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Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 5, 26 octobre 2023, n° 20/14976

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 20/14976

26 octobre 2023

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 5

ARRET DU 26 OCTOBRE 2023

(n° 189 , 1 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : 20/14976 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CCQK6

Décision déférée à la Cour : Jugement du 13 Octobre 2020 - Tribunal de Commerce de Paris, 1ère chambre - RG n° 2017067657

APPELANTE

S.A.S. MP FINANCIAL SERVICES FRANCE agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux en exercice, domiciliés en cette qualité audit siège

immatriculée au RCS de Nanterre sous le numéro 444 420 996

[Adresse 3]

[Localité 6]

Représentée par Me Frédéric INGOLD de la SELARL INGOLD & THOMAS - AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, toque : B1055, avocat postulant

Assistée de Me Gael PEYNEAU de RIVE GAUCHE AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, toque : L92, avocat plaidant

INTIMEE

S.A.S. CBRE CONSEIL & TRANSACTION prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège

immatriculée au RCS de Paris sous le numéro 433 951 282

[Adresse 5]

[Localité 4]

Représentée et assistée de Me François BLANGY de la SCP CORDELIER & Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : P0399

COMPOSITION DE LA COUR :

L'affaire a été débattue le 15 Juin 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :

Madame Marie-Annick Prigent, présidente de la chambre 5.5

Madame Nathalie Renard, présidente de chambre

Madame Christine Soudry, conseiller

qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l'audience par Madame [H] [J] dans les conditions prévues par l'article 804 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Monsieur Maxime Martinez

ARRET :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Madame Nathalie Renard, présidente de chambre, le président empêché, et par Maxime Martinez, greffier, auquel la minute du présent arrêt a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

La société MP Financial Services France (la société MPFS) a pour activité la fourniture de services supports (services juridiques, comptables, administratifs, et généraux') aux sociétés du groupe "Page Group".

La société CBRE Agency, devenue la société CBRE Conseil et Transaction (la société CBRE), fournit des services dans le secteur de l'immobilier de l'entreprise.

Les sociétés Michael Page et Page Personnel, qui occupaient deux immeubles situés au [Adresse 1] et au [Adresse 2] à [Localité 6], ont, à l'expiration de leurs baux, déménagé dans un immeuble situé au 164 de la même avenue, pour lequel la société MFPS a conclu un bail avec la société Arts et Techniques du Progrès le 11 juin 2015.

Prétendant qu'elle avait confié à la société CBRE un mandat de recherche de nouveaux locaux en vue de réaliser des économies, et que celle-ci avait commis une faute grave et caractérisée, la société MPFS l'a, par acte du 30 novembre 2017, assignée en indemnisation.

Par jugement du 13 octobre 2020, le tribunal de commerce de Paris a :

- débouté la société MPFS de l'ensemble de ses demandes ;

- débouté la société CBRE Conseil et Transaction, anciennement dénommée CBRE Agency, de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné la société MPFS aux dépens.

Par déclaration du 21 octobre 2020, la société MPFS a interjeté appel des chefs du jugement du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il :

- l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes ;

- a dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- l'a condamnée aux dépens.

Par ses dernières conclusions notifiées le 20 janvier 2021, la société MPFS demande de :

- la déclarer recevable et fondée en son appel et toutes demandes ;

* à titre principal, sur la responsabilité contractuelle de la société CBRE,

- juger que la société CBRE a manqué à l'obligation contractuelle de conseil à laquelle elle était tenue ;

en conséquence,

- infirmer le jugement en ce qu'il n'a pas retenu la responsabilité contractuelle de la société CBRE ;

- juger que la société CBRE a engagé sa responsabilité contractuelle à son égard ;

- condamner la société CBRE à lui payer la somme de 4 millions d'euros à titre de dommages et intérêts en réparation de ses préjudices ;

* à titre subsidiaire, sur la responsabilité extracontractuelle de la société CBRE

- juger que la société CBRE a manqué à son devoir de conseil et d'information, ainsi qu'à son devoir général de loyauté ;

en conséquence,

- infirmer le jugement en ce qu'il n'a pas retenu la responsabilité extracontractuelle de la société CBRE ;

- juger que la société CBRE a engagé sa responsabilité extracontractuelle à son égard ;

- condamner la société CBRE à lui payer la somme de 4 millions d'euros à titre de dommages et intérêts en réparation de ses préjudices ;

* en tout état de cause,

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes,

- condamner la société CBRE à lui payer la somme de 20 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la société CBRE aux entiers dépens.

