Décisions
CA Lyon, 1re ch. civ. b, 19 septembre 2023, n° 21/07571
LYON
Arrêt
Autre
N° RG 21/07571 - N° Portalis DBVX-V-B7F-N4MJ
Décision du
Tribunal Judiciaire de ROANNE
Au fond
du 28 septembre 2021
RG : 18/00912
[E]
C/
Association ASSOCIATION DE GESTION ET DE COMPTABILITÉ (AGC) CE RFRANCE
Organisme CHAMBRE D'AGRICULTURE DE LA LOIRE
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE LYON
1ère chambre civile B
ARRET DU 19 Septembre 2023
APPELANT :
M. [W] [E]
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représenté par Me Romain LAFFLY de la SELARL LAFFLY & ASSOCIES - LEXAVOUE LYON, avocat au barreau de LYON, toque : 938
ayant pour avocat plaidant Me Michel DESILETS de la SCP DESILETS ROBBE ROQUEL AXIOJURIS, avocat au barreau de VILLEFRANCHE-SUR-SAONE
INTIMEES :
ASSOCIATION DE GESTION ET DE COMPTABILITÉ CER FRANCE LOIRE
[Adresse 4]
[Localité 2]
Représentée par Me Laurence CHANTELOT de la SELARL SELARL CHANTELOT ET ASSOCIES, avocat au barreau de ROANNE
Ayant pour avocat plaidant Me Maxime DELHOMME de la SCP DELHOMME, avocat au barreau de PARIS, toque : P0094
CHAMBRE D'AGRICULTURE DE LA LOIRE
[Adresse 4]
[Localité 2]
Défaillante
* * * * * *
Date de clôture de l'instruction : 01 Septembre 2022
Date des plaidoiries tenues en audience publique : 22 Mai 2023
Date de mise à disposition : 19 Septembre 2023
Composition de la Cour lors des débats et du délibéré :
- Olivier GOURSAUD, président
- Stéphanie LEMOINE, conseiller
- Bénédicte LECHARNY, conseiller
assistés pendant les débats de Julien MIGNOT, greffier
A l'audience, un membre de la cour a fait le rapport, conformément à l'article 804 du code de procédure civile.
Arrêt réputé contradictoire rendu publiquement par mise à disposition au greffe de la cour d'appel, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,
Signé par Olivier GOURSAUD, président, et par Elsa SANCHEZ, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
* * * *
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES
En 2007, M. [W] [E], exploitant agricole, a été victime d'une dépression, entraînant de fréquents séjours en hôpital psychiatrique.
En 2010, l'association de gestion et de comptabilité Cerfrance (l'association) et la chambre d'agriculture de la Loire (la chambre d'agriculture) lui ont conseillé de céder son exploitation à son fils, M. [L] [E].
Considérant que l'exploitation a été cédée à vil prix, par exploit d'huissier de justice du 1er août 2018, M. [W] [E] a fait assigner l'association et la chambre d'agriculture en responsabilité.
Par jugement du 28 septembre 2021, le tribunal judiciaire de Roanne a :
- rejeté les demandes formées par M. [W] [E] à l'encontre de l'association de gestion et de comptabilité Cerfrance,
- rejeté les demandes formées par M. [W] [E] à l'encontre de la chambre d'agriculture de la Loire,
- condamné M. [E] à verser, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, à la chambre d'agriculture de la Loire, d'une part et, à l'association de gestion et de comptabilité Cerfrance, d'autre part, chacune, la somme de 700€,
- condamné M. [E] aux entiers dépens de l'instance.
Par déclaration du 13 octobre 2021, M. [W] [E] a interjeté appel.
