les mesures nécessaires afin d’éviter la présence de clauses abusives dans des contrats conclus avec des consommateurs par un professionnel ; [...]

[...]

considérant que les autorités judiciaires et organes administratifs des États membres doivent disposer de moyens adéquats et efficaces afin de faire cesser l’application de clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs ».

4 Aux termes de l’article 6, paragraphe 1, de cette directive :

« Les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel ne lient pas les consommateurs, dans les conditions fixées par leurs droits nationaux, et que le contrat restera contraignant pour les parties selon les mêmes termes, s’il peut subsister sans les clauses abusives. »

5 L’article 7, paragraphe 1, de ladite directive prévoit :

« Les États membres veillent à ce que, dans l’intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel. »

Le droit lituanien

6 L’article 6.2284, paragraphe 8, du Lietuvos Respublikos civilinis kodeksas (code civil de la République de Lituanie) dispose :

« Lorsque le juge déclare une clause (des clauses) du contrat abusive(s), cette clause (ces clauses) est (sont) nulle(s) à compter de la conclusion du contrat, mais les clauses restantes du contrat demeurent obligatoires pour les parties, si l’exécution du contrat reste possible après l’annulation des clauses abusives. »

7 L’article 353, paragraphes 1 et 2, du Lietuvos Respublikos civilinio proceso kodeksas (code de procédure civile de la République de Lituanie) prévoit :

« 1. Le juge de cassation contrôle, dans les limites du pourvoi en cassation, l’arrêt, le jugement ou l’ordonnance attaqué sous l’angle de l’application du droit. Le juge de cassation est lié par les constatations de fait opérées par les juges de première et deuxième instance.

2. Le juge peut sortir des limites du pourvoi en cassation lorsque l’intérêt public l’exige et que, s’il ne le faisait pas, il serait porté atteinte aux droits et intérêts légitimes d’une personne, de la société ou de l’État. [...] »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

8 Au cours de l’année 2008, les requérants au principal ont conclu plusieurs contrats de prêt libellés en francs suisses (ci-après les « contrats litigieux ») avec la défenderesse au principal, en vertu desquels ils ont emprunté à cette dernière une somme d’argent en francs suisses, converti en francs suisses des prêts existants, libellés en euros ou en litas lituaniens, ou refinancé des prêts qu’ils détenaient, dans une monnaie autre que le franc suisse, auprès d’autres institutions de crédit. Les prêts ainsi accordés devaient être remboursés en francs suisses. À cause d’une dépréciation importante du litas lituanien par rapport au franc suisse, le montant à rembourser a presque doublé depuis la conclusion de ces contrats.

9 Au cours de l’année 2017, estimant que certaines clauses desdits contrats étaient abusives, les requérants au principal ont saisi le Vilniaus apygardos teismas (tribunal régional de Vilnius, Lituanie) d’une demande tendant, notamment, à remplacer le franc suisse par l’euro, en prenant en compte le taux de change applicable à la date de l’octroi des prêts concernés, ainsi qu’à recalculer en euros les versements effectués en francs suisses au titre du remboursement du crédit (capital et intérêts), en prenant en compte le taux de change applicable à la date de ces versements.

10 Par un jugement du 20 novembre 2018 de cette juridiction, confirmé en appel le 5 mai 2020 par un arrêt du Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie), la demande des requérants au principal a été rejetée.

11 Ceux-ci se sont pourvus en cassation devant le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie). Par un arrêt du 14 avril 2021, cette juridiction a renvoyé l’affaire devant le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) afin qu’il soit procédé à un nouvel examen du caractère abusif des clauses concernées des contrats litigieux. Selon le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), le fait que la défenderesse au principal se soit acquittée de son obligation d’information sur le risque d’évolution du taux de change du franc suisse ne signifiait pas que le juge n’avait pas l’obligation d’examiner si ces clauses présentaient un caractère abusif.

12 Par une ordonnance du 4 mai 2021, le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) a enjoint aux requérants au principal de s’exprimer sur la manière dont les clauses concernées des contrats litigieux devraient, selon eux, être modifiées en cas de constatation de leur caractère abusif. Ceux-ci ont indiqué qu’ils demandaient la modification de ces clauses conformément à l’acte introductif d’instance, à savoir, en substance, par le remplacement du franc suisse par l’euro, au taux de change applicable à la date de l’octroi des prêts concernés. En revanche, la défenderesse au principal s’est opposée à la constatation du caractère abusif desdites clauses ainsi qu’à leur modification, en l’absence de normes supplétives dans l’ordre juridique lituanien.