Par ses dernières conclusions notifiées le 19 avril 2021, la société CBRE demande de :

- débouter la société MPFS de son appel et en tout cas le déclarer mal fondé ;

- la recevoir en son appel incident et le déclarer bien fondé ;

* en conséquence,

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société MPFS de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- infirmer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

* statuant à nouveau,

- débouter la société MPFS de l'intégralité de ses demandes ;

- la condamner à lui payer la somme de 1 euros à titre de de dommages et intérêts pour procédure abusive sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile, ainsi qu'à la somme de 20 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, outre aux entiers dépens dont recouvrement direct au profit de la SCP Cordelier - Maître François Blangy.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le 25 mai 2023.

La cour renvoie, pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Il est rappelé que la cour n'est pas tenue de statuer sur les demandes tendant à "juger" en ce qu'elles ne sont pas, exception faite des cas prévus par la loi, des prétentions, mais uniquement des moyens.

- Sur la demande de la société MFPS en indemnisation :

L'article 1147 du code civil, dans sa version antérieure à celle issue de l'ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016, dispose que le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part.

Il est relevé que la société MFPS n'exerce pas une action en garantie des vices cachés, mais une action en responsabilité contre la société CBRE pour manquement contractuel.

La société CBRE exerce l'activité de conseil et négociation de toute transaction immobilière et d'opérations portant notamment sur la location.

Il résulte des courriels échangés entre les parties entre octobre 2014 et janvier 2015 que la société MFPS projetait, à l'occasion de l'expiration de deux baux, un déménagement dans de nouveaux locaux rassemblant les salariés des sociétés Michael Page et Page Personnel dans un même lieu, et a confié à la société CBRE une mission de rechercher de nouveaux locaux en fonction de considérations financières.

Un projet de mandat a été adressé, par courriel du 19 février 2015, par la société CBRE à la société MFPS, antérieurement à la signature du bail avec la société Arts et Techniques du Progrès, mais n'a pas été conclu.

Il peut être relevé que, par lettre recommandée datée du 13 juin 2016, la société CBRE a soutenu n'avoir commis aucun manquement dans l'exécution de son "mandat".

Si, aux termes de ses dernières conclusions d'appel, elle conteste l'existence d'un mandat d'agent immobilier, elle reconnaît à tout le moins "n'être intervenue qu'en qualité d'intermédiaire immobilier" (page 19).

La société MPFS a accepté de la rémunérer, à hauteur de 206 500 euros hors taxes, "dans le cadre de la signature d'un bail commercial" portant sur l'immeuble situé [Adresse 3] à [Localité 6], ainsi qu'il résulte d'un écrit de la société MPFS du 8 juillet 2015 à l'adresse de la société CBRE.

La société CBRE a établi une facture de 206 500 euros HT, soit 247 800 euros, TTC, portant sur ses "honoraires concernant la prise à bail par MPFS de la totalité de l'immeuble" situé [Adresse 3] à [Localité 6].

La société MFPS a visité plusieurs locaux proposés par la société CBRE, dont ceux situés au [Adresse 3] à [Localité 6], et a échangé avec cette dernière sur leur adéquation aux besoins, ainsi qu'il ressort des courriels échangés.

