CA Paris, Pôle 5 ch. 3, 27 novembre 2013, n° 12/00763
PARIS
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
LUNETTE OPTIC (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme BARTHOLIN
Conseillers :
Mme REGHI, Mme BLUM
Suivant acte sous seing privé en date du 12 juillet 2001, M J. a donné à bail à la société Lunette optic des locaux dépendant d'un immeuble situé [...] à compter du 1er avril 1999 pour une durée de neuf années moyennant un loyer de 36 587,76 €.
Suivant acte d'huissier de justice en date du 6 septembre 2007 sous le visa de l'article L 145-10 du code de commerce, la société Lunette optic a sollicité le renouvellement du bail à effet du 1er avril 2008, puis renouvelé cette demande le 29 octobre 2007, auquel le bailleur a répondu en notifiant le 22 janvier 2008 son refus de renouvellement et proposant le paiement d'une indemnité d'éviction ;
M D. désigné comme expert en référé afin de donner tous éléments permettant de déterminer les indemnités d'éviction et d'occupation a déposé son rapport le 26 janvier 2009;
M J. est décédé laissant pour lui succéder Me Sultana J. sa veuve, usufruitière et M Albert J. nu propriétaire.
Par jugement du 9 février 2010, le tribunal de grande instance de Paris a :
- mis hors de cause M B. ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de continuation de la société Lunette optic et M T. ès qualités de mandataire judiciaire,
- fixé à la somme de 395 687 € le montant de l'indemnité d'éviction due par M Guido J. à la société Lunette optic à laquelle il conviendra d'ajouter sur justificatifs les frais de licenciement qui seront à la charge de la société locataire,
- fixé à la somme annuelle en principal de 47 000 € l'indemnité d'occupation due par la société Lunette optic depuis le 1er avril 2008 jusqu'à la libération effective des lieux dans les conditions fixées par les articles L 145-28, L 145-29 et L 145-30 du code de commerce,
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ,
- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile,
- fait masse des dépens en ce compris les frais d'expertise, et dit qu'ils seront supportés par moitié par chacune des parties.
Les consorts J. ont formé appel de cette décision et par leurs conclusions signifiées le 07 octobre 2013,demandent d'infirmer le jugement déféré et de voir dire et juger que l'indemnité d'éviction due au preneur toutes causes confondues et sous réserve des indemnités de licenciement ne saurait excéder la somme de 237 588 €,
Condamner le preneur au paiement d'une indemnité d'occupation à compter du 1er avril 2008 à un montant en principal de 52 250 € ht et hc sans coefficient de précarité et dire que cette indemnité d'occupation sera indexée le 15 avril 2011, le preneur étant de surcroît condamné aux intérêts de retard sur chaque part d'échéance impayée,
Dire qu'il y aura compensation entre les deux indemnités d'éviction et d'occupation,
Dire que l'indemnité d'éviction sera réglée en conformité des dispositions de l'article L 145-28 et suivants du code de commerce,
Dire non fondées toutes demandes contraires de la société Lunette optic,
Dire et juger excessive sa condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile et douter l'intimée de sa demande à cet égard,
Condamner la société Lunette optic en tous les dépens de première instance et d'appel.
La société Lunette optic demande par ses dernières conclusions signifiées le 5 octobre 2013 :
Infirmer le jugement déféré,
Statuant à nouveau,
Dire et juger que la bail a pris fin définitivement le 31 mars 2008,
Fixer le montant de l'indemnité d'éviction à la somme de 521 337 € en principal et indemnités accessoires, outre les frais de licenciement sur justificatifs,
Condamner Mme Suzy J. et M Albert J. à lui payer cette indemnité,
Fixer le montant de l'indemnité d'occupation à la somme annuelle de 18 290 € en principal à compter du 1er avril 2008,
Condamner solidairement Mme Sylvie J. et M Albert J. aux dépens , y compris les frais d'expertise dont distraction en application de l'article 699 du code de procédure civile.