Au terme de ses dernières conclusions, notifiées le 20 avril 2022, M. [W] [E] demande à la cour de :
déboutant de toutes conclusions contraires,
- infirmer le jugement entrepris et statuant à nouveau,
- juger la société Cerfrance et la chambre d'agriculture solidairement responsables de son préjudice consécutif à la cession de son entreprise à son fils, par manquement à leur obligation de conseil, en application de l'article 1231-1 du code civil, sauf pour la cour à opérer un partage de responsabilité entre les deux défenderesses,
- les condamner solidairement selon le partage à opérer à lui régler la somme de 95.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- les condamner solidairement, sauf pour le partage qui pourrait être opéré, à lui payer la somme de 5.000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner Cerfrance et la chambre d'agriculture de la Loire ou qui d'entre elles mieux le devra aux entiers dépens distraits au profit de Me Laffly, Lexavoué, sur son affirmation de droit.
Au terme de ses dernières conclusions, notifiées le 21 février 2022, l'association demande à la cour de :
- confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Roanne le 28 septembre 2021 en ce qu'il a constaté son absence de manquement à son devoir de conseil, dans la mesure où M. [W] [E] ne fait la démonstration d'aucune faute en lien avec les préjudices qu'il invoque, lesquels ne sont pas plus démontrés, ni dans leur réalité ni dans leur quantum,
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté M. [W] [E] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
- condamner M. [E] à lui verser la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, dont distraction au profit de Me Chantelot, conformément aux dispositions de l'article 699 du même code.
La chambre d'agriculture, à qui la déclaration d'appel a été signifiée à personne habilitée par acte du 1er décembre 2021, n'a pas constitué avocat.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 1er septembre 2022.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites précitées.
MOTIFS DE LA DECISION
1. Sur la responsabilité de l'association et de la chambre de l'agriculture
M. [W] [E] fait d'abord valoir que les intimés ont commis une faute. Il soutient que:
- entre 2007 et 2010, il était dans l'incapacité de prendre des décisions éclairées quant à la gestion de son exploitation, de sorte que l'association, qui était son comptable, n'avait pas à répondre aux directives des autres membres de la famille et devait requérir son accord avant d'entreprendre quelque cession que ce soit,
- il n'a pas signé les actes qui ont été établis,
- l'association n'a pas été investie du mandat de gérer la cession de la ferme,
- l'association, en traitant avec sa famille, a manqué à son obligation de le conseiller,
-l'association était dans une situation de conflit d'intérêt entre lui-même et son fils, respectivement cédant et cessionnaire, et a agi dans l'intérêt exclusif du cessionnaire,
- en l'absence de mandat, l'association n'était pas tenue de déférer aux instructions de Mme [E],
- les comptes d'exploitation pour les exercices 2011 et 2017 versés aux débats ne permettent pas d'établir que l'exploitation était à peine viable avant la cession,
- la cession de l'exploitation, préalablement envisagée, s'inscrivait dans la perspective de sa retraite et non dans celui des difficultés personnelles qu'il a rencontrées,
- l'expert-comptable a manqué à son obligation d'informer et d'éclairer les parties sur la portée des effets de l'opération projetée,
- la chambre d'agriculture a établi un diagnostic et un projet d'installation en faveur de son fils qui a servi de base à la cession organisée par l'association, alors qu'elle avait le devoir de rester neutre et de donner des conseils avisés et indépendants.
L'association fait valoir :
- qu'elle est intervenue en 2010 dans le cadre de la cession de l'exploitation de M. [W] [E] à son fils [L], cession qui apparaissait être, aux yeux de la famille, la meilleure option possible,
- que le corps médical atteste de ce que la cession entre le père et le fils avait été envisagée dès 2007,
- qu'au-delà des problèmes de santé de M. [W] [E], son fils avait vocation à reprendre l'exploitation.