13 Par un arrêt du 2 septembre 2021, le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) a déclaré abusives les clauses des contrats litigieux relatives à la devise dans laquelle les prêts concernés étaient libellés, au motif qu’elles ne satisfaisaient pas à l’exigence de transparence, et a modifié ces contrats comme étant libellés en euros, au taux de change applicable à la date de l’octroi de ces prêts, en remplaçant l’indice de référence figurant dans lesdits contrats, à savoir le LIBOR CHF, par l’Euribor. Selon cette juridiction, une telle solution était conforme aux principes d’équité, de bonne foi et de raison ainsi qu’aux objectifs poursuivis par la directive 93/13.

14 La défenderesse au principal a saisi le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie), la juridiction de renvoi, d’un pourvoi en cassation contre cet arrêt, en soutenant que le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) avait qualifié à tort les clauses concernées des contrats litigieux d’« abusives » et que cette dernière juridiction n’était pas fondée à modifier ces clauses étant donné qu’il n’existait pas, en droit lituanien, de dispositions à caractère supplétif susceptibles de remplacer lesdites clauses et que la modification de ces dernières sur la base des principes d’équité, de bonne foi et de raison était prohibée par l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13.

15 Par un arrêt partiel du 25 août 2022, la juridiction de renvoi a maintenu l’arrêt du 2 septembre 2021 du Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) en ce qu’il qualifiait les clauses concernées des contrats litigieux d’« abusives » et a rouvert la procédure en ce qui concerne la modification de ces contrats opérée par cette dernière juridiction.

16 Devant la juridiction de renvoi, les requérants au principal font valoir que, en raison de la passivité de la défenderesse au principal, aucun accord n’a pu être trouvé concernant une éventuelle modification des clauses déclarées abusives. Ils font également valoir qu’ils n’acceptent pas le maintien de ces clauses et demandent, à titre principal, la modification des contrats litigieux de la manière indiquée dans l’acte introductif d’instance. Toutefois, s’il était considéré qu’il n’existe pas de base légale pour procéder à une telle modification, les requérants au principal demandent l’annulation de ces contrats et la restitution des prestations effectuées sur la base de ceux-ci. La défenderesse au principal demande que lesdits contrats soient déclarés nuls ex nunc.

17 Cette juridiction s’interroge sur les conséquences de la qualification des clauses concernées des contrats litigieux d’« abusives », dès lors que les requérants au principal ont demandé que ces contrats soient maintenus et que ces clauses soient modifiées. À cet égard, ladite juridiction indique que, en l’occurrence, il n’est pas contesté que lesdits contrats ne peuvent pas subsister sans lesdites clauses. Ladite juridiction observe que le Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) n’a pas examiné la question de savoir si une éventuelle annulation des contrats litigieux aurait entraîné des conséquences particulièrement préjudiciables pour les requérants au principal. Selon la juridiction de renvoi, l’absence d’un tel examen s’expliquerait par le fait que l’acte introductif d’instance ne visait pas l’annulation de ces contrats, mais uniquement leur modification, et que l’article 265, paragraphe 2, et l’article 320, paragraphe 2, du code de procédure civile de la République de Lituanie interdisent respectivement au juge de première instance et au juge d’appel de dépasser les limites des demandes dont ils sont saisis.

18 Par conséquent, la juridiction de renvoi s’interroge, en premier lieu, sur la question de savoir si le juge d’appel pouvait procéder à la modification des contrats litigieux sans examiner au préalable si l’annulation de ces contrats aurait entraîné des conséquences particulièrement préjudiciables pour les requérants au principal. Selon cette juridiction, la réponse à cette question dépend de la valeur devant être attachée à la volonté des requérants au principal que lesdits contrats soient maintenus en modifiant leurs clauses abusives.

19 La juridiction de renvoi se demande, en second lieu, si la réponse à ladite question dépend de celle de savoir si le juge national a la possibilité de remplacer une clause abusive par une disposition de droit national à caractère supplétif ou par une disposition qui serait applicable en cas d’accord des parties au contrat concerné.

20 Cette juridiction estime que les réponses à ces deux questions pourraient se révéler affirmatives. Ainsi, d’une part, une réponse affirmative à la première question serait conforme à l’objectif de la directive 93/13, qui vise notamment à rétablir l’équilibre entre les parties, tout en maintenant, en principe, la validité de l’ensemble d’un contrat, et non pas à annuler tous les contrats contenant des clauses abusives (arrêt du 15 mars 2012, Pereničová et Perenič, C 453/10, EU:C:2012:144, point 31). D’autre part, la seconde question pourrait également recevoir une réponse affirmative, dès lors que, si la possibilité existe de remplacer une clause abusive par une disposition de droit national à caractère supplétif ou par une disposition applicable en cas d’accord des parties au contrat concerné et si le consommateur demande que ce contrat soit maintenu en modifiant cette clause abusive, le juge national doit pouvoir trancher la question d’une modification de ladite clause sans examiner au préalable les conséquences de l’annulation dudit contrat dans son ensemble.

