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Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 4, 13 septembre 2023, n° 21/19426

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Mutualité Française de la Réunion Services de Soins et d'Accompagnement Mutualistes (Union de Mutuelles)

Défendeur :

La Caisse Réunionnaise de Prévoyance (CRP)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Lecat, Me Rapady, Me Meynard, Me Hoarau

TJ Paris, du 6 mai 2021, n° 16/13488

6 mai 2021

FAITS ET PROCÉDURE

La Caisse Réunionnaise de Prévoyance (ci-après "CRP "), est une institution de prévoyance qui gère des contrats collectifs instituant des régimes conventionnels de prévoyance complémentaires, les contrats étant souscrits par les employeurs au bénéfice de leurs salariés ou ex-salariés.

Elle est amenée à conclure avec des professionnels, des établissements ou des services de santé des conventions ayant pour objet de favoriser une régulation des coûts de santé et de maîtriser les restes à charge de ses adhérents.

Au cours de l'année 2014, elle a réalisé un appel à candidature ouvert aux opticiens-lunetiers de l'Ile de la Réunion, en vue de développer un réseau de professionnels agréés dénommé Optikali.

La Mutualité française de la Réunion services de soins et d'accompagnement Mutualités (ci-après "MR SSAM") y a répondu.

Par courrier du 5 janvier 2015, la CRP lui a indiqué que les centres optiques mutualistes n'étaient pas éligibles, l'appel à candidature étant "ouvert aux opticiens-lunetiers (qui ont) la qualité de commerçant et (qui sont) identifiés par le code APE 4778 A : commerce de détail optique". La MR SSAM ne pouvait donc utilement se porter candidate, faute d'avoir pu fournir l'extrait K-Bis sollicité.

Faisant valoir qu'une mutuelle n'est pas immatriculée au registre du commerce et des sociétés, mais inscrite au Conseil supérieur de la mutualité et qu'elle a de ce fait été victime d'une discrimination dûe à son statut, la MR SSAM a fait assigner le 29 septembre 2015 la CRP devant le tribunal de grande instance de Saint-Denis-de-la-Réunion afin d'obtenir notamment l'annulation de la procédure d'appel à candidature.

Par acte d'huissier du 8 septembre 2016, elle a en outre assigné la CRP devant le tribunal de grande instance de Paris en vu d'obtenir notamment la réparation de ses préjudices.

Les deux instances ont été jointes le 12 novembre 2019 suite à la décision du tribunal de Saint-Denis-de-la-Réunion du 10 juillet 2019 qui a admis l'exception de connexité soulevée et s'est dessaisi de l'affaire au profit du tribunal de Paris.

Par jugement du 6 mai 2021, le tribunal judiciaire de Paris a :

- Débouté la Mutualité française de la Réunion services de soins et d'accompagnement Mutualités de ses demandes ;

- Dit n'y avoir lieu à ordonner la publication du jugement ;

- Condamné la Mutualité française de la Réunion services de soins et d'accompagnement Mutualités aux dépens ;

- Condamné la Mutualité française de la Réunion services de soins et d'accompagnement Mutualités à payer à la Caisse Réunionnaise de Prévoyance la somme de 3 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Rejette le surplus des demandes formées en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Dit n'y avoir lieu à ordonner l'exécution provisoire.

Par déclaration reçue au greffe de la Cour le 9 novembre 2021, la MR SSAM a interjeté appel du jugement rendu en date du 6 mai 2021.

Suite à un nouvel appel candidature intervenu en 2018, dans le cadre duquel la MR SSAM a été écartée le 22 juin 2018 pour le même motif, le tribunal judiciaire de Saint-Denis-de-la Réunion, saisi afin d'obtenir notamment l'annulation de la procédure "d'appel d'offres", a accueilli l'exception de connexité le 23 mars 2021, alors que l'affaire pendante à Paris relative à l'appel à candidature de 2014 était en délibéré.

Suivant ordonnance en date du 10 novembre 2022, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a, sur le fondement des articles 101, 102 et 105 du code de procédure civile, admis l'exception de connexité soulevée par la MR SSAM et ordonné le dessaisissement de la juridiction de première instance au profit de la Cour.

La jonction des deux procédures a été ordonnée par le conseiller de la mise en état le 21 février 2023.