M. [W] [E] fait également valoir qu'il subit un préjudice de perte de chance estimé à 95 000 euros. Il soutient :
- que les droits à paiement de base qui figuraient à l'actif de l'exploitation ont été transmis à M.[L] [E] sans qu'un financement à sa charge n'ait été prévu,
- que le cheptel a été évalué par l'association et par la chambre d'agriculture à la somme de 99 300 € alors que M. [O], expert agricole et foncier, évalue le même cheptel à la somme de 156 300 €, soit une perte de 57 000 €, outre les 52 têtes de bétail d'une valeur de 36 700€ dont M. [L] [E] a bénéficié gratuitement,
- que le rachat du matériel ne pouvait se faire au moyen d'un salaire différé dès lors que M. [L] [E] n'était pas en droit de réclamer un tel salaire puisque son père n'était pas décédé mais seulement incapable de manifester sa volonté,
- que les stocks et divers matériels sont absents de la facture de reprise,
- que M. [L] [E] a pris à bail rural les bâtiments d'exploitation et les terres appartenant à son père pour la somme de 2 800 € par an alors que M. [O] estime que la valeur locative minimum de ces biens est de 4 825,45 € par an.
L'association fait valoir :
- que M. [L] [E] a financé l'acquisition au moyen de plusieurs prêts pour la somme globale de 146 800 € et n'aurait pas pu emprunter plus,
- que le résultat comptable de l'exercice 2011 est inférieur à 25 000€ et celui de 2017 est inférieur à 10 000 €, de sorte que M. [L] [E] n'aurait pas été en capacité de payer un prix supérieur à celui dont il s'est acquitté,
- qu'aucun acquéreur extérieur à la famille n'aurait accepté de reprendre l'exploitation, encore moins moyennant la somme globale de 243 000 €,
- que l'évaluation du cheptel par M. [O] au prix du marché ne se justifie pas dans le cadre d'une cession qui consiste pour le repreneur à élever le cheptel et à le revendre puisqu'une telle évaluation conduit à le priver, pour les exercices ultérieurs, de toute marge sur le stock,
- que le prétendu écart de prix de 57 000 € ne saurait constituer un préjudice puisqu'il s'agit en réalité de la juste rémunération du travail à accomplir par le repreneur,
- que le 30 septembre 2010, M. [E] a vendu des vaches pour le prix de 1 000 € l'unité de sorte qu'il ne peut prétendre que le prix unitaire de 900 € la vache est sous-évalué,
- que l'association a attiré l'attention de la famille [E] sur le fait qu'il manquait 59 veaux dans la vente du cheptel vif mais que la famille n'en a pas tenu compte dans l'élaboration de la facture,
- qu'au regard de l'ancienneté du matériel, rien ne permet d'affirmer que la valeur de celui-ci serait de 15 000 €,
- qu'elle est étrangère à la détermination des fermages, de sorte qu'on ne saurait lui reprocher une quelconque responsabilité.
Réponse de la cour
M. [W] [E] recherche la responsabilité de l'association, qui était son ancien expert-comptable, et de la chambre de l'agriculture, en invoquant leur participation à la reprise en 2010 de son activité agricole par son fils [L], réalisée selon lui, sans qu'il ne leur en ai donné le mandat et à des conditions financières qui lui sont préjudiciables.
C'est par des motifs pertinents, justement déduits des faits de la cause et des pièces produites, que la cour adopte, que les premiers juges ont retenu :
- que les problèmes de santé de M. [W] [E] en 2007 et 2008 l'ont placé dans l'impossibilité de gérer son exploitation et l'ont conduit à envisager de transmettre son activité à son fils, qui le remplaçait de fait, depuis plusieurs années;
- que M. [W] [E], qui conteste dans ses conclusions le principe même de la cession en soutenant qu'il n'avait pas donné de mandat de cession à l'association ou que son épouse a signé les actes à sa place, se borne à rechercher la responsabilité des intimées sans engager aucune action pour obtenir l'annulation des documents juridiques support de l'opération de transmission ou remettre en cause l'opération de transmission elle-même;
- que M. [W] [E] acquiesce aujourd'hui encore aux opérations qui sont passées;
- que l'intervention de la chambre de l'agriculture, qui se limite à l'établissement d'un « rapport de diagnostic et projet d'installation de [L] [E] » daté du 15 avril 2010, ne démontre pas qu'elle a délivré un conseil aux parties;
- qu'aucun manquement au devoir de conseil de l'association n'est objectivé, à défaut de pouvoir tirer parti de l'analyse financière produite, qui est une analyse théorique, établie a postériori, sans tenir compte des circonstances particulières de l'opération, qui s'inscrivait dans un cadre familial, qui demeure consensuel, faisant suite à des difficultés de santé importantes de M. [W] et qui étaient évoquées depuis plusieurs années;
- qu'il n'est pas démontré que les décisions étaient défavorables à M. [W] [E] puisque, d'une part, la rentabilité de l'exploitation demeure extrêmement faible et, d'autre part, elles ont permis le maintien de l'exploitation familiale.