La société CBRE a transmis le 13 novembre 2014 à la société MFPS une étude financière comparant un déménagement dans les locaux situés au [Adresse 3] à [Localité 6] avec le maintien dans les locaux situés dans deux immeubles aux [Adresse 1] et [Adresse 2] de la même avenue par la reconduction des baux en cours.

Ainsi, la société CBRE, en sa qualité de professionnel de l'immobilier, a bien été chargée par la société MFPS d'une mission de recherche de locaux, quand bien même elle était également le mandataire de la société Arts et Techniques du Progrès, propriétaire de l'immeuble situé [Adresse 3] à [Localité 6], en vertu d'un mandat " tri-exclusif de recherche de locataire" conclu le 6 mai 2013.

La société CBRE, en acceptant cette mission, a contracté une obligation d'information et de conseil.

L'économie générale de l'opération était dans le champ des relations contractuelles avec la société CBRE.

L'analyse financière transmise le 13 novembre 2014 "comprend l'ensemble des coûts sur une période cash-flow de 10 ans (double loyer, investissements, déménagements, etc.)", qui incluait la taxe foncière.

Par un courriel du 31 octobre 2014, un responsable de Page Group écrivait à la société CBRE : "L'objectif reste néanmoins de voir dans quelle mesure de nouveaux locaux type 164 Peretti impacteront, en plus du loyer et des charges locatives stricto sensu, nos autres charges d'exploitation listées dans la présente PJ".

Ainsi, le montant des charges et taxes faisait partie du budget prévisionnel, de l'analyse financière comparative, et donc des éléments de consentement à un déménagement dans de nouveaux locaux.

L'immeuble situé au [Adresse 3] à [Localité 6] a fait l'objet de travaux importants de démolition-reconstruction entrepris par le propriétaire en vertu d'un permis de construire délivré en janvier 2012 et achevés en mai 2014.

Il résulte de l'analyse financière produite par la société CBRE et des échanges entre les parties que la société CBRE n'a ni envisagé, ni attiré l'attention de la société MFPS sur une incidence sur la valeur locative cadastrale de l'immeuble servant de base à la détermination de l'assiette de la taxe foncière, alors qu'elle avait connaissance de ces travaux.

S'il n'appartenait pas à la société CBRE de calculer la taxe foncière, il lui appartenait en revanche, en sa qualité de professionnel de l'immobilier, d'informer et d'avertir la société MSPD d'une possible modification du montant de cette taxe qu'elle avait évaluée dans son étude financière.

D'ailleurs, dans le "guide de l'acquéreur" qu'elle a édité, elle indique notamment, dans la fiche 8 intitulée "la taxe foncière", que le montant de cet impôt foncier "se calcule en multipliant la base d'imposition par le taux fixé par les collectivités locales", que "la base d'imposition est constituée par le revenu cadastral, celui-ci se calcule en prenant la valeur locative du bien, revalorisée et actualisée, et en y ajoutant un abattement forfaitaire de 50 %".

Aux termes de son courriel du 7 avril 2016, M. [U], de la société CBRE, répondait notamment à la société MFPS, qui l'informait du montant de la taxe foncière de 2015, que "les 100 000 euros initialement annoncés étaient sous-évalués" et auraient dus être ajustés à 150 000 euros environ.

En n'informant pas la société MSPD d'un risque de modification de la taxe foncière, la société CBRE a commis un manquement fautif.

L'étude financière de la société CBRE aboutissait à un surcoût de 321 335 euros sur 10 ans (42 938 447 - 42 617 092) en cas de déménagement pour des locaux situés au [Adresse 3].

L'écart entre l'évaluation de la taxe foncière dans l'analyse financière et le montant effectivement payé est très important.

La taxe foncière s'est élevée à 76 697 euros pour 2014, puis à 226 547 euros pour 2015, et 230 692 euros pour 2016, soit un surcoût de 125 739 euros pour 2015 et 129 884 euros pour 2016 par rapport à l'estimation de la taxe foncière dans l'étude financière transmise en novembre 2014 (20 euros par m2).