21 En revanche, ladite juridiction considère que, lorsque le droit national ne comporte pas de disposition à caractère supplétif appropriée et que les parties ne parviennent pas à un tel accord, le juge doit, indépendamment de la volonté exprimée par le consommateur, décider de l’annulation du contrat concerné dans son ensemble, sauf dans le cas où le consommateur a exprimé le souhait que les clauses abusives soient maintenues. Ce faisant, le juge doit prendre toutes les mesures nécessaires afin de protéger le consommateur des conséquences particulièrement préjudiciables résultant de cette annulation.

22 Dès lors que, en l’occurrence, le droit lituanien ne comporte pas de disposition à caractère supplétif qui pourrait se substituer aux clauses des contrats litigieux déclarées abusives et que les parties ne sont pas parvenues à un accord sur une disposition applicable, la volonté exprimée par les requérants au principal que ces contrats soient maintenus et que ces clauses soient modifiées ne saurait faire obstacle à ce que le juge décide de l’annulation desdits contrats.

23 Dans ces conditions, le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Convient-il d’interpréter l’article 6, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 1, de la directive [93/13] en ce sens que, lorsque le consommateur exprime la volonté que le contrat soit maintenu en modifiant la clause abusive, le juge, ayant constaté l’impossibilité de maintenir le contrat après la suppression de cette clause, peut statuer sur la question d’une modification de la clause abusive sans examiner au préalable la possibilité d’une invalidation du contrat dans son ensemble ?

2) La réponse à la première question dépend-elle du point de savoir si le juge national a la possibilité de substituer à la clause abusive une disposition de droit interne à caractère supplétif ou applicable en cas d’accord des parties au contrat en cause ? »

 Sur les questions préjudicielles

24 À titre liminaire, il convient d’observer que, si la juridiction de renvoi sollicite l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13, elle s’interroge sur les conséquences de la constatation du caractère abusif d’une clause contractuelle. Par conséquent, eu égard aux indications contenues dans la décision de renvoi, les questions posées doivent être comprises comme visant uniquement cet article 6, paragraphe 1.

25 Ainsi, il y a lieu de considérer que, par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que, lorsqu’un juge national a constaté l’impossibilité de maintenir un contrat après la suppression d’une clause abusive et que le consommateur concerné exprime la volonté que ce contrat soit maintenu en modifiant cette clause, ce juge puisse statuer sur les mesures à prendre afin que l’équilibre réel entre les droits et les obligations des parties audit contrat soit rétabli, sans examiner au préalable les conséquences d’une annulation du même contrat dans son ensemble. Cette juridiction se demande par ailleurs si la circonstance que ledit juge a la possibilité de remplacer ladite clause par une disposition de droit interne à caractère supplétif ou par une disposition applicable en cas d’accord de ces parties a une incidence à cet égard.

26 Afin de répondre à ces questions, il convient de rappeler que, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, le constat du caractère abusif d’une clause contenue dans un contrat doit permettre de rétablir la situation en droit et en fait qui aurait été celle du consommateur en l’absence de cette clause abusive [arrêt du 12 janvier 2023, D. V. (Honoraires d’avocat – Principe du tarif horaire), C 395/21, EU:C:2023:14, point 54 et jurisprudence citée].

27 En vertu de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, il incombe au juge national d’écarter l’application des clauses abusives, afin qu’elles ne produisent pas d’effets contraignants à l’égard du consommateur, sauf si le consommateur s’y oppose. Cependant, le contrat doit subsister, en principe, sans aucune autre modification que celle résultant de la suppression des clauses abusives, dans la mesure où, conformément aux règles du droit interne, une telle persistance du contrat est juridiquement possible [arrêt du 12 janvier 2023, D. V. (Honoraires d’avocat – Principe du tarif horaire), C 395/21, EU:C:2023:14, point 55 et jurisprudence citée].

28 Ainsi, le juge national n’est pas tenu d’écarter l’application d’une clause abusive si le consommateur, après avoir été avisé par ce juge, entend ne pas en faire valoir le caractère abusif et non contraignant, donnant ainsi un consentement libre et éclairé à cette clause (voir, en ce sens, arrêt du 3 octobre 2019, Dziubak, C 260/18, EU:C:2019:819, point 53 et jurisprudence citée).