Aux termes de ses dernières conclusions (n°4), déposées et notifiées le 9 mai 2023, la MR SSAM demande à la Cour d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Paris en date du 6 mai 2021 et statuant de nouveau,

- Dire que la Caisse Réunionnaise de Prévoyance s'est rendue coupable de pratiques anticoncurrentielles : boycott anticoncurrentiel et entente verticale en refusant d'agréer, au titre du tiers-payant, la Mutualité française de la réunion services de soins et d'accompagnement mutualistes dans le secteur d'optiques-lunetterie au titre des procédures d'appel d'offres de l'année 2015 et 2018 ;

Et par conséquent,

- Faire interdiction à la Caisse Réunionnaise de Prévoyance de poursuivre la convention passée avec les opticiens du Syndicat des opticiens de la Réunion au titre d'un réseau d'opticiens agréés, dans le délai d'un mois à compter de la signification de la décision à intervenir,

- Fixer une astreinte de 5.000 € par jour de retard passé ce délai,

- Prononcer l'annulation totale de la procédure " d'appel d'offres " organisée par la Caisse Réunionnaise de Prévoyance en vue de conventionner un réseau d'opticiens à La Réunion, en ce compris l'annulation de la décision de la Caisse Réunionnaise de Prévoyance du 22 juin 2018 rejetant la candidature de l'union MR SSAM Services de soins et d'accompagnement mutualistes,

- Ordonner à la Caisse Réunionnaise de Prévoyance d'avoir à reprendre une nouvelle procédure purgée de tout critère discriminatoire dans un délai de 2 mois à compter de la signification du jugement à intervenir sous astreinte de 1.000 €/jour de retard passé ce délai de deux mois,

- Juger que la Mutualité Française de la Réunion Services de Soins et d'Accompagnement Mutualités subit un préjudice direct avec les pratiques anticoncurrentiels et discriminatoires dont est coupable la Caisse Réunionnaise de Prévoyance au titre des deux procédures d'appel d'offres des années 2015 et 2018,

A ce titre,

- Condamner la Caisse Réunionnaise de Prévoyance à payer à la Mutualité Française de la Réunion Services de Soins et d'Accompagnement Mutualités la somme de 2.000.000 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice financier,

- Condamner la Caisse Réunionnaise de Prévoyance à payer à la Mutualité Française de la Réunion Services de Soins et d'Accompagnement Mutualités la somme de 100.000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral,

- Ordonner la publication, aux frais de la Caisse Réunionnaise de Prévoyance, du dispositif de l'arrêt à intervenir dans la presse locale (Journal de l'île, Le quotidien de la Réunion, Témoignage, Mémento, L'argus de l'assurance, Clicanoo, Zinfos974) et sur son propre site internet pendant un minimum de trois journées,

- Condamner la Caisse Réunionnaise de Prévoyance à payer à la Mutualité Française de la Réunion Services de Soins et d'Accompagnement Mutualités la somme de 10.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens,

- Ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir.

Aux termes de ses dernières conclusions (n°3), déposées et notifiées le 12 mai 2023, la CPR, demande à la Cour de :

Vu l'article 768 du code de procédure civile,

Vu l'article 1353 du code civil,

Vu l'article L. 863-8 du code de la sécurité sociale,

Vu les articles L. 420-1 et suivants du code de commerce,

Vu les pièces versées aux débats,

- Déclarer la Mutualité Française de la Réunion Services et Soins et d'Accompagnement Mutualités irrecevable et mal fondée en toutes ses demandes, et l'en débouter ;

- Confirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions ;

- Rejeter purement et simplement toutes les demandes de la Mutualité Française de la Réunion Services et Soins et d'Accompagnement Mutualités ;

- Condamner la Mutualité Française de la Réunion Services et Soins et d'Accompagnement Mutualités à payer à la CRP la somme de 20.000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- Condamner la Mutualité Française de la Réunion Services et Soins et d'Accompagnement Mutualités aux entiers dépens.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 16 mai 2023.

MOTIVATION

La Cour se réfère, pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens échan-gés et des prétentions des parties, à la décision déférée et aux dernières conclusions échan-gées en appel.