Pour confirmer le jugement, la cour ajoute que M. [W] [E] ne rapporte pas la preuve du préjudice qu'il allègue, consistant en un manque à gagner qu'il évalue à la somme de 95 000 euros.
En effet, même si le rapport d'expertise unilatéral qu'il a fait établir au mois de mars 2021 retient - de façon théorique- une valeur locative de l'exploitation supérieure à celle retenue pour la cession, il résulte de la comparaison des résultats comptables de l'exploitation en 2011 et 2017, qu'ils sont en forte baisse, le résultat net passant de 24 214 euros à 9 884 euros et ne permettent pas à M. [L] [E], de vivre de façon autonome puisqu'il n'a pu prélever en moyenne que la somme de 7 500 euros par an.
Par ailleurs, M. [W] [E], qui estime qu'il a été lésé par l'opération, ne rapporte pas non plus la preuve qu'un acquéreur extérieur à la famille aurait, d'une part, été intéressé par l'exploitation, et d'autre part, aurait accepté le prix qu'il revendique.
En outre, ainsi que le relève l'association, la sous-évaluation du cheptel que revendique M. [W] [E] est basée sur les valeurs de marché des animaux, qui n'est pas pertinente dans le cadre de la cession d'une entreprise, où les stocks inscrits à l'actif ne sont pas valorisés à la valeur de revente puisque cette cession a pour but de permettre au repreneur d'élever le cheptel pour le revendre en faisant une marge.
Par ailleurs, les avis de valeur produits, qui retiennent un prix de 1 600 euros par vache, sont excessifs puisque l'analyse de la comptabilité de 2010 de M. [W] [E] établit qu'il a vendu 26 vaches au prix total de 26 229 euros, soit environ 1 000 euros par vache, ce qui est proche du prix de cession critiqué de 900 euros par vache.
De même, M. [W] [E] n'est pas fondé à reprocher à l'association de ne l'avoir pas averti de l'omission de 59 veaux dans la vente du cheptel, alors que cette dernière produit un mail qu'elle lui a adressé le 8 décembre 2010 qui lui signale cette difficulté.
Plus encore, M. [W] [E] ne démontre pas que le prix du matériel, au demeurant ancien, aurait été sous-estimé, la somme de 25 000 euros dont il fait état n'étant justifiée par aucun document prenant en compte sa vétusté.
Enfin, l'estimation des fermages ne peut être opposée à l'association, qui conteste être à l'origine de leur détermination, en l'absence de toute preuve de son intervention ou de celle de la chambre de l'agriculture.
Au regard de l'ensemble de ces éléments, il y a lieu de retenir que M. [W] [E] n'établit l'existence ni d'un manquement au devoir de conseil ni même d'un préjudice suite à la cession de son exploitation à son fils.
2. Sur les autres demandes
Le jugement est confirmé en ses dispositions relatives aux dépens et à l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
L'équité commande de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de l'association, en appel. M. [W] [E] est condamné à lui payer à ce titre la somme de 1.500 €.
Les dépens d'appel sont à la charge de M. [W] [E] qui succombe en sa tentative de remise en cause du jugement.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Condamne M. [W] [E] à payer à l'association de gestion et de comptabilité CER France Loire, la somme de 1.500 € au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute les parties de toutes leurs autres demandes,
Condamne M. [W] [E] aux dépens de la procédure d'appel, et accorde aux avocats qui en ont fait la demande le bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.
