CA Paris, Pôle 5 ch. 3, 19 janvier 2011, n° 09/11694
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
KERSAUX (SCI)
Défendeur :
RESTAURANT LE GOUBERVILLE (SARL), Maître AYACHE
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Avoués :
SCP GRAPPOTTE BENETREAU JUMEL, Me TEYTAUD
Avocats :
Me REGNAULT, Me GOURDAIN
Par acte sous seing privé en date du 23 novembre 1986, Madame Malpeyre a donné à bail en renouvellement à la Sarl restaurant de Gouberville divers locaux situés [...] pour une durée de neuf années ayant commencé à courir le 1° janvier 1986 pour y exercer selon la clause destination le commerce de café bar brasserie bière à emporter et restaurant ;
Ce bail a été renouvelé par acte sous seing privé du 13 février 1995 pour une nouvelle durée de neuf années ayant commencé à courir le 1° janvier 1995 .
Par acte extra judiciaire du 6 février 2006, la Sarl restaurant le Gouberville a demandé à la SCI Kersaux devenue propriétaire des locaux le renouvellement du bail ; la SCI Kersaux par acte extra judiciaire du 9 février 2006 a notifié à la Sarl restaurant le Gouberville un refus de renouvellement avec offre de paiement d'une indemnité d'éviction .
Une procédure de redressement judiciaire a été ouverte à l'encontre de la Sarl restaurant le Gouberville par jugement du tribunal de commerce de Paris le 29 avril 2002; un plan de redressement d'une durée de dix ans qui devait permettre l'apurement du passif a été arrêté par jugement du 30 janvier 2004 ;
Par ordonnance de référé du 31 mars 2006, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a désigné Monsieur Ferrandi en qualités d'expert avec mission de donner tous éléments pour déterminer le montant de l'indemnité d'éviction et vérifier si l'éviction entraîne la perte du fonds ou si celui-ci est transférable .
La mission de l'expert a été étendue à l'évaluation de l'indemnité d'occupation.
Monsieur Ferrandi a déposé son rapport le 15 janvier 2008 concluant que le fonds n'était pas transférable et proposant de voir chiffrer l'indemnité d'éviction à la somme de 351 500 euros et l'indemnité d'occupation à la somme de 30 712 euros par an à compter du 1° octobre 2006 .
Par jugement du 27 mai 2009, le tribunal de commerce de Paris a prononcé la résolution judiciaire du plan et l'ouverture d'un procédure de liquidation judiciaire ; la locataire qui avait formé appel de cette décision s'est désisté de son appel, ce qui a été constaté par arrêt de cette cour le 17 décembre 2009.
Me Ayache désigné comme liquidateur à la liquidation judiciaire a restitué les clefs des locaux le 6 septembre 2010.
Sur l'assignation de la SCI Kersaux tendant à voir fixer une indemnité d'occupation à compter du 1° octobre 2006 et jusqu'à la libération effective des lieux et sur celle de la Sarl restaurant le Gouberville tendant à obtenir une indemnité d'éviction de 450 000 euros, le tribunal de grande instance de Paris, joignant les deux instances , a par jugement du 2 avril 2009 :
-a dit que par l'effet de la demande de renouvellement signifié le 6 février 2006 refusé par acte extra judiciaire signifié le 9 février 2006 , il a été mis fin au bail ,
-dit que l'éviction entraîne la perte du fonds,
-fixé à la somme de 350 000 euros le montant de l'indemnité d'éviction toutes causes confondues, due par la SCI Kersaux à la Sarl le restaurant le Gouberville outre les frais de déménagement et de licenciements qui seront payés sur justificatifs ,
-dit que la Sarl restaurant le Gouberville est redevable envers la SCI Kersaux d'une indemnité d'occupation calculée en fonction des dispositions de l'article L 145-28 du code de commerce ,
-constate l'accord de la SCI Kersaux et de la Sarl restaurant le Gouberville pour ne voir fixer cette indemnité d'occupation ( et non d'éviction comme indiqué par erreur ) à compter du 1° octobre 2006 .
