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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 16 novembre 2023, n° 20/03434

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Edenred France (SAS), Edenred (SA), Centrale de Règlement des Titres Traitement (Sté), Sodexo (SA), Sodexo Pass France (SA), Natixis Intertitres (SA), Natixis (SA), Up (Sté)

Défendeur :

Octoplus (SAS), Syndicat National de la Restauration Thématique et Commerciale, Syndicat National de la Restauration Publique Organisée, Ministre de l'Economie, Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Schmidt

Conseillers :

Mme Maitrepierre, Mme Tréard

Avocats :

Me Boccon Gibod, Me Simic, Me Billard, Me Helfer, Me Thevenet, Me Calvet, Me Trifounovitch, Me Boubacir, Me Khayat, Me Philippe, Me Condomines, Me Sorinas, Me Louvet, Me Villand, Me Fréget, Me Fuchs, Me Saleh Cherabieh

CA Paris n° 20/03434

15 novembre 2023

Vu la décision de l’Autorité de la concurrence n° 19-D-25 du 17 décembre 2019 relative à des pratiques mises en oeuvre dans le secteur des titres-restaurant ;

Vu la déclaration de recours et l’exposé des moyens, déposés au greffe le 2 mars et le 13 août 2020 par l’association La Centrale de Règlement des Titres Traitement ;

Vu la déclaration de recours et l’exposé des moyens, déposés au greffe le 2 mars et le 23 juillet 2020 par les sociétés Edenred France SAS et Edenred SA ;

Vu la déclaration de recours et l’exposé des moyens, déposés au greffe le 2 mars et le 13 août 2020 par les sociétés Natixis Intertitres et Natixis ;

Vu la déclaration de recours et l’exposé des moyens, déposés au greffe le 2 mars etle 12 août 2020 par les sociétés Sodexo et Sodexo Pass France ;

Vu la déclaration de recours et l’exposé des moyens, déposés au greffe le 2 mars et le 30 juillet 2020 par la société Up ;

Vu l’article 4 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 et l’article 1 de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions ;

Vu les déclarations d’intervention volontaire et les conclusions de la société Octoplus déposées au greffe le 27 août, les 2, 12, 16 et 19 octobre 2020 ;

Vu les déclarations d’intervention volontaire et les conclusions du syndicat national de la restauration publique organisée déposées au greffe le 28 août, le 28 septembre, les 5, 12, 13 et 16 octobre 2020 ;

Vu les déclarations d’intervention volontaire et les conclusions du syndicat national de la restauration thématique des chaînes déposées au greffe le 28 août, le 12 et les 13 et 16 octobre 2020 ;

Vu les déclarations d’intervention volontaire et les conclusions du syndicat national de la restauration thématique et commerciale déposées au greffe le 28 septembre et les 5 et 16 octobre 2020 ;

Vu les observations déposées au greffe le 31 mars 2021 par le ministre chargé de l’économie ;

Vu les observations déposées au greffe le 1er avril 2021 et complétées le 9 septembre de la même année par l’Autorité de la concurrence ;

Vu les conclusions récapitulatives de l’association La Centrale de Règlement des Titres Traitement déposées au greffe le 30 juin 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives des sociétés Edenred France SAS et Edenred SA déposées au greffe le 30 juin 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives des sociétés Natixis Intertitres et Natixis déposées au greffe le 30 juin 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives des sociétés Sodexo et Sodexo Pass France déposées au greffe le 30 juin 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives de la société Up déposées au greffe le 30 juin 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives en intervention volontaire du syndicat national de la restauration thématique et commerciale déposée au greffe le 12 octobre 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives en intervention volontaire du syndicat national de la restauration publique organisée déposée au greffe le 12 octobre 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives de la société Up déposées au greffe le 26 octobre 2021 ;

Vu les conclusions récapitulatives d’intervention volontaire de la société Octoplus déposées au greffe les 12 octobre et 4 novembre 2021 ;

Vu les arrêts de la Cour du 14 janvier, 16 septembre et 9 novembre 2021, accordant la protection au titre du secret des affaires aux éléments relatifs à la capacité contributive de la société Up, contenus dans ses écritures et dans des pièces produites par elle ;

Vu l’avis du ministère public du 12 novembre 2021, communiqué le même jour aux parties et à l’Autorité de la concurrence ;

Après avoir entendu à l’audience publique du 18 novembre 2021, les conseils de l’association La Centrale de Règlement des Titres Traitement et des sociétés Edenred France SAS et Edenred SA, Natixis Intertitres et Natixis, Sodexo et Sodexo Pass France, Up et Octoplus et des syndicats nationaux de la restauration publique organisée et de la restauration thématique et commerciale ayant succédé à la restauration thématique des chaînes, les conseils de la société Up ayant également été entendus seuls en chambre du conseil en ce qui concerne sa capacité contributive, ainsi que, en audience publique, les représentants de l’Autorité de la concurrence et du ministre chargé de l’économie, puis le ministère public, les parties ayant été en mesure de répliquer ;

Vu la demande, en cours de délibéré, adressée par la Cour par courriel en date du 24 octobre 2023, invitant le conseil de la CRT à lui adresser les justificatifs concernant la situation actuelle de celle-ci, et les autres parties, le ministre chargé de l’économie et l’Autorité de la concurrence, à lui adresser leurs éventuelles observations en réponse ;

Vu l’absence d’observations du ministre chargé de l’économie et de l’Autorité de la concurrence ;

Vu la réponse adressée à la Cour en date du 27 octobre 2023 ;

Vu la réponse adressée à la Cour des intervenants volontaires en date du 2 novembre 2023, s’en remettant à la Cour sur les conséquences à tirer.

FAITS ET PROCÉDURE

1. La Cour est saisie de plusieurs recours formés contre la décision de l’Autorité de la concurrence n° 19-D-25 du 17 décembre 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des titres-restaurant.

I. LE SECTEUR ET LES ACTEURS CONCERNÉS

2. Le secteur concerné est celui des titres-restaurants émis et remboursés en France.

A. Un secteur réglementé

3. Le titre restaurant (ci-après « TR ») est un titre spécial de paiement, créé en 1967 par l’ordonnance n° 67-830 du 27 septembre 1967 relative à l’aménagement des conditions de travail en ce qui concerne le régime des conventions collectives, le travail des jeunes et les titres-restaurant.

4. Il est cofinancé par l’employeur et ses employés, du secteur public ou privé. L’employeur prend en charge entre 50 et 60 % de la valeur du titre. Y sont associés des avantages fiscaux et sociaux : la part contributive de l’employeur est exonérée de cotisations de sécurité sociale et de charges fiscales (dans une certaine limite d’environ 5 euros par titre) et le complément de rémunération généré par la contribution de l’employeur n’est pas assujetti à l’impôt sur le revenu (article 81, 19° du code général des impôts, auquel renvoie l’article L. 3262-6 du code du travail).

5. Le TR est une alternative à la restauration collective, qui offre à l’employeur la possibilité de se libérer de son obligation de mettre à disposition de ses employés un local ou un emplacement de restauration, la prise de repas dans les locaux affectés au travail étant interdite (article R. 4228-19, R. 4228-22 et R. 4228-23 du code du travail). Il permet aux employés qui en bénéficient de s’acquitter, en tout ou en partie, du prix d’un repas.

6. Leur utilisation par les employés est strictement encadrée :

– Les TR ne peuvent être utilisés que dans les restaurants et, depuis 2010, auprès d’organismes ou entreprises assimilés, qui vendent des préparations alimentaires (distributeurs, boulangers, traiteurs), ainsi qu’auprès des détaillants en fruits et légumes (article R. 3262-4 du code du travail) ;

– Ils ne peuvent être utilisés que par les salariés de l’entreprise qui les a acquis ou éventuellement émis (article R. 3262-6 du code du travail) ;

 – Un même salarié ne peut recevoir qu’un TR par repas compris dans son horaire de travail journalier ; ce titre ne peut être utilisé que par le salarié auquel l’employeur l’a remis (article R. 3262-7 du même code) ;

 – Les TR ne sont pas utilisables en principe les dimanches et jours fériés (article R. 3263-8 du même code) ; ils ne peuvent être utilisés que pendant une certaine période, mais peuvent être échangés gratuitement contre un nombre égal de titres valables pour la période ultérieure (article R. 3262-5 du même code) ;

 – Ils ne peuvent être utilisés que dans le département du lieu de travail des salariés bénéficiaires et les départements limitrophes (article R. 3263-9 du même code);

 – Leur utilisation est limitée à un certain montant par jour (article R. 3263-10 du même code).

 B. Un marché biface mettant en relation plusieurs catégories d’opérateurs

7. Le marché du TR met en présence trois catégories d’opérateurs :

– premièrement, les émetteurs de TR, sociétés spécialisées dont l’activité consiste à produire les TR et à les vendre aux employeurs (du secteur public ou privé), au prix de leur valeur faciale ou nominale, assortie le cas échéant d’une commission (dite « commission émission ») ; les émetteurs assurent également le remboursement de la valeur des titres qu’ils ont émis – une fois ces derniers utilisés – auprès des restaurants et des commerçants qui leur sont affiliés ; ce remboursement doit intervenir dans un délai maximum de 21 jours à compter de la réception du titre, étant précisé que chaque émetteur doit ouvrir un compte bancaire dédié à cette fin (article L. 3262-2 et R. 3262-25 du code du travail) ;

 – deuxièmement, les employeurs, clients des émetteurs, auxquels ils achètent les titres, avant de les revendre à leurs employés, à un prix inférieur à leur valeur faciale ou nominale (soit déduction faite de la part de financement assurée par eux) ;

 – troisièmement, les restaurateurs et les commerçants, qui acceptent la remise de TR en guise de paiement et demandent ensuite aux émetteurs, auxquels ils sont affiliés, le remboursement de leur valeur (faciale ou nominale), déduction faite d’une commission (dite « commission acceptation »), propre à chaque émetteur, rémunérant l’apport d’affaires découlant de l’utilisation des TR. L’acceptation et le remboursement des TR est subordonnée, pour les restaurateurs et les détaillants de fruits et légumes, à une vérification de la nature de leur activité et, pour les autres commerçants, à une décision d’agrément les assimilant à des restaurateurs ou hôteliers restaurateurs (articles R. 3262-26 et R. 3262-36 du code du travail). Cette mission de vérification et d’agrément est confiée à la Commission Nationale des Titres-Restaurant (ci-après la « CNTR »). Créée en 1967, elle comprend notamment des représentants des organisations représentatives d’employeurs et de salariés, des syndicats de restaurateurs et de détaillants de fruits et légumes, et des entreprises ayant pour activité principale l’émission de titres-restaurants (article R. 3262-40 du code du travail).

8. Ainsi, le marché du TR est un marché biface, qui met en relation :

– d’un côté, en amont, face émission, les émetteurs de TR et les employeurs clients, étant précisé que ces derniers choisissent généralement un seul émetteur (du moins pour un format donné, papier ou dématérialisé), ce qui leur permet en principe de bénéficier de remises selon le volume de TR commandés (« mono-domiciliation ») ;

– d’un autre côté, en aval, face acceptation, les émetteurs de TR et les restaurateurs ou commerçants, étant précisé que ces derniers ont intérêt à être affiliés auprès du plus grand nombre possible d’émetteurs, pour inciter les titulaires de TR à venir consommer chez eux et augmenter ainsi leur clientèle (« multi-domiciliation »).

9. L’interaction entre ces deux faces du marché, qui caractérise l’existence d’un marché biface, se traduit par le fait que l’augmentation du nombre de participants sur une face accroit l’attractivité des TR sur l’autre face et réciproquement (externalités positives). Ainsi, plus le nombre des employeurs et de leurs employés est élevé, plus il est intéressant pour les commerçants d’accepter les TR et, réciproquement, plus le nombre de restaurateurs et de commerçants acceptant les TR est élevé, plus il est intéressant pour les employeurs-clients et leurs employés d’acheter des TR. Les émetteurs de TR, qui se trouvent à l’interface du marché, ont donc tout intérêt à maximiser le nombre de participants sur chacune des deux faces du marché, pour escompter un effet de levier réciproque.

C. Les émetteurs historiques

10. En France, le secteur des TR comprend quatre émetteurs historiques :

– la société Edenred France (ci-après « Edenred France »), issue de la scission du groupe Accor, émet des titres sous la marque « Ticket Restaurant » ; il s’agit de l’émetteur le plus important en termes de valeur faciale ou nominale des titres émis en France ;

– la société Up (ci-après « Up »), anciennement dénommée « Le Chèque Déjeuner CCR » puis « Le Chèque Déjeuner », émet des titres sous la marque « Chèque Déjeuner » ;

– la société Sodexo Pass France (ci- après « Sodexo Pass France »), ayant connu diverses dénominations successives (« SODETIR », « Sodexo Chèques »,

« Cartes de services », « Sodexo Solutions de Motivation France ») émet des titres sous la marque « Pass Restaurant » ;

– la société Natixis Intertitres (ci-après Natixis Intertitres), anciennement dénommée

« Le Chèque de Table » puis « Natexis », liée aux groupes Caisse d’Epargne et Banque Populaire, émet des titres sous les marques « Chèque de table » et « Apetiz ».

D. La Centrale de règlement des titres (CRT)

11. La centrale de règlement des titres (ci-après « la CRT ») est une association créée en 1972 par les trois principaux émetteurs de TR actifs à l’époque, à savoir Accor (devenu Edenred France), Le Chèque Déjeuner CCR (devenu Up) et SODETIR (devenu Sodexo Pass France).

12. L’objectif poursuivi était de rationaliser le traitement des TR et de mutualiser les coûts, pour en diminuer la charge grâce à des économies d’échelle, au bénéfice à la fois des émetteurs et des restaurateurs ou commerçants qui leur sont affiliés.

13. La CRT a été ainsi érigée en « guichet unique » face acceptation, ce qui implique que les restaurateurs et commerçants y soient affilés. Cette affiliation à la CRT, qui ouvre à ces opérateurs la possibilité d’accepter les titres émis par n’importe quel membre de l’association (multi-domiciliation), suppose que ceux-ci aient fait l’objet, au préalable, d’une vérification de leur activité ou d’un agrément par la CNTR précitée.

14. Deux tâches principales ont été confiées à la CRT, en tant que guichet unique, à savoir :

– d’une part, le traitement physique des TR émis sur support papier (seule forme des TR à l’époque), reçus des affiliés en vue de leur remboursement par les émetteurs (logistique de collecte, de tri, de lecture, de vérification, de stockage et de destruction des TR) ;

– d’autre part, la préparation du remboursement des affilés par les émetteurs : calcul du montant du remboursement dû par chaque émetteur et du montant à déduire, ce dernier montant donnant lieu à l’émission d’une facture (au titre notamment des frais de traitement des titres et de la commission d’acceptation propre à chaque émetteur) ; après validation par l’émetteur du décompte proposé, préparation des lettres chèques ou des avis de virement, en vue du remboursement effectué par chaque émetteur.

15. Concomitamment à la création de la CRT, les trois émetteurs historiques précités ont créé une société commerciale, dénommée Société de Services Immobiliers et Mobiliers (la SSIM), ayant une fonction de support de l’activité de la CRT (acquisition de biens en vue de leur location à celle-ci).

16. La société Le Chèque de Table, devenue Natixis Intertitres, a adhéré à la CRT, au moyen d’un protocole d’accord, conclu le 21 janvier 2002, avec ses membres sociétaires, à savoir les trois autres émetteurs historiques.

17. Le 1er janvier 2016, la CRT a changé de dénomination sociale, à savoir la

« CRT Traitement » (ci-après la « CRT T »). De même, la SSIM est devenue la

« CRT Services » (ci-après la « CRT S »). Ce double changement de dénomination s’est accompagné d’une redéfinition des missions dévolues à chacune de ces entités.

E. La dématérialisation des titres et les nouveaux entrants

18. À l’origine et pendant longtemps, les TR n’étaient émis que sur support papier.

19. Des mentions obligatoires doivent y figurer : nom et adresse de l’émetteur ; nom et adresse de l’établissement bancaire de remboursement ; montant de la valeur libératoire du titre ; année civile d’émission ; numéro de série ; nom et adresse du restaurateur ou commerçant chez qui le repas a été consommé ou acheté (article R. 3262-1-1 du code du travail).

20. L’émission sous forme dématérialisée est plus récente. Elle implique l’utilisation d’un support physique spécialement dédié (cartes de paiement adossées ou non au réseau bancaire) ou d’une application mobile (téléchargée sur un smartphone).

21. Seules les mentions du nom et adresse de l’émetteur et de l’établissement bancaire de remboursement doivent figurer sur le support physique de paiement ou être accessibles sur l’équipement terminal utilisé, l’émetteur étant, en outre, soumis à des obligations d’information du salarié, notamment sur la date de péremption des titres et la date limite d’échange des titres périmés, ainsi qu’à des obligations de stockage du numéro de série et de mise en œuvre de fonctionnalités d’encadrement de l’utilisation des titres ou de blocage automatique du paiement (article R. 3262-1-2 du code du travail).

22. Tous les émetteurs de TR pratiquent actuellement la dématérialisation : les opérateurs historiques (parallèlement au support papier), ainsi que les nouveaux entrants.

23. Dès 2012, de nouveaux émetteurs de TR se sont positionnés sur le marché des titres dématérialisés. C’est le cas, notamment, de la société Resto Flash, devenue Octoplus (ci-après « Octoplus »). Cette société a été la première à proposer l’émission de TR au moyen d’une application destinée à être installée sur le téléphone mobile des employés (QR code). Elle utilise la marque « Resto flash ».

24. Parallèlement, toujours en 2012, les émetteurs historiques ont créé une société commerciale (la SAS Conecs), afin de définir une solution commune de dématérialisation des titres. Cette société a conçu une plateforme informatique d’acheminement, de collecte et d’autorisation des transactions via une carte indépendante du réseau interbancaire (dite « trois coins » ou « de seconde génération »), dont l’usage est compatible avec les terminaux de paiement existants des restaurateurs et commerçants. Cette plateforme assure ainsi l’interface entre le porteur de la carte, le terminal de paiement et l’émetteur de ladite carte. Elle est utilisée par les émetteurs historiques, tout en étant destinée à être déployée plus largement.

F. Les syndicats des restaurateurs et de l’hôtellerie

25. Le secteur comprend deux syndicats à l’échelle nationale :

– d’une part, le syndicat national de la restauration thématique et commerciale, anciennement dénommé (jusqu’en 2009) le syndicat national de la restauration thématique des chaînes, créé en 2005 (ci-après « SNRTC ») ; il regroupe plus de mille restaurants appartenant à une vingtaine de chaînes de restauration ;

– d’autre part, le syndicat national de la restauration publique organisée (ci-après « SNRPO ») ; créé en 2003, il compte environ 700 adhérents, relevant des principales chaînes de restauration en libre-service et de cafétérias.

26. Ces syndicats sont membres de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (ci-après

« UMIH »), laquelle a absorbé en 2016 la Confédération des professionnels indépendants de l’hôtellerie (ci-après « CPIH ») qui a été dissoute à cette occasion.

II. LA PROCÉDURE DEVANT L’AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

A. La saisine de l’Autorité

27. Se plaignant d’une forte augmentation du montant des commissions-acceptation, dans un contexte marqué par l’ouverture du marché des TR aux non-restaurateurs, ainsi que par la concurrence accrue de la grande et moyenne distribution, les trois organisations syndicales précitées (SNRTC, SNRB, CPIH) ont saisi l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité »), par une lettre du 21 mai 2015, de pratiques qui auraient été mises en œuvre dans le secteur de l’émission et de l’acceptation des TR. Cette lettre a été complétée par une autre lettre du 18 novembre 2016 (enregistrée sous le n° 16/0097 F), émanant uniquement des deux premières organisations syndicales.

28. Entre temps, par une lettre du 9 octobre 2015 (enregistrée sous les n° 15/0092 F et 15/0093 M), Octoplus a également saisi l’Autorité de diverses pratiques qui auraient été mises en œuvre dans le secteur des TR, afin de l’évincer du marché en tant que nouvel entrant.

29. Elle s’y plaignait, notamment :

– d’un changement de politique tarifaire des émetteurs historiques, consistant à transférer progressivement la quasi-totalité des frais facturés aux employeurs-clients sur les restaurateurs et commerçants, revenant ainsi à ériger une barrière à l’entrée sur le marché, les nouveaux émetteurs de TR n’étant pas en mesure de répliquer ce modèle économique mais étant contraints de répartir les frais générés par l’usage des TR sur les deux faces du marché ;

– d’une pratique de préemption des restaurateurs et commerçants agréés au moyen d’un dispositif de vente liée entre le remboursement des TR papier et des TR dématérialisés ;

– des conditions de lancement de la carte de seconde génération élaborée par la société Conecs (ci-après « Conecs »), laquelle ne serait pas accessible aux nouveaux émetteurs.

30. Octoplus a assorti sa saisine d’une demande de mesures conservatoires tendant, d’une part, à la dissolution de Conecs et, d’autre part, à la répartition de la facturation des émetteurs historiques sur les deux faces du marché.

31. Au soutien de sa saisine, elle a transmis une série de pièces, qu’elle a complétée en envoyant, le 22 mars 2016, de nouvelles pièces au service de l’instruction.

B. La décision de la rapporteure générale adjointe du 31 mars 2016

32. Octoplus n’ayant pas justifié de l’origine de ces nouvelles pièces, comme l’y avait invité la rapporteure générale adjointe, cette dernière a décidé, le 31 mars 2016, de ne pas les verser au dossier, aux motifs que leur obtention n’apparaissait pas conforme au principe de loyauté dans l’administration de la preuve dès lors qu’elles appartenaient à des entreprises tierces.

C. La décision de l’Autorité du 30 mai 2016

33. Par une première décision, du 30 mai 2016, l’Autorité :

– a estimé ne pas être en mesure, en l’état, de se prononcer sur les conditions d’obtention de ces nouvelles pièces et sur leur valeur probatoire et ;

– en conséquence, a réouvert les débats et enjoint à Octoplus de les produire (n’ayant pas été versées au dossier) et de s’expliquer tant sur les conditions de leur obtention que sur la valeur de leur contenu.

D. La décision de l’Autorité du 6 octobre 2016 (n° 16-D-21)

34. Par une deuxième décision, du 6 octobre 2016, l’Autorité :

– a admis la recevabilité de ces nouvelles pièces et ordonné leur versement au dossier ;

– a dit y avoir lieu à poursuivre l’instruction au fond ;

– a rejeté la demande de mesures conservatoires d’Octoplus, aucun des faits dénoncés par celle-ci n’étant susceptible, en l’état des éléments produits aux débats, de constituer une pratique anticoncurrentielle.

E. La notification des griefs et le dépôt du rapport

35. Le 2 mars 2018, une notification de griefs a été adressée à la CRT T et aux quatre émetteurs historiques, ainsi qu’à la société mère de trois d’entre eux, à savoir :

– les sociétés Accor et Edenred (ci-après « Accor » et « Edenred »), en tant que sociétés mères d’Edenred France, chacune pour une certaine période ;

– la société Sodexo (ci-après « Sodexo »), en qualité de société mère de Sodexo Pass France ;

– la société Natixis (ci-après « Natixis »), en qualité de société mère de Natixis Intertitres.

36. Deux griefs sont formulés à leur encontre : le premier est relatif à des pratiques d’échanges d’informations ; le second porte sur l’accession des nouveaux émetteurs à la CRT, ainsi que sur la dématérialisation des TR.

37. Par le premier grief, il est reproché aux mises en cause « d’avoir participé à une entente sur le marché français des TR, en mettant en œuvre une pratique concertée constituée d’échanges réguliers et permanents d’informations confidentielles, récentes, précises et individualisées sur l’activité nationale des émetteurs » (…) communiquées par la CRT (devenue CRT T) », étant précisé que « cette pratique [qui] a eu pour objet et pour effet d’informer chaque partie de la ligne stratégique commerciale de ses concurrents, réduisant ainsi leur autonomie commerciale et perturbant le bon fonctionnement de la concurrence sur le marché des TR (…) est prohibée par l’article L. 420-1 du code de commerce et l’article 101 du TFUE ».

38. La période couverte par ce premier grief s’étend du 1er octobre 2002 au 31 décembre 2015.

39. Par le second grief, il est reproché aux mises en cause « d’avoir participé à une entente sur le marché français des TR, par laquelle (i) elles se sont interdites, pour une durée indéterminée et sous peine de sanctions, de développer, hors du cadre de la CRT, une plateforme d’acceptation des titres dématérialisés et (ii) elles pouvaient contrôler l’entrée de nouveaux concurrents sur le segment de marché des titres-papiers », étant précisé que « cette pratique [qui] avait pour objet et pour effet de verrouiller le marché des TR, par le contrôle (i) de l’entrée des concurrents sur le segment des titres-papiers, et (ii) du développement des TR dématérialisés (…) est prohibée par l’article L. 420-1 du code de commerce et l’article 101 du TFUE ».

40. Ce dernier grief comprend ainsi deux volets visant à verrouiller le marché :

– d’une part, en contrôlant l’accession des émetteurs à la CRT (premier volet);

– d’autre part, en contrôlant le développement des TR dématérialisés, via l’interdiction – posée par le protocole du 21 janvier 2002 précité – de lancer tout système d’acceptation des TR dématérialisés en dehors de la CRT (second volet).

41. La période couverte par ce second grief s’étend du 21 janvier 2002 à la date de la notification des griefs (le 2 mars 2018).

42. Le rapporteur a déposé son rapport le 25 février 2019, concluant au maintien de l’ensemble des griefs notifiés.

43. La notification des griefs et le rapport ont donné lieu à des observations et mémoires en réponse.

III. LA DÉCISION ATTAQUÉE ET LES RECOURS ENTREPRIS

44. Par sa décision n° 19-D-25 du 17 décembre 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des titres-restaurants (ci-après « la décision attaquée »), l’Autorité :

– en premier lieu, a retenu le bien-fondé des deux griefs, ainsi que la responsabilité à ce titre des mises en cause, tout en mettant hors de cause la CRT T pour l’un des volets du second grief ;

– en deuxième lieu, a retenu le caractère continu des pratiques, ainsi que les dates de début et de fin des pratiques visées par le second grief, indiquées dans la notification des griefs, modifiant en revanche la date de début de celles visées par le premier grief (reportée du 1er octobre 2002 au 5 juillet 2010) ;

– en troisième lieu, a infligé aux mises en cause des sanctions pécuniaires au titre de chacun des griefs ;

– en quatrième lieu, leur a enjoint de publier un résumé de la présente décision et de modifier les statuts et le règlement intérieur de la CRT afin de les mettre en conformité avec le droit de la concurrence.

45. Cette décision a été attaquée par l’ensemble des mises en cause, lesquelles ont formé des recours en annulation et, subsidiairement, en réformation de celle-ci.

46. Au soutien de la décision attaquée, sont intervenus volontairement à l’instance Octoplus, ainsi que les syndicats de la restauration déjà cités (le SNRTC et le SNRPO).

47. Parallèlement, estimant que l’exécution immédiate de cette décision entraînerait des conséquences manifestement excessives à leur égard, en raison notamment de l’imprécision de l’injonction de mise en conformité des statuts et du règlement intérieur de la CRT, les mises en cause ont demandé le sursis à exécution de ladite injonction (article 9 de la décision attaquée). Cette demande a été accueillie par cinq ordonnances du délégué du premier président du 1er juillet 2020 (RG n° 20/03760, n° 20/03762, 20/03763, 20/ 03764, 20/03765), devenues définitives à la suite de l’irrecevabilité des pourvois formés à leur encontre (Com. 1er décembre 2021, pourvois n° 20-19.738, 20-19.739, 20-19.740, 20-19.741, 20-19.475).

48. Sur les recours en annulation et, subsidiairement, en réformation, l’Autorité, ainsi que les intervenants volontaires, invitent la Cour à écarter l’ensemble des moyens et à rejeter tous les recours.

49. Le ministre chargé de l’économie s’en remet à la sagesse de la Cour sur certains points :

– d’une part, sur l’interprétation à donner à l’arrêt Servier du Tribunal de l’Union européenne, pour caractériser l’existence d’un effet anticoncurrentiel, s’agissant des pratiques faisant l’objet du grief n° 1 et,

– d’autre part, sur le respect des exigences de clarté, de précision et de certitude de l’injonction de mise en conformité des statuts et du règlement intérieur de la CRT avec le droit de la concurrence.

50. Il invite la Cour à écarter tous les autres moyens.

51. Le ministère public invite la Cour à réformer les montants des sanctions pécuniaires infligées à Up et à rejeter les recours formés par les autres requérants.

52. Dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il convient de joindre les instances enrôlées sous les numéros de RG n° 20/03434, 20/03438, 20/03454, 20/03462 et 20/03470, étant précisé que ces instances se poursuivront sous le numéro le plus ancien 20/03434.

MOTIVATION

I. SUR LA PROCÉDURE

53. À titre liminaire, il convient d’indiquer que, par une lettre du 4 novembre 2021, Octoplus a renoncé à son moyen de caducité du recours formé par Up, ce qu’elle a confirmé quelques jours plus tard, lors de l’audience. Au cours de celle-ci, Up a également renoncé à son moyen d’irrecevabilité des interventions volontaires, dont celle d’Octoplus.