La greffière, Le Président,
Décision du
Tribunal Judiciaire de ROANNE
Au fond
du 28 septembre 2021
RG : 18/00912
[E]
C/
Association ASSOCIATION DE GESTION ET DE COMPTABILITÉ (AGC) CE RFRANCE
Organisme CHAMBRE D'AGRICULTURE DE LA LOIRE
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE LYON
1ère chambre civile B
ARRET DU 19 Septembre 2023
APPELANT :
M. [W] [E]
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représenté par Me Romain LAFFLY de la SELARL LAFFLY & ASSOCIES - LEXAVOUE LYON, avocat au barreau de LYON, toque : 938
ayant pour avocat plaidant Me Michel DESILETS de la SCP DESILETS ROBBE ROQUEL AXIOJURIS, avocat au barreau de VILLEFRANCHE-SUR-SAONE
INTIMEES :
ASSOCIATION DE GESTION ET DE COMPTABILITÉ CER FRANCE LOIRE
[Adresse 4]
[Localité 2]
Représentée par Me Laurence CHANTELOT de la SELARL SELARL CHANTELOT ET ASSOCIES, avocat au barreau de ROANNE
Ayant pour avocat plaidant Me Maxime DELHOMME de la SCP DELHOMME, avocat au barreau de PARIS, toque : P0094
CHAMBRE D'AGRICULTURE DE LA LOIRE
[Adresse 4]
[Localité 2]
Défaillante
* * * * * *
Date de clôture de l'instruction : 01 Septembre 2022
Date des plaidoiries tenues en audience publique : 22 Mai 2023
Date de mise à disposition : 19 Septembre 2023
Composition de la Cour lors des débats et du délibéré :
- Olivier GOURSAUD, président
- Stéphanie LEMOINE, conseiller
- Bénédicte LECHARNY, conseiller
assistés pendant les débats de Julien MIGNOT, greffier
A l'audience, un membre de la cour a fait le rapport, conformément à l'article 804 du code de procédure civile.
Arrêt réputé contradictoire rendu publiquement par mise à disposition au greffe de la cour d'appel, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,
Signé par Olivier GOURSAUD, président, et par Elsa SANCHEZ, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
* * * *
FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES
En 2007, M. [W] [E], exploitant agricole, a été victime d'une dépression, entraînant de fréquents séjours en hôpital psychiatrique.
En 2010, l'association de gestion et de comptabilité Cerfrance (l'association) et la chambre d'agriculture de la Loire (la chambre d'agriculture) lui ont conseillé de céder son exploitation à son fils, M. [L] [E].
Considérant que l'exploitation a été cédée à vil prix, par exploit d'huissier de justice du 1er août 2018, M. [W] [E] a fait assigner l'association et la chambre d'agriculture en responsabilité.
Par jugement du 28 septembre 2021, le tribunal judiciaire de Roanne a :
- rejeté les demandes formées par M. [W] [E] à l'encontre de l'association de gestion et de comptabilité Cerfrance,
- rejeté les demandes formées par M. [W] [E] à l'encontre de la chambre d'agriculture de la Loire,
- condamné M. [E] à verser, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, à la chambre d'agriculture de la Loire, d'une part et, à l'association de gestion et de comptabilité Cerfrance, d'autre part, chacune, la somme de 700€,
- condamné M. [E] aux entiers dépens de l'instance.
Par déclaration du 13 octobre 2021, M. [W] [E] a interjeté appel.
Au terme de ses dernières conclusions, notifiées le 20 avril 2022, M. [W] [E] demande à la cour de :
déboutant de toutes conclusions contraires,
- infirmer le jugement entrepris et statuant à nouveau,
- juger la société Cerfrance et la chambre d'agriculture solidairement responsables de son préjudice consécutif à la cession de son entreprise à son fils, par manquement à leur obligation de conseil, en application de l'article 1231-1 du code civil, sauf pour la cour à opérer un partage de responsabilité entre les deux défenderesses,
- les condamner solidairement selon le partage à opérer à lui régler la somme de 95.000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi,
- les condamner solidairement, sauf pour le partage qui pourrait être opéré, à lui payer la somme de 5.000 € par application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner Cerfrance et la chambre d'agriculture de la Loire ou qui d'entre elles mieux le devra aux entiers dépens distraits au profit de Me Laffly, Lexavoué, sur son affirmation de droit.