I- Sur le périmètre de l'appel

Exposé du moyen :

La MR SSAM soutient, p. 10 à 12 de ses conclusions d'appel n°4, s'agissant de l'appel d'offre de 2014 :

- qu'il existe une "similitude complète entre les moyens soutenus dans la partie discussion de ses (dernières) conclusions (de première instance) et ses prétentions récapitulées dans le dispositif de ces mêmes conclusions : dire et juger que la CRP s'est rendue coupable de pratiques anticoncurrentielles... lui faire interdiction de poursuivre la convention... fixer une asteinte de 5 000 euros par jour... condamner la CRP à 2 millions d'euros...",

- "que le tribunal n'était saisi régulièrement que des (dernières) conclusions, dont les moyens, soutenus dans la discussion étaient récapitulés en prétention dans le dispositif",

- et qu'en conséquence, "l'infirmation s'impose sur le rejet des prétentions motivées mais prétendument absentes du dispositif".

La CRP répond que certaines des demandes formulées initialement devant le tribunal de grande instance de Saint-Denis de la Réunion (en 2015, à savoir notamment prononcer la procédure d'annulation de l'appel à candidature de 2014) ont été évoquées dans le corps des dernières conclusions de première instance de la MR SSAM mais pas dans le dispositif de celle-ci et que le premier juge a considéré logiquement que ces demandes avaient été abandonnées.

Elle fait valoir que le tribunal en a déduit à raison, conformément aux dispositions de l'article 768 alinéa 3 du code de procédure civile, qu'il n'en n'était pas saisi. Aucune infirmation ne peut donc être encourue de ce chef.

Réponse de la Cour :

L'article 561 du code de procédure civile dispose que l'appel remet la chose jugée en question devant la juridiction d'appel pour qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit.

En l'espèce, la Cour constate que le jugement de dessaisissement du tribunal de Saint-Denis du 10 juillet 2019 et l'ordonnance de jonction du juge de la mise en état de Paris du 12 novembre 2019 ont eu pour effet de faire juger ensemble les litiges, connexes, dont étaient saisis de façon distincte les tribunaux judiciaires de Saint-Denis-de-la Réunion (par une assignation délivrée en 2015) et de Paris (par une assignation délivrée en 2016).

Les instances jointes concernent des demandes en justice introduites par la MR SSAM aux fins, principalement, de solliciter l'annulation de la procédure d'appel à candidature de 2014 (procédure Saint-Denis-de-la Réunion) et la réparation de ses préjudices (procédure Paris).

Cependant, la demande d'annulation de la procédure d'appel à candidature de 2014 n'a pas été formulée en première instance dans les dernières écritures de la MR SSAM.

En conséquence, le tribunal a considéré ne pas en être saisi.

L'appelante précise dans ses écritures d'appel que les demandes formulées dans ses dernières écritures de première instance visaient à faire statuer le tribunal sur les pratiques de la CRP, à faire interdiction à la CRP de poursuivre la convention sous astreinte et à la faire condamner à indemniser la MR SSAM à hauteur de 2 millions d'euros.

La Cour retient, dans ces circonstances, que la demande d'infirmation, telle qu'elle est formulée, n'est pas fondée.

A titre surabondant, elle observe que cette demande, à supposer que la Cour d'appel en soit saisie, ne peut être utilement examinée que dans l'hypothèse de pratiques anticoncurrentielles démontrées.

II- Sur les pratiques anticoncurrentielles alléguées

La MR SSAM soutient tout à la fois, en substance :

- que les conventions passées par la CRP avec certains opticiens suite à appel à candidature constituent des accords verticaux s'agissant desquelles le Conseil de la concurrence, dans son avis n°99-A-17 du 17 novembre 1999 relatif à la mise en œuvre de remboursements différenciés en matière d'optique, a observé qu' "il ne peut être exclu qu'(ils) soient constitutifs de pratiques anticoncurrentielles. Il pourrait en aller ainsi si le choix des opticiens conventionnés ne répondait pas à des critères objectifs et transparents".

Or en l'espèce l'accord, qui aurait eu pour effet de fausser le jeu de la concurrence dans le secteur de l'optique, a consisté selon la MR SSAM à l'écarter volontairement en tant que réseau d'opticiens mutualistes, l'obligation de disposer du statut de commerçant pour être agréé par la CRP étant constitutif d'une "clause noire" puisqu'elle introduit une condition totalement discriminatoire (la production d'un extrait de K-bis) ;

- que la MR SSAM a fait l'objet d'un boycott anticoncurrentiel, en raison d'une action concertée favorisant les opticiens commerçants du SOR (syndicat des opticiens de la Réunion) ;

- que cette pratique de boycott constitue également un abus de position dominante.