A. Sur la recevabilité de certaines pièces versées au dossier

1. Sur les pièces produites par Octoplus

54. Au paragraphe 335 de la décision attaquée (dans sa version non confidentielle, qui sera seule visée dans le présent arrêt), l’Autorité a précisé qu’Octoplus avait, le 22 mars 2016, transmis aux services de l’instruction, des pièces qui, selon elle, établiraient les pratiques dénoncées, à savoir, notamment :

– le protocole d’accord du 21 janvier 2002, précité (conclu par les quatre émetteurs historiques, lors de l’adhésion de l’un d’entre eux à la CRT) ;

– une note du 25 juin 2009 du service juridique d’Accor Services (devenu Edenred) et une note de 2010 présentant en interne ce groupe ;

– une présentation de 2011 émanant de la CRT ;

– un courriel envoyé par la CRT en 2013 aux directeurs administratifs et financiers (ci-après « DAF ») de chacun des émetteurs historiques, accompagnés de tableaux sur les volumes de TR traités.

55. Aux paragraphes 336 à 338 de sa décision, l’Autorité a fait état (voir paragraphes 32, 33 et 34 du présent arrêt) des suites qui ont été données à la transmission de ces pièces, d’abord, par la rapporteure générale adjointe (le 31 mars 2016), puis par le Collège (le 30 mai et le 6 octobre 2016). Après avoir rappelé les motifs figurant au paragraphe 109 de sa décision du 6 octobre 2016, précitée, l’Autorité a « confirmé » que ces pièces étaient recevables (paragraphes 340 et 341 de la décision attaquée).

56. Les requérantes contestent la recevabilité de ces pièces. À l’appui de cette contestation, elles invoquent deux moyens pris de la violation, d’un part, du principe de séparation des fonctions d’instruction et de jugement, d’autre part, du principe de loyauté dans l’administration de la preuve. La Cour examinera successivement ces deux moyens.

a. Sur le moyen pris de la violation du principe de séparation des fonctions d’instruction et de jugement

57. Plusieurs requérantes (Sodexo, Sodexo Pass France, Natixis et Natixis Intertitres, ainsi que la CRT) soutiennent que l’Autorité a violé le principe de séparation des fonctions d’instruction et de jugement en enjoignant à Octoplus de produire les pièces qu’elle avait transmises aux services de l’instruction et qui avaient été écartées du dossier par la rapporteure générale adjointe, puis en admettant leur recevabilité, les réintroduisant ainsi dans le dossier. Elles estiment que, ce faisant, l’Autorité s’est immiscée indûment dans l’instruction, les services de l’instruction étant seuls habilités, au cours de celle-ci, à apprécier la recevabilité des pièces produites par une partie saisissante et, le cas échéant, à les écarter du dossier, le Collège n’étant pas compétent pour réintroduire au dossier des pièces préalablement écartées, contraignant par là-même lesdits services à les accepter. Au surplus, elles font valoir que l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 2 février 2017, invoqué par l’Autorité dans ses observations, ne saurait leur être opposé, les pièces en cause en l’espèce ayant été transmises aux services de l’instruction en dehors de toute demande de clémence, de sorte que la rapporteure générale adjointe pouvait les retirer du dossier d’instruction, après les avoir examinées de manière approfondie et demandé des explications à Octoplus sur leur origine.

58. En réponse, l’Autorité rappelle les motifs de sa décision du 6 octobre 2016, précitée, sur lesquels elle s’est fondée pour rejeter ce moyen, pris de la violation du principe de séparation des fonctions d’instruction et de jugement : « [A]ucune base légale ne les habilite [les services d’instruction] à écarter de leur propre chef, sans débat contradictoire, une pièce qui aurait été produite par les parties au motif qu’elle méconnaîtrait le principe de loyauté de la preuve. En effet, le collège doit se prononcer sur l’affaire au regard de l’ensemble des pièces transmises par les parties après s’être prononcé le cas échéant sur leur recevabilité » (paragraphe 104 de la décision précitée). Elle fait valoir que la cour d’appel de Paris a statué dans le même sens, dans un arrêt du 2 février 2017, dans l’affaire des commodités chimiques, aux termes duquel si les rapporteurs de l’Autorité sont investis du pouvoir de conduire les investigations qu’ils estiment nécessaires à l’instruction des dossiers qui leur est confiée, et apprécient librement l’opportunité des mesures à mettre en œuvre, ils n’ont dans ce cadre pas le pouvoir d’annuler une pièce ou de la retirer du dossier.

59. Octoplus observe que la thèse de la CRT repose sur un postulat erroné, consistant à voir dans la décision du Collège un acte d’instruction. À cet égard, elle fait valoir que, contrairement aux actes d’instruction qui tendent à la recherche, à la constatation et à la sanction de pratiques anticoncurrentielles, l’appréciation de la recevabilité d’une pièce produite par une partie relève de la formation de jugement, sauf à investir les services d’instruction d’un pouvoir de « dépeçage » du dossier, contraire à la défense des intérêts des parties.

60. Le ministre chargé de l’économie développe un argumentaire comparable à celui de l’Autorité.

61. Le ministère public observe que la décision du 6 octobre 2016 n’a fait l’objet d’aucun recours dans les délais légaux, de sorte qu’elle a acquis « autorité de la chose jugée » concernant la recevabilité des pièces qu’elle a tranchée.

62. Après avoir rappelé la motivation de la décision précitée sur ce point, il fait valoir que le collège, qui n’est pas tenu par l’analyse juridique des rapporteurs, peut valablement retenir un mode de preuve différent pour apprécier si le grief notifié est établi, dès lors qu’il ne se fonde pas sur des éléments de fait qui n’auraient pas été soumis au débat contradictoire.

Sur ce, la Cour :

63. Par une décision mixte du 6 octobre 2016, avant dire droit, ayant rejeté la demande de mesures conservatoires en son article 3 et renvoyé l’affaire 15/00092F à l’instruction en son article 2, l’Autorité a statué, en son article 1, sur la recevabilité des pièces transmises le 22 mars 2016 aux services d’instruction par Octoplus.

64. Elle a ainsi écarté, aux paragraphes 103 et suivants, l’argumentation des mises en cause qui soutenaient que les principes de séparation des fonctions d’instruction et de jugement interdiraient au Collège de se prononcer sur la recevabilité de ces pièces et, ayant admise leur recevabilité, a versé ces pièces au dossier de la procédure.

65. Bien que n’y consacrant aucun chef de dispositif, l’Autorité, en réponse à l’argumentation des parties mettant de nouveau en doute la recevabilité de ces pièces et la compétence du Collège pour se prononcer comme il l’a fait, a rappelé, au paragraphe 340 de la décision attaquée, les motifs de la décision du 6 octobre 2016 et, par ces motifs, a expressément confirmé la recevabilité des pièces litigieuses, en son paragraphe 341.

66. Si les sociétés Sodexo Pass France et Sodexo, Natixis et Natixis Intertitres, ainsi que la CRT Traitement, ont exclusivement dirigé leur recours du 2 mars 2020, contre la décision n° 19-D-25, sans viser expressément la décision mixte du 6 octobre 2016, prise en son article 1, il n’en demeure pas moins que celle-ci est implicitement mais nécessairement attaquée par leur recours.

67. En effet, comme cela vient d’être indiqué, la motivation de cette décision du 6 mars 2016 sur la recevabilité des pièces litigieuses, critiquée par le moyen, a été rappelée par la décision attaquée pour « confirmer » la recevabilité des pièces litigieuses et soutient, en outre, le constat d’infractions formulé en ses articles 4 et 6, sanctionnés en ses articles 5 et 7.

68. Dans de telles circonstances, opposer l’irrecevabilité du moyen aurait des conséquences disproportionnées au regard du droit des parties d’accéder à un juge, dès lors que celles-ci n’avaient d’intérêt à contester la recevabilité des pièces litigieuses qu’à compter de la décision rendue sur le fond.

69. La recevabilité du moyen doit donc être admise.

70. Sur le bien-fondé du moyen, la Cour relève que les circonstances de l’espèce ne caractérisent aucune irrégularité susceptible d’entacher la légalité de la décision attaquée.

71. En effet, si les services d’instruction peuvent émettre un avis sur la validité des preuves qui leur sont soumises et doivent, dans le cadre de leur mission, assurer le respect des droits de la défense des parties, aussi bien que la loyauté de la procédure, aucune base légale ne les habilite à écarter, de leur propre chef, une pièce produite par les parties, au motif qu’elle méconnaîtrait le principe de loyauté de la preuve, cette prérogative appartenant au seul Collège, auquel doit être communiqué l’ensemble des pièces transmises par les parties.

72. C’est donc à juste titre que le Collège, dans l’exercice de ses prérogatives de jugement, a admis la recevabilité des pièces litigieuses, après avoir enjoint à Octoplus de les produire à nouveau.

b. Sur le moyen pris de la violation du principe de loyauté dans l’administration de la preuve

73. Au soutien de la recevabilité du moyen, qui est contestée pour cause de forclusion, en l’absence de recours formé contre la décision du 6 octobre 2016, Sodexo et Sodexo Pass France rappellent que les décisions de l’Autorité susceptibles de faire l’objet d’un recours sont limitativement énumérées par l’article L. 464-8 du code de commerce (décisions d’irrecevabilité et de rejet de la saisine, de non-lieu, de sanction, d’injonction ou d’acceptation des engagements), l’article L. 464-7 du même code ouvrant par ailleurs un recours contre les décisions ordonnant des mesure conservatoires. Elles font valoir que le recours contre une décision de l’Autorité, avant toute notification des griefs, n’est ouvert qu’à la partie saisissante, dont la demande a été rejetée, de sorte qu’en l’espèce seule Octoplus était en mesure d’introduire un recours contre la décision du 6 octobre 2016, de rejet de sa demande de mesures conservatoires. Elles soutiennent que les moyens de procédure ne constituant pas des questions préalables détachables du fond, la décision du 6 octobre 2016, statuant notamment sur la recevabilité des pièces litigieuses, ne pouvait être considérée comme définitive dans son ensemble et que la contestation sur ce point ne pouvait intervenir que dans le cadre du recours au fond contre la décision de sanction.

74. Dans le même sens, Natixis et Natixis Intertitres font valoir que la décision du 6 octobre 2016 étant une décision de rejet d’une demande de mesures conservatoires, elles n’avaient pas intérêt à agir en annulation de cette décision. Elles soutiennent qu’en tout état de cause, dans la décision attaquée, du 17 décembre 2019, l’Autorité ne s’est pas bornée à renvoyer à la décision du 6 octobre 2016 sur la recevabilité des pièces litigieuses, mais a « confirmé » ce point, de sorte qu’elle a pris une nouvelle décision sur la question, qui est ainsi attaquée.

75. Sur le bien-fondé du moyen, toutes les requérantes soutiennent, en premier lieu, que les pièces litigieuses ont une origine illicite, en ce qu’elles ont été obtenues à l’insu de leurs auteurs, s’agissant de documents internes à Edenred et à la CRT, dont certains comportaient au surplus la mention « confidentiel », ce qui excluait que ces entités aient pu consentir à leur diffusion. Elles précisent que la production de ces pièces a donné lieu au dépôt de plaintes pénales par la CRT (notamment pour abus de confiance et recel d’abus de confiance). À cet égard, elles remettent plus précisément en cause la crédibilité des explications apportées par Octoplus sur l’obtention de ces documents : ces derniers auraient été remis spontanément au fondateur et dirigeant d’Octoplus (M. Rodiguez-Marato), par les services administratifs d’Edenred (après que celui-ci eût quitté ses fonctions au sein du groupe Accor dont il était salarié), ainsi que par un ancien salarié de la CRT. L’une des requérantes (Natixis) avance, au surplus, l’idée d’une possible falsification de ces documents, dès lors que l’un d’entre eux, consistant en une présentation de la CRT, serait matériellement faux, en ce qu’il porterait une date ne pouvant pas correspondre à sa rédaction, ce qui jetterait un doute sur l’authenticité de l’ensemble des documents transmis par Octoplus.

76. En second lieu, les requérantes soutiennent que l’Autorité ne pouvait se fonder (dans la décision attaquée, comme dans la décision n° 16-D-21) sur l’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 8 septembre 2016, Goldfish e.a. (affaire T-54/14), ayant admis, à certaines conditions, l’utilisation à titre de preuve – par la Commission européenne – d’enregistrements secrets de conversations téléphoniques. À cet égard, elles font valoir que l’administration de la preuve devant les autorités nationales de concurrence relève de l’autonomie procédurale des États membres et que ce domaine est régi par le principe dégagé par la Cour de cassation (dans une affaire de concurrence), selon lequel l’enregistrement d’une communication téléphonique, réalisé à l’insu de l’auteur des propos tenus, constitue un procédé déloyal rendant irrecevable sa production à titre de preuve (Assemblée plénière, 7 janvier 2011, affaire dite TVHA, pourvois n° 09-14.316 et 09-14.667, Bull. n° 1). Elles déduisent de cet arrêt, rendu au visa de l’article 9 du code de procédure civile, de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après « CSDH ») et du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, que tout élément de preuve dont l’origine est illicite doit être systématiquement écarté. Certaines requérantes estiment que le principe d’effectivité du droit de l’Union ne s’oppose pas à cette solution, dans la mesure où le rejet desdits éléments de preuve n’empêche pas l’Autorité de caractériser une infraction au droit de la concurrence et ne rend pas cette tâche excessivement difficile, eu égard à l’étendue des pouvoirs d’enquête dont celle-ci dispose.

77. En troisième lieu, l’ensemble des requérantes allègue qu’à supposer même que les principes dégagés par l’arrêt précité du Tribunal de l’Union soient transposables aux procédures devant les autorités nationales de concurrence, les conditions auxquelles cet arrêt subordonne l’utilisation d’éléments de preuve dont l’origine est illicite ne sont pas réunies en l’espèce, en l’absence d’autres éléments de preuve ayant motivé le bien-fondé du second grief, pris en son second volet, de sorte que l’Autorité aurait dû écarter les éléments de preuve litigieux et ne pas entrer en voie de condamnation sur cette partie des griefs.

78. En quatrième lieu, selon certaines requérantes, l’utilisation des éléments de preuve litigieux affecte non seulement le second volet du second grief, mais aussi son premier volet (la condamnation au titre de ce grief reposant sur la combinaison de ces deux volets) et, au surplus, le premier grief, dans la mesure où les services de l’instruction de l’Autorité n’auraient eu connaissance de l’existence des échanges d’informations sanctionnées au titre du premier grief que grâce à la communication des documents litigieux par Octoplus, ce qui aurait permis auxdits services de demander et d’obtenir la communication par la CRT de pièces complémentaires pour asseoir le premier grief.

79. Dans ses observations, l’Autorité estime, à titre principal, que la décision n°16-D-21 ayant déjà tranché la question de la recevabilité des pièces produites par Octoplus, sans faire l’objet d’un recours, les requérantes sont forcloses à la contester ou à invoquer une supposée irrégularité.

80. À titre subsidiaire, elle considère que les pièces litigieuses ont été produites dans le respect du principe de loyauté dans l’administration de la preuve, conformément à la jurisprudence tant nationale qu’européenne. S’agissant de la jurisprudence nationale, elle fait valoir notamment que les principes dégagés dans l’arrêt TVHA, précité, n’ont pas vocation à s’appliquer en l’espèce dès lors que, selon les explications d’Octoplus, qu’elle estime crédibles, les pièces litigieuses n’ont pas été constituées à l’insu des personnes intéressées et ont été transmises par l’entreprise concernée (Edenred) ou par un ancien salarié (de la CRT). S’agissant de la jurisprudence européenne, elle rappelle que l’autonomie procédurale des États membres ne doit pas porter atteinte au principe d’effectivité du droit de l’Union et déduit de l’arrêt Goldfish e.a., précité, que l’approche européenne en matière de preuve constitue une référence pertinente et que la situation litigieuse remplit les conditions posées par cet arrêt pour admettre l’utilisation à titre de preuve d’éléments dont la régularité est contestée. Sur ce point, elle rappelle que les parties ont été en mesure de contester devant l’Autorité la valeur probante des pièces litigieuses, conformément aux exigences de l’article 6 de la CSDH, et indique que ces pièces ne sont pas les seules ayant permis d’établir l’infraction, des pièces complémentaires, visées aux paragraphes 649 à 703 de la notification des griefs (rappelées au paragraphe 40 de ses observations), ayant été prises en compte dans la décision attaquée.

81. Octoplus soutient, à titre principal, que les requérantes sont forcloses à contester la recevabilité des pièces qu’il a lui-même remises aux services de l’instruction, cette question ayant déjà été tranchée par une décision de l’Autorité devenue irrévocable (décision du 6 octobre 2016), en l’absence de recours formé contre celle-ci dans les délais légaux. À cet égard, elle prétend qu’un recours était ouvert sur la recevabilité des pièces, qu’elle qualifie de « point de droit au fond », et que l’adoption de la décision attaquée sur ce point ne faisait pas courir un nouveau délai de recours, dès lors que cette décision ne faisait que confirmer la précédente.

82. À titre subsidiaire, elle soutient que les pièces litigieuses sont recevables. En ce sens, elle se prévaut, notamment, des explications contenues dans l’attestation précitée de son directeur. Elle en déduit qu’aucune de ces pièces n’a été obtenue frauduleusement, clandestinement ou par le biais d’un quelconque stratagème et qu’elles ont toutes été remises par leur détenteur sans la moindre restriction d’usage. À cet égard, elle précise que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire TVHA, précitée, les pièces litigieuses n’ont pas été confectionnées de manière clandestine, à l’insu de leurs auteurs, mais, au contraire, émanent de ces derniers, les émetteurs historiques et la CRT étant à l’origine de ces documents dont ils ne contestent d’ailleurs pas la véracité.

83. En outre, elle fait valoir que si les pièces litigieuses devaient être jugées irrecevables pour avoir été obtenues et/ou produites à l’insu de leurs auteurs, c’est-à-dire sans leur permission, cela conduirait également à rendre irrecevables toutes les pièces produites lors d’une demande de clémence, cette production ne recueillant pas, par hypothèse, l’assentiment préalable et unanime de leurs auteurs. Elle estime que cette solution serait contraire au principe d’effectivité du droit de l’Union, lequel commande, en toute circonstances (peu important l’existence ou non d’une demande de clémence), que la preuve des pratiques anticoncurrentielles ne soit pas rendue excessivement difficile afin d’assurer l’application du droit matériel de l’Union.

84. Au demeurant, elle se demande pour quel motif d’intérêt public, dans une procédure visant à la constatation d’une pratique anticoncurrentielle, la production d’une pièce – sans l’autorisation de son auteur – par un contrevenant, afin d’obtenir la clémence de l’Autorité, pourrait être loyale vis-à-vis des autres contrevenants et au besoin de l’auteur de la pièce, tandis que, dans une même procédure, la production de ladite pièce par la victime de l’infraction serait déloyale.

85. Elle explique qu’en l’espèce, elle ne s’est résolue à produire les pièces litigieuses, lesquelles, selon elle, contredisent directement les déclarations des émetteurs historiques et de la CRT, qu’après leur avoir demandé en vain de les produire et invité les services de l’instruction à user de leurs pouvoirs pour les obliger à le faire.

86. Elle estime, en outre, que la production de ces pièces se trouve justifiée par son droit à un procès équitable. À cet égard, elle invoque en particulier les droits de la défense, le principe d’égalité des armes et le droit à la preuve, et fait valoir que la production de ces pièces était non seulement indispensable mais également proportionnée au but poursuivi, consistant à mettre fin à des pratiques anticoncurrentielles ayant des effets néfastes à la fois sur le marché, les nouveaux entrants et les consommateurs.

87. Le ministre chargé de l’économie invite la Cour à rejeter le moyen. Il fait valoir que les pièces litigieuses sont des documents « officiels » de la CRT et d’Accor, dont ces derniers ne pouvaient ignorer qu’ils sont enregistrés et conservés par leurs destinataires et les réseaux informatiques. Il se prévaut également de l’arrêt Goldfisch e.a., précité, et précise à la lumière de cette jurisprudence que, dans la décision attaquée, l’Autorité ne s’est pas uniquement fondée sur ces pièces mais sur un ensemble d’éléments recueillis au cours de la procédure, notamment dans les locaux de la CRT le 13 juin 2017.

88. Le ministère public développe un argumentaire comparable. Il relève que les pièces litigieuses ne sont pas des enregistrements de communications téléphoniques réalisés à l’insu de leur auteur comme dans l’affaire TVHA, mais des documents officiels ou professionnels, et que l’Autorité a fondé sa décision sur d’autres pièces complémentaires. Il se prévaut également de l’arrêt Goldfish e.a., précité, ainsi que de la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur (dite directive ECN+), dont le considérant 73 indique que les autorités nationales de concurrence « devraient avoir la possibilité d’examiner des preuves pertinentes (…) [lesquelles] devraient inclure la possibilité de prendre en compte les enregistrements dissimulés effectués par des personnes physiques ou morales qui ne sont pas des autorités publiques, pour autant qu’il ne s’agisse pas de l’unique source de preuve ».

Sur ce, la Cour :

89. En premier lieu, sur la recevabilité du moyen, contestée par l’Autorité et Octoplus, la Cour précise qu’aucun recours autonome et immédiat n’était ouvert aux requérantes contre l’article 1 de la décision du 6 octobre 2016, indépendamment de celui ouvert, par l’article L. 464-8 du code de commerce, contre la décision du 17 décembre 2019 statuant sur le fond.

90. En outre, pour les motifs déjà exposés, tenant à la circonstance que la décision n° 19-D-25 confirme expressément la décision n° 16-D-21 en ce qu’elle retient la recevabilité des pièces, que ces dernières soutiennent le constat d’infraction et la sanction figurant aux articles 4 à 7 de la décision attaquée et que les requérantes n’avaient d’intérêt à contester la recevabilité des pièces qu’à compter de la décision rendue sur le fond, il ne peut être opposé aux requérantes le fait qu’elles n’ont dirigé leur recours du 2 mars 2020 que contre la décision n° 19-D-25, nonobstant le fait que cette décision ne consacre aucun chef de dispositif explicite sur ce point. Une telle approche, prise de considérations purement formelles, dans les circonstances précitées, aurait des conséquences excessives au regard de leur droit d’accès au juge.

91. Le moyen est donc recevable.

92. En second lieu, sur le bien-fondé du moyen, la Cour relève qu’il repose sur le postulat que les pièces litigieuses auraient une origine frauduleuse, en raison des circonstances de leur établissement et/ou de leur obtention. Il convient donc d’examiner si ce postulat est fondé sur chacun de ces aspects.

93. S’agissant de l’établissement des pièces, il ressort du dossier qu’il ne procède d’aucun stratagème ou de quelconques actes qui auraient été réalisés clandestinement, à l’insu de leurs auteurs. Au contraire, il s’agit de documents établis soit par Edenred, soit par la CRT, lesquels n’en contestent ni l’existence, ni le contenu. C’est en vain que Natixis prétend qu’il existe un doute sur leur authenticité dès lors que l’un d’entre eux serait, selon lui, matériellement faux en ce qu’il porte une date ne pouvant correspondre à celle de sa rédaction. En effet, force est de constater que cette pièce, intitulée « Nouveau support Titre Restaurant - Étude de Faisabilité CRT », comporte, juste au-dessous de son titre, en gros caractères, la date du 29 août 2011, et dans toutes les pages suivantes, en bas de page, la mention « CRT/PT2011V1DEMAT », ce qui confirme que le contenu de ce document a été rédigé en 2011. La circonstance que ce document mentionne, également en bas de page, la date du 22 mars 2016, laquelle correspond au jour de sa transmission par Octoplus à l’Autorité, ne suffit pas à remettre en cause son l’authenticité et l’intégrité de son contenu, qui ne sont d’ailleurs nullement contestées par la CRT. Il s’ensuit que les conditions dans lesquelles les pièces ont été établies ne sont pas de nature à affecter leur valeur probante.

94. S’agissant de l’obtention de ces documents, il importe d’examiner si, comme le prétendent les requérantes, ceux-ci ont été obtenus à leur insu, c’est-à-dire sans leur consentement.

95. À cet égard, il convient d’apprécier la valeur des explications fournies par le dirigeant d’Octoplus, M. Rodriguez-Marato, dans son attestation du 22 juin 2016, à la suite de la décision de l’Autorité, du 30 mai 2016, par laquelle celle-ci a enjoint à Resto Flash (devenu Octoplus) de produire les pièces transmises au service de l’instruction (non versées au dossier) et de s’expliquer sur les circonstances de leur obtention, ainsi que sur la valeur de leur contenu. Dans cette attestation, celui-ci explique avoir reçu ces pièces de deux sources différentes (dossier 150093/M, annexe 10, cote 7783).

96. En ce qui concerne, d’une part, les documents établis par Edenred, il atteste en avoir eu communication à l’occasion de l’exercice de ses précédentes fonctions au sein du groupe Accor, les avoir rangés puis laissés dans son bureau parisien lors de son départ pour rejoindre un poste du groupe au Mexique (en janvier 2009), et, après avoir rapidement quitté ce poste (en février 2009), les avoir reçus à son domicile parisien par deux envois successifs provenant d’Edenred (au cours du second semestre de la même année et à la rentrée 2010).

97. En ce qui concerne, d’autre part, les documents établis par la CRT, le dirigeant d’Octoplus atteste qu’ils lui ont été remis par un ancien salarié de cette entité (M. Ducros), lors d’un déjeuner à Paris le 12 février 2016, et qu’ils proviennent d’une clé USB, contenant ses courriels, que ce dernier a déclaré avoir reçue au moment de son départ.

98. La Cour estime qu’en l’absence de données excluant formellement la véracité de l’attestation produite, il ne peut être ôté toute force probante aux pièces litigieuses, en les écartant des débats, au motif que la combinaison de plusieurs éléments chronologiques et factuels rendrait possibles sur certains points d’autres explications quant aux circonstances dans lesquelles les pièces auraient été communiquées à Octoplus avant d’être transmises à l’Autorité. En outre et surtout, à supposer même qu’une pièce ait été communiquée à une partie sans que son auteur en ait été avisé, cette situation ne saurait conduire au rejet automatique de cette pièce.

99. Admettre le contraire reviendrait à méconnaître tant le principe d’effectivité du droit de l’Union, qui encadre l’autonomie procédurale des États membres, que le droit à la preuve, lesquels exigent que la preuve de pratiques anticoncurrentielles ne soit pas rendue impossible ou excessivement difficile.

100. En effet, il importe de mettre en balance les intérêts antinomiques en présence afin d’apprécier si l’atteinte éventuellement portée au principe de loyauté dans l’administration de la preuve, par l’admission de la recevabilité des pièces litigieuses, n’est pas nécessaire et proportionnée au but poursuivi, consistant à assurer l’effectivité des règles de concurrence en vue de garantir le bon fonctionnement du marché. Dans l’exercice de ce contrôle de proportionnalité, la circonstance que les documents en cause sont les seuls éléments utilisés pour établir des pratiques anticoncurrentielles, ou ne sont que des éléments parmi d’autres, revêt une importance particulière, comme l’indique le considérant 73 de la directive 2009/1 (dite ECN+), dans le prolongement de l’arrêt Goldfish e.a., précité, du Tribunal de l’Union.

101. Or, en l’espèce, c’est à tort que les requérantes prétendent que l’Autorité s’est exclusivement fondée sur les pièces litigieuses pour retenir que les pratiques reprochées – par le second volet du second grief – étaient établies.

102. En effet, si l’Autorité, pour en décider ainsi, s’est fondée sur certaines de ces pièces (le Protocole du 21 janvier 2002, la note du service juridique d’Accor Services de juin 2009 et la présentation du projet dénommé « À la carte » de juin 2010), force est de constater qu’elle s’est également fondée, à plusieurs reprises (décision attaquée, paragraphes 329, 585, 634, 635 et 665), sur une autre pièce, qui n’a pas été transmise par Octoplus, mais par Edenred et Natixis Intertitres (dossier 15/0092F, annexes 556 et 562, cotes 5651 et 5699), à savoir une lettre-avenant du 21 décembre 2012. Par cette lettre, les signataires du Protocole de 2002 se sont déliés de leurs obligations souscrites lors de la signature dudit Protocole, ce qui corrobore l’existence, le contenu et la force obligatoire de ce dernier, à l’instar de la note du service juridique d’Accor Services de juin 2009 et de la présentation du projet dénommé « À la carte » de juin 2010.

103. Dès lors, c’est en vain qu’il est soutenu que le grief n° 2 doit être écarté dans son ensemble, faute d’être étayé, en son second volet, par un quelconque élément de preuve licite. À cet égard, la critique est inopérante.

104. À titre surabondant, la Cour relève que, pour retenir que la pratique reprochée par le premier volet du grief n° 2 était établie, l’Autorité ne s’est pas fondée sur les pièces produites par Octoplus, tels que le Protocole de 2002, mais sur d’autres pièces, tels que les statuts et le règlement intérieur de la CRT (décision attaquée, paragraphes 605 à 627). À cet égard, la critique manque en fait.