L'information fautive de la société CBRE a contribué à la décision de la société MFPS à choisir l'option de la souscription d'un bail concernant de nouveaux locaux, qui s'est avérée désavantageuse financièrement, par un surcoût important de la taxe foncière.

La société MFPS produit des factures de travaux et de déménagement s'élevant à 205 848,39 euros (travaux de climatisation), 1 618 986 euros HT (travaux d'aménagement), et 47 400 euros (déménagement), et invoque le paiement d'un double loyer entre la prise d'effet du nouveau bail et l'expiration des précédents baux d'un montant de 368 749 euros.

Elle fait valoir que le surcoût de loyers sur 9 ans, par rapport aux anciens loyers, s'élève à 2 242 521 euros.

Ces dépenses n'auraient pas été exposées si la société MFPS avait renoncé à son projet de changer de locaux.

Il résulte d'un courriel du 9 avril 2015 adressé par le dirigeant de la société CBRE, que "les honoraires... d'un montant de 206 500 euros HT pour CBRE" ont été convenus en cas de conclusions de la "transaction" avec la société Arts et techniques du Progrès, bailleur des locaux situés au [Adresse 3] à [Localité 6], soit 247 800 euros TTC.

Ainsi, la société MPFS évalue le coût du changement de locaux à la somme arrondie de 6 000 000 euros (205 848,39 + 1 829 449,31 + 47 400 + 368 749 + 1 168 958 + 2 242 521 + 247 800 = 6 110 725,70 euros).

Il est relevé que les frais et dépenses exposés sont supérieurs à la différence de 1 168 958 euros, telle que calculée par la société MFPS, entre le montant annuel de la taxe foncière évalué par la société CBRE et le montant réel pour l'année 2016 pendant 9 ans.

A la suite de négociations avec le bailleur, le loyer a été fixé dans le bail à un montant inférieur à celui retenu dans l'étude financière (2 950 000 euros HT par an au lieu de 3 156 825 euros HT par an) et l'étendue de la franchise de loyers a été plus importante (13 mois la première année et 7 mois la septième année, au lieu de 12 mois).

Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, et notamment du coût accepté du déménagement et de l'objectif recherché de rassembler les deux sociétés dans un même lieu rénové et adapté, la réparation de la perte de chance de renoncer à la conclusion du bail portant sur l'immeuble situé au [Adresse 3] à [Localité 6], si la société MPFS avait été informée d'une augmentation possible de la taxe foncière, sera évaluée à 10 % de 6 000 000 euros, soit 600 000 euros.

En conséquence, la société CBRE engage sa responsabilité contractuelle et sera condamnée à payer à la société MFPS la somme de 600 000 euros à titre de dommages et intérêts.

Le jugement, qui a rejeté la demande de la société MFPS, sera infirmé.

- Sur les autres demandes :

Il ne résulte pas des éléments du dossier un abus commis dans l'exercice de ses droits par la société MFPS.

Le jugement, qui a rejeté la demande de la société CBRE en dommages et intérêts pour procédure abusive, sera confirmé.

Le jugement sera infirmé en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais irrépétibles.

La société CBRE, qui succombe, sera tenue aux dépens de première instance et d'appel.

Il apparaît équitable de la condamner à payer à la société MFPS la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles, en application de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La cour,

- infirme le jugement du 13 octobre 2020 du tribunal de commerce de Paris, sauf en ce qu'il a rejeté la demande de la société CBRE Conseil et Transaction en dommages et intérêts pour procédure abusive ;

- statuant à nouveau et y ajoutant,

- condamne la société CBRE Conseil et Transaction à payer à la société MP Financial Services France la somme de 600 000 euros à titre de dommages et intérêts sur le fondement de sa responsabilité contractuelle ;

- condamne la société CBRE Conseil et Transaction à payer à la société MP Financial Services France la somme de 10 000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamne la société CBRE Conseil et Transaction aux dépens.

LE GREFFIER P/LE PRÉSIDENT EMPÊCHÉ