Ces trois pratiques seront examinées successivement au regard de leur fondement juridique.

1 - Les marchés pertinents et la position de la CRP sur ces marchés

Exposé du moyen :

La MR SSAM soutient que la CRP se trouve en position dominante sur le marché de l'optique pour les raisons suivantes :

- dans son rapport d'activité 2012 (pièce n°A3), la CRP indique que les dépenses d'optique constituent le premier poste de prestations remboursées par elle (23 % du total des remboursements),

- le réseau agréé par la CRP comporterait selon elle un ensemble de 160 magasins contre 11 pour la MR SSAM,

- par ses pratiques, la CRP a contribué à un monopole pour les opticiens libéraux ayant un statut de commerçant.

La CRP répond ne détenir que 14 % des parts de marché de l'assurance complémentaire santé, alors que la Mutualité de la Réunion (qui gère la MR SSAM de manière centralisée) en détient 65 % (cf point 22 de la décision de l'Autorité de la concurrence n°12-D-20 relative à des pratiques relevées dans le secteur de l'optique-lunetterie du détail à la Réunion - réponse au questionnaire adressé aux organismes complémentaires d'assurance maladie identifiés à la Réunion).

Elle rappelle que 37, 7 % de la population réunionnaise bénéficie par ailleurs, pour la prise en charge de ses équipements d'optique, de la couverture maladie universelle (CMU).

Elle soutient n'avoir en conséquence aucune influence sur le marché de la vente de matériel d'optique, puisque qu'elle ne touche au titre de la prise en charge complémentaire que 9 % des potentiels acquéreurs de ce type de matériel.

Réponse de la Cour :

La Cour retient, tout d'abord, que les deux appels à candidature successivement lancés n'étaient ouverts qu'aux opticiens-lunetiers exerçant leur activité sur l'Ile de la Réunion (pièces MR SSAM n° A4 et B5). A titre surabondant, elle se réfère, en outre, à l'analyse de l'Autorité de la concurrence dans sa décision n°12-D-20 du 12 octobre 2012 précitée (points n° 116 à 118, définition du marché géographique propre aux départements d'outre-mer).

Le marché géographique pertinent est donc celui de la Réunion.

Le Cour retient, ensuite, qu'il existe une interdépendance entre le marché de l'assurance complémentaire santé et le marché de détail de l'optique donnant lieu à prise en charge, qui lui est connexe, les acquéreurs de lunettes correctrices étant tout à la fois des assurés et des clients des points de vente.

Elle estime, s'agissant de ces deux marchés, qu'en l'absence de toute précision des parties quant aux parts de marché des différents acteurs, les éléments suivants preuvent utilement être pris en considération :

- la MR SSAM ne conteste pas l'analyse de la CRP selon laquelle cette dernière détient 14 % des parts de marché de l'assurance complémentaire santé, étant observé que la CRP ne prend par ailleurs en charge aucune dépense d'optique pour les bénéficiaires de la CMU (cf. p. 23 des écritures de la MR SSAM) ;

- le chiffre d'affaires HT de la CRP s'élève à 33, 6 millions d'euros, dont 15 300 100 euros concernent des prestations " santé collectif ", les remboursements concernant dans 23 % des cas l'optique (rapport d'activité CRP 2012), soit de l'ordre de 3, 2 millions d'euros, montant à mettre en relation avec le chiffre d'affaires indiqué par la MR SSAM en 2014 dans sa pièce B17 s'agissant de ses propres prestations d'optique, soit 10 203 747 millions d'euros. ll s'en déduit que le chiffre d'affaires annuel de la MR SSAM s'agissant des prestations d'optique est d'un montant trois fois supérieur au montant des prises en charge de la CRP à ce titre ;

- le marché de la lunetterie représenterait, en volume, de l'ordre de 90 000 à 110 équipements par an en 2010 (selon le Syndicat des opticiens de la Réunion) ou environ 75 000 (source DRESS), d'après les données collectées par l'Autorité de la concurrence (points 8 et 113 de la décision n°°12-D-20 précitée), ce qui peut être utilement mis en relation avec l'information selon laquelle "(d)ans le cadre de ses opérations de remboursement des prestations de santé, la CRP a traité 7 850 décomptes optiques en 2013" (p. 4 de l'appel à candidature de 2014 - pas d'éléments sur ce point dans l'appel à candidature 2018). Il s'en déduit que dans l'hypothèse haute, la CRP assure, en tant qu'organisme complémentaire de santé, le remboursement d'environ 10 % des lunettes vendues par an à la Réunion.