29 En effet, la Cour a jugé que, dans la mesure où le système de protection offert par la directive 93/13 ne trouve pas à s’appliquer si le consommateur s’y oppose, celui-ci doit a fortiori avoir le droit de s’opposer à être, en application de ce système, protégé contre les conséquences préjudiciables provoquées par l’annulation du contrat dans son ensemble lorsqu’il ne souhaite pas invoquer cette protection (arrêt du 3 octobre 2019, Dziubak, C 260/18, EU:C:2019:819, point 55).

30 En revanche, lorsque le consommateur exprime la volonté de se prévaloir de la protection offerte par la directive 93/13, le juge national doit examiner si, au regard des critères prévus par le droit national, le contrat peut subsister sans aucune autre modification que celle résultant de la suppression de la clause abusive concernée.

31 Cet examen de la possibilité qu’un contrat subsiste sans la clause abusive concernée constitue un examen objectif qu’il incombe au juge national d’effectuer au regard des règles de droit national et indépendamment de la circonstance que le consommateur exprime la volonté que ce contrat soit maintenu (voir, en ce sens, arrêt du 3 octobre 2019, Dziubak, C 260/18, EU:C:2019:819, points 39 à 41 et jurisprudence citée).

32 Dans le cas où, en application des règles pertinentes du droit interne, le contrat ne pourrait pas subsister après la suppression de la clause abusive concernée, l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 ne s’oppose pas à l’annulation de celui-ci [voir, en ce sens, arrêt du 12 janvier 2023, D. V. (Honoraires d’avocat – Principe du tarif horaire), C 395/21, EU:C:2023:14, point 59].

33 C’est seulement dans l’hypothèse où l’annulation du contrat dans son ensemble exposerait le consommateur à des conséquences particulièrement préjudiciables, telles que mettre ce dernier dans une situation d’insécurité juridique, mais qui ne sauraient être réduites uniquement à des conséquences de nature purement pécuniaire, que le juge national dispose de la possibilité exceptionnelle de substituer à une clause abusive annulée une disposition de droit national à caractère supplétif ou une disposition applicable en cas d’accord des parties au contrat en cause [voir, en ce sens, arrêt du 12 janvier 2023, D. V. (Honoraires d’avocat – Principe du tarif horaire), C 395/21, EU:C:2023:14, points 60 à 62].

34 Il ressort également de la jurisprudence que, lorsqu’il n’existe aucune disposition de droit national à caractère supplétif ou de disposition applicable en cas d’accord des parties au contrat susceptible de se substituer aux clauses abusives concernées et que l’annulation du contrat exposerait le consommateur à des conséquences particulièrement préjudiciables, le juge national doit prendre, en tenant compte de l’ensemble de son droit interne, toutes les mesures nécessaires afin de protéger le consommateur de ces conséquences et de restaurer ainsi l’équilibre réel entre les droits et les obligations réciproques des cocontractants (voir, en ce sens, arrêt du 25 novembre 2020, Banca B., C 269/19, EU:C:2020:954, point 41).

35 Les mesures susceptibles d’être adoptées par le juge national en cas de constatation du caractère abusif d’une clause contractuelle dont la suppression entraînerait l’annulation du contrat dont elle fait partie n’ont pas un caractère exhaustif (voir, en ce sens, arrêt du 25 novembre 2020, Banca B., C 269/19, EU:C:2020:954, point 40), sous réserve de l’impossibilité, pour le juge national, de compléter ce contrat en révisant le contenu de cette clause [arrêts du 26 mars 2019, Abanca Corporación Bancaria et Bankia, C 70/17 et C 179/17, EU:C:2019:250, point 53, ainsi que du 12 janvier 2023, D. V. (Honoraires d’avocat – Principe du tarif horaire), C 395/21, EU:C:2023:14, point 65].

36 À cet égard, la Cour a jugé que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 s’oppose à ce qu’il soit remédié aux lacunes d’un contrat, provoquées par la suppression des clauses abusives figurant dans celui-ci, sur la seule base de dispositions nationales à caractère général prévoyant que les effets exprimés dans un acte juridique sont complétés, notamment, par les effets découlant du principe d’équité ou des usages, qui ne sont pas des dispositions supplétives ni des dispositions applicables en cas d’accord des parties au contrat (arrêt du 3 octobre 2019, Dziubak, C 260/18, EU:C:2019:819, point 62).