-fixe le montant de cette indemnité à la somme annuelle de 35 100 euros ,
-condamne la SCI Kersaux à payer à la Sarl restaurant le Gouberville la somme de 7000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ,
-déboute la SCI Kersaux de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ,
-dit n'y avoir lieu à exécution provisoire et condamne la SCI Kersaux aux dépens en ce compris les frais d'expertise ,
La SCI Kersaux a interjeté appel de cette décision ; elle demande de la dire recevable et bien fondée en son appel et de reformer la décision entreprise,
- de fixer l'indemnité d'éviction sur la liquidation judiciaire de la Sarl restaurant le Gouberville à la somme de 83 406 euros,
-de fixer l'indemnité d'occupation à la somme annuelle de 62 400 euros HT,
-d'ordonner la compensation,
-de condamner Me Ayache ès qualités de liquidateur judiciaire à lui verser la somme de 5000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et en tous les dépens qui seront recouvrés par la SCP Grappotte Benetreau Jumel avoués ;
Me Ayache es qualités de liquidateur de la liquidation judiciaire de la Sarl restaurant le Gouberville demande de débouter la SCI Kersaux de toutes ses demandes, de fixer à la somme de 450 000 euros le montant de l'indemnité d'éviction due par la SCI Kersaux à laquelle il convient de rajouter les frais de déménagement et de licenciement sur justificatifs , de condamner en tant que de besoin, la SCI Kersaux à verser cette somme à la société restaurant le Gouberville, les clefs ayant été remises le 10 février 2010 et les lieux libérés le jour même, de fixer le montant de l'indemnité d'occupation due par la société restaurant le Gouberville à la SCI Kersaux à la somme de 26 240 euros à compter du 24 janvier 2008, de condamner la SCI Kersaux à verser une somme de 7000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et en tous les dépens en ce compris les frais d'expertise, qui seront recouvrés par Me Teytaud conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile .
Pour un exposé complet des prétentions et moyens des parties, il convient de se référer à leurs conclusions signifiées le 15 septembre 2010 par la SCI Kersaux et le 30 mars 2010 par Me Ayache ès qualités, leurs moyens seront examinés dans le cours de la discussion .
SUR CE,
1-Sur l'indemnité d'éviction :
1-1-Sur l'indemnité principale :
Aucune partie ne remet en cause la description des caractéristiques des locaux, de leur situation et de leur commercialité tels qu'ils résultent du jugement auquel il convient de se référer expressément sur ces points ni la surface pondérée par l'expert .
La SCI Kersaux critique la valeur marchande du fonds telle que retenue successivement par le tribunal ; elle demande d'exclure du chiffre d'affaires à prendre en considération pour l'appréciation de la valeur du fonds celui réalisé en terrasses au motif qu'ayant donné un fonds sans terrasse en location, elle ne peut être tenue de régler une indemnité d'éviction comprenant le chiffre d'affaires réalisé sur des terrasses qui ont été rajoutée en cours d'exploitation .
Or l'indemnité d'éviction due au locataire évincé à la suite du refus de renouvellement du bailleur comprend, suivant les termes de l'article L 145-14 du code de commerce, la valeur marchande du fonds de commerce déterminée suivant les usages de la profession ;
La valeur marchande d'un fonds de commerce de restaurant, bar et/ou brasserie se calcule suivant le chiffre d'affaires moyen réalisé au cours des trois dernières années d'exploitation ;
Pour le calcul de l'indemnité d'éviction, ne peut donc être exclu du chiffre d'affaires celui réalisé en terrasses, difficilement détachable en l'espèce de celui réalisé à l'intérieur, et il importe peu que les terrasses aient été rajoutées, comme l'invoque la bailleresse, en cours d'exploitation, la bailleresse ayant eu la possibilité de solliciter éventuellement et au regard des aménagements réalisés, le déplafonnement du loyer si elle estimait que ces aménagements modifiaient les caractéristiques des lieux loués au cours du premier renouvellement suivant ces réalisations ;
L'expert a d'ailleurs, pour le calcul de la valeur du droit au bail et pour tenir compte de la présence des terrasses, majoré la valeur locative de 25 % ; quoiqu'il en soit, dans l'hypothèse d'un loyer plafonné comme dans celui d'un loyer déplafonné , il aboutit à une valeur de droit au bail inférieure à la valeur marchande du fonds et la SCI Kersaux ne conteste pas qu'il y a lieu de calculer l'indemnité d'éviction en prenant en compte la valeur marchande du fonds .
Le chiffre d'affaires de référence à retenir correspondant au chiffre d 'affaires moyen des trois dernières années est de 385 436 euros ;
Tenant compte des caractéristiques de l'exploitation et de la situation des locaux, l'expert a affecté ce chiffre d'affaires d'un taux de 80 % ;
L'expert a relevé que le commerce situé dans un immeuble de bon standing ouvrant sur trois façades bénéficiait d'une bonne situation au regard de l'activité exercée et que les locaux étaient dans un bon état d'entretien .