La Cour retient que dans ces circonstances, il n'est pas démontré que la CRP détient un pouvoir de marché, que ce soit sur le marché de l'assurance complémentaire santé ou sur le marché de détail de l'optique donnant lieu à prise en charge.

A titre surabondant, puisque que l'existence de barrières à l'entrée est un critère complémentaire insuffisant par lui-même pour établir une position dominante, la Cour observe qu'ainsi que l'a relevé l'Autorité de la concurrence dans sa décision n°12-D-20 précitée (point 127), les barrières à l'entrée sur le marché de l'optique paraissent faibles.

Il se déduit de l'ensemble que la première des conditions d'application de l'article L. 420-2 du code de commerce, l'existence d'une position dominante, n'est pas réunie en l'espèce.

Aucune pratique anticoncurrentielle fondée sur un abus (à supposer même celui-ci démontré) ne peut donc être caractérisé.

2- Le caractère discriminatoire allégué des critères mis en œuvre dans les appels d'offres de la CRP pour constituer son réseau d'opticiens conventionnés

Exposé du moyen :

La MR SSAM soutient que les appels d'offres de 2014 et 2018, qui exigent que les candidats aient la qualité de commerçant et soient identifiés par le numéro APE 4778 A, sont entachés d'illégalité, en vertu de l'article L. 863-8-1 du code de la sécurité sociale qui prévoit que "l'adhésion des professionnels, établissements ou services à ces conventions s'effectue sur la base de critères objectifs, transparents et non discriminatoires" et qu'ils sont constitutifs des pratiques d'entente anticoncurrentielle prohibée par l'article 420-1 du code de commerce.

Elle fait valoir, tout d'abord, que cette condition est discriminatoire car seuls les opticiens commerçants peuvent adhérer à la convention, dont sont exclus les opticiens mutualistes.

Le critère de distinction portant sur le statut du professionnel ne lui parait pas justifié dans la mesure où, d'une part, les autres professionnels de santé avec lesquels la CRP a conclu une convention de tiers-payant, tels que médecins, infirmiers, hôpitaux, n'ont pas le statut de commerçant, et où d'autre part, la profession d'opticien lunetier peut s'exercer sous toute forme juridique : SA, SARL, SAS, EURL, coopérative, mutuelle. Constatant que ce n'est pas le code APE qui permet d'apprécier la qualité d'opticien mais l'agrément délivré par les caisses de sécurité sociale et l'agence régionale de santé, elle soutient qu'il n'existe aucune raison objective justifiant que les opticiens mutualistes aient besoin d'avoir un tel statut.

Elle ajoute, ensuite, que les prix des opticiens mutualistes sont les moins élevés du marché puisqu'à la Réunion, les opticiens mutualistes pratiquent d'après elle un prix moyen de 260 euros alors que selon une étude menée en 2012 sur la base de données Xerfi (rapport IGAS n°2013-123R), le prix moyen d'un équipement correcteur est de 309 euros.

Elle en déduit qu'un critère éliminatoire de nature artificielle a été retenu pour l'exclure du conventionnement alors qu'elle répond à toutes les obligations pour exercer la profession d'opticiens, et qu'elle pourrait en outre concourir utilement à l'objectif de l'appel à candidature (réduire les dépenses prises en charge par la CRP).

Cela constitue, selon elle, une forme de boycott anticoncurrentiel contraire au droit de la concurrence et qui contrevient aussi aux principes communautaires régissant la passation des marchés publics, le pouvoir adjudicateur ne pouvant pas imposer des critères discriminatoires.