105. Par ailleurs, s’il est exact que, pour retenir que la pratique reprochée par le grief n° 1 était établie, l’Autorité s’est essentiellement fondée sur des courriels envoyés par la CRT aux DAF des émetteurs de titres-restaurants, contenant notamment le nombre de titres-restaurants traités le mois précédent pour le compte de chaque émetteur, il n’en demeure pas moins que, contrairement à ce qui est allégué, ce ne sont pas les documents transmis par Octoplus qui ont amené les services de l’instruction à demander la communication de ces courriels à la CRT, mais les déclarations de son directeur général lors de son audition le 13 juin 2017 (le procès-verbal de cette audition figure au dossier 15/0092F, annexe 100, cotes 4113 à 4115) qui les ont convaincus de la nécessité de formuler immédiatement cette demande, à l’issue de l’audition.

106. C’est donc à juste titre, sans méconnaître le principe de loyauté dans l’administration de la preuve, que l’Autorité a retenu que les documents produits par Octoplus étaient recevables à titre de preuve.

107. Dès lors, le moyen n’est pas fondé.

2. Sur les pièces communiquées par la CRT

108. Aux paragraphes 342 et 343 de la décision attaquée, l’Autorité a rappelé que, le 13 juin 2017, les services de l’instruction ont procédé à l’audition du directeur général de la CRT dans les locaux de cet organisme et qu’à la fin de cette audition, ils lui ont demandé la communication de certains documents, dont des courriels envoyés par la CRT aux DAF des membres sociétaires, évoqués au cours de l’audition.

109. En réponse à la contestation émise par les parties en cause sur la recevabilité des pièces qui auraient été prétendument saisies par les services d’instruction et non librement remises par la CRT, ce qui aurait dû donner lieu, selon elles, à une autorisation judiciaire préalable (paragraphes 344 à 346), l’Autorité a relevé, notamment, que ces pièces ont été communiquées dans le cadre d’une enquête simple, sur le fondement de l’article L. 450-3 du code de commerce, visé par le procès-verbal d’audition, signé sans réserves par le directeur général de la CRT (paragraphe 347). Elle a également retenu que ce procès-verbal faisait foi jusqu’à preuve contraire, sans qu’il eût été nécessaire d’y préciser les circonstances d’obtention des pièces dont la communication était demandée, de sorte que celles-ci sont recevables (paragraphes 348 à 352 de la décision attaquée).

110. Les requérantes contestent la recevabilité des pièces en cause.

111. Elles soutiennent que celles-ci ont été obtenues par les services de l’instruction au moyen d’un détournement de procédure, ces pièces n’ayant pas été volontairement remises par la CRT, dans le cadre d’une prétendue enquête simple, contrairement à ce qui est indiqué dans le procès-verbal établi par les rapporteurs, mais ayant, en réalité, été saisies par ces derniers au cours d’une fouille informatique réalisée sur l’ordinateur de la DAF de la CRT, comme c’est le cas dans le cadre d’une enquête lourde, ce qui ne pouvait être effectué sans une autorisation judiciaire préalable.

112. À l’appui de cette thèse, elles se prévalent notamment, de la présence, parmi les rapporteurs ayant réalisé cette opération, de l’adjoint au chef du service des investigations en charge du pôle informatique légale de l’Autorité. Elles invoquent également les attestations respectives du directeur général de la CRT et de sa DAF, en date du 31 mai 2021 (produites par la CRT à l’appui de son mémoire en réplique), expliquant qu’au cours de l’audition du directeur général, ce rapporteur spécialisé en informatique a accompagné la DAF à son bureau, s’est assis à côté d’elle face à l’écran de son ordinateur, a effectué une recherche par mots-clés sur sa messagerie électronique puis a copié sur une clé USB une liste de documents comprenant les courriels en cause. Elles estiment que cette présentation du déroulement de l’opération est confortée, notamment, premièrement, par la présence, dans les documents copiés, de plusieurs courriels internes à la CRT ou couverts par le secret de la correspondance avocat-client (restitués à la CRT quelques jours plus tard), leur obtention ne pouvant s’expliquer, selon elles, que par leur saisie et, deuxièmement, par la mention dans le procès-verbal d’une demande de communication des courriels de la CRT aux DAF des émetteurs comportant des dates précises, ces précisions de dates ne pouvant s’expliquer, selon elles, que par la consultation préalable des courriels recherchés directement sur la messagerie électronique de la DAF de la CRT.

113. Par ailleurs, elles font valoir que les procès-verbaux ne faisant foi que de ce qu’ils constatent, le présent procès-verbal ne peut faire foi de la remise volontaire des courriels en cause, en l’absence de toute précision sur les circonstances exactes de leur obtention, ce qui empêche d’exercer un contrôle sur la régularité de cette obtention.

114. Au surplus, elles remettent en cause la régularité de ce procès-verbal, faute de comporter la signature de la DAF de la CRT, cette dernière ayant, selon elles, également été auditionnée et les courriels en cause ayant été saisis à partir de sa messagerie, hors la présence du directeur général de la CRT, seul signataire du procès-verbal, alors que ce dernier n’a pas assisté à cette opération de saisie, de sorte qu’il n’était pas en mesure lors de sa signature de formuler une quelconque réserve sur la régularité de l’opération.

115. En réponse, l’Autorité rappelle que l’enquête ayant abouti à la communication des courriels en cause a été menée sur le fondement de l’article L. 450-3 du code de commerce, dans le cadre d’une enquête simple, et que la signature des procès-verbaux n’en conditionne pas la validité.

116. À cet égard, elle estime que le procès-verbal rapporte de manière suffisante le déroulement des opérations, la demande de communication des courriels en cause, et leur obtention consécutive, étant présentée comme faisant suite à la déclaration du directeur général de la CRT, mentionnée dans le procès-verbal, attestant de l’existence de courriels périodiques contenant des données sensibles adressés par la CRT aux DAF de ses membres, ce qui explique que les rapporteurs en aient sollicité la communication, ceux ayant été communiqués étant datés du 5 juillet 2010 au 2 juin 2017.

117. En outre, elle fait valoir que la présence de l’adjoint au service d’investigations n’atteste en rien de ce qu’une opération de visite et saisies (ci-après « OVS ») aurait été réalisée, l’article L. 450-3 du code de commerce prévoyant, en cas d’enquête simple, que les agents « ont accès aux logiciels et aux données stockées ainsi qu’à la restitution en clair des informations propres à faciliter l’accomplissement de leurs missions », ce qui justifiait la présence sur place de cet agent, pour s’assurer du caractère exploitable des données informatiques éventuellement remises. Déniant l’existence d’une prétendue fouille informatique, elle précise que la CRT a accordé un simple accès aux données informatiques.

118. Au surplus, elle observe que la remise de documents relevant du secret des correspondances entre un avocat et son client ou hors du champ des investigations n’implique pas davantage que ces documents auraient été remis sous la contrainte, cette remise pouvant procéder de l’erreur, de l’inattention ou de l’ignorance du remettant. Elle ajoute que la restitution de ces documents n’atteste pas non plus de la réalisation d’une OVS, la restitution de tels documents pouvant avoir lieu dans le cadre d’une enquête simple comme d’une enquête lourde, à la suite d’erreurs commises lors de l’opération, en raison du nombre de pièces remises.

119. Par ailleurs, sur la question posée par la CRT du caractère approprié ou non d’une audition sur place plutôt qu’à l’Autorité, cette dernière rappelle la jurisprudence selon laquelle le rapporteur, en tant que maître de la conduite de l’instruction, détermine l’organisation de celle-ci et ses étapes successives.

120. Octoplus développe un argumentaire comparable. S’agissant plus précisément du responsable du pôle informatique légale, elle rappelle que sa présence lors de l’opération ne démontre aucunement que les enquêteurs entendaient se livrer à des saisies informatiques, mais s’explique par le fait qu’une large partie des missions de la CRT s’effectue via des systèmes informatiques et que l’expérience d’un enquêteur doté de compétences informatiques spécifiques peut être particulièrement utile, soit pour préciser des demandes notamment techniques liées à des fichiers informatiques, si celles-ci étaient révélées pendant le recueil des déclarations des personnes présentes, soit pour s’assurer que la copie remise est exploitable par les services de l’instruction (bon format, pas de chiffrement etc.). En outre, elle estime qu’il n’y avait aucune raison de procéder à une saisie des messageries électroniques, le refus de communication des informations et documents demandés pouvant constituer un délit d’opposition, au sens de l’article L. 450-8 du code de commerce. Au surplus, elle pointe une contradiction dans l’argumentaire des requérantes, consistant, d’un côté, à contester la licéité des opérations réalisées en soutenant qu’il s’agissait d’OVS et, de l’autre, à dénier cette qualification pour réfuter l’objection selon laquelle aucun recours n’a été formé par elles contre le déroulement de ces opérations, sachant qu’un recours est ouvert en cas d’OVS.

121. Le ministre chargé de l’économie observe qu’il ressort du dossier que les mentions figurant au procès-verbal – dressé en application de l’article L. 450-3 du code de commerce et qui fait foi jusqu’à preuve contraire – attestent que la demande de communication des services d’instruction a été formulée de manière précise, a porté sur des documents ayant trait à l’objet de l’enquête et dont les services d’instruction connaissaient l’existence par la DAF de la CRT, sans avoir à connaître l’intitulé exact des courriels en cause, comportant des données sensibles.

122. Le ministère public partage cette analyse. Il estime, en outre, que les contestations du directeur général de la CRT et des conseils de cette dernière, émises quatre jours après le recueil des documents, ainsi que les attestations de celui-ci, intervenues plus de trois ans après la rédaction du procès-verbal, sont insuffisantes à remettre en cause la valeur de ce document.

Sur ce, la Cour :

123. L’article L. 450-3 du code de commerce, dans sa rédaction en vigueur du 08 août 2015 au 1er janvier 2020, applicable à la date de l’enquête, énonce :

« Les agents mentionnés à l’article L. 450-1 peuvent opérer sur la voie publique, pénétrer entre 8 heures et 20 heures dans tous lieux utilisés à des fins professionnelles et dans les lieux d’exécution d’une prestation de services, ainsi qu’accéder à tous moyens de transport à usage professionnel.

Ils peuvent également pénétrer en dehors de ces heures dans ces mêmes lieux lorsque ceux-ci sont ouverts au public ou lorsqu’à l’intérieur de ceux-ci sont en cours des activités de production, de fabrication, de transformation, de conditionnement, de transport ou de commercialisation.

(…)

Les agents peuvent exiger la communication et obtenir ou prendre copie, par tout moyen et sur tout support, des livres, factures et autres documents professionnels de toute nature, entre quelques mains qu’ils se trouvent, propres à faciliter l’accomplissement de leur mission. Ils peuvent exiger la mise à leur disposition des moyens indispensables pour effectuer leurs vérifications. Ils peuvent également recueillir, sur place ou sur convocation, tout renseignement, document ou toute justification nécessaire au contrôle.

Pour le contrôle des opérations faisant appel à l’informatique, ils ont accès aux logiciels et aux données stockées ainsi qu’à la restitution en clair des informations propres à faciliter l’accomplissement de leurs missions. Ils peuvent en demander la transcription par tout traitement approprié des documents directement utilisables pour les besoins du contrôle » (souligné par la Cour).

124. En l’espèce, s’il ne résulte pas d’emblée du procès-verbal des opérations, précité, que celles-ci ont été réalisées sur le fondement de ces dispositions, seuls étant visés d’une manière générale les articles L. 450-1 et suivants du titre V du code de commerce, il ressort néanmoins sans équivoque d’autres mentions du procès-verbal, lequel fait foi jusqu’à preuve contraire, que celles-ci ont été conduites dans le cadre d’une enquête simple, en application de ces dispositions, et non dans le cadre d’une enquête lourde, au titre de l’article L. 450-4 du code de commerce.

125. En effet, le procès-verbal retrace ainsi le déroulement des opérations :

« Nous (…) [les trois rapporteurs habilités] avons demandé (…) [au directeur général de la CRT] communication des documents énumérés ci-après dont nous avons obtenu copie :

– courriels de l’association CRT aux directeurs financiers des émetteurs de titres restaurants membres-sociétaires du 5 juillet 2010 au 2 juin 2017 ;

– un organigramme de la CRT Traitement et un organigramme de la CRT Services au 13 juin 2017 ;

– les statuts de la CRT datés du 11 février 2002 ;

– les statuts de la SSIM datés du 28 novembre 2002.

Les quatre fichiers susvisés ont été gravés sur DVD, qui constitue l’annexe unique de ce procès-verbal.

(…) [celui-ci] s’est engagé à nous communiquer sous huitaine copie des documents suivants :

– le règlement intérieur de la CRT, en vigueur antérieurement au 27 mars 2015, si ce document existe ».

126. Il ressort clairement de ces mentions que le fichier comprenant les courriels en cause a été volontairement communiqué ou remis en copie par la CRT aux rapporteurs de l’Autorité présents sur place, et que ce fichier a été gravé sur DVD, sans qu’aucun de ces rapporteurs ne se soit livré à une quelconque recherche préalable en prenant directement la main sur la messagerie de la DAF.

127. Le fait que le procès-verbal mentionne précisément la période d’envoi des courriels en cause (du 5 juillet 2010 au 2 juillet 2017) ne remet pas en cause ce constat.

128. En effet, cette mention s’inscrit dans le prolongement de la déclaration du directeur général de la CRT selon laquelle la DAF « envoie par courriel, les tableaux avec le nombre de titres traités pour chaque émetteur chaque mois, depuis toujours ». Ayant ainsi pris connaissance de l’envoi régulier de courriels de la DAF de la CRT à ses homologues des membres sociétaires et dont l’objet était suffisamment identifié, les rapporteurs en ont demandé communication au directeur général de la CRT et il a été donné suite à cette demande par la remise volontaire d’une copie du fichier informatique contenant des courriels correspondant à cet objet. Si cette remise révèle a posteriori que les courriels en cause recouvraient une période s’étalant du 5 juillet 2010 au 2 juin 2017, cela n’implique pas néanmoins que les rapporteurs aient procédé au préalable, avant de formuler leur demande, à une recherche directe sur l’ordinateur de la DAF pour connaître les dates exactes du premier et du dernier courriel, ni celles des nombreux autres courriels intermédiaires, afin de s’assurer de leur communication intégrale.

129. Le fait que le procès-verbal mentionne également la présence sur place de M. Delestre – qui était à l’époque l’adjoint au chef du service des investigations en charge du pôle informatique légale de l’Autorité – ne remet pas davantage en cause ce constat. En effet, comme l’expliquent de manière pertinente l’Autorité et Octoplus dans leurs observations respectives, la présence, parmi les trois rapporteurs, d’un spécialiste de l’informatique n’implique ni la planification, ni la réalisation d’une fouille informatique, consistant à accéder directement aux données stockées, à y rechercher les données utiles à l’enquête et à les saisir, hors de tout consentement de leur détenteur.

130. En outre, la circonstance que le directeur général de la CRT et le conseil de cet organisme ont contesté, dès le 21 juin 2017, la régularité de la communication des courriels concernés en s’appuyant sur une brève présentation du déroulement des opérations et produit, seulement le 21 mai 2021, soit presque quatre ans après leur réalisation, deux attestations plus détaillées dont il ressort que la DAF a prêté assistance aux enquêteurs tout au long des opérations, de sorte que la copie de ses courriels n’a pas été obtenue hors tout consentement de sa part, ne suffit pas à remettre en cause les énonciations consignées dans le procès-verbal, signé sans réserves par le directeur général de la CRT et qui fait foi jusqu’à preuve contraire. À cet égard, la circonstance que le procès-verbal ait été signé uniquement par le directeur général de la DAF et non pas également par la DAF est dépourvue de toute incidence sur la régularité de ce document. En effet, si la participation de celle-ci à l’audition, sur proposition de celui-ci, a été consignée dans le procès-verbal, sa signature, en plus de celle de celui-ci, n’était pas requise à peine de nullité.

131. Par ailleurs, la circonstance que, parmi les nombreux courriels considérés (au nombre de cent-soixante-treize), se trouvent quelques courriels internes à la CRT ou couverts par le secret de la correspondance avocat-client (restitués quelques jours plus tard, le 22 juin 2017), est indifférente. Cela ne remet nullement en cause le caractère volontaire de la remise de la copie des courriels litigieux, envoyés par la CRT aux DAF des émetteurs.

132. Dès lors, c’est à juste titre que l’Autorité (décision attaquée, paragraphe 352) a décidé de déclarer recevables les pièces communiquées par la CRT le 13 juin 2017.

133. Le moyen est donc écarté.

B. Sur l’incidence de la décision du Conseil de la concurrence n° 01-D-41

134. Aux paragraphes 365 à 385 de la décision attaquée, l’Autorité a écarté successivement les critiques de violation des principes de confiance légitime, de sécurité juridique et d’interdiction de pluralité des poursuites, par lesquelles il était reproché aux services d’instruction d’avoir utilisé certaines dispositions statutaires relatives au fonctionnement de la CRT, pour qualifier les pratiques en cause, alors que ces statuts avaient déjà été portés à la connaissance desdits services et n’avaient pas donné lieu à sanction par le Conseil de la concurrence, dans sa décision n° 01-D-41 du 11 juillet 2001, relative à des pratiques mises en œuvre sur les marchés des titres restaurant et des titres emploi-service (ci-après « la décision n° 01-D-41 »).

135. Plus précisément, pour écarter la critique de violation du principe de confiance légitime, l’Autorité a relevé, notamment, que les dispositions statutaires en cause ont fait l’objet d’une analyse combinée avec d’autres éléments de l’instruction, postérieurs à la décision n° 01-D-41 susvisée, tels que le Protocole du 21 janvier 2002, en particulier la clause interdisant le développement d’une plateforme d’acceptation des titres dématérialisés en dehors de la CRT. Elle a, en outre, estimé que la circonstance que des pratiques non visées dans sa saisine n’aient pas été examinées et qualifiées dans sa décision ne sauraient ni valoir non-lieu implicite sur celles-ci au sens de l’article L. 464-6 du code de commerce, ni constituer des assurances précises, inconditionnelles et concordantes, de nature à faire naître chez les opérateurs des espérances fondées. À cet égard, elle a rappelé la jurisprudence européenne selon laquelle les autorités nationales de concurrence ne peuvent faire naître dans le chef des entreprises une confiance légitime de ce que leur comportement n’enfreint pas l’article 101 du TFUE, seule la Commission européenne pouvant constater, par une décision dite négative, que les articles 101 ou 102 du TFUE sont inapplicables, les autorités nationales de concurrence ne pouvant que constater qu’il n’y a pas lieu pour elles d’intervenir lorsqu’elles considèrent que les conditions d’interdiction ne sont pas réunies (voir arrêts de la CJUE du 3 mai 2011, Tele2 Polska, C-375/09, points 19 à 30, et du 18 juin 2013, Bundeswettbewerbsbehörde Bundeskartellannwalt, C-681/11, point 42).

136. Dans le même sens, pour écarter la critique de violation du principe de sécurité juridique, l’Autorité a considéré que la décision n° 01-D-41, précitée, ne saurait créer des droits au profit des intéressés s’agissant d’une décision de sanction et que les parties ne sauraient se prévaloir du silence de cette décision quant aux dispositions statutaires litigieuses.

137. Enfin, pour écarter la critique de violation du principe d’interdiction de pluralité de poursuites (non bis in idem), l’Autorité, après avoir rappelé que l’application de ce principe est subordonnée à une triple condition d’identité des faits, d’unité de contrevenant et d’unité d’intérêt juridique protégé, a relevé que Natixis Intertitres n’était pas mise en cause dans la précédente décision et que l’objet des pratiques concernées dans les deux affaires n’était pas identique.

138. La CRT et Up émettent à nouveau des critiques sur le fondement de ces principes, en ce qui concerne le second grief de verrouillage du marché des titres-restaurant.

139. La CRT fait valoir qu’ayant été saisi in rem du fonctionnement du marché des titres- restaurant entre 1999 et 2001, le Conseil de la concurrence n’était pas tenu par les faits dénoncés par la partie saisissante (le ministre chargé de l’économie) et pouvait donc qualifier et, le cas échéant, sanctionner l’ensemble des faits qu’il était amené à connaître au cours de son instruction, sans être en droit de distinguer – en l’absence de principe d’opportunité des poursuites – entre les faits qu’il entendait sanctionner et ceux pour lesquels il estimait qu’il n’était pas nécessaire d’intervenir bien qu’il eût pu le faire. La CRT en déduit qu’ayant eu connaissance des faits et documents encadrant son fonctionnement (protocole de 1996 et statuts de 1994), le Conseil de la concurrence les a nécessairement examinés et qu’ayant décidé qu’il n’y avait pas lieu de les qualifier et de les sanctionner, il a nécessairement décidé que ceux-ci n’étaient pas de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché concerné. Elle précise que ces documents contenaient déjà des dispositions encadrant l’entrée d’un nouveau membre et la sortie d’un membre, posant les principes de paiement d’un droit d’entrée, d’exclusivité dans le traitement des TR ou de répartition des charges de son fonctionnement en fonction de la volumétrie des TR papier traités pour chaque émetteur, et que le protocole de 2002 n’a fait que reprendre, dans leur principe, ces dispositions. Elle en tire la conséquence qu’en retenant à l’encontre des parties des faits et documents déjà portés à leur connaissance et non sanctionnés, les services de l’instruction ont amené l’Autorité à se prononcer sur la base des mêmes éléments, en violation du principe non bis in idem, dès lors que décider de ne pas sanctionner, c’est bien créer un droit à ne plus l’être à raison des même faits. Elle en tire également la conséquence que l’Autorité a violé les principes de confiance légitime et de sécurité juridique, en méconnaissant les espérances fondées des opérateurs, au regard des assurances précises, inconditionnelles et concordantes émanant d’une source autorisée et fiable en droit de la concurrence, à savoir le Conseil de la concurrence.

140. Up développe un argumentaire comparable tout en fondant sa critique sur le principe de confiance légitime. Plus précisément, elle fait valoir, notamment, que le ministre chargé de l’économie, dans sa lettre de saisine de 1999, avait attiré l’attention du Conseil de la concurrence sur les conditions d’accès à la CRT, en relevant que cette dernière semblait ne pas s’être ouverte à l’opérateur « Chèques de table » (devenue Natixis Intertitres), mais que le Conseil n’avait pas considéré devoir poursuivre de ce chef. Par ailleurs, elle allègue que l’exclusivité conférée à la CRT, par le protocole de 1996, avait vocation à concerner tant les TR papier que ceux dématérialisés et que le Conseil avait eu connaissance de la dématérialisation envisagée, de sorte que sa décision de 2001 a fait naître chez les émetteurs une confiance légitime sur la conformité au droit de la concurrence des dispositions statutaires et protocolaires de la CRT, ce qui les a amenés à continuer leur projet de dématérialisation au sein de la CRT, en toute transparence avec les pouvoirs publics, en particulier avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Elle estime qu’en tout état de cause, ces éléments devraient être pris en compte dans le cadre de l’appréciation de la gravité des pratiques reprochées, afin de déterminer le montant de la sanction.

141. En réponse, l’Autorité indique que l’application du principe non bis in idem étant soumise à une triple condition d’identité des faits, d’unité du contrevenant et de l’intérêt juridique protégé, sa mise en œuvre implique l’existence d’une décision antérieure au fond ayant porté sur la même pratique. En l’espèce, elle observe que les pratiques qui ont été sanctionnées par la décision attaquée n’avaient fait l’objet d’aucun grief, ni sanction, ni développement spécifique dans la décision antérieure n° 01-D-41. Elle en déduit que le Conseil ne s’était pas prononcé sur ces pratiques – ni par une décision de sanction, ni par une décision de non-lieu, de rejet ou d’irrecevabilité – et que les éléments portés à la connaissance de celui-ci ne constituaient qu’une partie de ceux ayant permis, dans la décision attaquée, de caractériser une infraction aux règles de concurrence. En outre, elle fait valoir que la saisine in rem libère l’Autorité des demandes présentées et qualifications retenues par les parties sur le fonctionnement d’un marché, mais ne créé pas d’obligation à sa charge. Elle en tire la conséquence que le principe non bis in idem ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce.

142. Par ailleurs, elle relève que les éléments soumis et analysés par l’Autorité étant différents de ceux examinés par le Conseil en 2001, aucune espérance fondée ne pouvait naître de la décision n° 01-D-41. Elle estime qu’il en va d’autant plus ainsi qu’en vertu de la jurisprudence de la CJUE précitée, les autorités nationales de concurrence ne peuvent faire naître dans le chef des entreprises une confiance légitime de ce que leur comportement n’enfreint pas l’article 101 du TFUE.

143. Enfin, elle rappelle que les parties ne sauraient se prévaloir du silence de la décision n° 01-D-41 quant aux dispositions statutaires litigieuses pour invoquer une violation du principe de sécurité juridique.

144. Le ministre chargé de l’économie développe une argumentation comparable. 145.Le ministère public partage cette analyse.

Sur ce, la Cour :

146. En premier lieu, s’agissant du principe non bis in idem, il convient de rappeler que ce principe a été défini par la jurisprudence européenne comme interdisant, en matière de concurrence, qu’une entreprise soit condamnée ou poursuivie une nouvelle fois du fait d’un comportement anticoncurrentiel du chef duquel elle a été sanctionnée ou dont elle a été déclarée non responsable par une décision antérieure qui n’est plus susceptible de recours. Partant, l’application de ce principe est soumise à une triple condition d’identité des faits, d’unité de contrevenant et d’unité de l’intérêt juridique protégé (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice du 15 octobre 2002, Limburgse Vinyl Maatschappij NV e. a., C-238/ 99P, C-244/99 P, C-245/99 P, C-247/99 P, C-250/99 P à C-252/99 P et C-254/99 P, points 59 et 61, et du 7 janvier 2004, Aalborg Portland, C-204/00 P, C-205/00 P, C-211/00 P, C-213/00 P, C-217/00 P et C-219/00 P, point 338, et arrêts du Tribunal du 25 octobre 2005, Groupe Danone, T-38/02, point 185, et du 17 mai 2011, Arkema France, T-343/08, points 80 à 84).

147. Or, en l’espèce, il résulte de la notification des griefs n° 1305 du 29 février 2000 et de la décision n° 01-D-41 du Conseil de la concurrence du 11 juillet 2001, relative à des pratiques mises en œuvre sur les marchés des TR et des titres emploi-service, que les griefs notifiés dans cette affaire et retenus comme fondés (au regard des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce) portaient sur le partage du marché des TR dans le cadre d’appels d’offres, sur des concertations concernant les prix proposés en réponse à des appels d’offres, sur la fixation en commun du taux de commission prélevé aux restaurateurs, ainsi que sur la mise en place d’un serveur Minitel entravant l’accès au marché des titres emploi-service (à distinguer des TR). Contrairement à ce que prétend la CRT, le Conseil, dans la décision précitée, n’a ni examiné le mode de fonctionnement de la CRT, en ce qui concerne les conditions d’adhésion et l’exclusivité dans le traitement des TR, ni décidé de ne pas le qualifier d’anticoncurrentiel. Il a retenu que d’autres faits étaient constitutifs de pratiques anticoncurrentielles et a prononcé des sanctions à ce titre. Les comportements sanctionnés par l’Autorité, dans la décision attaquée, au titre du second grief, diffèrent donc de ceux ayant donné lieu à la décision précitée. Il en en va d’autant plus ainsi que la date de début des pratiques sanctionnées par l’Autorité, qu’elle a fixée, au plus tôt, à janvier 2002, est postérieure à celle de la décision précitée, en date du 11 juillet 2001.

148. Il s’ensuit que la condition d’identité des faits fait défaut. Ce seul constat suffit à exclure l’application du principe non bis in idem.

149. En deuxième lieu, s’agissant du principe de confiance légitime, il convient de rappeler que la possibilité de s’en prévaloir, dans le champ du droit de l’Union, est ouverte à tout opérateur économique chez lequel une institution a fait naître des espérances fondées en lui fournissant des assurances précises (voir, en ce sens, notamment, arrêts de la Cour de justice du 12 janvier 2017, Timab Industrie e.a., C-411/15 P, point 134, du 24 octobre 2013, Kone e.a./Commission, C-510/11 P, point 76 ainsi que jurisprudence citée).

150. Or, en l’espèce, comme cela vient d’être indiqué, les faits en cause dans la précédente affaire différant de ceux ayant donné lieu à la décision attaquée, le Conseil n’a pu fournir aux opérateurs poursuivis aucune assurance précise, de nature à faire naître chez ces derniers (tels que la CRT et Up) des espérances fondées. Les circonstances, invoquées par Up, selon lesquelles, premièrement, il n’a pas été donné suite – par l’organe de poursuites – à l’évocation par le ministre chargé de l’économie, dans sa lettre de saisine du Conseil du 3 août 1999, de ce que la CRT ne semble pas s’être ouverte à l’opérateur « Chèques de table » et, deuxièmement, les principes d’organisation et de fonctionnement de la CRT (concernant les conditions d’adhésion à celles-ci et l’exclusivité qui lui était réservée dans le traitement des titres) étaient déjà connus du Conseil, ne sont pas de nature à remettre en cause cette analyse.

