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Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 16, 12 septembre 2023, n° 22/14963

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 22/14963

12 septembre 2023

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 16

N° RG 22/14963 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CGJT3

Nature de l'acte de saisine : Autres saisines de la juridiction à la diligence des parties

Date de l'acte de saisine : 04 Août 2022

Date de saisine : 08 Septembre 2022

Nature de l'affaire : Demande en exécution d'un accord de conciliation, d'un accord sur une recommandation de médiateur, d'une sentence arbitrale, ou tendant à sanctionner leur inexécution

Décision attaquée : sentence arbitrale rendue à Paris le 20 juin 2022 sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale (affaire No. 24851/MHM/HBH)

Dans l'affaire RG 22/14963 opposant :

Société [S] COSTRUZIONI GENERALI S.P.A. agissant en la personne de ses représentants légaux, représentée par Me Matthieu BOCCON GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat postlant du barreau de PARIS, toque : C2477, assistée par Me Marina MATOUSEKOVA, de la SELARL TALMA DISPUTE RESOLUTION, avocat plaidant du barreau de PARIS, toque : D1765

Demanderesses à l'incident et demanderesse au recours

à

ROADS DEPARTMENT OF THE MINISTRY OF REGIONAL DEVELOPMENT AND INFRASTRUTURE OF GEORGIA, agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants, représenté par Me Sylvie KONG THONG de l'AARPI Dominique OLIVIER - Sylvie KONG THONG, avocat postulant du barreau de PARIS, toque : L0069, assisté par Me Charles NAIRAC et Me Faustine CHAPELIN, du cabinet WHITE & CASE LLP, avocats plaidants du barreau de PARIS, toque : J0002

Défenderesse à l'incident et défenderesse au recours

Daniel BARLOW, magistrat en charge de la mise en état,

Assisté de Najma EL FARISSI, greffière,

rend la présente :

ORDONNANCE SUR INCIDENT

DEVANT LE MAGISTRAT CHARGÉ DE LA MISE EN ÉTAT

(non numérotée , 5 pages)

I/Faits et procédure

1. La cour est saisie d'un recours en annulation contre une sentence arbitrale rendue à Paris le 20 juin 2022, sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale (affaire No. 24851/MHM/HBH), dans un litige opposant le Département des routes du ministère du développement régional et des infrastructures de Géorgie (ci-après : « le Département des [Localité 1] ») à la société de droit italien [S] Costruzioni Generali SPA (ci-après : « [S] »).

2. Le différend à l'origine de cette sentence porte sur la résiliation d'un contrat conclu le 27 juin 2017 entre [S] et le Département des [Localité 1] pour la construction d'un tronçon de route en Géorgie.

3. Par la sentence querellée, le tribunal arbitral a statué en ces termes :

« 1 DÉCLARE que le Tribunal est compétent pour toutes les questions soulevées dans l'arbitrage.

2 DÉCLARE que la demande de résiliation du contrat présentée par le Défendeur est prescrite et, en tout état de cause, sans fondement.

3 DÉCLARE que la résiliation du Contrat par le Demandeur était légale en raison du fait que le Défendeur (i) n'a pas respecté la Clause 4.2 du CGC, (ii) n'a pas respecté les Avertissements en vertu de la Clause 15.1 du CGC, et (iii) le défaut sans motif valable de poursuivre les Travaux conformément à la Clause 8 du CGC, mais pas en raison du prétendu abandon des Travaux par le Défendeur ou de la prétendue manifestation claire de son intention de ne pas poursuivre l'exécution de ses obligations contractuelles.

4 DÉCLARE que la prétendue résiliation du contrat par le Défendeur était irrégulière, inefficace et sans effet juridique.

5 DÉCLARE que le Demandeur avait le droit de retenir l'argent de la retenue de garantie mais seulement jusqu'à la date de la Sentence Finale.

6 REJETTE les demandes de l'indemnisation du Demandeur (e), (f), (g), (k), (m) et (s).

7 REJETTE les demandes de l'indemnisation no 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12(c), 12(d), 12(e), 12(f), 12(g), 13, 14 et 15 du Défendeur.

8 ORDONNE au Défendeur de remboursement au Demandeur le paiement anticipé d'un montant de 16 565 089,20 GEL, 2 099 584,17 EUR et 2 293 158,52 USD.

9 ORDONNE au Défendeur de payer au Demandeur la somme de 20.579.529,57 GEL pour les coûts d'achèvement des Travaux par un entrepreneur de remplacement et DÉCLARE que le Demandeur est en droit de réclamer les coûts d'achèvement des Travaux dans cette mesure.