A titre liminaire et en premier lieu, la CPR fait valoir en réponse respecter la liberté de choix du praticien puisque les assurés restent entièrement libres soit de ne pas choisir les produits proposés par l'opticien-lunetier dans le cadre du conventionnement qu'elle a souhaité mettre en place, soit de choisir d'acheter ses produits d'optique chez un opticien non adhérent à la convention CRP, l'unique conséquence étant l'éventuel reste à payer si le prix du produit dépasse le plafond de remboursement prévu au contrat frais de santé dont il relève au sein de la CRP. Elle précise aussi, à toutes fins utiles, que le conventionnement Optikali a perdu son objet depuis l'entrée en vigueur du dispositif légal 100 % Santé le 1er janvier 2021.

La CRP ajoute que les documents requis pour la recevabilité des dossiers de candidatures - indiqués au point 4.a du règlement d'appel à candidature- visaient à poser des conditions minimales, lesquelles sont d'être opticien lunetier exerçant une activité de commerce de détail d'optique ; d'être immatriculé auprès de la CGSS pour les remboursements des frais liés au matériel d'optique ; de disposer du tiers-payant ; de disposer d'une gamme de produits identifiés a minima et référencés auprès des fournisseurs ; de disposer des outils informatiques compatibles avec l'activité de prise en charge de la CRP et d'être assuré pour les risques professionnels.

Elle précise enfin qu'étant une institution de prévoyance soit une personne morale de droit privé, issue exclusivement de partenaires sociaux, elle n'a aucun pouvoir adjudicateur. L'appel à candidature n'est en outre pas soumis aux règles de la commande publique en raison de sa nature.

En deuxième lieu, la CRP affirme que contrairement à ce qui est suggéré, la CRP n'avait aucune connaissance préalable du statut juridique des centres optiques de la MR SSAM (qui se présente dans ses écritures comme un "organisme sans but lucratif sui generis qui est une structure mutualiste qui gère des services de soins et d'accompagnement mutualiste") et que c'est à l'occasion de l'appel à candidature qu'il a été porté à sa connaissance qu'il s'agissait de simples distributeurs de matériel d'optique pour le compte de cette mutuelle, laquelle les qualifie de "points de vente".

La CRP soutient qu'il ne peut lui être reproché d'avoir souhaité s'assurer que les candidats à un appel à candidature pour un conventionnement d'opticiens-lunetiers exercent cette activité à titre principal. Elle ajoute que s'il est possible pour une pharmacie d'ouvrir un rayon spécialisé d'optique lunetterie en s'adjoignant les services d'un opticien lunettier, l'officine demeure toujours une pharmacie.

Elle fait par ailleurs valoir que :

- la circonstance que la CRP ait pu nouer des partenariats avec d'autres institutions dans d'autres cadres est dépourvu de toute portée, le présent contentieux portant exclusivement sur la mise en place du conventionnement Optikali ;

- l'Autorité de la concurrence, dans sa décision n°16-D-12 du 9 juin 2016 relative à des pratiques mises en œuvre par Carte Blanche Partenaires dans le secteur de l'optique, a confirmé qu'un réseau de soin n'a pas vocation à conventionner l'ensemble des acteurs sur un marché.

En troisième lieu, la CRP souligne que c'est à la MR SSAM de rapporter la preuve d'un effet anti-concurrentiel sensible généré par le référencement mis en place, étant observé qu'il ressort de la pratique décisionnelle de l'Autorité de la concurrence et des avis qu'elle a rendus que la mise en place de réseaux de soins permet un fonctionnement plus concurrentiel du marché.

Réponse de la Cour :

Le principe d'égalité de traitement constitue un principe général du droit de l'Union, consacré par les articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Il ressort d'une jurisprudence constante, tant européenne que nationale, que le principe de non discrimination dont il est le corollaire, exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu'un tel traitement ne soit objectivement justifié (CJUE, 14 septembre 2010, Akzo Nobel Chemicals, aff. C-550/07 P, point 55 - CE 10 mai 1974, [S] et [E], n°88032-88148 et Cons. const. 12 juillet 1979, n° 79-107 DC, Pont à péage).

L'égalité de traitement présupposant une égalité des situations, il appartient à la Cour d'apprécier si la situation dont elle est saisie en l'espèce présente des différences qui justifient la différence de traitement.