37 Il ressort de ce qui précède que, d’une part, la volonté exprimée par le consommateur de se prévaloir de la protection offerte par la directive 93/13 et qu’un contrat soit maintenu est sans préjudice de l’obligation incombant au juge national d’examiner, selon une approche objective et au regard des règles du droit national, si ce contrat peut subsister après la suppression de la clause abusive concernée.

38 D’autre part, lorsqu’il a constaté l’impossibilité de maintenir un contrat après la suppression d’une telle clause abusive, ce juge ne peut pas remplacer cette clause par une disposition de droit national à caractère supplétif ou par une disposition applicable en cas d’accord des parties à ce contrat ou, si ce droit ne prévoit pas de telles dispositions, adopter d’autres mesures afin que l’équilibre réel entre les droits et les obligations de ces parties soit rétabli, sans examiner et constater au préalable que l’invalidation dudit contrat dans son ensemble exposerait le consommateur concerné à des conséquences particulièrement préjudiciables.

39 En l’occurrence, le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) est saisi d’un pourvoi en cassation contre un arrêt du Lietuvos apeliacinis teismas (Cour d’appel de Lituanie) par lequel cette dernière juridiction, après avoir constaté le caractère abusif de clauses relevant de l’objet principal des contrats litigieux, à savoir celles portant sur la monnaie dans laquelle étaient libellés les prêts concernés, a fait droit à la demande des requérants au principal et a modifié ces contrats, sans examiner au préalable les conséquences, pour les requérants au principal, d’une éventuelle annulation desdits contrats. Le Lietuvos Aukščiausiasis Teismas (Cour suprême de Lituanie) a maintenu l’arrêt sous pourvoi en ce qui concerne la qualification de ces clauses d’« abusives ». En revanche, en ce qui concerne les conséquences de cette qualification, cette dernière juridiction s’interroge sur le point de savoir si le juge d’appel pouvait faire droit à la demande des requérants au principal que les contrats litigieux soient maintenus en modifiant lesdites clauses sans avoir examiné au préalable si cette annulation entraînait des conséquences particulièrement préjudiciables pour les requérants au principal.

40 Or, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour rappelée aux points 26 à 38 du présent arrêt, dans le cas où les requérants au principal entendent se prévaloir de la protection offerte par la directive 93/13 et où, au regard du droit national, les contrats litigieux ne peuvent pas subsister après la suppression des clauses abusives concernées, l’examen des conséquences entraînées par l’annulation de ces contrats constitue une obligation incombant au juge national, indépendante de la volonté exprimée par les requérants au principal que lesdits contrats soient maintenus en modifiant ces clauses. En effet, ce n’est que si ces conséquences atteignent un niveau de gravité tel qu’elles peuvent être qualifiées de « particulièrement préjudiciables » pour les requérants au principal qu’il revient à ce juge, en l’absence de dispositions à caractère supplétif ou de dispositions applicables en cas d’accord des parties aux contrats litigieux, de prendre toutes les mesures nécessaires afin de protéger le consommateur desdites conséquences et de rétablir l’équilibre réel entre les droits et les obligations de ces parties, sous réserve de l’impossibilité, pour ledit juge, de compléter ces contrats en révisant le contenu desdites clauses.

41 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit être interprète en ce sens qu’il s’oppose à ce que, lorsqu’un juge national a constaté l’impossibilité de maintenir un contrat après la suppression d’une clause abusive et que le consommateur concerné exprime la volonté que ce contrat soit maintenu en modifiant cette clause, ce juge puisse statuer sur les mesures à prendre afin que l’équilibre réel entre les droits et les obligations des parties audit contrat soit rétabli, sans examiner au préalable les conséquences d’une annulation du même contrat dans son ensemble, et cela même si ledit juge a la possibilité de remplacer ladite clause par une disposition de droit interne à caractère supplétif ou par une disposition applicable en cas d’accord de ces parties.

 Sur les dépens

42 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (neuvième chambre) dit pour droit :

L’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs,

doit être interprété en ce sens que :

il s’oppose à ce que, lorsqu’un juge national a constaté l’impossibilité de maintenir un contrat après la suppression d’une clause abusive et que le consommateur concerné exprime la volonté que ce contrat soit maintenu en modifiant cette clause, ce juge puisse statuer sur les mesures à prendre afin que l’équilibre réel entre les droits et les obligations des parties audit contrat soit rétabli, sans examiner au préalable les conséquences d’une annulation du même contrat dans son ensemble, et cela même si ledit juge a la possibilité de remplacer ladite clause par une disposition de droit interne à caractère supplétif ou par une disposition applicable en cas d’accord de ces parties.