151. Le moyen de violation du principe de confiance légitime n’est donc pas fondé.

152. Pour les mêmes motifs, il en est de même du moyen de violation du principe de sécurité juridique.

153. Il résulte de l’ensemble de ces développements qu’il convient d’écarter les moyens pris de la violation des principes de non bis in idem, de confiance légitime et de sécurité juridique.

C. Sur le refus de la proposition d’engagements de la CRT

154. Aux paragraphes 353 à 354 de la décision attaquée, l’Autorité a rappelé que la CRT avait fait part aux services d’instruction de son souhait d’ouvrir une procédure d’engagements et que ces derniers, après l’avoir informée qu’ils n’estimaient pas que l’affaire se prêtait à cette procédure, n’ont procédé à aucune évaluation préliminaire des pratiques.

155. Au paragraphe 355 de sa décision, elle a indiqué que la CRT ainsi que certains émetteurs ont contesté le rejet, par les services d’instruction, de la proposition d’engagements de la CRT relative à ses statuts et à son règlement intérieur, en faisant valoir que cette proposition n’avait pas été transmise au Collège, alors que ce dernier était seul compétent pour statuer sur l’opportunité de recourir à la procédure d’engagements et aurait dû l’accepter compte tenu de la pratique décisionnelle de l’Autorité dans des affaires similaires.

156. En réponse à cette contestation, l’Autorité, en premier lieu, s’est fondée sur des développements de jurisprudence pour retenir qu’il ne saurait être reproché aux rapporteurs de ne pas avoir procédé à une évaluation préliminaire, le dossier ne faisant état d’aucune demande du Collège qui leur aurait été adressée en ce sens en vue de recourir à la procédure d’engagements, aucune des parties n’alléguant, en outre, que le Collège – qui n’était ni dessaisi, ni privé d’accès au dossier pendant la phase de l’instruction – aurait envisagé de faire application du I de l’article L. 464-2 du code de commerce (relatif à l’acceptation d’engagements proposés par les entreprises) et, en tout état, la décision du Collège en la matière étant discrétionnaire et n’ayant pas à être ni formalisée, ni motivée (paragraphes 355 à 361 de la décision attaquée).

157. En second lieu, l’Autorité s’est fondée sur son communiqué de procédure du 2 mars 2009 relatif aux engagements en matière de concurrence, aux termes duquel elle « n’applique pas la procédure d’engagements dans les cas où, en tout état de cause, l’atteinte à l’ordre public économique impose le prononcé de sanctions pécuniaires, ce qui exclut notamment a priori les ententes particulièrement graves comme les cartels et certains abus de position dominante ayant déjà causé un dommage à l’économie important » (paragraphe 11 du communiqué). Estimant que les pratiques visées au grief n° 2, mises en œuvre entre 2002 et 2018, ont porté une atteinte à l’ordre public économique imposant le prononcé de sanctions pécuniaires, elle en a conclu que les services d’instruction n’ont pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en considérant que ces pratiques n’étaient pas éligibles à la procédure d’acceptation des engagements (paragraphes 362 et 363 de la décision attaquée).

158. La CRT conteste cette analyse, dans une partie intitulée « Sur le refus de la proposition d’engagements de la CRT T ». Elle soutient qu’il est illégal de considérer que les services d’instruction peuvent refuser la mise en œuvre d’une « demande d’engagements » formulée par une partie mise en cause, quand bien même ce refus aurait été entériné par une prétendue décision négative implicite du collège. À l’appui de cette thèse, elle fait valoir, notamment, les arguments suivants.

159. Premièrement, elle rappelle que les articles L. 464-2-I et R. 464-2 du code de commerce désignent expressément le Collège, et non les services d’instruction, comme le seul organe en charge de l’acceptation des engagements proposés par les entreprises ou les organismes concernés et que le second de ces textes ne donne pas compétence aux services d’instruction pour décider s’il y a lieu ou non d’ouvrir une procédure d’acceptation d’engagements, mais indique seulement que le rapporteur fait part aux entreprises ou organismes concernés de son évaluation préliminaire, lorsque le Collège envisage de recourir à la procédure d’engagements. Elle interprète en ce sens la jurisprudence sur laquelle l’Autorité s’est fondée dans la décision attaquée.

160. Deuxièmement, elle estime que, s’il n’est pas contesté que le Collège dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour décider d’ouvrir ou non une procédure d’engagements, il incombe en tout état de cause aux services d’instruction de transmettre la demande d’engagements au Collège, seul compétent pour statuer sur celle-ci, faute de quoi il ne peut exister de « décision implicite de rejet » du Collège.

161. En réponse, l’Autorité estime, en premier lieu, que l’arrêt d’appel sur lequel s’est fondée la décision attaquée n’a pas remis en cause l’analyse de l’Autorité dans cette précédente affaire, selon laquelle il appartient aux services d’instruction de se prononcer, au cours de l’instruction conduite sous la seule direction du rapporteur général, sur la question de savoir s’il convient de mettre en œuvre la procédure d’engagements, mais a simplement indiqué que le Collège peut, lui aussi, examiner l’opportunité de cette procédure. À cet égard, elle précise que cet arrêt d’appel est devenu définitif, à la suite du pourvoi formé à son encontre, dont l’un des moyens était précisément pris de l’incompétence des services de l’instruction pour refuser l’ouverture d’une procédure d’engagements (Com. 2 septembre 2020, pourvois n° 18-18.501, 18-18.582 et 18-19.933).Elle déduit de l’ensemble de ces développements de jurisprudence que les services d’instruction ne sont nullement dans l’obligation de transmettre la proposition d’engagements au Collège et que ce dernier n’est pas tenu de formaliser ou motiver son refus de telles propositions.

162. En second lieu, après avoir relevé, notamment, que les pratiques visées au grief n° 2 ont porté une atteinte grave à l’ordre public économique, ce qui exclut leur éligibilité à la procédure d’acceptation d’engagements (conformément au communiqué de procédure du 2 mars 2009 précité), elle en déduit que c’est sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation que, d’une part, les services d’instruction ont considéré que ces pratiques n’étaient pas éligibles à cette procédure et, d’autre part, que le Collège n’a pas implicitement jugé utile de demander à ceux-ci de réaliser une évaluation préliminaire sur ce point.

163. Octoplus estime qu’à supposer même que le refus de transmission de la demande d’engagement de la CRT au Collège, par les services d’instruction, puisse constituer une erreur procédurale (ce qui n’est pas le cas en l’état de la jurisprudence), encore faudrait-il, pour que ce moyen puisse prospérer, que la requérante démontre avoir subi un grief. Or, selon elle, un tel grief est inexistant en l’espèce dès lors que la procédure d’engagements n’aurait jamais pu être mise en œuvre au regard des critères définis dans le communiqué de procédure du 2 mars 2009, précité. À cet égard, elle fait valoir que les pratiques mises en œuvre par les émetteurs historiques et la CRT ont déjà été stigmatisées par les autorités de concurrence depuis 1980 et que certaines d’entre elles constituent des restrictions de concurrence par objet, revêtant ainsi un niveau de gravité très élevé.

164. Le ministre chargé de l’économie développe un argumentaire comparable à celui de l’Autorité.

165. Le ministère public partage cette analyse.

Sur ce, la Cour :

166. L’article L. 464-2, I, alinéa 1er, du code de commerce, dans sa rédaction en vigueur du 11 mars 2017 au 05 décembre 2020, applicable au litige, énonce :

« L’Autorité de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Elle peut aussi accepter des engagements proposés par les entreprises ou organismes et de nature à mettre un terme à ses préoccupations de concurrence susceptibles de constituer des pratiques prohibées visées aux articles L. 420-1 à L. 420-2-2 et L. 420-5 ou contraires aux mesures prises en application de l’article L. 410-3 » (souligné par la Cour).

167. L’article R. 464-2 du même code, dans sa rédaction en vigueur du 15 novembre 2008 au 06 juin 2021, applicable au litige, indique :

« Lorsque l’Autorité de la concurrence envisage de faire application du I de l’article L. 464-2 relatif à l’acceptation d’engagements proposés par les entreprises, le rapporteur fait connaître aux entreprises ou organismes concernés son évaluation préliminaire des pratiques en cause. Cette évaluation peut être faite par courrier, par procès-verbal ou, lorsque l’Autorité est saisie d’une demande de mesures conservatoires, par la présentation d’un rapport oral en séance. Une copie de l’évaluation est adressée à l’auteur de la saisine et au commissaire du Gouvernement, sauf lorsqu’elle est présentée oralement lors d’une séance en présence des parties.

Le délai imparti aux entreprises ou organismes pour formaliser leurs engagements à l’issue de l’évaluation préliminaire est fixé, soit par le rapporteur dans le cas où l’évaluation a été faite par courrier ou par procès-verbal, soit par l’Autorité de la concurrence dans le cas où cette évaluation a été présentée oralement en séance. Ce délai ne peut, sauf accord des entreprises ou organismes concernés, être inférieur à un mois.

À réception des engagements proposés par les entreprises ou organismes concernés à l’issue du délai mentionné au deuxième alinéa, le rapporteur général communique leur contenu à l’auteur ou aux auteurs de la saisine ainsi qu’au commissaire du Gouvernement. Il publie également, par tout moyen, un résumé de l’affaire et des engagements pour permettre aux tiers intéressés de présenter leurs observations. Il fixe un délai, qui ne peut être inférieur à un mois à compter de la date de communication ou de publication du contenu des engagements, pour la production des observations des parties, du commissaire du Gouvernement et, le cas échéant, des tiers intéressés. Ces observations sont versées au dossier.

Les parties et le commissaire du Gouvernement sont convoqués à la séance par l’envoi d’une lettre du rapporteur général accompagnée de la proposition d’engagements trois semaines au moins avant le jour de la séance. Ils peuvent présenter des observations orales lors de la séance » (souligné par la Cour).

168. En l’espèce, la CRT conteste expressément la compétence des services d’instruction pour refuser sa prétendue « proposition d’engagements » ou « demande d’engagements », tout en remettant également en cause leur compétence pour refuser l’ouverture d’une procédure d’engagements.

169. Or, il est constant qu’aucune évaluation préliminaire des pratiques en cause n’a été réalisée par le rapporteur, que ce soit de sa propre initiative ou à la demande du Collège. Il est également constant que le Collège n’a pas demandé au rapporteur de procéder à une évaluation préliminaire, en vue de recourir à la procédure d’engagements, alors qu’il lui était loisible de le faire aussi longtemps que les griefs n’avaient pas été notifiés.

170. Il en découle que le Collège n’a pas envisagé de faire application du I de l’article L. 464-2 relatif à l’acceptation d’engagements proposés par les entreprises.

171. Par là-même, il n’a pas entendu donner une suite favorable à la demande d’engagements de la CRT.

172. C’est en vain que la CRT critique cette décision.

173. En effet, comme toutes les entreprises et tous les organismes dont les comportements font l’objet d’une saisine de l’Autorité, la CRT ne dispose pas d’un droit aux engagements. Au surplus, l’Autorité jouissant d’un pouvoir discrétionnaire en la matière, le Collège n’avait pas à formaliser sa décision ni, a fortiori, à la motiver, celle-ci pouvant résulter de sa décision négative, implicite, de ne pas demander au rapporteur de procéder à une évaluation préliminaire (Com. 2 septembre 2020, pourvois n° 18-18.501, 18-18.582 et 18-19.933).

174. Dès lors, le moyen est rejeté.

D. Sur l’absence de notification du rapport de l’Autorité au ministre chargé du travail

175. Natixis et Natixis Intertitres constatent que le rapport n’a été notifié qu’au ministre chargé de l’économie (à travers la DGCCRF intervenant en qualité de commissaire du gouvernement) et allèguent que, faute de notification au ministre chargé du travail, la décision attaquée est entachée d’illégalité et doit être annulée.

176. Elles soutiennent, en premier lieu, que le rapport aurait dû, en vertu de l’article L. 463-2 du code de commerce, être notifié à celui-ci, en tant que ministre intéressé. Sur ce point, elles précisent que la jurisprudence a retenu qu’un ministère est intéressé au sens de l’article précité, notamment, lorsque les pratiques en cause ont à être appréciées au regard de textes (autres que ceux des articles L. 420-1 et L. 420-2 du code de commerce) ayant une incidence directe ou indirecte sur leur licéité et dont la mise en œuvre relèverait des missions propres à ce ministre. En l’espèce, elles considèrent que le ministre du travail réunit ces deux conditions cumulatives.

177. S’agissant de la première condition, elles estiment que l’une des questions essentielles, en ce qui concerne la qualification du grief n° 2, est de savoir si la règlementation autorisait ou non l’émission de TR dématérialisés avant le 2 avril 2014, date d’entrée en vigueur du décret n° 2014-244 du 6 mars 2014. Selon elles, cette question a une incidence directe sur la licéité des pratiques en cause, dans la mesure où, s’il n’était pas juridiquement possible d’émettre des TR dématérialisés avant 2014, la clause interdisant le développement d’une plateforme d’acceptation des TR dématérialisés en dehors de la CRT – dont l’Autorité a estimé qu’elle fondait le grief n° 2 – ne pouvait matériellement pas avoir eu les effets que l’Autorité lui prête puisqu’elle a été abrogée en 2012. Elles font valoir qu’une mauvaise compréhension du contexte juridique de l’accord a un impact direct sur la qualification de l’objet anticoncurrentiel.

178. S’agissant de la seconde condition, elles rappellent que, comme l’a indiqué l’Autorité (décision attaquée, paragraphe 70), en application de l’article R. 3262-46 du code du travail, la violation de certaines dispositions légales et règlementaires dudit code, relatives aux TR, y compris celles concernant les mentions obligatoires à apposer sur les TR, est sanctionnée d’une contravention de quatrième classe. Elles ajoutent que l’article L. 8112-1 du même code confie à l’inspection du travail la mission de « veiller à l’application des dispositions du code du travail » et de « constater les infractions à ces dispositions et stipulations ». Elles en déduisent que le ministre du travail est chargé de la mise en œuvre des dispositions dudit code relatives aux TR et que le rapport aurait dû lui être notifié afin que celui-ci ait l’opportunité de se prononcer sur le cadre juridique de l’émission de TR dématérialisés.

179. En second lieu, elles soutiennent que l’absence de notification du rapport au ministre du travail entraîne la nullité de la décision attaquée. Elles se prévalent de la jurisprudence (CA Paris, 11 juillet 2019, RG n° 18/01645, paragraphe 155) selon laquelle un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, est de nature à entacher d’illégalité la décision prise s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie. Elles estiment qu’en l’espèce ces deux conditions alternatives sont remplies.

180. S’agissant de la première condition, elles rappellent que l’Autorité, dans la décision attaquée, a qualifié le grief n°2 d’entente anticoncurrentielle par objet et que, pour qualifier un objet anticoncurrentiel, il convient d’examiner concrètement et cumulativement la teneur et les objectifs de la disposition restrictive de concurrence, ainsi que le contexte économique et juridique dans lequel elle s’insère. Elles précisent que, dans le cadre de son analyse du contexte juridique de la pratique, l’Autorité, dans la décision attaquée (paragraphes 626, 646, 651), a retenu que l’émission des TR dématérialisés était autorisée dès 2008, a considéré que le fait que celle-ci était interdite avant 2008 n’avait pas d’impact sur la notion d’objet anticoncurrentiel dans la mesure où les membres sociétaires anticipaient l’adaptation du cadre légal aux titres dématérialisés dès 2002 et, a estimé que si l’un des émetteurs avait développé, pendant la durée du protocole de janvier 2002, une plateforme de traitement des titres dématérialisés, le marché aurait pu basculer beaucoup plus rapidement vers des titres dématérialisés et aurait pu voir émerger une concurrence plus dynamique. Natixis et Natixis Intertitres estiment que cette appréciation de l’Autorité, sur l’objet anticoncurrentiel, aurait pu être différente si elle avait retenu que l’émission des titres restaurant dématérialisés n’avait été autorisée qu’à compter de 2014, puisque la clause litigieuse a été résiliée le 21 décembre 2012. Elles considèrent que la date d’autorisation de l’émission de TR dématérialisés est d’autant plus importante que l’Autorité fait valoir, devant la Cour, que les clauses faisant l’objet du grief n° 2 ont eu un effet anticoncurrentiel. Elles allèguent, en outre, que le dommage à l’économie aurait été minoré si l’Autorité avait retenu que cette date était fixée au 2 avril 2014, ce qui aurait eu un impact sur le montant de la sanction.

181. S’agissant de la seconde condition, elles se prévalent d’un arrêt du Conseil d’État du 31 décembre 2018, ayant annulé un arrêté ministériel relatif à la fixation des tarifs des taxis, faute de saisine pour avis de l’Autorité de la concurrence, privant ainsi les intéressés d’une garantie, pour en déduire le principe selon lequel le fait qu’une autorité n’ait pas pu rendre un avis sur la situation juridique d’une profession constitue une privation de garantie et demandent l’application de ce principe en l’espèce, la situation étant similaire.

182. En réponse, l’Autorité estime, en premier lieu, que l’existence d’une réglementation dont la sanction relève des services du ministre du travail n’est pas de nature à démontrer que celui-ci était intéressé au sens de l’article L. 463-2 du code de commerce. En ce sens, elle fait valoir que la décision attaquée (paragraphe 640) a sanctionné le protocole restreignant la commercialisation des titres dématérialisés en soulignant que le contexte juridique en l’espèce était sans incidence sur la qualification des pratiques en tant qu’infraction au droit de la concurrence. L’Autorité en déduit que l’appréciation de cette pratique ne dépend aucunement de textes dont la mise en œuvre relèverait de la mission propre du ministre du travail.

183. En deuxième lieu, elle rappelle que, lors de la séance, le commissaire du Gouvernement était assisté d’un agent du ministère chargé du travail (l’adjointe au sous-directeur des relations individuelles et collectives de travail à la direction générale du travail). Elle en déduit que l’Autorité disposait de l’éclairage nécessaire sur le cadre juridique de l’affaire, de sorte que l’absence d’avis du ministre du travail n’a pu la priver en l’espèce d’éléments de compréhension de celui-ci, ni avoir une quelconque incidence sur les appréciations résultant de sa décision. Elle rappelle, au surplus, qu’en tant qu’autorité administrative indépendante, elle n’est pas liée par les avis que les ministres intéressés peuvent lui transmettre.

184. Octoplus estime que le postulat des requérantes, selon lequel l’inspection du travail serait compétente pour sanctionner un émetteur qui émettrait des TR non conformes aux spécifications réglementaires, est erroné. À cet égard, elle fait valoir que les dispositions légales et règlementaires relatives aux TR relèvent tant du ministre chargé de l’économie que du ministre chargé du travail. Elle explique que cette tutelle conjointe est logique dès lors que les TR sont à la fois régis, d’une part, au travers de règles s’inscrivant dans la relation employeur-employé et relatives à l’utilisation des titres par les salariés, qui concernent l’inspection du travail et, d’autre part, au travers de règles afférentes à la réglementation monétaire et financière et au droit commercial, en ce qui concerne l’émission des titres et leur commercialisation auprès d’entreprises et qui relèvent donc des compétences des services de contrôle du ministre chargé de l’économie. Elle en déduit que les conditions de commercialisation par les émetteurs de TR auprès des entreprises sont étrangères aux relations employeurs-salariés pouvant faire l’objet de contrôles dans le champ de la compétence de l’inspection du travail. Elle en tire la conséquence que tout manquement à la réglementation concernant les spécificités d’émission des titres et leur commercialisation auprès des entreprises relèverait de la compétence de contrôle de la DGCCRF, rattachée au ministre chargé de l’économie.

185. Le ministre chargé de l’économie fait valoir que, selon une jurisprudence constante, il convient de donner à la notion de « ministre intéressé », au sens de l’article L. 463-2 du code de commerce, une interprétation restrictive. Il considère que le « ministre intéressé » s’entend de celui qui est intervenu à un quelconque moment pour apprécier, favoriser ou condamner les pratiques en cause ou de celui qui est chargé d’appliquer un texte dont dépend la solution du litige ou celui dont l’interprétation est nécessaire à cette solution. Il se prévaut en sens d’un arrêt de la Cour de cassation ayant approuvé l’analyse selon laquelle les pratiques en cause n’ayant pas à être appréciées au regard de textes, autres que ceux des articles L. 420-1 ou L. 420-2 du code de commerce, ayant une incidence directe ou indirecte sur leur licéité, le rapport n’avait pas à être notifié ni au ministre chargé de l’économie, ni au ministre chargé de la consommation (Com. 23 juin 2004, pourvois n° 01-17.928, 02-10.066, 01-17.927, 01-17.962, 01-18.054, 01-18.055, 01-17.896, Bull. n° 132).

186. En outre, il estime que, même s’il peut exister une incertitude quant à la possibilité d’émettre des TR sous forme dématérialisée dès 2008, seul le décret de 2014 ayant officiellement acté l’émission de titres sous cette forme, malgré toute l’importance de cet état de fait pour l’appréciation du cadre juridique de la décision, il ne semble pas de nature à avoir exercé une influence sur le sens de la décision prise. Il se fonde en ce sens sur le paragraphe 646 de la décision attaquée aux termes duquel « dans la mesure où les membres-sociétaires anticipaient l’adaptation du cadre légal aux titres dématérialisés dès 2002, la circonstance que l’émission de ces titres était illégale, jusqu’au 30 avril 2008 au moins, est sans pertinence ». Il en déduit qu’il peut être raisonnablement supposé que l’Autorité n’aurait pas changé le sens de sa décision le cas échéant et était, au surplus, en pleine connaissance du contexte juridique entourant sa décision.

187. Il en tire la conclusion que la solution du litige n’a pas dépendu d’un texte pour lequel l’interprétation du ministre chargé du travail était nécessairement requise.

188. Le ministère public partage l’analyse de l’Autorité et du ministre chargé de l’économie. Sur la notion de « ministre intéressé », il fait état d’un arrêt supplémentaire de la Cour cassation (Com. 5 novembre 1991, pourvoi n° 90-11.565, Bull. n° 333).

Sur ce, la Cour :

189. L’article L. 463-2 du code de commerce, dans sa rédaction en vigueur depuis le 15 novembre 2008, applicable à la situation litigieuse, énonce :

« Sans préjudice des mesures prévues à l’article L. 464-1, le rapporteur général ou un rapporteur général adjoint désigné par lui notifie les griefs aux intéressés ainsi qu’au commissaire du Gouvernement, qui peuvent consulter le dossier sous réserve des dispositions de l’article L. 463-4 et présenter leurs observations dans un délai de deux mois. Les entreprises destinataires des griefs signalent sans délai au rapporteur chargé du dossier, à tout moment de la procédure d’investigation, toute modification de leur situation juridique susceptible de modifier les conditions dans lesquelles elles sont représentées ou dans lesquelles les griefs peuvent leur être imputés. Elles sont irrecevables à s’en prévaloir si elles n’ont pas procédé à cette information.

Le rapport est ensuite notifié aux parties, au commissaire du Gouvernement et aux ministres intéressés. Il est accompagné des documents sur lesquels se fonde le rapporteur et des observations faites, le cas échéant, par les intéressés.

Les parties ont un délai de deux mois pour présenter un mémoire en réponse qui peut être consulté dans les quinze jours qui précèdent la séance par les personnes visées à l’alinéa précédent » (souligné par la Cour).

190. L’article R. 463-11 du code de commerce, dans sa rédaction également en vigueur depuis le 15 novembre 2008, applicable à la situation litigieuse, précise :

« Pour l’application de l’article L. 463-2, la notification des griefs retenus par le rapporteur et la notification du rapport sont faites par le rapporteur général à l’auteur de la saisine, aux ministres intéressés, aux autres parties intéressées et au commissaire du Gouvernement. Ces notifications font l’objet d’envois recommandés avec demande d’avis de réception.

Le rapport soumet à la décision de l’Autorité de la concurrence une analyse des faits et de l’ensemble des griefs notifiés. Le commissaire du Gouvernement dispose d’un délai de deux mois pour faire valoir ses observations écrites sur le rapport. Les avis éventuels des ministres intéressés sont transmis par écrit à l’Autorité de la concurrence dans un délai de deux mois par l’intermédiaire du commissaire du Gouvernement » (souligné par la Cour).

191. La Cour rappelle qu’un ministre n’est « intéressé » au sens de ces textes que s’il est intervenu à un quelconque moment pour apprécier, favoriser ou condamner les pratiques en cause ou encore si ces dernières ont à être appréciées au regard de textes, autres que ceux des articles L. 420-1 ou L. 420-2 du code de commerce, ayant une incidence directe ou indirecte sur leur licéité et dont la mise en œuvre relèverait de missions propres à ce ministre.

192. En l’espèce, il n’est ni établi, ni allégué, que le ministre chargé du travail serait intervenu à un quelconque moment pour apprécier, favoriser ou condamner les pratiques visées par le grief n° 2.

193. Il convient néanmoins d’examiner si, comme l’allèguent certaines requérantes, les pratiques visées par le grief n° 2 devaient être appréciées au regard de textes, autres que ceux des articles L. 420-1 ou L. 420-2 du code de commerce, ayant une incidence directe ou indirecte sur leur licéité et dont la mise en œuvre relèverait de missions propres au ministre chargé du travail.

194. S’agissant de la pratique consistant à verrouiller le marché en contrôlant l’accession des émetteurs à la CRT (premier volet du grief n° 2), l’Autorité, dans la décision attaquée, a relevé, notamment, « qu’à l’échelle du marché des titres restaurants, la limitation de l’impact des conditions d’adhésion à la CRT doit être relativisée dès lors que les titres dématérialisés ne pouvaient être émis légalement avant le décret de 2008 et ne représentaient en 2016 que 1,5 % des titres émis » et « qu’à l’époque de la mise à jour des statuts [de la CRT], le 11 février 2002, l’émission de titres dématérialisés était légalement impossible en raison de l’obligation d’apposer les mentions obligatoires du titre-restaurant « à l’encre », en vigueur jusqu’au 30 avril 2008 », de sorte « seuls les titres papier pouvaient être émis sur cette période » (décision attaquée, paragraphes 622 et 626).

195. Force est de constater que l’Autorité ne s’est pas fondée sur cette mention de l’existence d’un obstacle juridique à l’émission de titres dématérialisés pendant une partie de la période visée par le grief n° 2 (du 11 février 2002 au 22 février 2018, date de la notification des griefs), pour apprécier le caractère illicite de la pratique en cause. En effet, les conditions d’adhésion à la CRT, fixées dans ses statuts et son règlement intérieur, étaient essentiellement en cause en ce qu’elles permettaient, comme le précise la notification des griefs, de « contrôler l’entrée de nouveaux concurrents sur le segment de marché des titres-papier », peu important donc que les titres dématérialisés n’aient pu être émis qu’à partir d’une certaine date. Il s’ensuit que les textes encadrant l’émission des TR étaient dépourvus de toute incidence, qu’elle soit directe ou indirecte, sur la licéité de la pratique visée par le premier volet du grief n° 2.

196. S’agissant de la pratique consistant à verrouiller le marché en contrôlant le développement des TR dématérialisés via l’interdiction – posée par le protocole du 21 janvier 2002 – de lancer tout système d’acceptation des TR dématérialisés en dehors de la CRT (second volet du grief n° 2), l’Autorité, dans la décision attaquée (paragraphes 640 et 646), a relevé, notamment, que « le circonstance qu’à la date de la conclusion du protocole il était impossible légalement de commercialiser des titres dématérialisés est sans incidence sur le fait que les membres sociétaires pouvaient déjà concevoir que la dématérialisation des [TR] serait rendue légale par les pouvoirs publics à terme », que « dans la mesure où les membres-sociétaires anticipaient l’adaptation du cadre légal aux titres dématérialisés dès 2002, la circonstance que l’émission de ces titres était illégale, jusqu’au 30 avril 2008 au moins, est sans pertinence ».

197. Elle a également constaté que « certains opérateurs, à savoir Moneo et Octoplus, ont en 2012, identifié, dans le cadre juridique postérieur à 2008, une opportunité concurrentielle en lançant chacun leur solution dématérialisée » et qu’en outre « Edenred France a lancé ses propres titres dématérialisés fin 2013 à titre expérimental », ce dont elle a déduit que « bien que postérieures à la lettre-avenant [du 21 décembre 2012, ayant abrogé la clause litigieuse du protocole de 2002], ces décisions stratégiques de la part de trois émetteurs attestent du fait qu’à considérer même qu’une incertitude juridique relative à la légalité du TR dématérialisé ait existé entre 2008 et 2014, la contrainte qu’elle exerçait sur les acteurs du marché n’était pas perçue de manière homogène par ces derniers » (décision attaquée, paragraphes 647 et 648).