Au terme de ses dernières conclusions, notifiées le 21 février 2022, l'association demande à la cour de :
- confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Roanne le 28 septembre 2021 en ce qu'il a constaté son absence de manquement à son devoir de conseil, dans la mesure où M. [W] [E] ne fait la démonstration d'aucune faute en lien avec les préjudices qu'il invoque, lesquels ne sont pas plus démontrés, ni dans leur réalité ni dans leur quantum,
- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a débouté M. [W] [E] de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
- condamner M. [E] à lui verser la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, dont distraction au profit de Me Chantelot, conformément aux dispositions de l'article 699 du même code.
La chambre d'agriculture, à qui la déclaration d'appel a été signifiée à personne habilitée par acte du 1er décembre 2021, n'a pas constitué avocat.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 1er septembre 2022.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites précitées.
MOTIFS DE LA DECISION
1. Sur la responsabilité de l'association et de la chambre de l'agriculture
M. [W] [E] fait d'abord valoir que les intimés ont commis une faute. Il soutient que:
- entre 2007 et 2010, il était dans l'incapacité de prendre des décisions éclairées quant à la gestion de son exploitation, de sorte que l'association, qui était son comptable, n'avait pas à répondre aux directives des autres membres de la famille et devait requérir son accord avant d'entreprendre quelque cession que ce soit,
- il n'a pas signé les actes qui ont été établis,
- l'association n'a pas été investie du mandat de gérer la cession de la ferme,
- l'association, en traitant avec sa famille, a manqué à son obligation de le conseiller,
-l'association était dans une situation de conflit d'intérêt entre lui-même et son fils, respectivement cédant et cessionnaire, et a agi dans l'intérêt exclusif du cessionnaire,
- en l'absence de mandat, l'association n'était pas tenue de déférer aux instructions de Mme [E],
- les comptes d'exploitation pour les exercices 2011 et 2017 versés aux débats ne permettent pas d'établir que l'exploitation était à peine viable avant la cession,
- la cession de l'exploitation, préalablement envisagée, s'inscrivait dans la perspective de sa retraite et non dans celui des difficultés personnelles qu'il a rencontrées,
- l'expert-comptable a manqué à son obligation d'informer et d'éclairer les parties sur la portée des effets de l'opération projetée,
- la chambre d'agriculture a établi un diagnostic et un projet d'installation en faveur de son fils qui a servi de base à la cession organisée par l'association, alors qu'elle avait le devoir de rester neutre et de donner des conseils avisés et indépendants.
L'association fait valoir :
- qu'elle est intervenue en 2010 dans le cadre de la cession de l'exploitation de M. [W] [E] à son fils [L], cession qui apparaissait être, aux yeux de la famille, la meilleure option possible,
- que le corps médical atteste de ce que la cession entre le père et le fils avait été envisagée dès 2007,
- qu'au-delà des problèmes de santé de M. [W] [E], son fils avait vocation à reprendre l'exploitation.