SUR CE,
Sur l'indemnité principale d'éviction :
Les parties s'accordent pour dire que l'indemnité d'éviction doit être égale à la valeur marchande du fonds qui représente la perte subie par le preneur à la suite de l'éviction, en l'absence de toute possibilité de transfert du fonds de commerce sans perte substantielle de clientèle.
Les bailleurs font valoir que s'agissant de l'évaluation de la valeur du droit au bail, l'expert a estimé la valeur locative de marché à 2 300 €/m², constaté un différentiel de loyer de 25 168,96 € par rapport au loyer plafonné, soit une valeur de droit au bail de 226 521 €, que cette appréciation qui n'est pas été contestée, a été entérinée par les premiers juges, que la révision triennale du loyer conduit à une estimation de la valeur du droit au bail légèrement moindre mais toujours inférieure quoiqu'il en soit à la valeur marchande du fonds, que sur ce point, la société Lunette optic a publié ses bilans qui permettent d'établir une moyenne du chiffre d'affaires pour la période allant de 2008 à 2011 à 262 889 € à la date la plus proche de l'éviction, que l'expert a retenu une évaluation des prix des fonds de commerce comparables compris entre 80 et 100 % du chiffre d'affaires hors taxes alors que l'examen des prix de cession de fonds similaires d'opticiens indépendants en centre ville révèlent des prix compris dans une fourchette allant de 33,18 % à 111,05 % soit un pourcentage moyen de 45,76 % ou encore, en tenant compte du dernier exercice, de 37,50 % à 101,75 % soit une moyenne de 73,74 % ; ils sollicitent en conséquence que l'indemnité d'éviction soit fixée à un montant correspondant à 80 % du chiffre d'affaires ht moyen le plus récent soit 262 889 € x 80 % = 210 311 €.
Ils soutiennent également que pour appliquer la méthode de rentabilité, l'expert a retraité l'ebe, ce qui n'a plus lieu d'être dès lors que la société ne compte désormais que deux salariés au lieu de trois dont un opticien diplômé et que le salaire du gérant est en réalité celui de l'un des salariés, que l'augmentation de l'ebe résulte de la non révision du loyer et de l'absence de régularisation des charges, qu'il y a lieu à retraitement sur ces points, que par le calcul de la rentabilité, la valeur du fonds s'établit à la somme de 211 460 € en parfaite adéquation avec la valeur calculée suivant les usages de la profession, ce qui procure une moyenne de 210 886 € ;
La société Lunette optic soutient que la commercialité de la [...] est principalement tournée vers l'équipement à la personne et que l'offre de la boutique Lunette optic est conforme à cette orientation, d'où la nécessité de retenir les coefficients les plus favorables, que l'ebe retraité en intégrant le salaire du gérant est de 80 685,66 € en moyenne, que le coefficient de rentabilité à appliquer doit être de 5,5, ce qui donne une somme de 443 771,13 €, par la méthode d'évaluation par l'ebe et qu'à la moyenne des trois derniers chiffres d'affaires de 313 091 € ttc, doit être appliquée un coefficient de capitalisation de 120 % de sorte que la valeur s'établit suivant les usages à la somme de 375 710,05 €, que l'indemnité d'éviction correspondant à la moyenne des valeurs est de 409 740,59 € arrondie à 409 741€.
Alors que l'indemnité doit être appréciée à la date la plus proche de l'éviction, aucune des parties ne conteste que le chiffre d'affaires au titre des années 2009, 2010 et 2011 s'établit en moyenne à la somme de 313 091,71 € ttc, le chiffre devant être pris en compte pour le calcul de la valeur marchande est le prix ttc et non ht suivant les usages admis en la matière auquel il n'est pas démontré que dérogeraient les cessions de fonds de lunetterie optique.