La Cour retient à cet égard, en premier lieu, que c'est à raison que la CRP observe que "les opticiens mutualistes" n'ont pas la personnalité morale et ne bénéficient d'aucun cadre juridique autonome de la MR SSAM, laquelle est une mutuelle qui n'exerce pas la profession d'opticien-lunettier à titre principal.

La CRP allègue à cet égard, sans être contredite, que dans ses points de vente - dénommés Point Muta - répartis sur toute l'Ile de la Réunion, la MR SSAM propose notamment des audioprothèses ; que certains Points Muta vendent des services de pompes funèbres et que la MR SSAM dispose aussi par exemple d'un centre pour la gestion et la prise en charge du diabète. Il ressort en outre de la décision n°12-D-20 de l'Autorité de la concurrence précitée (point 62), que l'on peut trouver, dans ses locaux, de la vente au détail de matériel d'optiques ou des services bancaires ou de la vente de produits d'assurances (habitation, automobile...). A titre d'exemple illustratif, ainsi que l'établissent les pièces produites (pièces CRT n°21 : communiqué de presse de novembre 2016 et n°22 : procès-verbal de constat d'huissier du 8 novembre 2017), le Point Muta de [Localité 5] rassemble ainsi la vente de matériel d'optique, d'optique solaire, d'audiprothèse et d'assurance.

Il n'est pas contesté, de surcroît, que quand bien même la MR SSAM dispose d'opticiens-lunetiers salariés dans ses points de vente (ce dont elle ne justifie pas), elle ne les emploie pas directement, puisque selon les informations communiquées, les personnels qui travaillent dans ses points de vente sont mis à sa disposition par la Mutualité de la Réunion.

La Cour retient que la CRP déduit de manière adéquate de ces circonstances que le statut de commerçant référencé sous code APE 47.78 A présente la particularité de permettre de garantir que les candidats exercent effectivement l'activité d'opticien lunetier à titre principal.

Elle soutient utilement en complément, sans être critiquée sur ce point, que le critère de l'activité d'opticien-lunetier exercé à titre principal constitue un critère de qualité de service, en ce sens que les professionnels conventionnés ne sont pas susceptibles de proposer à la vente des assurés se présentant dans leur point de vente d'autres biens et d'autres services que ce pourquoi l'assuré s'est présenté, à savoir le matériel d'optique.

Force est de constater, enfin, que ce critère objectif de l'activité principale d'opticien-lunetier n'a pas pour effet de rendre inéligible à ce réseau la MR SSAM et les "opticiens mutualistes" uniquement, puisque certaines pharmacies, qui ont une activité d'optique (et ce par nature à titre accessoire seulement), n'ont pas non plus pu prétendre intégrer ce réseau réservé aux seuls opérateurs économiques exerçant cette activité à titre principal.

Placées dans la même situation que la MR SSAM, les officines de pharmacies ont donc été traitées également.

La Cour retient, en second lieu, que la CRP observe de manière pertinente que la MR SSAM évoque les prix supposés pratiqués par d'autres candidats et estime que ceux-ci seraient plus élevés que les prix qu'elle pourrait pratiquer, sans produire cependant aucun élément concret structuré et chiffré permettant de fonder ses allégations notamment en ce qui concerne les types d'assurés, les produits proposés, la qualité de l'équipement, le niveau du reste à charge de l'assuré.

En toute hypothèse, cet argument est inopérant s'agissant d'un appel à candidature aux fins de mise en place d'un réseau de professionnels dans le cadre d'un conventionnement, puisque tous les opticiens conventionnés s'engagent à appliquer des prix maximums identiques sur les produits conventionnés.

Il se déduit de l'ensemble que la MR SSAM échoue à démontrer que les appels à candidature diffusés par la CRP en 2014 et 2018 ont été lancés sur la base de critères qui n'étaient pas objectifs, transparents et non discriminatoires et que le refus de sa candidature au réseau Optikali était injustifié.

A titre surabondant, la Cour observe que dans l'hypothèse, non étayée, selon laquelle ce conventionnement serait soumis au règlement n°330/2010 de la Commission du 20 avril 2010 relatif à l'exemption de certaines catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées, il ne comporte ainsi qu'il vient d'être retenu aucune restriction caractérisée susceptible de correspondre à une "clause noire", contrairement à ce qui est allégué.