M. [W] [E] fait également valoir qu'il subit un préjudice de perte de chance estimé à 95 000 euros. Il soutient :
- que les droits à paiement de base qui figuraient à l'actif de l'exploitation ont été transmis à M.[L] [E] sans qu'un financement à sa charge n'ait été prévu,
- que le cheptel a été évalué par l'association et par la chambre d'agriculture à la somme de 99 300 € alors que M. [O], expert agricole et foncier, évalue le même cheptel à la somme de 156 300 €, soit une perte de 57 000 €, outre les 52 têtes de bétail d'une valeur de 36 700€ dont M. [L] [E] a bénéficié gratuitement,
- que le rachat du matériel ne pouvait se faire au moyen d'un salaire différé dès lors que M. [L] [E] n'était pas en droit de réclamer un tel salaire puisque son père n'était pas décédé mais seulement incapable de manifester sa volonté,
- que les stocks et divers matériels sont absents de la facture de reprise,
- que M. [L] [E] a pris à bail rural les bâtiments d'exploitation et les terres appartenant à son père pour la somme de 2 800 € par an alors que M. [O] estime que la valeur locative minimum de ces biens est de 4 825,45 € par an.
L'association fait valoir :
- que M. [L] [E] a financé l'acquisition au moyen de plusieurs prêts pour la somme globale de 146 800 € et n'aurait pas pu emprunter plus,
- que le résultat comptable de l'exercice 2011 est inférieur à 25 000€ et celui de 2017 est inférieur à 10 000 €, de sorte que M. [L] [E] n'aurait pas été en capacité de payer un prix supérieur à celui dont il s'est acquitté,
- qu'aucun acquéreur extérieur à la famille n'aurait accepté de reprendre l'exploitation, encore moins moyennant la somme globale de 243 000 €,
- que l'évaluation du cheptel par M. [O] au prix du marché ne se justifie pas dans le cadre d'une cession qui consiste pour le repreneur à élever le cheptel et à le revendre puisqu'une telle évaluation conduit à le priver, pour les exercices ultérieurs, de toute marge sur le stock,
- que le prétendu écart de prix de 57 000 € ne saurait constituer un préjudice puisqu'il s'agit en réalité de la juste rémunération du travail à accomplir par le repreneur,
- que le 30 septembre 2010, M. [E] a vendu des vaches pour le prix de 1 000 € l'unité de sorte qu'il ne peut prétendre que le prix unitaire de 900 € la vache est sous-évalué,
- que l'association a attiré l'attention de la famille [E] sur le fait qu'il manquait 59 veaux dans la vente du cheptel vif mais que la famille n'en a pas tenu compte dans l'élaboration de la facture,
- qu'au regard de l'ancienneté du matériel, rien ne permet d'affirmer que la valeur de celui-ci serait de 15 000 €,
- qu'elle est étrangère à la détermination des fermages, de sorte qu'on ne saurait lui reprocher une quelconque responsabilité.
Réponse de la cour
M. [W] [E] recherche la responsabilité de l'association, qui était son ancien expert-comptable, et de la chambre de l'agriculture, en invoquant leur participation à la reprise en 2010 de son activité agricole par son fils [L], réalisée selon lui, sans qu'il ne leur en ai donné le mandat et à des conditions financières qui lui sont préjudiciables.
C'est par des motifs pertinents, justement déduits des faits de la cause et des pièces produites, que la cour adopte, que les premiers juges ont retenu :
- que les problèmes de santé de M. [W] [E] en 2007 et 2008 l'ont placé dans l'impossibilité de gérer son exploitation et l'ont conduit à envisager de transmettre son activité à son fils, qui le remplaçait de fait, depuis plusieurs années;
- que M. [W] [E], qui conteste dans ses conclusions le principe même de la cession en soutenant qu'il n'avait pas donné de mandat de cession à l'association ou que son épouse a signé les actes à sa place, se borne à rechercher la responsabilité des intimées sans engager aucune action pour obtenir l'annulation des documents juridiques support de l'opération de transmission ou remettre en cause l'opération de transmission elle-même;
- que M. [W] [E] acquiesce aujourd'hui encore aux opérations qui sont passées;
- que l'intervention de la chambre de l'agriculture, qui se limite à l'établissement d'un « rapport de diagnostic et projet d'installation de [L] [E] » daté du 15 avril 2010, ne démontre pas qu'elle a délivré un conseil aux parties;
- qu'aucun manquement au devoir de conseil de l'association n'est objectivé, à défaut de pouvoir tirer parti de l'analyse financière produite, qui est une analyse théorique, établie a postériori, sans tenir compte des circonstances particulières de l'opération, qui s'inscrivait dans un cadre familial, qui demeure consensuel, faisant suite à des difficultés de santé importantes de M. [W] et qui étaient évoquées depuis plusieurs années;
- qu'il n'est pas démontré que les décisions étaient défavorables à M. [W] [E] puisque, d'une part, la rentabilité de l'exploitation demeure extrêmement faible et, d'autre part, elles ont permis le maintien de l'exploitation familiale.