198. En outre, après avoir relevé que le marché des TR était en forte et régulière croissance durant les années précédant la mise à jour des statuts (en juin 2011) et que depuis cette croissance s’était largement confirmée (paragraphe 650), elle a estimé que « dans ce contexte économique et juridique, si l’un des émetteurs historiques avait développé pendant la durée du protocole, une plateforme de traitement des titres dématérialisés en dehors de la CRT, il aurait remis en question l’équilibre du marché, marqué par une structure stable et la position de la CRT pour le traitement des titres-papier », de sorte que « le marché aurait pu basculer beaucoup plus rapidement vers des titres dématérialisés et aurait pu voir émerger une concurrence plus dynamique » (paragraphe 651).

199. Il résulte clairement de ces développements que, pour apprécier la licéité de la pratique en cause, l’Autorité ne s’est pas attachée à déterminer précisément le sens, la portée et l’évolution du cadre juridique existant concernant l’émission des TR. Elle s’est essentiellement fondée sur le constat que la clause litigieuse du protocole, aussi longtemps que celle-ci était en vigueur (du 21 janvier 2002 au 21 décembre 2012), a retardé tant la conception que le lancement de TR dématérialisés, peu important la date à laquelle l’émission de ceux-ci a été effectivement admise par la règlementation applicable. En effet, l’appréciation de la licéité de la pratique en cause, au regard des règles de concurrence, ne reposait pas sur celle de la légalité de l’émission des TR dématérialisés, au regard des règles spécifiques relatives aux TR, ce qui aurait rendu nécessaire leur examen approfondi et leur interprétation. En l’espèce, si ces règles spécifiques étaient susceptibles d’avoir une incidence sur la détermination du montant de la sanction, elles étaient en revanche dépourvues de toute incidence sur la licéité de la pratique en cause.

200. Il s’ensuit que le ministre chargé du travail n’était pas un « ministre intéressé », au sens de l’article L. 463-2 du code de commerce, de sorte que le rapport n’avait pas à lui être notifié en application de ce texte.

201. Dès lors, le moyen doit être écarté.

E. Sur l’injonction de modification des statuts et du règlement intérieur de la CRT

202. Aux paragraphes 907 et 908 de la décision attaquée, l’Autorité, après avoir rappelé que l’article L. 464-2 du code de commerce lui permettait d’ordonner « aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières », a décidé d’en faire application en enjoignant à Sodexo Pass France, Up, Natixis Intertitres, Edenred France et la CRT de mettre en conformité les statuts et le règlement intérieur en vigueur de cette entité avec le droit de la concurrence, de supprimer ainsi toute stipulation qui y contreviendrait, et de lui adresser une copie de la nouvelle version de ces textes dans un délai de trois mois à compter de la notification de sa décision. Cette injonction figure à l’article 9 de la décision attaquée.

203. Natixis Intertitres et Natixis contestent cette injonction en ce qu’elle aurait été ordonnée en violation des principes du contradictoire et des droits de la défense. À l’appui de ce moyen, elles prétendent que cette injonction n’a été évoquée ni par les services d’instruction, dans le rapport, ni par le Collège, lors de séance du 18 juillet 2019. Elles allèguent ne jamais avoir été en mesure de présenter leurs observations sur cette injonction et que cette atteinte irrémédiable à leurs droits de la défense justifie l’annulation de l’article 9 de la décision attaquée.

204. En réponse, l’Autorité observe, notamment, que le rapport (paragraphe 275) avait rappelé la possibilité d’ordonner, sur le fondement de l’article L. 464-2 du code de commerce, de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles. Elle fait valoir qu’en l’espèce la mesure d’injonction n’a pas été établie à partir de nouveaux éléments de fait ou de droit dont le versement tardif aurait nécessité un tour de contradictoire supplémentaire, mais à partir du constat, soumis au contradictoire, que les comportements infractionnels subsistaient au jour de la décision attaquée, les pratiques visées par le premier volet du grief n° 2 (conditions d’adhésion à la CRT non objectives et non transparentes) étant toujours en cours à la date de l’adoption de la décision attaquée.

205. Le ministre chargé de l’économie fait valoir que l’instruction et la décision attaquée se sont fondées sur un ensemble d’arguments, de déclarations et de pièces matérielles, dont plusieurs ont été versées par les parties au cours de la procédure contradictoire, phase pendant laquelle les entreprises en cause ont disposé de la faculté de consulter l’ensemble de ces éléments et de fournir toutes observations qu’elles jugeraient utiles. En outre, il indique, notamment, que le Collège était libre de déterminer les suites qui lui paraissaient appropriées à l’espèce, qu’il s’agisse d’infliger des sanctions pécuniaires aux entreprises concernées et/ou de leur enjoindre de cesser ou de modifier leurs comportements afin de se conformer au droit de la concurrence.

206. Le ministère public développe un argumentaire comparable.

Sur ce, la Cour :

207. Comme le rappelle l’Autorité dans ses observations, le rapport, établi le 25 février 2019, indique, en son paragraphe 275, que « [p]ar application de l’article L. 464-2 du code de commerce, l’Autorité peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières ».

208. Au préalable, le rapport consacre de longs développements aux règles applicables au fonctionnement de la CRT, telles que figurant dans ses statuts et son règlement intérieur, dont il déduit l’existence de pratiques anticoncurrentielles par objet ou par effets, en raison notamment, d’une part, du pouvoir de contrôle des émetteurs (détenant la quasi-totalité du marché des TR) sur l’entrée de l’un de leurs concurrents au sein de la CRT et, d’autre part, de l’avantage concurrentiel que constitue sur le marché des TR le fait d’avoir accès aux prestations de traitement des titres réalisées par la CRT et a fortiori d’en être membre, avantage concurrentiel présenté comme subsistant à la suite de la mise à jour des statuts de la CRT en juin 2011 et septembre 2015, en raison de l’opacité et du caractère ouvertement discriminatoire des conditions d’accès au traitement des titres émis par des tiers (paragraphes 111 à 113, 119 et 120, 140 et 141, 154 et 156).

209. Il s’ensuit que Natixis Intertitres et Natixis étaient pleinement en mesure de présenter des observations sur les dispositions des statuts et du règlement intérieur, ainsi critiquées, pour s’opposer, le cas échéant, au prononcé d’une injonction, sur le fondement de l’article L. 464-2 du code de commerce, afin de faire cesser les pratiques reprochées par le premier volet du grief n° 2, qui découleraient de l’application de ces dispositions, dont il n’était pas contesté qu’elles étaient toujours en vigueur.

210. La circonstance que le rapport n’évoquait pas précisément la possibilité d’ordonner, sur le fondement de ces dispositions, une injonction de modification des statuts et du règlement intérieur de la CRT n’empêchait nullement les requérantes de formuler des observations sur ce point, dans le prolongement de celles longuement développées, dans leur mémoire en réponse au rapport, tant sur la modification des statuts de la CRT, que sur la durée des pratiques visées par le grief n° 2, dont la poursuite leur était reprochée jusqu’à la date de la notification des griefs, sauf pour le second volet, la date de fin de ce volet des pratiques ayant été fixée au 3 décembre 2002 (voir, notamment, paragraphes 622 et 623, 636, 809 à 816 du mémoire en réponse de Natixis Intertitres et de Natixis, du 29 avril 2019, dossier n° 15/0092F, annexe 19-1).

211. C’est donc sans méconnaître les principes du contradictoire et des droits de la défense que l’Autorité a ordonné l’injonction figurant à l’article 9 de la décision attaquée.

212. Le moyen doit donc être écarté.

II. SUR LE FOND

A. Sur la pratique reprochée d’échanges d’informations (premier grief)

213. Sont reprochés des échanges d’informations entre les émetteurs historiques, réalisés par l’intermédiaire de la CRT, portant sur le nombre de TR traités par la CRT au cours du mois précédent, pour le compte de chacun d’eux, ainsi que sur leurs parts de marché individuelles. La matérialité des échanges d’informations, exposée aux paragraphes 275 à 285 de la décision attaquée, n’est pas contestée. Il résulte du dossier que ceux-ci ont eu lieu, principalement, par la voie de courriels circulaires, intitulés « tableau de bord part émetteur » ou « tableau de bord PDM », envoyés en début de mois par la DAF de la CRT aux DAF de l’ensemble des émetteurs historiques, membres sociétaires, et, accessoirement, lors de réunions mensuelles du bureau de la CRT, rassemblant lesdits membres sociétaires.

214. La qualification de ces échanges d’informations, en tant que pratique concertée, ainsi que leurs effets sur le marché, sont en revanche contestées. La durée de ces échanges, qui est également discutée par Natixis et Natixis Intertitres, sera examinée en même temps que leur qualification.

1. Sur l’existence et la durée d’une pratique concertée

215. Aux paragraphes 456 à 474 de la décision attaquée, l’Autorité, après avoir rappelé ce que recouvre la notion de pratique concertée et le standard de preuve applicable pour retenir son existence, a estimé qu’en l’espèce le système d’échanges d’informations en cause constituait une pratique concertée, et non une simple pratique unilatérale, propre à la CRT, qui aurait eu pour seul objet, comme le prétendaient les mises en cause, de justifier de la répartition des charges de fonctionnement de cet organisme entre les émetteurs (sur la base du nombre de titres traités par la CRT pour chacun d’eux). Pour retenir cette qualification, l’Autorité s’est essentiellement fondée sur les éléments suivants.

216. En premier lieu, elle a relevé que la règle de répartition des charges de fonctionnement de la CRT (figurant à l’article 3.2.1 de son protocole d’accord du 21 janvier 2002 et à l’article 16.2 de son règlement intérieur du 27 mars 2015) n’exige nullement la communication, à un rythme mensuel, des parts de marché individuelles sur les titres-papier, et, qu’au demeurant les charges à répartir concernaient la totalité des titres traités (non seulement les TR, mais aussi les titres de services et chèques d’accompagnement personnalisés).

217. En deuxième lieu, elle a constaté que le courriel contenant ces données était adressé en un seul envoi, par la DAF de la CRT, aux DAF des quatre émetteurs historiques, seuls membres-sociétaires de la CRT, et que la liste des destinataires apparaissait de manière évidente (« DAF Emetteurs CRT »). Elle en a déduit que ces derniers savaient, ou à tout le moins, pouvaient raisonnablement prévoir que les informations considérées leur seraient communiquées par la CRT.

218. En troisième lieu, elle a indiqué que les émetteurs historiques n’ont jamais exprimé leur souhait de ne plus recevoir ces informations. Elle en a déduit qu’ils étaient prêts à accepter le risque lié à un tel partage d’informations entre concurrents, par l’intermédiaire de la CRT.

219. En quatrième lieu, elle a estimé que, dans ce contexte, il était possible de présumer que les émetteurs historiques ont accepté ces informations et adapté en conséquence leur comportement sur le marché. Elle a considéré qu’il en allait d’autant plus ainsi que lesdites informations ont été échangées, à quelques exceptions près, de manière mensuelle et pendant plus de cinq ans (entre le 5 juillet 2010 et le 31 décembre 2015), et renvoie sur ce point à son analyse de la durée et de la continuité de la pratique reprochée (notamment aux paragraphes 554 à 568 de la décision attaquée).

220. Par ailleurs, aux paragraphes 475 à 545 de la décision attaquée, figurant dans une partie intitulée « l’effet anticoncurrentiel des échanges d’informations », l’Autorité, après avoir analysé la structure du marché, ainsi que la nature des informations échangées et les modalités de l’échange, a estimé que la pratique reprochée d’échange d’informations a accru la transparence et, corrélativement, réduit l’incertitude sur le marché des TR, ainsi que l’autonomie commerciale des émetteurs.

221. Plus précisément, s’agissant de la structure du marché, elle a retenu les éléments suivants : marché oligopolistique très concentré ; stabilité de sa croissance, du nombre d’émetteurs et de leurs parts de marché annuelles ; forte inertie des clients ; barrières à l’entrée de nature économique ; homogénéité des produits proposés ; menace de mesures de représailles.

222. Quant à la nature des informations échangées et aux modalités de l’échange, elle a considéré qu’il s’agissait de données confidentielles, individuelles, précises et stratégiques, dont l’échange rapproché dans le temps permettait à chaque émetteur de connaître le nombre de titres émis par ses concurrents à partir du volume de ceux traités par la CRT, en raison de la symétrie des deux faces du marché, et d’en déduire leur ligne commerciale et l’efficacité globale de leur politique tarifaire.

223. Sodexo et Sodexo Pass France contestent la qualification de pratique concertée.

224. À cette fin, en premier lieu, elles soutiennent de nouveau (comme devant l’Autorité) que la communication des données sur le nombre de titres traités au cours du mois précédent, pour chacun des émetteurs, avait pour seul objectif de s’assurer de la bonne répartition des coûts de fonctionnement de la CRT entre ses membres. Elles font valoir en ce sens que le protocole d’accord et le règlement intérieur de la CRT, précités, prévoyaient la répartition suivante : 1/10ème des coûts de fonctionnement de la CRT était réparti entre l’ensemble des membres à parts égales et les 9/10ème restant étaient facturés proportionnellement au nombre de titres traités par la CRT pour chacun d’eux. Selon elles, la communication en cause constituait ainsi un simple outil de vérification du bon fonctionnement de l’organe commun (la CRT), au vu de la volumétrie des titres traités et du montant du coût de son fonctionnement.

225. En deuxième lieu, elles soutiennent que la notion de pratique concertée, au sens des articles 101 § 1 du TFUE et L. 420-1 du code de commerce, suppose l’existence d’un équilibre collusif entre les entreprises concernées. Sur ce point, elles font valoir que, si la décision attaquée évoque l’existence d’une « ligne commune », d’une « ligne de conduite générale » ou d’un « équilibre de collusion », ainsi que d’éventuelles déviations, l’Autorité a néanmoins omis, d’une part, d’identifier la ligne d’action commune qui aurait été mise en place puis maintenue grâce aux échanges d’informations en cause et, d’autre part, d’expliquer la manière dont les informations transmises par la CRT auraient permis de déterminer ce prétendu équilibre collusif.

226. En réponse aux observations de l’Autorité sur ce point – aux termes desquelles la ligne d’action commune reposait sur la stabilité de la position des émetteurs sur le marché, ce qui les incitait à ne pas adopter de politique tarifaire agressive – elles soutiennent que l’Autorité ne saurait, au stade du recours, tenter de pallier l’insuffisance de la qualification de la pratique en cause, en caractérisant une prétendue coordination, la présentation de cet élément nouveau, essentiel à la qualification de pratique concertée, privant ainsi d’effectivité le recours entrepris et violant le principe d’égalité des armes.

227. Elles estiment qu’en tout état de cause, l’Autorité ne saurait s’appuyer sur une prétendue diminution de l’incertitude stratégique liée aux échanges pour affirmer que la condition de concertation est remplie. Elles font valoir en ce sens (tout en renvoyant à des développements ultérieurs sur la question des effets potentiels de la pratique reprochée ) que la nature des informations échangées (dénuées de tout caractère stratégique), ainsi que le fonctionnement du marché des TR pendant la période en cause (évolution sensible des parts de marché des émetteurs, entrée sur le marché de nouveaux émetteurs, taux non négligeable d’attrition/rotation des entreprises clientes, baisse importante du niveau des commissions face émission, hétérogénéité des politiques commerciales des émetteurs en fonction de la taille des clients), rendent irréaliste la théorie selon laquelle la pratique reprochée aurait favorisé la mise en place ou le maintien d’un équilibre collusif.

228. Pour écarter le caractère stratégique des données échangées, elles font plus spécifiquement valoir qu’en l’absence de toute information sur la politique tarifaire des émetteurs et la réalisation de leurs performances selon une ventilation par zone géographique, secteur d’activité et catégories de clients, aucun lien précis ne pouvait être établi par ceux-ci entre les données échangées et la ligne stratégique de leurs concurrents. Selon elles, le seul fait de connaître, d’une part, l’identité de l’émetteur s’étant montré le plus efficace il y a plusieurs mois sur le marché de l’émission des TR et, d’autre part, la performance globale de chacun des émetteurs en matière de volume de TR traités, ne permettait pas à ces derniers d’identifier précisément la ligne stratégique commerciale de leurs concurrents, d’en mesurer l’efficacité et d’infléchir leurs propres comportements face aux entreprises clientes, pour tenter d’équilibrer leurs positions et maintenir ainsi une hypothétique stabilité. Cet infléchissement impliquerait de pouvoir identifier dans quelle zone, dans quel secteur d’activité, auprès de quelle clientèle (en particulier celle des grands comptes, comptant plus de 5 000 utilisateurs), et surtout dans quelle mesure une adaptation stratégique et/ou tarifaire aurait été nécessaire. S’appuyant sur l’analyse économique d’un cabinet de conseil, conduite à la demande des émetteurs historiques, elles font valoir, notamment, qu’eu égard à l’hétérogénéité du marché de l’émission des TR, les données échangées seraient trop agrégées pour être stratégiques et mettre ainsi les émetteurs en capacité d’adapter en conséquence leurs comportements. À cet égard, la situation litigieuse serait comparable à celle examinée par l’Autorité dans l’affaire ayant donné lieu à la décision n° 17-D-03 du 27 février 2017 relative à des pratiques dans le secteur de la location de voitures (décision de non-lieu en l’absence du caractère stratégique des informations échangées).

229. En outre, les données en cause étant exprimées en volumes de TR traités, et non en parts de marché sur la base des revenus générés par les commissions, elles ne seraient pas pertinentes pour suivre la politique tarifaire des concurrents. Au surplus, le décalage temporel entre la négociation des commissions avec les entreprises clientes (d’une durée variable en fonction de celles-ci) et le traitement des TR, ainsi que la modification constante des commissions face émission, renforceraient l’impossibilité pour les émetteurs d’inférer, à partir des volumes de TR traités, les stratégies commerciales des concurrents sur la face émission, étant précisé que toute évolution desdits volumes serait susceptible de refléter des variations tarifaires distinctes.

230. Par ailleurs, elles relèvent qu’en tout état de cause, plusieurs facteurs exogènes et endogènes sont susceptibles d’avoir un impact sur les parts de marchés agrégées des parties, indépendamment de toute politique tarifaire. Enfin, elles indiquent disposer en interne d’outils d’évaluation en temps réel de leur propre performance (suivi du nombre de contrats gagnés et perdus, recherche d’informations auprès des clients perdus ou à l’issue d’appels d’offres organisés par des personnes publiques), plus fiables, plus actualisés et plus pertinents que le simple échange de données sur le volume des titres traités par la CRT.

231. En troisième lieu, elles rappellent que la démonstration d’une pratique concertée requiert non seulement une concertation entre les entreprises, mais également un comportement sur le marché résultant de cette concertation et ayant un lien de causalité avec celle-ci. À cet égard, elles soutiennent que la présomption d’utilisation des données, sur laquelle s’est fondée la décision attaquée, est inapplicable en l’espèce, dès lors que les échanges en cause portent sur des informations passées (susceptibles de caractériser de simples restrictions de concurrence par effet), et non sur des informations actuelles ou futures telles que celles portant sur les prix (susceptibles de caractériser des restrictions de concurrence par objet). Elles se prévalent en ce sens des lignes directrices de la Commission européenne sur l’applicabilité de l’article 101 du TFUE aux accords de coopération horizontale (ci-après « lignes directrices horizontales »), de la jurisprudence européenne et de la pratique décisionnelle de l’Autorité. Elles en tirent la conséquence que l’Autorité ne pouvait se contenter de présumer que les émetteurs membres de la CRT avaient adapté leur comportement sur le marché en fonction des informations passées qui leur avaient été transmises par celle-ci.

232. Edenred et Edenred France soutiennent que l’Autorité ne rapporte pas la preuve du caractère stratégique des informations échangées, dont dépendrait la caractérisation d’une pratique concertée. S’appuyant sur la jurisprudence européenne (Tribunal, 5 avril 2001, Wirtschaftsvereinigung Stahl e.a./Commission, affaire dite des poutrelles d’acier, T-16/98) et nationale (Com., 29 juin 2007, affaire dite de la téléphonie mobile, pourvois n° 07-10.303 et autres), ainsi que sur la pratique décisionnelle de l’Autorité (décision n° 05-D-64 du 25 novembre 2005 relative à des pratiques mises en œuvre sur le marché des palaces parisiens ; décision n° 17-D- 03, précitée, dans l’affaire dite des loueurs de voiture), elles font valoir qu’il ne suffit pas qu’un échange d’informations porte sur des données individuelles et nominatives de parts de marché passées pour que cet échange soit de nature à réduire ou à supprimer l’incertitude sur le marché ; encore faut-il vérifier concrètement si ces données sont ventilées selon une segmentation suffisamment précise et détaillée pour permettre aux émetteurs de connaître les comportements de leurs concurrents et réduire ainsi effectivement l’incertitude sur le marché. Elles estiment que tel n’est pas le cas en l’espèce.

233. Elles font valoir en ce sens, en premier lieu, que ces données sont trop agrégées dans la mesure où elles portent sur plusieurs segments de clientèle dont les conditions de concurrence et de formation des prix seraient très différentes. Ainsi, il serait impossible pour un émetteur de déduire une ligne stratégique mise en œuvre par ses concurrents (sur la face émission), à partir de leurs parts de marché (sur la face acceptation). Il serait également impossible d’interpréter une relative stabilité des parts de marché globales, c’est-à-dire en volume (sur la face acceptation), comme étant le signe de l’absence de tarification agressive de la part d’un émetteur (sur la face émission). En effet, des parts de marché globalement stables pourraient masquer d’importantes fluctuations dans la composition des portefeuilles de clients des émetteurs sur la face émission. De plus, chaque émetteur disposant de plusieurs dizaines de milliers d’entreprises clientes, la mise en œuvre d’une politique tarifaire agressive par un émetteur (sur la face émission) ne se traduirait pas, d’un mois sur l’autre, par une augmentation visible de sa part de marché en volume de TR (sur la face acceptation). Réciproquement, l’observation d’une éventuelle hausse ou baisse, d’un mois sur l’autre, d’une part de marché globale en volume ne serait pas davantage de nature à fournir une indication aux concurrents sur la stratégie de l’émetteur concerné : d’autres raisons qu’une modification de politique tarifaire pourraient expliquer cette évolution (facteurs exogènes et endogènes).

234. Elles font valoir, en deuxième lieu, qu’en raison du décalage qui serait en moyenne de six mois entre la négociation sur le prix avec une entreprise cliente et le traitement des TR, les données échangées seraient trop anciennes pour permettre aux émetteurs d’en déduire la politique commerciale appliquée par un concurrent – un mois donné – et encore moins la politique commerciale que ce concurrent entendait appliquer à l’avenir.

235. Elles relèvent, en troisième lieu, que les données échangées ne seraient d’aucune utilité pour les clients lançant une procédure de mise en concurrence, le degré de transparence initial sur la face émission variant selon le segment de clientèle considéré (faible transparence initiale en cas de souscription à une offre de gré à gré ou aux tarifs des émetteurs ; transparence plus élevée en cas de recours à une procédure de mise en concurrence, en ce qu’elle permet de connaitre l’identité de l’émetteur gagnant et, en outre, en cas d’appels d’offres publics, les notes obtenues par chacun des participants, d’ordre technique et tarifaire).

236. En réponse aux observations de l’Autorité, elles soutiennent, en outre, que la thèse collusive repose sur le postulat erroné, d’une part, que les parts de marché des émetteurs seraient restées stables pendant la période infractionnelle, de sorte qu’aucune mesure de représailles n’aurait été nécessaire et, d’autre part, que cette stabilité résulterait d’un équilibre collusif lié à l’échange d’informations, et non de facteurs exogènes. Pour remettre en cause ce postulat, elles font valoir, premièrement, que Natixis a connu une importante progression de ses parts de marché pendant ladite période, deuxièmement, que l’Autorité se réfère à l’existence de plusieurs facteurs susceptibles d’expliquer la relative stabilité du marché (notamment, barrières à l’entrée et faible taux de rotation de la clientèle) et, troisièmement, que ladite stabilité, qui reflète en réalité le fonctionnement normal du marché, cache de fortes disparités d’un segment à l’autre, démentant ainsi tout lien avec un quelconque équilibre collusif. À cet égard, elles allèguent que la thèse collusive devrait se traduire par une stabilité des prix pendant la période infractionnelle, ce qui serait démenti par la baisse continue des taux de commission sur la face émission, sans qu’il y ait lieu de tenir compte de l’augmentation des taux de commission sur la face acceptation. Elles estiment que l’idée avancée par l’Autorité, selon laquelle les taux de commission face émission auraient pu baisser plus rapidement en l’absence de collusion, ne repose sur aucun élément concret.

237. Par ailleurs, elles contestent l’application par l’Autorité, dans la décision attaquée, d’une présomption d’utilisation des données communiquées par la CRT, dans la mesure où, d’une part, il serait reproché une pratique d’échanges d’information par effets et non par objet et, d’autre part, il ne serait pas établi que ces données envoyées aux DAF des émetteurs aient été transmises en interne aux personnes chargées de la définition ou de la mise en œuvre de la politique commerciale.

238. Natixis et Natixis Intertitres estiment que l’Autorité n’a pas démontré en quoi la pratique reprochée d’échange d’informations a réduit l’incertitude sur le marché, ainsi que l’autonomie des émetteurs dans la détermination de leur politique commerciale. Elles soutiennent qu’en tout état de cause cette démonstration ne pouvait être apportée, dès lors que, d’une part, le marché des TR ne constituait pas un oligopole étroit, stable et symétrique, qui aurait été propice à la collusion et, d’autre part, les informations diffusées par la CRT n’étaient pas suffisamment précises et récentes pour faciliter une collusion et supprimer l’autonomie décisionnelle des émetteurs. Elles invoquent en ce sens des arguments comparables à ceux déjà exposés précédemment et les complètent par les éléments suivants.

239. En premier lieu, il est tiré argument d’une série d’éléments sur la structure du marché, qui traduirait la vigueur de la concurrence sur le marché et le rendrait peu propice à une collusion: notamment, importante augmentation de la part de marché de Natixis Intertitres au cours de la période infractionnelle, sa part de marché étant passée de 10 % en 2010 à 15 % en 2013, soit une augmentation de 50 % (décision attaquée, page 44, graphique 2) ; caractère asymétrique des parts de marché respectives des émetteurs, en particulier en 2010 (décision attaquée, même référence) ; fortes variations des parts de marché de ceux-ci sur le segment des grands comptes (analyse économique d’un cabinet de conseil, du 28 avril 2019, page 33) ; importants taux annuels de rotation de clients, tous segments confondus (cf. décision attaquée, page 91, tableau 8) ; absence de possibilité de représailles suffisamment crédibles et rapides à une baisse des tarifs (mesures de représailles coûteuses, en cas de baisse accrue des tarifs sur la face émission, et au surplus inefficaces, en l’absence d’incidence sur les revenus perçus par l’émetteur en cause sur la face acceptation).

240. En deuxième lieu, les requérantes soutiennent que les données diffusées par la CRT n’étaient pas suffisamment précises et détaillées. À cet égard, elles prétendent que, lorsqu’un émetteur constatait, au vu des données diffusées par la CRT, l’augmentation de la part de marché globale d’un concurrent, il n’avait aucun moyen de savoir si cette augmentation provenait, par exemple, du segment des grands comptes ou de celui des petits clients diffus, de sorte qu’en réagissant à cette évolution par une baisse des prix sur l’un des segments, il risquait d’aggraver sa situation au cas où cette baisse ne portait pas sur le segment à l’origine de l’augmentation de part de marché globale du concurrent. Les données diffusées par la CRT n’apporteraient donc aucune plus-value par rapport à celles dont disposait déjà en interne Natixis Intertitres, grâce, premièrement, à un outil de suivi des contrats perdus et gagnés, détaillant – chaque mois – au moins depuis 2004, l’évolution de sa clientèle par segments (estimation de la perte potentielle sur l’année civile à partir des données mensuelles sur les douze derniers mois), deuxièmement, à un outil distinct lui permettant de connaitre l’identité à la fois des clients perdus et des émetteurs ayant remporté le contrat, et, troisièmement, à des échanges de courriels avec des clients démarchés par les concurrents, afin d’obtenir des informations sur les pratiques tarifaires de ces derniers.

241. En troisième lieu, les requérantes estiment que les données diffusées n’étaient pas suffisamment récentes. En effet, il serait impossible de déduire d’une modification du volume des titres traités que la part de marché sur la face émission a évolué dans les mêmes proportions quelques mois plus tôt. Ainsi, le délai entre l’émission d’un titre et son comptage par la CRT serait la somme de plusieurs délais qui, individuellement, varieraient considérablement selon les clients (délai de préavis généralement long en cas de conquête d’un nouveau client sur le segment des grands comptes et visibilité seulement à long terme des changements de politique commerciale vis-à-vis des petites entreprises et des collectivités publiques), les utilisateurs (durée de stockage des TR par les salariés), la période de l’année (ayant une incidence sur cette durée du stockage) et les restaurateurs (choix du circuit de traitement par la CRT, court ou long de 21 jours). En outre, à supposer même que les données échangées permettent de détecter les comportements déviants et de réagir en conséquence, cette réaction ne pourrait intervenir, au mieux, que dans un délai de 7 ou 8 mois après l’action initiale du concurrent (sur le segment des grands comptes) ou d’au moins une année (sur le segment des petits clients diffus), compte tenu du décalage de 6 mois entre le moment de la négociation des titres face émission (ayant lieu à tout moment de l’année, quelle que soit la durée des contrats) et celui de leur traitement par la CRT. Cette réaction tardive ne serait pas dissuasive : elle permettrait au concurrent de profiter de la déviation en conservant, pendant au moins 7 mois, un avantage stratégique.