10 ORDONNE au Défendeur de payer au Demandeur 1 507 475 GEL pour le coût de l'engagement prolongé de l'Ingénieur.

11 ORDONNE au Demandeur de payer au Défendeur 459 046,23 GEL en raison de la sous-évaluation des travaux entrepris par le Défendeur.

12 ORDONNE au Demandeur de payer au Défendeur 121 955,06 GEL, 15 457,50 EUR et 16 882,63 USD pour la Garantie retenue.

13 DÉCLARE que le Demandeur est, en principe, en droit de réclamer auprès du Défendeur tous les coûts que le Demandeur engage dans la recherche de financement pour les Travaux restants.

14 REJETTE la demande du Demandeur concernant les intérêts antérieurs et postérieurs à la sentence sur les montants accordés en vertu de la Sentence Finale au taux de 10 pour cent par an mais ORDONNE au Défendeur (i) de payer au Demandeur les intérêts cumulés d'un montant de 1 312 522,36 GEL, 59 122,71 EUR et 84 744 USD. 38 pour la période comprise entre le 18 février 2019 et le 2 avril 2020 et (ii) de payer des intérêts sur les montants de 16 565 089,20 GEL, 2 099 584,17 EUR et 2 293 158,52 USD (aux taux annuels de 3,25% sur la partie en USD, 2,5% sur la partie en EUR et 7% sur la partie en GEL), composés annuellement le 18 février, à compter du 3 avril 2020 jusqu'à la date de la Sentence Finale.

15 REJETTE toute autre demande de réparation, requête, demande et sollicitations des Parties. »

4. La société [S] a introduit un recours en annulation contre cette sentence arbitrale le 4 août 2022.

5. Elle a sollicité l'arrêt de l'exécution de la sentence par conclusions du 7 octobre 2022.

6. L'incident a été évoqué devant le conseiller de la mise en état lors de l'audience du 29 juin 2023.

II/ Prétentions des parties

7. Dans ses dernières conclusions d'incident notifiées par voie électronique le 15 mai 2023, la société [S] demande au conseiller de la mise en état, au visa des articles 699, 700 et 1526 du code de procédure civile, de :

- DECLARER la société [S] Costruzioni Generali S.P.A. recevable et bien fondée en sa demande ;

Y faisant droit,

- ARRETER l'exécution de la sentence arbitrale rendue le 20 juin 2022, rendue sous l'égide de la CCI dans l'affaire 24851/MHM/HBH par le Tribunal arbitral composé de Messieurs [R] [U], [I] [G], et Dr [R] [K] ;

- CONDAMNER le Roads Department of the Ministry of Regional Development and Infrastructure of Georgia à payer à la société [S] Costruzioni Generali S.P.A. la somme de 18 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- CONDAMNER le Roads Department of the Ministry of Regional Development and Infrastructure of Georgia aux entiers dépens de l'instance au titre de l'article 699 dont distraction au profit de la SELARL Lexavoue Paris-Versailles.

8. Dans ses dernières conclusions d'incident notifiées par voie électronique le 12 juin 2023, le Département des [Localité 1] demande au conseiller de la mise en état, au visa de l'article 1526 du code de procédure civile, de :

- REJETER la demande d'arrêt de l'exécution de la sentence ;

- CONDAMNER [S] à payer au Département des [Localité 1] la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ; et

- CONDAMNER [S] aux entiers dépens de l'incident.

III/ Motifs de la décision

9. Pour conclure à l'arrêt de l'exécution de la sentence, la société [S] fait valoir que :

- bien que le recours en annulation formé contre une sentence arbitrale ne soit pas suspensif d'exécution, le conseiller de la mise en état dispose du pouvoir d'arrêter l'exécution d'une sentence arbitrale internationale lorsque celle-ci est susceptible de léser gravement les droits de l'une des parties ;

- tel est le cas en l'espèce, l'exécution de la sentence étant de nature à compromettre la pérennité financière et la continuité de l'exploitation de la société [S] ;

- cette société encourt en outre le risque de ne jamais recouvrer les sommes versées au Département des [Localité 1] si la sentence venait à être annulée, dès lors que celui-ci n'a pas d'actifs saisissables en France, qu'il n'existe pas de convention d'entraide judiciaire entre la France et la Géorgie et que le principe de séparation des pouvoirs en Géorgie n'est pas assuré en raison d'un manque d'indépendance des institutions publiques et de corruption à haut niveau.