Le fait que l'emplacement soit adapté et même considéré comme excellent pour le commerce exploité ne saurait cependant conduire à augmenter au-delà de 100 % le coefficient de capitalisation qui se situe dans la fourchette haute des coefficients admis en matière de cession d'un fonds d'opticien ;
La comparaison du chiffre ainsi obtenu de 313 091,74 € avec celui résultant de la méthode dite de rentabilité ne conduit pas davantage à un rectificatif à la hausse ; en effet, les parties s'opposent notamment sur le retraitement de l'excédent brut d'exploitation dont les bailleurs demandent que soit retranché le salaire du gérant qui est un salarié ; leur remarque est en partie justifiée dès lors que le gérant concourt par son travail à la création des recettes d'autant qu'il n'existe désormais que deux salariés, ce qui conduit à minorer l'excédent brut par rapport aux chiffres avancés par l'expert, aucun autre retraitement en revanche tiré de l'absence de révision du loyer ou de la non régularisation des charges locatives ne devant avoir lieu d'autant que le loyer n'est pas faible puisqu'il atteignait indexé la somme annuelle de 49 949,04 € à fin 2007 et que les bailleurs ne soutiennent pas l'hypothèse d'un déplafonnement en cas de renouvellement ;
L'indemnité principale d'éviction s'établit en conséquence à la somme de 313 091,74 € arrondie à 313 092 €.
Sur les indemnités accessoires :
*indemnité de remploi: les parties s'accordent pour voir fixer son montant à 10 % de l'indemnité principale, ce qui représente une somme de 31 309,17 €.
*trouble commercial : les parties sont d'accord pour que l'indemnisation soit égale à trois mois de résultat d'exploitation, ce qui équivaut compte tenu du résultat d'exploitation de 2011 à la somme de 53 529,07 €/12 x 3 = 13 382,27 € ;
*frais de déménagement : il n'y a pas de contestation sur le montant retenu par le tribunal au visa de l'avis de l'expert ;
*frais de réinstallation : l'octroi de frais de réinstallation a lieu même en cas de perte du fonds, mais à la condition de justifier devoir exposer tout ou partie des sommes demandées ; or, alors que l'expert relève que les locaux sont équipés de façon standard, que le bilan ne comporte aucun amortissement des frais d'aménagement, la société Lunette optic tout en sollicitant des frais de réinstallation à hauteur de 50 000 € ne produit pas le moindre document chiffré concernant sa réinstallation de sorte qu'il n'y a pas lieu de faire droit à cette demande.
*indemnité de double loyer : il n'est pas établi que, la société Lunette optic aura à supporter un double loyer.
*indemnités de licenciement : réglés sur justificatifs.
Le montant global de l'indemnité d'éviction, frais de licenciement exclus, s'élève à la somme de 358 763,44 € arrondie à 358 764 €.
Sur l'indemnité d'occupation :
Les parties s'accordent sur la pondération des locaux à 32,66 m² ;
La société Lunette optic fait valoir que s'agissant des prix des loyers de comparaison, il n'y a pas lieu de retenir ceux 'décapitalisés', la décapitalisation consistant à transformer de manière artificielle un prix de cession ou une indemnité d'entrée en loyer alors que la cour de cassation a rappelé que le paiement d'un prix d'entrée ou d'un droit de cession ne peut avoir aucune incidence sur la valeur locative comme facteur de minoration ou de majoration.
Elle demande de ne pas retenir en outre les éléments de comparaison situés dans des artères comme la [...] ou le [...], de plus grande commercialité que la [...] et de fixer en conséquence le montant de l'indemnité d'occupation à la somme de 800 € /m² soit au total 26 128 €.
Elle sollicite un abattement au titre des charges exorbitantes qui pèsent sur le preneur lequel doit supporter les travaux de mise aux normes qui sont en principe à la charge du bailleur et demande qu'un abattement de précarité de 20 % soit pratiqué aux motifs qu'elle a été placée par l'effet du congé dans une situation de précarité, n'ayant aucune perspective d'évolution et n'ayant pu faire aucun investissement ;
Les bailleurs font observer que l'expert n'a examiné les élément de référence que pour évaluer la valeur de droit au bail mais non le loyer déplafonné qui a été justement fixé à la somme de 1 600 € au regard d'un prix de marché de 2 300 € /m² et de l'excellence de la situation plus favorable en termes de commercialité que la partie du [...] situé entre la [...] et la [...], voire jusqu'à la [...] et au [...] ; ils s'opposent à tout abattement en invoquant qu'il n'y a pas de transfert de la charge des travaux de mise en conformité dans le bail et que la locataire a maintenu son chiffre d'affaires, réduit son endettement net et procédé en 2011 à un investissement, que la longueur de la procédure ne résulte pas d'une attitude dilatoire des bailleurs.