242. Up rappelle que seul l’échange d’informations stratégiques, eu égard à la nature des données échangées et aux caractéristiques du marché, est susceptible d’être contraire aux règles de concurrence. Elle soutient que tel n’est pas le cas en l’espèce, en développant un argumentaire comparable à ceux déjà exposés, tout en apportant des éléments complémentaires.

243. En premier lieu, s’agissant de la nature des données échanges, elle estime que l’évolution des parts de marché agrégées en volume de titres traités sur la face acceptation est insusceptible de fournir un éclairage sur la diversité des stratégies commerciales et tarifaires appliquées par les émetteurs. À cet égard, elle fait valoir que ces données sont nettement moins détaillées que celles échangées dans les affaires ayant donné lieu à sanction (affaires précitées des palaces parisiens, de la téléphonie mobile, des tracteurs anglais) et sont en revanche comparables à celles ayant donné lieu à une décision de non-lieu (affaire précitée des loueurs de voitures). Elle soutient qu’en outre, en l’espèce, les informations obtenues sur une base mensuelle sont largement détériorées par deux effets qui se cumulent et les rendent inexploitables par les émetteurs. Le premier effet résiderait dans l’existence de multiples décalages entre le moment où un émetteur fait application de sa politique marketing, commerciale et tarifaire auprès d’un client et celui où les résultats de cette politique pourraient être susceptibles de se traduire dans les données communiquées par la CRT (décalages entre la négociation des conditions commerciales et l’émission des titres, entre leur émission et leur remise aux salariés, entre cette remise et leur utilisation par les salariés, entre cette utilisation et leur remise par les affiliés à la CRT). Le second effet tiendrait dans la variabilité du délai résultant de l’hétérogénéité des comportements à l’origine de ces décalages, qui peut se limiter à quelques jours ou s’étaler sur plus d’un an (l’échelle du millésime du titre étant de 14 mois), ce qui brouillerait le lien entre les changements de prix mis en œuvre (du côté de l’émission) et leur éventuelle traduction

– laquelle ne pourrait être que diffuse – dans les volumes observés à un moment donné (sur la face acceptation) et rendrait ainsi impossible toute interprétation de ces volumes. Up déduit de ces deux effets qu’il n’existe aucune symétrie, à l’échelle mensuelle, entre les parts de marché face acceptation et face émission. Elle avance que ce n’est qu’à l’échelle d’un millésime (soit 14 mois) qu’il peut exister une symétrie entre les volumes émis et ceux traités par la CRT, sous réserve des titres perdus et périmés. Or, c’est précisément à cette échelle du millésime que les parts de marché des émetteurs face acceptation étaient publiées par la CNTR. Ainsi, faute d’apporter davantage de précisions aux émetteurs sur le comportement de leurs concurrents, les données communiquées par la CRT ne seraient pas plus stratégiques que celles publiées par la CNTR. En outre, la comparaison, figurant dans la décision attaquée (§ 528), entre l’ancienneté des données et la fréquence des négociations tarifaires intervenant dans le secteur serait inopérante, dès lors que le décalage entre le moment où les TR sont négociés sur la face émission et celui où ils sont traités par la CRT ne serait pas limité à 6 mois.

244. En second lieu, s’agissant du secteur des TR, Up rappelle que ce secteur est marqué par une grande hétérogénéité des clients et des tarifs, les clients les plus importants bénéficiant de tarifs nettement plus avantageux, au point d’être négatifs, et ces tarifs étant très dispersés, y compris au sein d’une même catégorie de clients, comme en attesterait l’analyse économique réalisée, le 28 avril 2019, par un cabinet de conseil. Il en résulterait que les données communiquées par la CRT seraient trop agrégées pour permettre d’en tirer un enseignement sur la politique commerciale d’un concurrent. D’où l’intérêt de recourir à des outils internes de suivi de l’évolution du marché, en collectant des informations auprès des anciens et nouveaux clients. En outre, Up considère que l’Autorité n’explique pas en quoi, dans un contexte de prix bas, des mesures de représailles auraient pu être différentes de ce niveau existant de prix : l’éventuelle application de taux de commissions encore plus faibles ou négatifs face émission constituerait le simple prolongement de la tendance observée sur le marché et ne saurait ainsi constituer une quelconque mesure de représailles.

245. La CRT développe un argumentaire comparable, notamment, pour contester le caractère stratégique des données communiquées et la réduction de l’incertitude sur le marché qui en découlerait. Elle fait plus spécifiquement valoir que, si l’utilisation des informations diffusées peut être présumée en vertu de la jurisprudence européenne, encore faut-il démontrer qu’il s’agit d’informations stratégiques. Sur ce point, elle estime que, quand bien même la durée du décalage entre l’émission et le traitement des TR resterait inférieure aux fréquences de fixation des tarifs par les émetteurs, l’Autorité ne démontre pas en quoi les informations échangées permettaient à chacun d’eux d’identifier la stratégie commerciale de ses concurrents.

246. Dans ses observations, l’Autorité rappelle que, selon une jurisprudence européenne constante, la notion de pratique concertée implique, outre une concertation entre les entreprises concernées, un comportement sur le marché et un lien de cause à effet entre ces deux éléments. Elle estime qu’en l’espèce, ces trois conditions cumulatives sont remplies.

247. S’agissant de la première condition, elle se réfère, tout d’abord, au paragraphe 61 des lignes directrices horizontales de la Commission européenne, aux termes duquel « [u]n échange d’informations peut constituer une pratique concertée s’il diminue l’incertitude stratégique sur le marché et, partant, facilite la collusion, c’est-à-dire si les données échangées présentent un caractère stratégique. En conséquence, l’échange de données stratégiques entre concurrents équivaut à une concertation, en ce qu’il diminue l’indépendance de comportement des concurrents sur le marché et leur incitation à se livrer concurrence ». Elle en déduit qu’un échange d’informations entre concurrents qui diminue l’incertitude stratégique sur le marché constitue, en tant que tel, une concertation. Elle considère qu’en l’espèce, la décision attaquée a démontré en quoi les informations échangées étaient stratégiques et, dès lors, en quoi les échanges en cause avaient diminué l’incertitude stratégique sur le marché. Elle en tire la conséquence que la condition tenant à la concertation est remplie, tout en renvoyant sur ce point à ses observations sur les effets des pratiques.

248. À cet égard, elle observe que les informations échangées sur les parts de marché des émetteurs ont trait aux « quantités » et aux « ventes » et peuvent à ce titre relever de la liste exemplative des données stratégiques figurant dans les lignes directrices horizontales de la Commission européenne (§ 86). Elle rappelle que, selon lesdites lignes directrices, la qualification d’information stratégique requiert d’analyser le niveau de désagrégation de l’information, son ancienneté, le contexte de marché et la fréquence des échanges.

249. En ce qui concerne la fréquence des échanges, elle relève qu’ils se sont déroulés une fois par mois, pendant toute la durée des pratiques reprochées et que cette fréquence mensuelle accroît la probabilité de la collusion.

250. Quant au contexte du marché, elle se livre à une analyse et à une appréciation d’une série d’éléments : niveau de concentration et de stabilité du marché, existence de barrières à l’entrée, probabilité de représailles suffisamment crédibles et rapides, état de la transparence du marché sur la face émission.

251. Sur le niveau de concentration du marché et l’existence de barrières à l’entrée, elle indique notamment que, jusqu’à la fin de l’année 2012, seuls les quatre émetteurs historiques étaient présents sur le marché et que, si quatre nouveaux émetteurs sont ensuite apparus sur le marché, ils n’ont représenté au mieux, jusqu’en 2016, que 1, 5 % de la valeur faciale émise tous supports confondus (TR papier et dématérialisés).

252. Sur la stabilité du marché, elle rappelle, en s’appuyant sur les lignes directrices précitées (§ 81), qu’il s’agit d’un facteur propice à la collusion, cette stabilité permettant d’écarter a priori les chocs de demande ou d’offre et l’impact d’éléments exogènes ayant une incidence significative sur la lisibilité des parts de marché des émetteurs. En l’espèce, au soutien de son appréciation de la stabilité du marché, elle fait valoir que la progression de Natixis Intertitres sur le marché, ainsi que la tendance baissière d’Up et Sodexo, sont à relativiser. En outre, la plus grande volatilité des parts de marché sur le segment des entreprises de plus de 5 000 salariés n’a pas conduit, selon elle, à déstabiliser les positions des opérateurs sur le marché global des TR dans la mesure où ces entreprises ne représenteraient qu’entre 13 et 17 % du volume total des TR. Au surplus, la mobilité des clients serait plus faible pour les « grands comptes » (qui représenterait une catégorie de clients plus importante que celle des entreprises de plus de 5 000 salariés). Elle estime que, dans un contexte propice à la concurrence (compte tenu de la courte durée des contrats et des préavis dans ce secteur, de l’homogénéité des services proposés et de l’absence de contraintes logistiques pour les entreprises clientes à changer d’émetteur), la faible volatilité desdites entreprises sur le marché serait d’autant plus remarquable. Elle précise que les taux de rotation supérieurs enregistrés pour Natixis Intertitres ne sont pas suffisants pour remettre en cause le constat d’une faible mobilité des clients entre émetteurs. De même, selon elle, la baisse continue des taux de commission face émission, sur l’ensemble des segments de clientèles, ne dément pas l’existence d’une faible intensité concurrentielle du côté de l’offre : cette baisse serait propre au fonctionnement de ce marché, dans lequel la face émission est plus sensible au prix que la face acceptation, ce qui conduirait naturellement à un report des commissions de la face émission sur la face acceptation. Ainsi, la diminution des taux de commission face émission ne suffirait pas pour établir un fonctionnement concurrentiel du marché ; encore faudrait-il prendre en compte la longueur de cette période de baisse (de 2010 à 2016), ainsi que la progression parallèle des taux de commission face acceptation (de 23 à 64 %), ce qui aboutirait, sur cette période, à une augmentation des taux de commission cumulés sur les deux faces de 4 %. Il s’ensuivrait que cette diminution des taux face émission ne correspondrait pas nécessairement à une diminution des revenus des émetteurs, ces derniers étant déterminés par le taux de commission cumulé, ainsi que par les revenus de trésorerie.

253. En réponse à l’interrogation des requérantes sur l’identification de la ligne d’action commune découlant des échanges d’informations, l’Autorité indique que celle-ci repose sur la stabilité de la position des émetteurs sur le marché et que cette stabilité les incitait à ne pas adopter de politique tarifaire agressive. Elle renvoie sur ce point, notamment, au paragraphe 531 de la décision attaquée. Dans sa note en réponse à l’étude économique d’un cabinet de conseil du 10 avril 2020, elle précise qu’une coordination tacite sur une stabilité des parts de marché était suffisante : il n’était pas nécessaire de se coordonner sur le niveau des taux de commission. Elle explique en outre que, pour éviter une déstabilisation des parts de marchés, chaque opérateur devait veiller à ne pas mettre en œuvre une politique tarifaire trop agressive et qu’à cet égard les échanges d’informations permettaient de détecter si l’un d’eux avait entrepris d’accroître sa part de marché au détriment de ses concurrents et, partant, de dissuader la mise en œuvre de stratégies commerciales agressives.

254. Sur la possibilité de représailles suffisamment crédibles et rapides, elle relève, notamment, qu’en cas d’appel d’offres, les émetteurs ont connaissance, via l’entreprise cliente, de l’identité de l’émetteur ayant remporté le précédent appel d’offres, de sorte qu’un émetteur est en mesure de cibler ses mesures de représailles s’il constate une baisse significative des parts de marché d’un autre émetteur grâce aux informations échangées. En outre, la circonstance que des taux de commission particulièrement bas, voire négatifs, existent sur la face émission ne serait pas un obstacle à la mise en œuvre d’une mesure de représailles consistant en une baisse accrue de ces taux. En effet, la charge qui en résulterait pour celui qui y procéderait pourrait être compensée par les revenus qu’il dégagerait ainsi sur la face acceptation. Au surplus, en tout état de cause, l’absence d’éléments démontrant la mise en œuvre de mesures de représailles ne fait pas obstacle à la circonstance que des représailles étaient probables en cas de déviation de la ligne commune. Bien plus, l’absence de mesures de représailles serait cohérente avec l’efficacité de l’effet de dissuasion généré par les échanges d’informations.

255. Sur l’état de la transparence du marché face émission, l’Autorité estime qu’une moindre transparence face émission n’empêche pas la mise en œuvre d’une collusion par les émetteurs. En effet, selon elle, compte tenu de la transparence tarifaire forte face acceptation, de l’homogénéité des services sur lesquels portent les échanges d’informations et de l’identité du circuit de remboursement des TR pour les quatre émetteurs (via la CRT), ces derniers n’ont pas besoin de connaître précisément les pratiques tarifaires de leurs concurrents, face émission, pour qu’une collusion puisse s’opérer. En outre, elle relève qu’Edenred reconnaît implicitement que pour 70 à 80 % de son volume d’émission, il n’y a pas de communication, par les entreprises clientes, de l’identité de l’émetteur qui les fournit, ce qui relativise la thèse de cette entreprise selon laquelle l’absence de transparence initiale face émission devrait être nuancée.

256. S’agissant des caractéristiques des informations échangées, elle se livre à une analyse portant sur les points suivants : ancienneté et globalité des données, pertinence des données en volume, correspondance entre l’évolution des parts de marché et des taux de commission, confidentialité des données, obtention d’informations via des outils internes.

257. Sur l’ancienneté des données, elle rappelle que, selon la décision attaquée (§ 528), le décalage entre le moment de la négociation des titres avec les entreprises clientes et leur traitement par la CRT – qui serait en moyenne de 2 à 6 mois – demeurait largement inférieur à la fréquence annuelle, voire supra-annuelle, de fixation des tarifs des émetteurs : face acceptation, les tarifs des commissions, rendus publics par la CRT, sont fixés pour une année et appliqués à plus de 70 % de la valeur faciale des titres émis ; face émission, les conditions générales tarifaires (applicables à une minorité de la clientèle) sont généralement conclues pour une année et la durée de certains contrats est supra-annuelle. Elle estime que la portée de ce décalage temporel doit être relativisée compte tenu du degré d’inertie et de l’absence de facteurs exogènes des variations de parts de marché, ces éléments permettant de faciliter la détection de baisses tarifaires significatives et, incidemment, la dissuasion de telles opérations.

258. En outre, elle indique que les contrats étant d’une durée de plusieurs mois, en abaissant ses tarifs, un émetteur ne pourra pas capter une part de marché importante avant d’être détecté par ses concurrents. De surcroît, selon elle, les clients captés par l’opérateur déviant pourront être reconquis à une relative brève échéance, une fois la déviation identifiée. Elle en déduit qu’eu égard au risque de représailles permis par l’échange d’informations, la déviation sera peu profitable.

259. Par ailleurs, la circonstance qu’il soit impossible pour l’émetteur d’identifier quel segment de clientèle était concerné par le réajustement tarifaire ne serait pas un obstacle à la détection rapide par chaque émetteur, à la suite de la communication de la CRT, d’un changement significatif de politique tarifaire de l’émetteur déviant. De même, la circonstance qu’à l’échelle d’un portefeuille d’entreprises clientes, les renégociations tarifaires peuvent intervenir à des dates variables et tout au long de l’année, ne remettrait pas en cause le fait qu’une baisse significative et générale des tarifs émission, tous segments de clientèle confondus, se serait nécessairement répercutée sur le nombre de titres traités par la CRT, de sorte qu’une telle baisse aurait été identifiée par l’ensemble des émetteurs.

260. Au surplus, les délais de préavis, requis pour le passage d’un client d’un émetteur à un autre, qui serait en moyenne de 2 à 4 mois, n’empêcheraient ni l’interprétation des données, ni la mise en œuvre de représailles, et à supposer que ces délais soient significativement plus longs pour les clients les plus importants, lesdits délais retarderaient le moment auquel la déviation d’un concurrent serait identifiée, mais aussi le moment auquel l’émetteur déviant commencera à percevoir les profits de sa déviation.

261. Sur le caractère global des données, l’Autorité relève que les informations communiquées par la CRT, concernant l’ensemble des segments de clientèle, diffèrent de celles, plus détaillées, mais moins exhaustives, auxquelles ont accès les équipes commerciales des émetteurs, lesquelles donnent peu d’indications sur la performance globale des concurrents et peuvent, en outre, pâtir de l’imperfection de la collecte d’informations sur le terrain. En outre, selon elle, il ressort de l’étude économique commune aux parties que les grandes variations de parts de marché sur le segment des clients de 5 000 employés et plus sont observables sur la part de marché cumulée sur l’ensemble des clients : ce segment représentant entre 10 et 20 % du marché global, toute variation importante sur ce segment sera répercutée sur le marché global, de sorte que toute tentative de déviation sur ce segment sera aisément identifiable sur les parts de marché globales grâce aux informations échangées par la CRT. Il résulterait également de cette étude qu’une variation de parts de marché au sein d’un segment de clientèle n’est pas forcément significative d’une agressivité commerciale déstabilisant l’équilibre de la collusion : dès lors que ces variations, de segment à segment, se compensent au global (en volume ou en valeur), il ne serait pas nécessaire, pour les émetteurs concurrents, afin de maintenir une stabilité interne à l’entente, de pouvoir précisément identifier le segment sur lequel se produira cette variation. Il résulterait, en outre, de cette étude que des données de parts de marchés par segment peuvent être relativement artificielles. En effet, le volume total de chaque segment serait susceptible de varier en fonction des entrées et des sorties de clients et de l’évolution des effectifs des entreprises qui sont susceptibles de basculer d’un segment à l’autre en raison des effets de seuil liés à ces segments. Or, ce type de basculement serait susceptible d’introduire des biais dans la comptabilité des parts de marché d’un mois au suivant : dans ce cas, les parts de marché de l’émetteur seront modifiées dans chacun des segments concernés, sans que cela ne reflète une modification de la stratégie de l’émetteur. Par ailleurs, l’Autorité rappelle que, dans l’affaire de la téléphonie mobile, précitée, la Cour de cassation a admis que des données globales peuvent être stratégiques.

262. Sur la pertinence des données en volume, elle estime que les différences entre la part de marché en volume et celle en valeur ne remettent pas en cause le constat selon lequel la part de marché en volume demeure un indicateur utile. D’ailleurs, le nombre de titres traités serait égale à la part de marché « en valeur faciale », étant donné l’égalité ou du moins la proximité de la valeur faciale moyenne unitaire des TR entre les émetteurs. En outre, une déviation d’un émetteur, qui viserait à capter de la part de marché sur les clients les plus profitables et à perdre de la part de marché sur les clients les moins profitables, serait peu réaliste. En effet, d’un côté, les petits clients mettraient longtemps à être reconquis et, d’un autre côté, la conquête de grands clients entraînerait rapidement une modification significative des parts de marché et l’identité de l’entreprise se lançant dans cette conquête pourrait être détectée grâce à la veille de marché effectuée par les émetteurs.

263. Sur la correspondance entre l’évolution des parts de marché et des taux de commission, l’Autorité fait valoir que des facteurs exogènes ne peuvent être considérés comme rendant le marché si instable qu’il serait difficile d’interpréter les données communiquées sur les parts de marché. En outre, à supposer qu’une augmentation des parts de marché d’un émetteur puisse découler du démarchage d’entreprises nouvelles sur le marché, les données transmises, qui comprennent le nombre de titres traités par chaque émetteur, permettraient d’identifier cette cause spécifique d’évolution des parts de marché. En effet, dans ce cas, les volumes du concurrent dont les parts de marché augmentent s’accroîtraient, sans que ceux des autres concurrents ne diminuent.

264. Sur la confidentialité des données échangées, l’Autorité estime qu’elles étaient plus utiles pour les émetteurs que celles transmises par la CNTR : plus récentes et plus rapprochées dans le temps, elles leur permettaient de surveiller plus régulièrement, avec une fréquence élevée (au regard de la durée des contrats), les politiques tarifaires menées face émission par leurs concurrents et, partant, de réagir plus rapidement en cas de variations trop fortes des parts de marché. Elle relève, en outre, que les demandes de protection qui lui ont été soumises en décembre 2016, au titre du secret des affaires, concernant le nombre de TR émis en 2016, étaient motivées notamment par la circonstance que les concurrents pourraient adapter leur comportement en fonction de ces données si elles étaient rendues publiques, ce qui constituerait un indice supplémentaire du caractère stratégique des informations transmises par la CRT.

265. Sur l’obtention des informations via des outils internes, elle considère que celles communiquées par la CRT, plus globales et exhaustives, étaient complémentaires et permettaient, en outre, de vérifier la véracité de celles collectées au moyen desdits outils.

266. S’agissant de la deuxième condition de caractérisation d’une pratique concertée, tenant au comportement des entreprises sur le marché, elle fait valoir qu’il ressort de la jurisprudence européenne que la seule présence sur le marché des entreprises – concernées par la concertation – suffit à remplir cette condition, et que tel était le cas en l’espèce, dès lors que, pendant la durée des pratiques, les requérantes étaient actives sur le marché des TR.

267. S’agissant de la troisième et dernière condition de caractérisation d’une pratique concertée, l’Autorité fait valoir que, selon les lignes directrices précitées et une jurisprudence européenne constante, le lien de causalité est présumé en matière d’échanges d’informations stratégiques (lorsque les entreprises parties auxdits échanges demeurent actives sur le marché). Elle estime que, contrairement à ce qu’avance Sodexo, l’argument tiré du fait que cette présomption n’aurait été appliquée qu’en matière de restriction de concurrence par objet est inopérant dès lors que l’identification d’une pratique concertée intervient en amont de sa qualification en tant que restriction par objet ou par effet. Elle observe que les pratiques d’échanges d’information ont duré près de cinq ans sur une base mensuelle régulière et estime que cette circonstance accroît la force de cette présomption. Elle relève, en outre, que les requérantes n’apportent aucun élément de nature à renverser cette présomption et que l’objectif de répartition des charges de fonctionnement de la CRT ne saurait, en tout état de cause, renverser cette présomption.

268. Octoplus soutient également que les échanges d’information en cause ont réduit le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché des TR et développe un argumentaire comparable à celui de l’Autorité, tenant compte de la structure du marché, de la nature, de la périodicité et de la destination des informations échangées.

269. Sur la structure du marché, elle fait plus particulièrement valoir que, si la concurrence s’exerçait effectivement sur la face émission, l’analyse économique s’attendrait à constater une évolution chaotique avec des pertes et des gains significatifs de tous les acteurs et l’élimination rapide du plus faible d’entre eux, à savoir Up, et non la progression régulière d’un seul acteur, à savoir Natixis Intertitres. Selon elle, cette progression serait l’indice d’un mécanisme rigoureux de répartition des clients en fonction des gains et pertes de chacun, visant à garantir à cette entreprise qu’elle gagne davantage à rester dans l’entente qu’à en sortir, tout en s’assurant que sa croissance en volume ne se fasse pas au détriment des autres émetteurs historiques mais via des entreprises accédant pour la première fois à l’usage des TR. À cet égard, elle indique qu’il est probable que la croissance de Natixis Intertitres, sans perte de volumes pour les autres acteurs, soit due à des ventes auprès d’entreprises n’utilisant pas antérieurement les services d’un autre émetteur, l’originalité de son modèle de vente, via ses agences bancaires, lui permettant d’atteindre des petites entreprises que ses concurrents ne démarchaient pas ou très peu.

270. Sur la nature et la périodicité des informations échangées, Octoplus fait valoir qu’aucune entreprise ou consommateur ne conservant des TR à des fins de thésaurisation (la durée d’écoulement étant limitée), la valeur des TR de chaque émetteur, écoulés dans le mois (auprès des restaurateurs et autres acceptants), correspond au nombre de ceux vendus sur la face émission (auprès des entreprises), sous réserve de ceux périmés ou perdus (dont le taux serait connu des émetteurs, comme de la CRT, et n’aurait pas de raison de varier selon l’émetteur). Ainsi, selon elle, l’échange mensuel d’informations concernant les parts de marché (sur la face acceptation) permettait aux émetteurs historiques de surveiller sans difficulté la répartition du marché et son évolution et de vérifier que la répartition mise en œuvre était respectée (sur la face émission), afin de s’assurer de la stabilité globale du marché des TR. À cet égard, elle soutient que la nette stabilité des parts de marché, malgré la croissance du marché des TR, démontre la collusion qui existait entre les émetteurs historiques, ces derniers, au moyen des échanges d’informations, ayant pu organiser un partage du marché pour s’assurer que toute perte de client se trouvait compensée par un gain de clientèle. Selon Octoplus, il importe peu que les parts de marché diffusées par la CRT soient globales : celles-ci n’étant que l’addition des parts de marché par catégories de clients, une variation sur l’une des catégories aurait mathématiquement et directement un impact sur la part de marché globale. Au demeurant, les parts de marché prétendument globales étaient désagrégées entre la métropole et les départements, régions ou territoires ultramarins. En outre, le décalage entre l’émission et le traitement des TR n’étant que de deux à trois mois selon la CRT (décision attaquée, paragraphe 111), ce décalage ne serait pas de nature à rendre les données échangées mensuellement inutiles et obsolètes : ces données permettraient de s’apercevoir rapidement si une entreprise adoptait un comportement déviant et de reconstituer la stratégie commerciale récente d’un concurrent. Il en irait d’autant plus ainsi en raison de la forte inertie du portefeuille client : quelques semaines de décalage ne permettraient pas à un concurrent de modifier structurellement sa position sur le marché sans que ses concurrents ne s’en aperçoivent. Au surplus, ce délai moyen de décalage, de deux à trois mois, serait nettement inférieur, d’une part, à la fixation annuelle des tarifs appliqués aux commerçants pour le traitement des TR (face acceptation) et, d’autre part, à la durée des contrats conclus avec les entreprises clientes (face émission).

271. Sur la destination des informations échangées, Octoplus fait valoir qu’il suffit que l’action provienne d’une personne autorisée à agir pour le compte de l’entreprise, peu important que cette personne soit en charge ou non des orientations stratégiques de celle-ci, pour que les faits illicites puissent être imputés à ladite entreprise et sanctionnés en tant qu’infraction au droit de la concurrence. Elle rappelle qu’en l’espèce les informations ont été transmises aux DAF, qu’elle définit comme des cadres dirigeants des entreprises et membres des comités de direction, non exclusivement chargés de la régularité comptable des opérations, mais directement concernés par la stratégie commerciale, notamment par les taux de commission proposés aux clients. Ainsi, il ne serait pas sérieux de prétendre, pour échapper à l’application de la présomption d’utilisation des données reçues, que les protagonistes au cœur des échanges d’informations n’auraient pas eu la moindre influence sur la stratégie commerciale.

272. Les syndicats de la restauration (SNRTC et SNRPO) développent un argumentaire comparable. Ils font plus particulièrement valoir que, comme l’a relevé l’Autorité dans la décision attaquée (§ 176, 2010 et 250), les commissions des émetteurs historiques ont été progressivement déplacées de la face émission à la face acceptation et qu’au-delà de ce déplacement, les taux de commission cumulés sur les deux faces ont augmenté de 4 % entre 2010 et 2016, sans que cette augmentation n’ait été accompagnée selon eux de la mise en place de nouveaux services ou de l’amélioration de ceux déjà existants. Ils précisent que les commissions TR versés par les restaurateurs à la CRT ont augmenté de 119 % entre 2005 et 2014, tandis que l’évolution des prix à la consommation était de + 16 % sur la même période. Ils indiquent que l’ensemble des coûts de fonctionnement du système est ainsi supporté par les restaurateurs, sans que ces derniers ne disposent d’un pouvoir de négociation suffisant pour s’opposer à l’hégémonie des émetteurs historiques et de la CRT dont ils demeurent captifs. Ils estiment inadmissible que le système français des TR, financé par les fonds publics (au moyen d’avantages fiscaux et sociaux), soutenu par le développement d’économies d’échelle liées au progrès technologique et à une augmentation de l’assiette des TR (restaurateurs et autres commerçant affiliés), ait conduit notamment à un accroissement constant des coûts liés aux TR pour les restaurateurs. Par ailleurs, ils contestent l’argument avancé par les requérantes selon lequel l’échange des données en cause avait pour seul objet de justifier la répartition des coûts de fonctionnement de la CRT entre les émetteurs historiques. Ils font valoir en ce sens qu’il était possible de calculer les coûts sans que ces informations ne soient échangées entre les émetteurs historiques. En effet, il aurait suffi que la CRT communique à chacun d’entre eux le nombre de TR traités le concernant, le nombre total de TR traités sur la période concernée, et, le cas échéant, la proportion que représentait le nombre de TR traités le concernant par rapport au nombre total de TR traités pendant ladite période. Ces données auraient été suffisantes pour que chaque émetteur historique détermine les coûts qui lui étaient applicables. Elles lui auraient permis de connaitre ses propres parts de marché, sans disposer des données concernant ses concurrents.