Également à titre surabondant, la Cour observe que, à supposer que le critère litigieux exigé en l'espèce n'ait pas été fondé sur une concurrence par les mérites, c'est de façon pertinente que le tribunal a retenu qu'il n'est pas démontré que le conventionnement dont s'agit a un effet concurrentiel, dès lors qu'il ne comporte pas de clause d'exclusivité et que le recours aux professionnels membres du réseau, par les assurés, ne présente aucune automaticité.

La MR SSAM échoue donc à démontrer l'existence d'une entente verticale prohibée par l'article L. 420-1 du code de commerce.

3- L'action concertée alléguée visant à évincer la MR SSAM au profit des opticiens commerçants du Syndicat des opticiens de la Réunion (SOR)

Exposé du moyen :

La MR SSAM, rappelant que le boycott anticoncurrentiel est une action collective, prétend que le directeur du réseau Optique de Bourbon, Afflelou et Optical Discount est administrateur de la CRP. Il existerait selon elle une collusion entre la CRP et les commerçants du SOR, afin d'orienter les adhérents de la CRP vers les magasins des opérateurs qui désignent les représentants patronaux présents dans les instances dirigeantes de la CRP.

La CRP répond, tout d'abord, qu'aucun opticien ne fait partie de son conseil d'administration depuis 2013 et que s'agissant plus particulièrement du président du Syndicat des opticiens de la Réunion (SOR), son mandat a expiré en 2013, soit plus d'un an avant la mise en place de l'appel à candidature pour le réseau Optilaki (pièces CRP n°11 : PV du conseil d'administration de la CRP du 11 décembre 2013 - n°10 : courrier de désignation d'administrateurs MEDEF du 18 novembre 2016).

Elle fait valoir, ensuite, que tous les opticiens-lunetiers ayant candidaté n'ont pas été conventionnés car certains ne remplissaient pas l'ensemble des critères posés, et que les candidats retenus en 2014 ne sont pas tous affiliés à ce syndicat (pièce n°13 : liste des opticiens conventionnés non adhérents du SOR).

Réponse de la Cour :

Il ressort des pièces versées que le conseil d'administration de la CRT est constitué de façon paritaire et que de fait, il comprend des personnes désignées par le MEDEF Réunion, mais aussi par les différents syndicats de l'ile (UDFO, CFTC, CGTR, CFDT, CFE-CFC).

Il peut être observé par ailleurs que lors du renouvellement des mandats de 2013, le MEDEF s'est fait représenter par des administrateurs relevant de secteurs économiques assez différents, dont deux pharmaciens, mais aucun opticien (pièce CRP n°10).

Il doit être constaté, surtout, que les allégations de la MR SSAM, qui visent, dans sa démonstration, tantôt les "opticiens libéraux", tantôt les opticiens adhérents du Syndicat des opticiens de la Réunion (SOR), tantôt le SOR lui-même, ne sont étayées par aucun élément.

MR SSAM échoue donc à démontrer l'existence d'une entente horizontale prohibée par l'article L. 420-1 du code de commerce.

III- Sur les autres demandes

Aucune pratique anticoncurrentielle n'étant établie, il y a lieu de rejeter l'ensemble des autres demandes de la MR SSAM, tant s'agissant de l'appel à candidature de 2014 que celui de 2018, à l'égard duquel n'est mise en évidence aucune singularité de droit ou de fait justifiant qu'il soit statué différemment.

En application de l'article 696 du code de procédure civile, la MR SSAM, qui succombe, supportera la charge des dépens exposés en appel.

L'équité et les circonstances de l'espèce commandent de condamner la MR SSAM au paiement de la somme de 6 000 euros au titre de ses frais irrépétibles à hauteur d'appel et de rejeter la demande de la MR SSAM à ce titre.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

CONFIRME le jugement entrepris en toutes ses dispositions soumises à la Cour ;

Rejette les autres demandes de la Mutualité française de la Réunion services de soins et d'accompagnement Mutualités ;

Y ajoutant,

Condamne la Mutualité française de la Réunion services de soins et d'accompagnement Mutualités à verser à la Caisse réunionnaise de prévoyance la somme supplémentaire de 6 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la Mutualité française de la Réunion services de soins et d'accompagnement Mutualités aux dépens d'appel.