Pour confirmer le jugement, la cour ajoute que M. [W] [E] ne rapporte pas la preuve du préjudice qu'il allègue, consistant en un manque à gagner qu'il évalue à la somme de 95 000 euros.
En effet, même si le rapport d'expertise unilatéral qu'il a fait établir au mois de mars 2021 retient - de façon théorique- une valeur locative de l'exploitation supérieure à celle retenue pour la cession, il résulte de la comparaison des résultats comptables de l'exploitation en 2011 et 2017, qu'ils sont en forte baisse, le résultat net passant de 24 214 euros à 9 884 euros et ne permettent pas à M. [L] [E], de vivre de façon autonome puisqu'il n'a pu prélever en moyenne que la somme de 7 500 euros par an.
Par ailleurs, M. [W] [E], qui estime qu'il a été lésé par l'opération, ne rapporte pas non plus la preuve qu'un acquéreur extérieur à la famille aurait, d'une part, été intéressé par l'exploitation, et d'autre part, aurait accepté le prix qu'il revendique.
En outre, ainsi que le relève l'association, la sous-évaluation du cheptel que revendique M. [W] [E] est basée sur les valeurs de marché des animaux, qui n'est pas pertinente dans le cadre de la cession d'une entreprise, où les stocks inscrits à l'actif ne sont pas valorisés à la valeur de revente puisque cette cession a pour but de permettre au repreneur d'élever le cheptel pour le revendre en faisant une marge.
Par ailleurs, les avis de valeur produits, qui retiennent un prix de 1 600 euros par vache, sont excessifs puisque l'analyse de la comptabilité de 2010 de M. [W] [E] établit qu'il a vendu 26 vaches au prix total de 26 229 euros, soit environ 1 000 euros par vache, ce qui est proche du prix de cession critiqué de 900 euros par vache.
De même, M. [W] [E] n'est pas fondé à reprocher à l'association de ne l'avoir pas averti de l'omission de 59 veaux dans la vente du cheptel, alors que cette dernière produit un mail qu'elle lui a adressé le 8 décembre 2010 qui lui signale cette difficulté.
Plus encore, M. [W] [E] ne démontre pas que le prix du matériel, au demeurant ancien, aurait été sous-estimé, la somme de 25 000 euros dont il fait état n'étant justifiée par aucun document prenant en compte sa vétusté.
Enfin, l'estimation des fermages ne peut être opposée à l'association, qui conteste être à l'origine de leur détermination, en l'absence de toute preuve de son intervention ou de celle de la chambre de l'agriculture.
Au regard de l'ensemble de ces éléments, il y a lieu de retenir que M. [W] [E] n'établit l'existence ni d'un manquement au devoir de conseil ni même d'un préjudice suite à la cession de son exploitation à son fils.
2. Sur les autres demandes
Le jugement est confirmé en ses dispositions relatives aux dépens et à l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
L'équité commande de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de l'association, en appel. M. [W] [E] est condamné à lui payer à ce titre la somme de 1.500 €.
Les dépens d'appel sont à la charge de M. [W] [E] qui succombe en sa tentative de remise en cause du jugement.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Condamne M. [W] [E] à payer à l'association de gestion et de comptabilité CER France Loire, la somme de 1.500 € au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute les parties de toutes leurs autres demandes,
Condamne M. [W] [E] aux dépens de la procédure d'appel, et accorde aux avocats qui en ont fait la demande le bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.
La greffière, Le Président,