273. Le ministre chargé de l’économie développe un argumentaire comparable à celui de l’Autorité et d’Octoplus. Il fait plus particulièrement valoir que le marché des TR s’inscrit dans un contexte spécifique où les quatre émetteurs visés par les pratiques détiennent la quasi-totalité des parts de marché et sont réunis au sein d’une structure commune et se trouve caractérisé par une forte inertie des entreprises et un faible taux d’attrition, ainsi que par une transparence tarifaire forte sur la face acceptation. Il estime que, dès lors, la concurrence n’est pas en mesure de s’exprimer sans être immédiatement visible. Il considère, en outre, que c’est à juste titre que l’Autorité, dans la décision attaquée, a retenu que les informations échangées ont permis à chaque émetteur d’identifier la ligne stratégique des autres émetteurs concurrents sur la face émission et, par conséquent, de détecter tout changement de stratégie tarifaire, afin de dissuader tout comportement agressif de la part de l’un d’entre eux, contribuant ainsi à diminuer l’incertitude sur le marché des TR et à réduire l’autonomie commerciale des émetteurs concernés. Il indique, au surplus, que l’utilisation des informations stratégiques communiquées a valablement pu être présumée par leur seule réception, faute de distanciation publique des émetteurs concernés.

274. Le ministère public développe un argumentaire comparable.

Sur ce, la Cour :

275. Selon une jurisprudence constante, une pratique concertée constitue une forme de coordination entre entreprises qui, sans avoir été poussée jusqu’à la réalisation d’une convention proprement dite, substitue sciemment une coopération pratique entre elles aux risques de la concurrence (voir, notamment, arrêts du 16 décembre 1975, Suiker Unie e.a./Commission, 40/73 à 48/73, 50/73, 54/73 à 56/73, 111/73, 113/73, 114/73, point 26, du 14 juillet 1981, Züchner, 172/80, point 12, du 31 mars 1993, Ahlström Osakeyhtiö e.a./Commission, C-89/85, C-104/85, C-114/85, C-116/85, C-117/85 et C-125/85 et C-129/85, point 63, et du 4 juin 2009, T-Mobile Netherlands e.a., C-8/08, point 26).

276. S’agissant de l’échange d’informations entre concurrents, la Cour de justice a rappelé que les critères de coordination et de coopération – constitutifs d’une pratique concertée – loin d’exiger l’élaboration d’un véritable « plan », doivent être compris à la lumière de la conception inhérente aux dispositions du traité relatives à la concurrence, selon laquelle tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu’il entend suivre sur le marché (voir, notamment, les arrêts précités, Suiker Unie e.a./Commission, Züchner, point 13, Ahlström Osakeyhtiö e.a./Commission, point 63, T-Mobile Netherlands e.a., point 32, ainsi que les arrêts du 28 mai 1998, John Deere/Commission, C-7/95 P, point 86, et du 19 mars 2015, Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, C-286/13 P, point 119).

277. La Cour de justice a jugé que, si cette exigence d’autonomie décisionnelle n’exclut pas le droit des opérateurs économiques de s’adapter intelligemment au comportement constaté ou à escompter de leurs concurrents, elle s’oppose cependant rigoureusement à toute prise de contact (direct ou indirect) entre eux, de nature soit à influencer le comportement sur le marché d’un concurrent actuel ou potentiel, soit à dévoiler à un tel concurrent le comportement que l’on est décidé à tenir soi-même sur ce marché ou que l’on envisage d’adopter sur celui-ci, lorsque ces contacts ont pour objet ou pour effet d’aboutir à des conditions de concurrence qui ne correspondraient pas aux conditions normales du marché en cause, compte tenu de la nature des produits ou des prestations fournies, de l’importance et du nombre des entreprises et du volume dudit marché (voir, notamment, les arrêts précités Suiker Unie e.a./Commission, point 174, Züchner, point 14, John Deere/Commission, point 87, T-Mobile Netherlands e.a., point 33, et Dole Food et Dole Fresh Fruit Europe/Commission, point 120).

278. À cet égard, la Cour de justice a précisé que l’échange d’informations entre concurrents est contraire aux règles de concurrence lorsqu’il atténue ou supprime le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché en cause, avec comme conséquence une restriction de la concurrence entre entreprises (arrêts précités, John Deere/Commission, points 88 et suivants, et T-Mobile Netherlands e.a, point 35, et, notamment, arrêt du 2 octobre 2003, Thyssen Stahl AG/Commission, C-194/99 P, point 81).

279. Pour déterminer si un échange d’informations entre concurrents atténue ou supprime le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché, et revêt ainsi un caractère restrictif de concurrence, les juridictions européennes tiennent compte des caractéristiques à la fois du marché, de l’échange et des informations échangées (arrêts précités, John Deere/Commission, points 88 et suivants, et Thyssen Stahl AG/Commission, points 86 à 89).

280. La Cour de justice a ainsi précisé que, si, en principe, sur un marché véritablement concurrentiel, la transparence entre les opérateurs économiques est de nature à concourir à l’intensification de la concurrence entre les offreurs, dès lors que dans une telle hypothèse, la circonstance qu’un opérateur économique tienne compte des informations sur le fonctionnement du marché, dont il dispose grâce au système d’échange d’informations, pour adapter son comportement sur le marché n’est pas de nature, compte tenu du caractère atomisé de l’offre, à atténuer ou à supprimer, pour les autres opérateurs économiques, toute incertitude quant au caractère prévisible des comportements de ses concurrents, en revanche, sur un marché oligopolistique fortement concentré, l’échange d’informations est de nature à permettre aux entreprises de connaître les positions sur le marché ainsi que la stratégie commerciale de leurs concurrents et, de ce fait, à altérer sensiblement la concurrence qui subsiste entre les opérateurs économiques (arrêts précités, John Deere/Commission, points 88 et suivants, Thyssen Stahl AG/Commission, point 84, et T-Mobile Netherlands e.a, point 34, ainsi que l’arrêt du 23 novembre 2006, Asnef-Equifax, C-238/05, point 58).

281. D’une manière plus générale, la Cour de justice a jugé que la notion de pratique concertée implique, outre une concertation entre les entreprises, un comportement sur le marché faisant suite à cette concertation et un lien de cause à effet entre ces deux éléments (voir, notamment, arrêts du 8 juillet 1999, Hüls/ Commission, C-199/92P, point 161, et Anic Partecipazioni, C-49/92P, point 118). Elle a néanmoins tempéré cette exigence en indiquant qu’il y a lieu de présumer – sous réserve de preuve contraire qu’il incombe aux opérateurs intéressés de rapporter – que les entreprises participant à la concertation et qui demeurent actives sur le marché tiennent compte des informations échangées avec leurs concurrents pour déterminer leur comportement sur le marché et qu’il en va d’autant plus ainsi lorsque la concertation a lieu sur une base régulière au cours d’une longue période (voir, notamment, les arrêts précités, Hüls/ Commission, point 162, Commission/Anic Partecipazioni, point 121, T-Mobile Netherlands e.a., points 51 et 61, et les arrêts du 21 janvier 2016, Eturas e.a., C-74/14, point 33, et du 16 juin 2022, Quanta Storage, C- 699/19P, point 142).

282. À cet égard, la Cour de justice a précisé que, lorsqu’il est établi que des entreprises ont participé à une concertation et qu’elles sont restées actives sur le marché considéré, il est justifié d’exiger qu’elles rapportent la preuve que cette concertation n’a pas eu d’influence sur leur comportement sur ce marché et qu’à cette fin, ce qui importe est de savoir si le ou les contacts qui ont eu lieu ont offert à celles-ci la possibilité de tenir compte des informations échangées avec leurs concurrents pour déterminer leur comportement sur ledit marché et de substituer sciemment une coopération pratique entre elles au risque de la concurrence (voir, notamment, arrêt précité, T-Mobile Netherlands e.a., point 61).

283. En l’espèce, il convient d’examiner si la pratique d’échange d’informations en cause répond à l’ensemble des conditions de qualification d’une pratique concertée.

284. En premier lieu, il est constant que la diffusion, par la CRT, au moyen de courriels circulaires, d’informations portant sur le nombre de TR traités par elle au cours du mois précédent, pour le compte de chacun des émetteurs historiques, ainsi que sur leurs parts de marché respectives, suppose, en raison de leur caractère confidentiel (ces informations n’étant pas diffusées par la CNTR), un accord, au moins tacite, entre chacun d’eux, à la fois en tant que concurrents directs et membres de cet organisme commun.

285. Il en va d’autant plus ainsi que cette diffusion a eu lieu à un rythme soutenu, sur une base mensuelle, pendant plus de cinq ans (du 5 juillet 2010 au 31 décembre 2015), sans que la moindre opposition à cette diffusion ne soit alléguée. Plus précisément, si cette diffusion est établie par des éléments de preuve directe entre le 5 juillet 2010 et le 2 juillet 2013, il résulte d’autres éléments du dossier que, contrairement à ce que soutiennent Natixis et Natixis Intertitres, les échanges d’informations reprochés se sont poursuivis de manière continue jusqu’à 31 décembre 2015. En effet, lors de son audition, déjà évoquée, le directeur général de la CRT a présenté ces échanges comme une pratique continue (« depuis toujours »), n’ayant cessé que le 1er janvier 2016. Ces déclarations, dont la fiabilité ne saurait être utilement contestée, la CRT étant bien placée pour en témoigner comme étant à la source de cette diffusion, sont, en outre, étayées par un courriel interne de cet organisme, ainsi que par les observations de celui-ci devant l’Autorité, comme cette dernière l’a relevé à juste titre dans sa décision (§ 285, 556 et 566).

286. Au surplus, il est constant que, lors des réunions mensuelles du bureau de la CRT, rassemblant les représentants des émetteurs historiques, des données relatives à leurs parts de marché respectives ont été communiquées.

287. Il ne s’agit donc pas d’une simple pratique unilatérale, qui reposerait sur la seule volonté de la CRT, mais d’échanges concertés d’informations, procédant d’un concours de volontés.

288. À cet égard, la circonstance, invoquée par certaines requérantes, selon laquelle cet échange d’informations aurait eu pour seul objectif de s’assurer de la bonne répartition des coûts de fonctionnement de la CRT entre ses membres, est inopérante. À supposer même qu’il soit établi que la mise en place de ce mécanisme ait poursuivi cet objectif, et non pas celui de restreindre la concurrence, de telles considérations ne sont pas pertinentes aux fins de l’application de l’article 101, paragraphe 1, du TFUE (voir, en ce sens, les arrêts du 6 avril 2006, General Motors/Commission, C-551/03P, point 64, et du 20 novembre 2008, Beef Industry e.a., C-209/07, point 21).

289. La première condition de caractérisation d’une pratique concertée se trouve ainsi remplie.

290. En deuxième lieu, il est constant que les émetteurs historiques, ayant participé à ces échanges, par l’intermédiaire de leur organisme commun, sont demeurés actifs sur le marché des TR. Ce constat suffit, en vertu de la jurisprudence européenne précitée, à satisfaire à la deuxième condition de qualification d’une pratique concertée.

291. En troisième lieu, il convient d’examiner si, en vertu de ladite jurisprudence, il y a lieu de présumer que les émetteurs historiques ont tenu compte des informations échangées pour déterminer leur comportement sur le marché.

292. Sur ce point, il importe de relever, tout d’abord, que la jurisprudence précitée ne subordonne nullement l’application de cette présomption d’utilisation des informations échangées à l’existence d’une restriction par objet. En effet, dans l’arrêt T-Mobile Netherlands e.a., précité, point 58, la Cour de justice a précisé qu’il découle des points 121 de l’arrêt Commission/Anic Participazioni et 162 de l’arrêt Hüls/Commission que, d’une part, l’application de ladite présomption est uniquement liée à l’existence d’une concertation et au fait que l’entreprise est restée active sur le marché et, d’autre part, que cette présomption est renforcée lorsque la concertation a lieu de manière régulière sur une longue période. Il s’ensuit que, contrairement à ce que prétendent Edenred et Edenred France, il est indifférent qu’en l’espèce la pratique reprochée n’ait été poursuivie qu’en tant que restriction par effets, et non par objet. Cette circonstance n’est pas de nature à exclure l’application de la présomption d’utilisation des informations échangées.

293. De même, contrairement à ce que soutiennent Sodexo et Sodexo Pass France, l’application de cette présomption n’est pas systématiquement exclue lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, les échanges portent sur des informations passées.

294. En effet, la jurisprudence précitée, ayant dégagé et mis en œuvre cette présomption, ne saurait être interprétée comme ayant réservé son application à des échanges d’informations actuelles ou futures, à l’exclusion de tout échange d’informations sur des données passées. Le paragraphe 62 des lignes directrices horizontales de la Commission européenne, invoqué par les requérantes, ne remet nullement en cause cette analyse. Il se borne à rappeler l’existence de cette présomption prétorienne, après avoir donné de simples exemples, non exhaustifs, de diffusions d’informations susceptibles de constituer des pratiques concertées. Quant à la circonstance, invoquée par lesdites requérantes, selon laquelle cette présomption n’a pas été appliquée dans l’affaire précitée, John Deere/Commission – concernant des échanges d’informations sur des données passées – force est de constater qu’elle est inopérante, dès lors que cette affaire a été jugée avant que ladite présomption ne soit dégagée par la jurisprudence précitée.

295. En outre et surtout, une interprétation contraire de cette jurisprudence reviendrait à méconnaître le fait que des opérateurs peuvent tenir compte d’informations échangées sur des données passées, en particulier lorsqu’elles sont récentes, pour déterminer leur comportement sur le marché. En effet, nonobstant leur caractère passé, la mise en commun de certaines informations, en particulier sur une base régulière et une longue période, peut être de nature à atténuer le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché, à influencer le comportement de concurrents et à diminuer en conséquence leur autonomie décisionnelle. Au surplus, comme l’indiquent les lignes directrices horizontales de la Commission, en leurs paragraphes 67 et 68, les échanges de données, qu’elles soient actuelles ou plus anciennes, peuvent constituer un mécanisme de contrôle des comportements déviants ou des nouveaux entrants. Partant, comme le relève le paragraphe 90 desdites lignes directrices, seules des données dites « historiques » sont suffisamment anciennes pour ne pas constituer un risque pour la concurrence. Dès lors, à elle seule, la circonstance que des échanges d’informations portent sur des données passées, sans distinction en fonction de leur degré d’ancienneté, ne suffit pas à exclure systématiquement leur utilisation par les concurrents qui en sont destinataires. C’est donc en vain que certaines requérantes tirent argument de la seule circonstance que les échanges d’informations en cause portent sur des données passées pour écarter, en l’espèce, l’application de ladite présomption.

296. Par ailleurs, contrairement à ce que soutiennent Edenred et Edenred France, l’application de cette présomption ne saurait être exclue au seul motif qu’il ne serait pas établi que les informations envoyées aux DAF des émetteurs aient été transmises en interne aux personnes chargées de la définition ou de la mise en œuvre de la politique commerciale. En effet, comme cela a déjà été indiqué, l’application de cette présomption est uniquement subordonnée à l’existence d’une concertation et au fait que l’entreprise est restée active sur le marché et, en outre, celle-ci se trouve renforcée lorsque la concertation a lieu de manière régulière sur une longue période, ce qui a été le cas en l’espèce. De plus, comme le relève à juste titre Octoplus, les DAF, de par leurs fonctions et leur position au sein des entreprises émettrices, n’étaient pas totalement étrangers à la définition et à la mise en œuvre de leur stratégie commerciale. Au surplus, en tout état de cause, comme cela a déjà été indiqué, il est constant que, lors des réunions mensuelles du bureau de la CRT, rassemblant les représentants des émetteurs historiques, des données relatives à leurs parts de marché respectives ont été communiquées.

297. Ces précisions étant apportées, il convient à présent d’examiner si, en l’espèce, comme le suggère l’ensemble des requérantes, le jeu de cette présomption se heurte à l’éventuelle preuve contraire que les échanges d’informations en cause, faute pour ces dernières de revêtir un prétendu caractère stratégique, n’ont pas offert aux émetteurs historiques la possibilité d’en tenir compte pour déterminer leur comportement sur le marché et substituer sciemment une coopération pratique entre eux aux risques de la concurrence, de sorte que lesdits échanges n’ont pu avoir d’influence sur leur comportement sur ledit marché. La Cour rappelle qu’en vertu de la jurisprudence précitée, la charge de cette preuve contraire repose sur les requérantes.

298. Pour déterminer si cette preuve contraire est rapportée, il y a lieu de tenir compte des caractéristiques à la fois du marché, des échanges et des informations échangées.

299. S’agissant des caractéristiques du marché, contrairement à ce que soutiennent Natixis et Natixis Intertitres, c’est à juste titre que l’Autorité, dans la décision attaquée (paragraphes 207 à 209, 487 et 488), a relevé qu’il s’agissait d’un marché oligopolistique très concentré. En effet, jusqu’en 2012, seuls les quatre émetteurs historiques y étaient présents. Quatre nouveaux émetteurs sont ensuite apparus sur le marché des TR dématérialisés, dont Octoplus, mais leur part de marché cumulée, sur l’ensemble du marché des TR (papier et dématérialisé), est demeurée marginale pendant le reste de la période infractionnelle en cause. En effet, en 2016, elle était seulement de 1,5 %, tandis que la part de marché cumulée des émetteurs historiques s’élevait à 98,5 % sur l’ensemble du marché et représentait toujours 100 % sur le seul marché des TR papier.

300. Or, comme l’a relevé la Cour de justice, dans la jurisprudence précitée, et l’a rappelé la Commission européenne, dans ses lignes directrices horizontales (paragraphe 79), l’échange d’informations sur ce type de marché est davantage de nature à restreindre la concurrence

– déjà atténuée mais subsistant néanmoins entre les entreprises – que sur d’autres marchés, moins étroits, où l’offre est atomisée ou plus fragmentée. En effet, en principe, il est plus facile, pour un nombre limité d’entreprises, de tenir compte des informations échangées entre elles pour déterminer leur comportement sur le marché et substituer sciemment une coopération pratique mutuelle aux risques de la concurrence. Dès lors, l’échange d’informations sur un marché oligopolistique très concentré est de nature à faciliter la coordination entre les entreprises qui y sont actives.

301. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme cela a été le cas en l’espèce, l’échange d’informations a lieu, de manière quasi-systématique, selon une périodicité rapprochée (sur une base mensuelle), pendant plusieurs années (plus de 5 ans), entre les principaux offreurs (les émetteurs historiques), qui se réunissent régulièrement (une fois par mois) au sein d’un organisme commun dont ils sont seuls membres (la CRT), ainsi qu’en atteste le compte-rendu de la réunion du bureau de la CRT du 25 septembre 2013 faisant état du calendrier des prochaines réunions en 2013 et 2014, en milieu ou fin de mois, soit après l’envoi en début de mois des courriels portant échange d’informations en cause (cotes 1993, 1994, 2014, annexe 341, dossier 15/0092F).

302. C’est dans ce contexte, compte tenu de la structure du marché et des modalités des échanges, qu’il convient d’examiner si les requérantes apportent la preuve que les informations échangées étaient dépourvues de tout caractère stratégique, de sorte que les échanges en cause n’auraient pu avoir une quelconque influence sur leur comportement sur le marché.

303. Comme cela a déjà été indiqué, il est constant que les échanges d’informations en cause portaient sur le nombre de TR traités par la CRT au cours du mois précédent, pour le compte de chacun des émetteurs historiques, ainsi que, corrélativement, sur leurs parts de marché respectives sur la face acceptation. À ce titre, lesdites informations étaient à la fois récentes et individuelles (c’est-à-dire non agrégées au niveau des émetteurs).

304. Cet échange d’informations, sur la face acceptation, permettait à chacun d’eux de connaître, sur la face émission, en raison de la symétrie des deux faces du marché, le nombre de titres préalablement émis et vendus par ses concurrents (aux titres perdus et périmés près) et, corrélativement, leurs parts de marché respectives sur cette face émission.

305. À cet égard, comme l’observe à juste titre l’Autorité, les informations échangées en cause relèvent de la liste des exemples d’informations susceptibles d’être stratégiques, cités par la Commission européenne dans ses lignes directrices horizontales (paragraphe 86), en ce que lesdites informations ont trait aux quantités et aux ventes. En outre, la Cour constate que ces lignes directrices indiquent que les informations relatives aux quantités figurent, d’une façon générale, dans la catégorie de celles qui présentent le plus grand intérêt stratégique. En l’espèce, les informations échangées se prêtent donc naturellement à la qualification d’informations stratégiques, sous réserve d’un examen plus approfondi et concret.

306. À ce titre, il importe de relever que, contrairement à ce que prétendent les requérantes, chaque émetteur historique était en mesure, à partir des informations échangées, d’évaluer régulièrement, pendant une longue période, sur les deux faces du marché, la performance globale de chacun de ses concurrents (jusqu’en 2012) ou de ses principaux concurrents (après l’entrée sur le marché de nouveaux émetteurs, non membres de la CRT), et, le cas échéant, de détecter la conduite, par l’un d’entre eux, d’une stratégie commerciale agressive lui ayant permis de conquérir de nouveaux clients.

307. Il en va d’autant plus ainsi que chaque émetteur historique pouvait rapprocher les informations échangées avec d’autres informations, soit déjà disponibles, soit accessibles.

308. En effet, chacun d’eux avait la possibilité de procéder à un rapprochement avec les informations publiées chaque année par la CRT portant sur les taux de commission applicables, pour l’année à venir, sur la face acceptation, dans leurs relations avec les restaurateurs et commerçants qui leur sont affiliés. Sur ce point, il ressort des explications de la CRT devant l’Autorité (cote 3265, § 33, annexe 3, 2ème DVD, dossier 15/0093M, et cotes 1342, annexe 167, dossier 15/0092F), ainsi que des pièces versées au dossier par la CRT (cotes 1203 à 1208, en version confidentielle, annexe 166, dossier 15/0092F), que ces grilles tarifaires, fixées par les émetteurs historiques et propres à chacun d’eux, étaient publiées sur le site internet de cet organisme commun, au même moment (à la fin de l’année ou au tout début de l’année suivante) et de manière désagrégée par opérateur (en distinguant la situation de chacun d’eux, et non tous membres sociétaires confondus comme le relève, par erreur, l’Autorité dans la décision attaquée, § 183).

309. Ces informations individuelles sur les taux de commission face acceptation permettaient à chaque émetteur historique de connaître précisément – pendant le cours de toute une année – la stratégie tarifaire de ses concurrents sur cette face du marché, en fonction des divers circuits de remboursement proposés par chacun d’eux (pack vert, pack express, circuit standard, circuit lent).

310. Chaque opérateur disposait ainsi d’une pluralité d’informations sur la face acceptation du marché : d’une part, celles relatives au nombre de titres traités pour le compte de chacun d’eux par la CRT et les parts de marché en découlant et, d’autre part, celles concernant la stratégie tarifaire de ses concurrents sur la face acceptation.

311. En outre, ces informations pouvaient être systématiquement et régulièrement rapprochées, les premières étant échangées à un rythme mensuel et les secondes, valables pour toute une année, étant publiées annuellement, ce qui facilitait leur rapprochement.

312. Ce niveau élevé de transparence sur la face acceptation permettait concrètement à chaque opérateur de déduire des informations échangées par l’intermédiaire de la CRT, combinées à celles publiées par celle-ci, des indications sur la stratégie tarifaire de chacun de leurs concurrents sur l’autre face du marché, à savoir l’émission.

313. En effet, chaque émetteur historique avait intérêt, compte tenu du caractère biface du marché et de la croissance constante de la demande, à diminuer ses taux de commission sur la face émission (jusqu’à un certain point) afin de gagner de nouveaux clients. Il en allait ainsi dès lors que cette extension de clientèle conduisait automatiquement à un accroissement de ses profits sur la face acceptation, en raison de l’augmentation du nombre de TR donnant lieu à perception de la commission dite acceptation, ainsi que du taux de cette commission (valorisation de l’apport d’affaires résultant de l’usage accru des TR). En outre, cette extension de clientèle conférait à l’opérateur (avant remboursement de la valeur faciale des TR) une trésorerie supplémentaire pouvant être placée afin d’en retirer des revenus.

314. Il s’ensuit que ledit opérateur était naturellement incité à réduire (dans une certaine mesure) ses taux de commission face émission afin de maximiser ses profits, issus des deux faces du marché ainsi que du supplément de trésorerie.

315. Cette incitation naturelle était renforcée face aux grands comptes (représentant plus de 5 000 salariés), ce segment de clientèle faisant l’objet d’une mise en concurrence des émetteurs dans le cadre de procédures d’appel d’offres.

316. Dans ce contexte de marché, en croissance stable pendant la période infractionnelle en cause (comme le démontre le graphique figurant page 43 de la décision attaquée), aucun des émetteurs historiques ne pouvait raisonnablement ignorer qu’une augmentation notable du volume des TR traités et des parts de marché de l’un d’entre eux, conjuguée à une hausse de ses taux de commission face acceptation, était de nature à révéler une stratégie tarifaire agressive de ce concurrent sur la face émission.

317. Il en allait d’autant plus ainsi dans l’hypothèse où cette évolution marquée à la hausse de la position dudit concurrent, conjuguée à l’augmentation de ses taux de commission face acceptation, s’accompagnait d’une évolution significative à la baisse de la position de l’un ou de plusieurs des autres émetteurs historiques. En effet, dans cette hypothèse, la progression notable du concurrent s’expliquait nécessairement par l’adoption d’une stratégie tarifaire agressive de sa part, afin de récupérer des clients d’autres émetteurs, et non par le seul démarchage de nouveaux clients sur le marché des TR ou le seul jeu des éventuels facteurs endogènes ou exogènes invoqués par certaines requérantes (tels que l’appréciation par les clients de la qualité des prestations offertes ou rendues, la restructuration des entreprises clientes ou leur passage à la restauration collective).

318. Au surplus, il était loisible à chaque émetteur historique ayant participé à des procédures de mise en concurrence de vérifier si le comportement agressif de ce concurrent avait effectivement eu un impact sur le segment des grands comptes (l’identité de l’émetteur ayant emporté le marché étant communiquée aux participants) ou sur le segment du secteur public (le pouvoir adjudicateur communiquant à ces derniers non seulement l’identité dudit émetteur, mais aussi les notes techniques et tarifaires obtenues par chacun d’eux). Il était également loisible à chaque opérateur de vérifier auprès de ses clients, actuels ou perdus, s’ils avaient été démarchés par ce concurrent et, dans ce cas, de solliciter de leur part des informations sur l’offre tarifaire proposée et éventuellement retenue.

319. Contrairement à ce que prétendent les requérantes, loin de remettre en cause l’utilité des informations sur le nombre de TR traités et les parts de marché en découlant, qui étaient échangées de manière quasi systématique, à un rythme rapproché, et recouvraient tous les segments de clientèle, ces vérifications, uniquement ponctuelles, réservées à certains segments particuliers ou dépendant du niveau de coopération des clients (actuels ou anciens), contribuaient, au contraire, à confirmer l’intérêt stratégique desdites informations.

320. Pour les mêmes raisons que celles qui viennent d’être développées, la circonstance, invoquée par Sodexo et Sodexo Pass France, que les informations échangées sur les parts de marché étaient exprimées en volume et non en valeur (sur la base des revenus générés par les commissions), ne remet pas en cause la pertinence de ces informations en vue de suivre la politique tarifaire des concurrents.

321. C’est également en vain que les requérantes soutiennent que les informations échangées seraient dépourvues de tout caractère stratégique, faute d’être désagrégées par segments de clientèle.

322. En effet, les émetteurs historiques étaient en mesure de tenir compte des informations échangées pour déterminer leur comportement sur le marché et substituer sciemment une coopération pratique entre eux aux risques de la concurrence, sans qu’il eût été nécessaire que les informations en cause soient désagrégées par segments.

323. Eu égard au niveau déjà élevé de transparence sur la face acceptation du marché, résultant notamment du caractère désagrégé – par émetteur historique – des informations tant échangées que publiées, chacun d’eux était à même de surveiller de manière suffisamment précise, selon une périodicité rapprochée, le fonctionnement concret de l’ensemble du marché, afin de s’assurer que, dans un contexte de croissance continue dudit marché, la position globale de chaque opérateur sur le marché demeurait stable.

324. À cette fin, les émetteurs historiques n’avaient nullement besoin de connaître précisément la politique commerciale ou tarifaire de chacun d’eux sur chaque segment du marché de la face émission. Il leur suffisait, comme cela vient d’être développé, de pouvoir déduire des informations échangées, le cas échéant, en les rapprochant d’autres informations disponibles ou accessibles sur l’une ou l’autre face du marché, l’existence d’une stratégie tarifaire agressive de la part de l’un d’entre eux, voire de plusieurs, sur la face émission, quels que soient les segments visés.

325. Cette simple possibilité de réaliser, grâce aux échanges d’informations, une surveillance de la position globale de chaque opérateur historique sur le marché, et, le cas échéant, de réagir à l’observation d’une stratégie tarifaire agressive de l’un d’entre eux, était de nature, en tant que telle, à les dissuader d’adopter un tel comportement sur le marché, et partant, à réduire leur autonomie commerciale, ainsi que l’incertitude sur le marché.