10. En réponse, le Département des [Localité 1] soutient que :

- l'arrêt de l'exécution d'une sentence arbitrale internationale est une exception au principe de l'exécution immédiate et doit s'apprécier strictement, la « lésion grave » ne permettant l'arrêt de l'exécution que dans des cas extrêmes où l'exécution de la sentence serait de nature à engendrer des conséquences difficilement réparables, voire irréversibles ;

- la société [S] ne démontre pas que l'exécution de la sentence précariserait gravement sa situation, l'examen de ses comptes annuels au 31 décembre 2022 démontrant qu'elle est en mesure de supporter l'exécution de la sentence sans que sa pérennité ne soit menacée, l'impact invoqué étant indirect et hypothétique ;

- [S] ne démontre pas de risque de non-restitution de nature à justifier l'arrêt de l'exécution de la sentence ;

- elle ne démontre pas que la non-restitution serait susceptible de léser gravement ses droits, pas plus que l'impossibilité dans laquelle elle serait de recouvrer les fonds, les allégations développées à ce titre étant infondées.

SUR CE :

11. En vertu de l'article 1526 du code de procédure civile, le recours en annulation formé contre la sentence et l'appel de l'ordonnance ayant accordé l'exequatur ne sont pas suspensifs. Toutefois, le premier président statuant en référé ou, dès qu'il est saisi, le conseiller de la mise en état peut arrêter ou aménager l'exécution de la sentence si cette exécution est susceptible de léser gravement les droits de l'une des parties.

12. En l'espèce, la sentence querellée a condamné la société [S] à verser au Département des [Localité 1] un total de 18 millions d'euros, somme dont le paiement est regardé par la demanderesse à l'incident comme susceptible de compromettre sa pérennité financière et la continuité de son exploitation.

13. Il résulte à cet égard des documents comptables produits par cette société que son résultat annuel au 31 décembre 2022 s'élevait à 6 millions d'euros, soit seulement le tiers de la somme à verser.

14. Le rapport du président du collège des commissaires aux comptes de la société indique, sur la base d'une analyse de ses états financiers, de son plan d'affaires 2023-2027 et du flux de trésorerie présenté au conseil d'administration en avril 2023, que « tout paiement immédiat d'un montant d'environ 18 millions d'euros, tel que fixé dans la sentence arbitrale précitée, créerait un préjudice irréparable à la continuité des activités et des opérations de la société, compte tenu du manque de disponibilité financière (flux de trésorerie maximum prévu de 7 millions d'euros) pour faire face à court terme à toute dépense ».

15. Relevant que [S] a, au cours des deux dernières années, emprunté 16 millions d'euros, dont 8,9 millions devront être remboursés en 2023, il souligne que cette situation est « en elle-même un risque de paralysie et d'arrêt éventuel de l'activité de l'entreprise ».

16. Il ajoute que le déboursement immédiat des sommes demandées en exécution de la sentence ne permettrait pas à cette société de faire face à ses obligations ordinaires et la placerait dans l'impossibilité de donner suite à tous ses contrats en cours.

17. Ces constats, qui émanent d'un professionnel indépendant, établissent que l'exécution immédiate de la sentence serait de nature à compromettre la continuité d'exploitation de la société et la pérennité de ses activités.

18. Cette exécution apparaît dès lors comme susceptible de léser gravement les droits de la demanderesse au sens de l'article 1526 du code de procédure civile précité.

19. Il y a lieu, dans ces conditions, de faire droit à la demande d'arrêt d'exécution de la sentence formée par la société [S].

20. Le Département des [Localité 1], qui succombe en ses demandes, sera condamné à payer à cette société la somme de 15 000 euros, outre les dépens afférents à l'incident, en application des articles 699 et 700 du code de procédure civile.

IV/ Dispositif

Par ces motifs, le conseiller de la mise en état :

1) Arrête l'exécution de la sentence arbitrale rendue le 20 juin 2022, sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce international, dans l'affaire No. 24851/MHM/HBH, dans l'attente de l'arrêt de la cour sur le recours en annulation ;

2) Condamne le Roads Department of Ministry of Regional Development and infrastructure of Georgia à payer à la société [S] Costruzioni Generali SPA la somme de quinze mille euros (15 000,00 EUR) en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

3) Condamne le Roads Department of Ministry of Regional Development and infrastructure of Georgia aux dépens de l'incident.

Ordonnance rendue par Monsieur Daniel BARLOW, magistrat en charge de la mise en état assisté de Madame Najma EL FARISSI, greffière présente lors du prononcé de l'ordonnance au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Paris, le 12 septembre 2023

La greffière, Le magistrat en charge de la mise en état,

Copie au dossier / Copie aux avocats