Pour contester ce taux de 80 % appliqué au chiffre d 'affaires et demander l'application d'un taux de 70%, la SCI Kersaux n'invoque aucun autre argument que le fait que l'expert avait dans son pré rapport retenu le chiffre de 70% .
L'appréciation d'un taux de 80 % telle que proposée in fine par l'expert et justifiée par des considérations tenant à la situation des locaux et aux conditions d'exploitation sera donc retenue .
Pour voir retenir une valeur d'indemnité supérieure à celle appréciée par le tribunal, le liquidateur fait observer qu'une offre d'achat du fonds au prix de 450 000 euros a été formée par Messieurs Garcia et Gordien le 8 décembre 2005 qui n'a pu être concrétisée du fait du congé avec refus de renouvellement et offre d 'indemnité d'éviction du 9 février 2009 ; Me Ayache fait valoir que cette offre de prix a été confirmée par la promesse de cession signée le 15 juillet 2009 avec Messieurs Santini et Buffier .
La SCI Kersaux fait observer que l'offre formée en 2005 n'a pas été concrétisée parce qu'elle était soumise à la condition d'un audit certifié de la comptabilité pour les années 2002, 2003, 2004 et 2005, que cette comptabilité n'a pu être réunie et que l'offre n'a donc pu aboutir .
Toutefois, le défaut allégué de comptabilité de la société locataire n'est pas établi, Me Ayache ayant produit aux débats la comptabilité de 2003 à 2005 ;
Il est dans ces conditions vraisemblable que l'offre n'a pu être réalisée du fait du congé délivré sans offre de renouvellement ; quant à la promesse de cession, elle était elle-même soumise à diverses conditions suspensives et notamment celles tenant à l'obtention d'un prêt bancaire, au désistement de la SCI Kersaux de son appel du jugement déféré et à la régularisation d'un accord avec le promettant concernant l'apurement du passif et enfin celle tenant à l'autorisation du juge commissaire, ces conditions devant être réalisées au plus tard le 30 septembre 2009 ;
Or, le prix proposé et accepté dans ladite promesse avait davantage été fixé en considération du passif admis pour 417 387, 42 euros qu'en considération du chiffre d'affaires qui doit servir de référence dans la détermination de la valeur du fonds ;
Dès lors que cette promesse est devenue caduque par la défaillance des conditions suspensives et n'a pas été réalisée comme l'offre précédente, seule la valeur du fonds telle que déterminée suivant les usages doit prévaloir .
Celle-ci s'établit à la somme de 308 349 euros arrondis à la somme de 310 000 euros qui constitue l'indemnité principale d'éviction .
1-2-Sur les indemnités accessoires :
La SCI Kersaux conteste que la Sarl le restaurant le Gouberville puisse prétendre à des indemnités de remploi, de trouble commercial alors qu'elle a cessé toute activité du fait de la liquidation judiciaire et qu'elle n'a justifié en conséquence ni d'une réinstallation, ni de l'acquisition d'un titre locatif ;
Me Ayache es qualités fait valoir que la SCI Kersaux est mal venue à contester le droit de la société le restaurant le Gouberville à bénéficier d'une indemnité de remploi et résultant du trouble commercial dès lors qu' elle n' a perçu aucune indemnité lui permettant de racheter un nouveau fonds, que le propriétaire des locaux peut encore exercer son droit de repentir , qu'elle ne sait pas à quelle date l'éviction interviendra, que la liquidation judiciaire résulte de l'attitude de la SCI Kersaux ;
Or la société le restaurant le Gouberville après avoir bénéficié d'un plan de redressement a fait l'objet d'une liquidation judiciaire suivant jugement du 26 mai 2009 et cessé toute activité dans les lieux loués, le liquidateur ayant restitué les clefs en septembre 2010 ;
Cette cessation d'activité, conséquence de la liquidation judiciaire et qui ne résulte que de l'inobservation du plan de redressement à laquelle la SCI bailleresse est étrangère, est sans lien avec le congé avec le refus de renouvellement ;
Dans ces conditions, Me Ayache ès qualités ne peut prétendre à l'indemnisation d'un préjudice résultant de la nécessité d'avoir à exposer des frais de réinstallation ou tenant à l'existence d'un trouble commercial ,
En revanche, les frais de déménagement des éléments corporels du fonds seront indemnisés sur justificatifs de même que les frais de licenciement .