Aux termes de l'article L 145-28 du code de commerce, l'indemnité d'occupation est déterminée conformément aux dispositions des sections 6 et 7, compte tenu de tous éléments d'appréciation ; elle correspond à la valeur locative de renouvellement, dans des conditions exclusives de tout plafonnement ;
Les locaux situés en plein centre du secteur de St Germain des prés dans une voie à sens unique entre la [...], axe de fort de passage depuis laquelle la boutique est visible, et la [...], bénéficient d'une excellente commercialité dans un quartier résidentiel mais également commerçant bien desservi par les transports en commun, principalement tourné vers l'équipement à la personne dans lequel s'inscrit l'offre de la boutique.
En excluant au titre de la comparaison avec le voisinage les locations avec pas de porte dont les droits d'entrée ne s'analysent pas comme des éléments de loyers, la valeur de l'indemnité d'occupation telle que retenue par l'expert et entérinée par le tribunal a été justement appréciée à la somme de 1 600 € /m², étant souligné qu'il s'agit d'une valeur bien inférieure à la valeur de marché de 2 300 € /m², que le loyer indexé à fin 2007 était d'un montant de 49 949,04 €/an, et au visa des loyers comparables de boutiques situées notamment [...], actualisés à la date qui aurait été celle du renouvellement du bail, et compte tenu de l'excellence de la situation commerciale.
S'agissant des abattements, le bail ne contient aucune clause exorbitante mettant à la charge du preneur les travaux de mise en conformité des locaux ; la clause 14 du bail prévoyant que le preneur devra se mettre en conformité avec les prescriptions, règlements et ordonnances en ce qui concerne la voirie, la salubrité, la police, la sécurité, l'inspection du travail ne concerne que les contraintes imposées au preneur dans l'exercice même de son activité commerciale mais n'a pas pour effet d'organiser un transfert de la charge des travaux de mise en conformité des locaux.
Enfin, la société locataire n'établit pas l'existence de circonstances exceptionnelles pouvant justifier de pratiquer un abattement supérieur à celui habituellement pratiqué de 10 % qui tient compte de la précarité inhérente à la délivrance d'un congé pour investir ou céder, aucune attitude dilatoire des bailleurs pendant le cours de la procédure n'étant caractérisée.
Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a fixé l'indemnité d'occupation à la somme annuelle de 47 030 € à laquelle il n'y a pas lieu d'appliquer d'indexation pour tenir compte de la longueur de la procédure à laquelle le preneur est étranger.
Chaque partie succombant partiellement supportera les dépens d'appel qu'elle a exposés sans qu'il y ait lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile, ceux de première instance en ce compris les frais d'expertise devant être supportés par les consorts J..
PAR CES MOTIFS
Réformant le jugement en ce qui concerne le montant de l'indemnité d'éviction et la charge des frais d'expertise,
Statuant à nouveau,
Fixe le montant de l'indemnité d'éviction due par les consorts J. à la société Lunette optic à la somme de 358 764 € à laquelle s'ajouteront les frais de licenciement sur justificatifs.
Dit que les consorts J. supporteront les frais d'expertise.
Ajoutant,
Dit y avoir lieu à compensation entre les deux indemnités d'éviction et d'occupation,
Dit que les arriérées d'indemnité s'occupation porteront intérêts au taux légal à compter du jugement,
Déboute les parties de leurs autres demandes,
Dit que chaque partie conservera la charge des dépens qu'elle a exposés en appel.