2-Sur l'indemnité d'occupation :
La SCI Kersaux fait valoir que l'indemnité d'occupation déterminée selon les mêmes règles que celles applicables à la fixation du loyer doit être fixée à la valeur locative, déterminée selon les dispositions de l'article L 145-28 du code de commerce, qui est en l'espèce la valeur locative de marché établie par l'expert au prix de 500 euros /m² soit un montant annuel de 39 000 euros, que cette valeur locative doit être majorée de 60 % en raison de la présence de terrasses extérieures et ne peut faire l'objet d'un abattement forfaitaire de 10 % pour précarité, en l'absence de lien de causalité entre la diminution du chiffre d'affaires en 2006 et le congé avec refus de renouvellement et en l'absence de toute possibilité de faire des investissements pour la locataire en place.
Me Ayache demande pour sa part de déterminer l'indemnité d'occupation en tenant compte d'une valeur locative correspondant au prix de renouvellement du bail hors plafonnement de 325 euros /m², en lui appliquant une majoration de 15 % pour droit de terrasse et en l'affectant d'un coefficient de précarité de 10 % de sorte que l'indemnité s'établit à 26 237, 25 euros arrondis à 26 240 euros .
L'article L 145-28 du code de commerce renvoie pour la détermination de l'indemnité d'occupation aux règles relatives à la fixation des loyers des baux renouvelés ou révisés dont le montant doit correspondre à la valeur locative déterminée d'après les critères énoncés aux 1° à 5° de l'article L 145-33 du même code .
L'expert a donc justement énoncé que l'indemnité d'occupation ne correspond pas à la valeur locative dite de marché mais davantage à celle du bail renouvelé hors plafonnement qu'il a évaluée à 350 euros /m² pondéré mais qui doit plus justement ainsi que l'a retenu le premier juge être fixée à la somme de 400 euros /m² plus proche de la valeur de marché compte tenu des caractéristiques des locaux et de leur bonne situation ;
Doit s'y ajouter un coefficient de majoration de 25 % pour la présence de terrasses eu égard à leur capacité d'accueil (68 places extérieures ) mais de la période d'utilisation limitée à quatre mois, les terrasses n'étant pas selon les photographies jointes au rapport d'expertise suffisamment ' fermées' pour permettre une amplitude d'utilisation plus grande contrairement à ce que soutient la SCI Kersaux ;
Le fait de ne pouvoir disposer d'un bail renouvelé et de ne pouvoir céder son bail aux conditions du bail renouvelé constitue un élément de précarité qui justifie l'application d'un coefficient de précarité de 10 % ;
Ainsi l'indemnité d'occupation s'établit à la somme de :
400 x 78 m² = 31 200 + ( 31 200 x 25 % ) = 39 000 x 90 % = 35 100 euros /an .
Les parties s'accordent pour voir fixer le point de départ de cette indemnité au 1° octobre 2006 ; elle est due jusqu'à la date de restitution des clefs le 6 septembre 2010 et non le 10 février 2010 ainsi qu'il résulte du courrier du liquidateur accompagnant cette remise .
Les créances réciproques d'indemnité d'éviction et d'indemnité d'occupation qui sont connexes se compenseront à due concurrence .
La SCI Kersaux supportera les entiers dépens comprenant les frais d'expertise et paiera à Me Ayache ès qualités la somme de 4000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de ses frais irrépétibles exposés tant en première instance qu'en cause d'appel ;
PAR CES MOTIFS
Reformant le jugement déféré en ses dispositions relatives à l'indemnité d'éviction et à l'indemnité fondée sur l'article 700 allouée à la Sarl le restaurant le Gouberville,
Le confirme en ses autres dispositions,
Statuant à nouveau,
Fixe à la somme de 310 000 euros le montant de l'indemnité d'éviction due par la SCI Kersaux à Me Ayache ès qualités de liquidateur de la Sarl le restaurant le Gouberville , auquel s'ajoutent les frais de déménagement et de licenciements sur justificatifs,
Dit que les indemnités d'éviction et d'occupation se compenseront jusqu'à due concurrence,
Ajoutant ,
Condamne la SCI Kersaux à payer à Me Ayache la somme de 4000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens d'appel avec droit de recouvrement direct au profit de Me Teytaud avoué .