326. L’absence de désagrégation des informations échangées – par segments de clientèle – ne remet donc pas en cause leur caractère stratégique.

327. La circonstance, invoquée par les requérantes, qu’il existe un décalage d’une durée variable, entre la vente des TR sur la face émission et leur traitement sur la face acceptation, ne remet pas davantage en cause le caractère stratégique des informations échangées.

328. En effet, il ressort des explications de la CRT devant l’Autorité (décision attaquée, § 111), que le décalage entre l’émission des TR et leur réception par la CRT, que cette dernière constatait lors de la lecture des titres, au moment de leur traitement, était d’une durée limitée, de deux à trois mois.

329. Edenred et Edenred France contestent cette évaluation en faisant valoir que cet organisme commun n’intervenait pas sur la face émission du marché. Toutefois, il résulte du règlement intérieur de la CRT (article 6) que chaque émetteur historique disposait d’un droit d’accès permanent à sa propre base de données concernant ses affiliés (dont la gestion était confiée à cet organisme commun), afin, notamment, d’informer la CRT de l’émission ou de l’annulation d’un titre. La CRT était donc bien placée pour connaître et évaluer la durée du décalage entre l’émission des TR et leur traitement pour le compte de chacun des émetteurs historiques. La Cour retiendra donc ce délai de deux à trois mois et non celui avancé par l’un ou l’autre émetteur historique, dont les évaluations sont trop divergentes pour être retenues : délai moyen de six mois (selon Edenred et Edenred) ; délai pouvant atteindre six mois (selon Sodexo et Sodexo Pass France) ; délai de six mois (Natixis et Natixis Intertitres) ; délai pouvant être limité à quelques jours ou étendu à quatorze mois (selon Up).

330. La durée de ce décalage étant limitée à deux ou trois mois, cela réduisait d’autant l’amplitude de variation de ce décalage au gré des TR.

331. En outre, la durée limitée de ce décalage était de nature à renforcer le caractère dissuasif de la surveillance du marché, susceptible de découler des échanges d’informations en cause, en offrant la possibilité de réagir rapidement à l’adoption d’une stratégie tarifaire agressive d’un émetteur historique.

332. En effet, à partir des informations échangées, portant sur le mois écoulé et donc récentes, chaque émetteur historique était en mesure de connaître précisément le nombre de titres émis par ses concurrents (aux titres perdus et périmés près), seulement deux ou trois mois auparavant, ainsi que leurs parts de marché respectives au même moment. Il pouvait ensuite en déduire des indications sur leur stratégie tarifaire face émission et, le cas échéant, détecter l’existence d’une stratégie tarifaire agressive de l’un ou l’autre d’entre eux et réagir rapidement en conséquence. Il en allait d’autant plus ainsi que, comme cela a déjà été indiqué, chaque opérateur était à même de rapprocher les informations échangées avec d’autres informations disponibles ou accessibles, telles que celles publiées par la CRT sur les taux de commission pratiqués par ses concurrents sur la face acceptation, qui étaient valables pendant toute une année, ce qui facilitait le rapprochement.

333. La fréquence de modification des tarifs dans le secteur ne remet pas en cause cette analyse.

334. En effet, la durée du décalage considéré, de seulement deux ou trois mois, était largement inférieure à la fréquence – annuelle, voire supra-annuelle – de révision des tarifs négociés par les émetteurs historiques sur le segment des grands comptes ou fixés par eux dans les conditions générales applicables à une partie du segment des clients diffus. En outre, si, comme l’expliquent Sodexo et Sodexo Pass France, les commissions sont le plus souvent négociées dans le cadre de la conclusion de contrats de commande et de fournitures de titres, selon une fréquence variable (mensuelle, trimestrielle ou semestrielle), la durée du décalage considéré n’en deviendrait pas pour autant largement supérieure à la fréquence moyenne de renégociation des tarifs sur le marché.

335. La situation en l’espèce est donc nettement différente de celle à laquelle la Commission européenne fait référence dans ses lignes directrices horizontales (paragraphe 90), pour donner un exemple d’informations échangées revêtant un caractère historique, c’est-à-dire suffisamment anciennes pour ne pas constituer un risque pour la concurrence. Il s’agit du cas où l’ancienneté des données en cause est égale à plusieurs fois la durée moyenne des contrats conclus dans le secteur concerné, lorsque ceux-ci donnent une indication de la fréquence de renégociation des prix.

336. Il s’ensuit qu’en l’espèce, les informations échangées n’étaient pas suffisamment anciennes pour exclure leur caractère stratégique et, partant, écarter tout risque pour la concurrence.

337. La circonstance que les modifications tarifaires susvisées sur la face émission intervenaient à des dates différentes, tout au long de l’année, ne suffisait pas davantage, compte tenu du niveau élevé de transparence sur la face acceptation, à exclure le caractère stratégique des informations échangées et à écarter tout risque pour la concurrence.

338. Les requérantes ayant échoué à rapporter la preuve, qui leur incombait, que les échanges d’informations en cause n’avaient pas offert aux émetteurs historiques la possibilité d’en tenir compte pour déterminer leur comportement sur le marché, la présomption d’utilisation des informations échangées est applicable à leur égard. La troisième condition de qualification d’une pratique concertée se trouve donc remplie.

339. Il est ainsi établi que les échanges d’informations en cause, ayant eu lieu du 5 juillet 2010 au 31 décembre 2015, constituent une pratique concertée.

2. Sur les effets des échanges d’informations en cause

340. Aux paragraphes 475 à 545 de la décision attaquée, figurant dans une partie intitulée « [l]’effet anticoncurrentiel des échanges d’informations », l’Autorité, après avoir analysé la structure du marché des TR, la nature des informations échangées et les modalités de l’échange (comme cela a déjà été indiqué), a estimé qu’en augmentant la transparence sur le marché, lesdits échanges avaient réduit l’incertitude sur le marché et l’autonomie commerciale des opérateurs et avaient ainsi eu pour effet de restreindre la concurrence au sens des articles 101 du TFUE et L. 420-1 du code de commerce.

341. Plus précisément, aux paragraphes 535 à 537 de sa décision, en réponse à l’argumentation des mises en cause, qui se prévalaient de la jurisprudence de la Cour de cassation sur la téléphonie mobile (Com. 29 juin 2007, pourvoi n° 07-10.103 et Com. 7 avril 2010, pourvois n° 09-65.940, 09-13.163, 09-12.984, Bull. n° 70), elle a considéré que cette jurisprudence ne saurait être interprétée comme exigeant la démonstration d’une utilisation concrète des données échangées, cette utilisation étant présumée par la seule réception d’informations stratégiques, faute de distanciation publique. Admettre le contraire reviendrait à méconnaître la jurisprudence de la Cour de justice (arrêts Hüls et Anic Partezipazioni, précités), ainsi que les lignes directrices horizontales de la Commission européenne (§ 51).

342. Aux paragraphes 538 à 543 de sa décision, répondant également à l’argumentation des mises en causes, qui se prévalaient, au surplus, d’un arrêt du Tribunal de l’Union, du 12 décembre 2018, dans l’affaire Servier e.a./Commission (T-691/14), selon lequel, lorsqu’un accord a déjà été mis en œuvre, il ne suffit pas de démontrer que cet accord génère des effets potentiels, susceptibles de restreindre la concurrence, l’Autorité a considéré que cet arrêt (faisant l’objet d’un pourvoi) se heurte à la jurisprudence constante de la Cour de justice, selon laquelle l’article 101 du TFUE ne limite pas l’appréciation d’un accord ou d’une pratique concertée à ses seuls effets réels ou actuels, cette appréciation devant également tenir compte de ses effets potentiels. Il en irait également ainsi, selon l’Autorité, pour les échanges d’informations, les lignes directrices horizontales de la Commission indiquant qu’il convient d’analyser l’incidence probable desdits échanges sur un ou plusieurs paramètres de concurrence et de comparer leurs effets probables avec la situation concurrentielle telle qu’elle se présenterait si ceux-ci n’avaient pas lieu (§ 75). À cet égard, l’Autorité a considéré que l’arrêt Servier, précité, avait une portée nécessairement limitée à la mise en œuvre d’un accord, à l’exclusion d’une pratique concertée, dès lors que, par définition, la distinction entre conclusion et mise en œuvre n’était pas pertinente s’agissant d’une pratique concertée.

 343. Au paragraphe 544 de sa décision, l’Autorité a indiqué que, bien que cela ne soit pas requis par la jurisprudence pour démontrer l’existence d’une restriction de concurrence, elle répondrait aux arguments des parties sur l’absence d’effets réels sur le marché des échanges d’informations en cause et a renvoyé sur ce point aux paragraphes 756 à 760.

344. Toutes les requérantes contestent cette analyse.

345. Sodexo et Sodexo Pass France soutiennent, en premier lieu, de nouveau (comme devant l’Autorité), qu’en vertu de l’arrêt Servier précité, lorsque des accords ou des pratiques concertées ont été mis en œuvre, l’autorité de poursuite ne peut plus, pour entrer en voie de condamnation, se contenter de prendre en compte leurs effets potentiels. En effet, lorsque les effets d’un accord ou d’une pratique concertée peuvent être mesurés en prenant en compte des développements factuels pertinents, il serait paradoxal de se fonder uniquement sur leurs effets potentiels, sans prendre en compte de tels développements dans le cadre d’une analyse contrefactuelle. Toute solution contraire conduirait à ôter toute pertinence à la distinction entre les restrictions de la concurrence par objet et celles par effets. À cet égard, elles font valoir que, si l’établissement des effets réels ne requiert pas la preuve de leur caractère certain ou avéré, elle exige néanmoins la démonstration du caractère réaliste et probable de la situation de la concurrence contrefactuelle qui aurait prévalu en l’absence des pratiques, impliquant la prise en compte de l’ensemble des développements factuels pertinents, notamment ceux postérieurs auxdites pratiques.

 346. Ces sociétés déduisent de cette jurisprudence européenne qu’en l’espèce, dans la mesure où la pratique d’échanges d’informations a été mise en œuvre entre 2010 et 2015, l’Autorité aurait dû vérifier l’existence d’effets anticoncurrentiels réels, sans se limiter à évoquer des effets potentiels. À cet égard, elles soutiennent que l’Autorité a refusé à tort de faire application de l’arrêt Servier. En effet, la jurisprudence de la Cour de justice, invoquée par l’Autorité dans sa décision, serait précisément celle citée par le Tribunal de l’Union dans l’arrêt Servier (aux points 1107 à 1124) pour retenir que cette jurisprudence n’était pas applicable dans cette affaire. En outre, la distinction opérée par l’Autorité entre les accords et les pratiques concertées ne serait pas fondée. En effet, une pratique concertée, comme un accord, serait constituée à la fois d’un élément de concertation et d’un élément de mise en œuvre. Au surplus, l’arrêt Servier ne procéderait pas à une telle distinction puisqu’il vise expressément à la fois les accords et les pratiques concertées. La portée de cet arrêt du Tribunal de l’Union ne saurait donc être limitée aux seuls accords, à l’exclusion des pratiques concertées.

347. En deuxième lieu, en réponse aux observations de l’Autorité, ces sociétés contestent l’idée que celle-ci aurait procédé à une analyse des effets réels des échanges d’informations, à l’exclusion des effets potentiels.

348. En effet, la décision attaquée renverrait sur ce point à des développements concernant le seul dommage à l’économie, lesquels ne seraient plus invoqués par l’Autorité, dans ses observations, pour étayer la réalisation, dans la décision attaquée, d’une analyse des effets réels.

349. Par ailleurs, cette analyse ne saurait être déduite, contrairement à ce qu’avance l’Autorité dans ses observations, d’éléments épars, figurant dans la décision attaquée, relatifs à l’évolution du marché et au comportement des acteurs pendant la période des pratiques, en l’absence de démonstration d’une incidence desdites pratiques sur les paramètres de la concurrence, tels que le niveau des parts de marché, des taux d’attrition et des taux de commission face émission.

350. Cette prétendue analyse des effets réels serait d’autant plus insuffisante qu’il n’a été procédé à aucun examen de la situation de la concurrence contrefactuelle qui aurait prévalu en l’absence des échanges d’informations litigieux. Sur ce point, l’Autorité, se serait bornée, dans la décision attaquée, à émettre des réserves sur l’étude économétrique produite par les mises en cause pour démontrer l’absence d’effet desdits échanges sur les niveaux de commission, sans y opposer sa propre analyse de la situation contrefactuelle, tentant ainsi de renverser la charge de la preuve des effets réels des échanges. Au surplus, ni la décision attaquée, ni les observations de l’Autorité ne comporteraient le moindre élément permettant d’établir que les niveaux des parts de marché des émetteurs et des taux d’attrition, qu’elle avait pourtant regardés comme étant des éléments caractéristiques du marché, auraient probablement connu une évolution différente en l’absence des pratiques reprochées. Ainsi, l’Autorité n’aurait pas été en mesure d’identifier un effet des pratiques distinct des caractéristiques du marché.

351. En troisième lieu, selon Sodexo et Sodexo Pass France, en tout état de cause, il est probable, vu l’observation des niveaux des parts de marché et des taux d’attrition (avant les pratiques en cause et jusqu’à la date de la décision attaquée), que ces paramètres de concurrence auraient connu une évolution similaire à celle constatée dans les faits en l’absence desdites pratiques. En effet, ces paramètres seraient liés à l’existence sur le marché de relations de long terme entre les émetteurs et les entreprises-clientes, pour lesquelles le changement d’émetteur ne serait pas une priorité, pour deux raisons. D’une part, les taux de commission face émission seraient déjà très faibles et les entreprises-clientes seraient en capacité de les renégocier à la baisse en mettant en concurrence les émetteurs qui se livreraient entre eux à une guerre des prix (en particulier sur le segment des grands comptes). D’autre part, les services proposés par les émetteurs de TR papier seraient comparables, chaque émetteur disposant d’un réseau quasi-identique de restaurateurs affilés auxquels les salariés des entreprises clientes ont accès (multi-domiciliation sur la face acceptation). Dans ce contexte, la thèse de la stabilité des parts marché et du caractère limité du taux d’attrition serait à relativiser. En effet, sur un marché caractérisé par l’existence de relations de longue durée, une faible variation de parts de marché serait le signe d’une forte concurrence. En outre, durant la période des pratiques, de fortes variations des parts de marché auraient été observées sur le segment des grands comptes. Quant au taux d’attrition moyen en volume, sur la même période, il serait supérieur à 5 %. Ces paramètres se seraient situés dans le même ordre de grandeur avant, pendant et après la période des pratiques.

352. De même, le taux moyen de commission face émission aurait baissé de manière constante. Sodexo prétend en outre que ses commissions cumulées sur les deux faces du marché seraient demeurées stables pendant la période des pratiques et que ses taux de revenus unitaires – tirés de la vente des TR, de leur acceptation et du placement temporaire de leur contrevaleur – auraient diminué durant cette période, compte tenu de la baisse des taux d’intérêts.

353. Sodexo et Sodexo Pass France en concluent que les effets réels des pratiques ne sont pas établis.

354. Edenred et Edenred France font valoir, en premier lieu, que, pour condamner une pratique d’échange d’informations en raison de ses effets anticoncurrentiels, il ne suffit pas de démontrer que l’échange litigieux aurait réduit l’incertitude sur un marché oligopolistique ; encore faut-il établir concrètement que cette réduction de l’incertitude avait pour effet, réel ou potentiel, de restreindre la concurrence, en permettant une collusion entre concurrents, c’est-à-dire la définition d’une même ligne de conduite sur le marché. Or, en vertu d’une jurisprudence constante de la CJUE, pour déterminer concrètement si une entente emporte un tel effet (réel ou potentiel), il est nécessaire d’examiner le jeu de la concurrence dans le cadre réel où il se produirait à défaut de l’accord ou de la pratique concertée en cause. Ces sociétés en déduisent qu’il convient de s’appuyer sur un scénario contrefactuel réaliste, prenant en compte l’ensemble des développements factuels pertinents, notamment ceux postérieurs à la pratique reprochée. L’arrêt Servier, précité, du Tribunal de l’Union répondrait à cette exigence de réalisme, en précisant qu’en présence d’une entente effectivement mise en œuvre, la Commission européenne ne saurait condamner cette entente, au titre de ses effets potentiels, sans vérifier également, de façon concrète, si elle a produit des effets réels sur le marché. La jurisprudence de la Cour de cassation concernant la téléphonie mobile, ainsi que la décision de l’Autorité dans l’affaire des loueurs de voitures, précitées, s’inscrirait dans la même logique, en exigeant la démonstration que les informations échangées ont été utilisées concrètement par les entreprises pour déterminer leur comportement sur le marché.

355. Ces sociétés prétendent, en deuxième lieu, qu’en l’espèce, l’Autorité n’avance pas la moindre démonstration des effets prétendument anticoncurrentiels de l’échange d’informations, les développements de la décision attaquée, figurant sous le titre intitulé « l’effet anticoncurrentiel des échanges » (§ 475 à 545), étant exclusivement dédiés à la démonstration, non pas de cet effet, mais de la première condition de prohibition des échanges d’informations, tenant à la réduction de l’incertitude sur le marché. Si l’Autorité évoque incidemment (décision attaquée, § 504, 531 et 739) un effet potentiel ayant consisté à dissuader tout comportement tarifaire agressif de la part d’un quelconque émetteur, au moyen de représailles ciblées, ce scénario n’est ni démontré, ni crédible, faute d’établir l’existence d’une ligne de conduite commune sur la face émission (une collusion tacite entre les émetteurs dont l’un d’eux serait susceptible de dévier) et en l’absence d’éléments au dossier indiquant que les émetteurs auraient échangé des informations sur l’identité de leurs clients et auraient ainsi été en mesure de démarcher ceux de l’opérateur déviant, à titre de représailles. Au surplus, l’Autorité n’aurait ni établi l’utilisation concrète des informations échangées, ni examiné un scénario contrefactuel réaliste, prenant en compte la période de quatre ans s’étant écoulé entre la date de fin des pratiques (décembre 2015) et celle de la décision attaquée (du 17 décembre 2019). Ces sociétés en déduisent que l’Autorité n’a démontré aucun effet anticoncurrentiel, ni réel, ni potentiel.

356. En troisième lieu, elles soutiennent qu’en tout état de cause, la pratique reprochée n’a pas eu pour effet, réel ou potentiel, de restreindre la concurrence, dès lors que, d’une part, les échanges d’informations en cause n’ont eu lieu qu’entre les DAF (lesquels ne sont pas chargés de la politique commerciale des émetteurs) et, d’autre part, les éléments du dossier démentent tout effet collusif sur la face émission du marché (absence de maintien des prix à un niveau plus élevé que celui qui aurait été observé en l’absence de collusion, mais au contraire prix faibles, voire nuls ou négatifs ; baisse des prix durant toute la période infractionnelle retenue par la décision attaquée, soit entre 2010 et décembre 2015 ; fortes divergences de prix entre les émetteurs, témoignant d’une absence de conduite commune sur la face émission).

 357. En quatrième lieu, en réponse aux observations de l’Autorité (§ 184 et 832), selon lesquelles la réduction de l’incertitude, découlant des échanges d’informations en cause, était susceptible d’avoir un effet sur l’un des paramètres de la concurrence sur le marché, à savoir le prix, c’est-à-dire sur les taux de commission effectifs pratiqués par chacun des émetteurs sur la face émission, en ralentissant leur baisse, elles rappellent que ces taux ont baissé de manière significative. Elles soutiennent, en outre, que l’Autorité confond la notion d’effets réels avec celle des effets concrets. Sur ce point, elles font valoir que si l’Autorité n’est pas toujours obligée de démontrer l’existence d’effets réels, elle est, en revanche, tenue de démontrer concrètement l’existence d’effets (réels ou potentiels) des pratiques qu’elle sanctionne (non qualifiables de restriction par objet). Cette démonstration concrète n’exige pas que les effets soient avérés mais implique d’examiner le jeu de la concurrence dans le cadre réel où il se produirait à défaut de l’accord ou de la pratique concertée et de disposer d’un scénario contrefactuel suffisamment crédible.

358. Natixis et Natixis Intertitres soutiennent que l’Autorité ne pouvait entrer en voie de condamnation, ni sur la base d’effets potentiels, ni sur celle d’effets réels.

359. En premier lieu, s’agissant des principes applicables, elles se prévalent également de l’arrêt Servier, précité, pour soutenir que, lorsqu’une pratique a été mise en œuvre, en particulier sur une longue durée, ses effets, s’ils existent, devraient pouvoir être observés, et qu’il en va ainsi pour une pratique concertée comme pour un accord. En réponse aux observations de l’Autorité (§ 164), selon lesquelles il convient de distinguer la temporalité de l’analyse de l’effet anticoncurrentiel (effet potentiel contre effet réel) du degré d’appréciation de l’effet anticoncurrentiel (effet probable contre effet certain), elles font valoir que, dans l’arrêt Servier, précité, le Tribunal de l’Union ne se limite pas à une analyse de la temporalité, mais distingue clairement entre, d’une part, les accords dont les effets sur la concurrence peuvent être mesurés parce qu’ils ont été mis en œuvre et, d’autre part, ceux pour lesquels cette mesure n’est pas possible car l’accord n’a pas été mis en œuvre, et en tire la conséquence que, lorsque la mesure des effets est possible, il n’est pas permis de se contenter de démontrer la susceptibilité des effets, la seule dispense valable de démonstration des effets réels tenant à la qualification de restriction par objet. À cet égard, elles prétendent que, dans l’affaire John Deere, précitée, la pratique en cause relevait de la catégorie de celles dont il n’était pas possible de mesurer les effets, de sorte qu’il était permis de condamner celle-ci sur la base de ses seuls effets potentiels.

360. En second lieu, elles soutiennent qu’en l’espèce, l’Autorité n’a procédé à aucune analyse contrefactuelle, alors que cette analyse était indispensable à la démonstration d’effets réels. Il ne suffisait pas, comme l’a fait l’Autorité, de prendre en compte, l’évolution du marché et le comportement des acteurs, pendant la période des pratiques, ainsi que les caractéristiques du marché. Encore aurait-il fallu que l’Autorité se livre à une analyse contrefactuelle pour démontrer l’existence d’une situation concurrentielle dégradée, en présence de la pratique reprochée, affectant un paramètre de concurrence concret et mesurable (prix, production, innovation, variété ou qualité des biens et des services). À cet égard, elles font valoir que l’analyse économique qu’elles ont produite devant la Cour démontre que les pratiques reprochées n’ont pas eu concrètement d’effet sur le niveau des taux de commission.

361. Up soutient qu’il n’est pas établi que les échanges d’informations en cause auraient eu le moindre effet restrictif de concurrence, réel ou potentiel.

362. En premier lieu, s’agissant des effets réels, elle considère que l’arrêt Servier, précité, est transposable en l’espèce car si, à la différence d’un accord, un échange d’informations ne fait pas l’objet d’une phase préalable de conclusion, dès lors qu’il est directement mis en œuvre, il est, précisément pour cette raison, toujours possible de mesurer ses effets réels sur le marché. Elle prétend que l’Autorité disposait de tous les éléments nécessaires pour mesurer les prétendus effets réels des échanges d’informations, le cabinet de conseil sollicité par les parties lui ayant fourni l’ensemble des données tarifaires collectées auprès de chacun des émetteurs dans le cadre de l’instruction. L’Autorité se serait limitée à examiner ces éléments uniquement au stade de ses observations devant la Cour, sans parvenir à démontrer le moindre effet concret, réel, sur le marché. Selon Up, en tout état de cause, les échanges d’informations en cause n’ont eu aucun effet réel observé sur le marché dans la mesure où, contrairement à ce qui est indiqué par l’Autorité, les parts de marché ne sont pas stables pendant la période des pratiques reprochées, en particulier sur le segment des grands comptes (plus de 5 000 employés) et, en outre, les taux de commission face émission ont diminué continuellement et de manière très sensible sur l’ensemble des segments de clientèle, sans que, par ailleurs, la hausse des taux de commission face acceptation ne puisse être attribuée auxdites pratiques. Elle précise que les parts de marché agrégées en volume de titres émis n’ont pas été plus stables pendant la période des pratiques que pendant les cinq années suivantes. Elle en déduit que la relative stabilité des parts de marché n’a pas été causée par les pratiques et qu’elle reflète simplement le fonctionnement normal du marché. À cet égard, elle dénonce la double utilisation par l’Autorité du caractère prétendument stable du marché, à la fois au titre des caractéristiques préexistantes de celui-ci et des conséquences des pratiques reprochées : l’Autorité s’abstiendrait ainsi de démontrer le lien de causalité entre les pratiques et leurs effets allégués.

363. En second lieu, s’agissant des effets potentiels, Up soutient que les échanges d’informations n’ont pu avoir de tels effets, l’existence d’un équilibre de collusion entre émetteurs n’étant ni établie, ni vraisemblable, et les informations échangées ne permettant pas de comprendre ou de surveiller la stratégie concurrentielle des autres émetteurs.

364. La CRT développe une argumentation comparable. Elle considère que le Tribunal de l’Union n’a pas entendu limiter la portée de son arrêt Servier, précité, aux seuls accords et en déduit qu’en l’espèce l’Autorité devait examiner l’existence d’effets réels dès lors que ceux-ci pouvaient être mesurés. Elle fait valoir, en outre, que si les lignes directrices horizontales de la Commission européenne (point 75) ne limitent pas l’analyse des effets, dans le cadre d’échanges d’informations, aux seuls effets réels, mais inclut aussi celle des effets potentiels, il n’y est pas indiqué que la seule démonstration des effets potentiels pourrait suffire. De plus, selon la CRT, il ressort de ces lignes directrices (même point 75) que l’analyse des effets potentiels consiste en un examen contrefactuel. Or, l’Autorité, dans sa décision, n’a pas procédé à un tel examen.

 365. Dans ses observations, l’Autorité considère, sur le standard de preuve applicable, qu’il convient de distinguer la temporalité de l’analyse de l’effet anticoncurrentiel (effet potentiel contre effet réel) du degré d’appréciation de cet effet (effet probable contre effet certain). Elle explique que la temporalité de l’analyse correspond à la date à laquelle l’analyse est menée (avant, pendant ou postérieurement à la mise en œuvre des pratiques) tandis que le degré d’appréciation de l’analyse correspond au standard à partir duquel l’existence d’une restriction de concurrence par les effets peut être admise.

 366. En premier lieu, s’agissant de la temporalité de l’analyse, elle indique que, dans l’arrêt Servier, précité, le Tribunal de l’Union a apporté des précisions sur les conditions du recours à l’analyse de l’effet potentiel d’un accord. Il en ressortirait que la Commission européenne ne peut se contenter de démontrer l’existence d’effets potentiels générés par l’accord en cause – au moment de sa conclusion – dès lors que cet accord a été ensuite mis en œuvre. Elle en déduit que le Tribunal a ainsi invalidé l’approche de la Commission en ce que celle-ci s’était placée à tort au moment de la conclusion de l’accord pour apprécier ses effets potentiels d’exclusion, sans prendre en considération les éléments factuels intervenus postérieurement à cette conclusion.

 367. En l’espèce, l’Autorité prétend qu’elle a procédé à une analyse des effets réels des échanges d’informations en cause, et non leurs effets potentiels, en prenant en considération les développements factuels pertinents, intervenus pendant la durée des pratiques, dont notamment l’évolution du marché et le comportement des acteurs sur le marché (elle renvoie sur ce point, par exemple, aux paragraphes 495, 501 et 519 de sa décision). En outre et en tout état de cause, elle considère que la distinction entre effet potentiel et effet réel est inopérante s’agissant d’une pratique concertée. Sur ce point, elle explique qu’à la différence des pratiques qui reposent sur un accord formel, celles qui consistent en une pratique concertée n’impliquent pas de séparation entre conclusion et mise en œuvre de l’entente. En effet, par définition, une pratique concertée est mise en œuvre puisqu’elle se caractérise par un concours de volontés informel, qui s’extériorise par un comportement subséquent sur le marché. Elle en déduit que, dans sa décision, elle ne pouvait traiter que de l’effet réel des échanges d’informations en cause.

368. En second lieu, s’agissant du degré d’appréciation de l’effet anticoncurrentiel, l’Autorité déduit des lignes directrices horizontales de la Commission et de l’arrêt John Deere, précité, de la CJUE que la démonstration d’une restriction de concurrence par les effets nécessite de démontrer que la pratique en cause est « susceptible » de restreindre la concurrence (effet probable), et non d’établir l’existence avérée d’effets anticoncurrentiels (effet certain). C’est en ce sens que s’inscrit, selon l’Autorité, la conclusion figurant au paragraphe 545 de sa décision, aux termes duquel, il est établi que les pratiques en cause ont eu pour effet de réduire l’incertitude sur le marché en permettant à chacun des émetteurs historiques d’avoir une connaissance accrue du comportement de ses concurrents par rapport à une situation de concurrence effective. Elle estime avoir préalablement fourni dans sa décision (sur plus de dix pages) une explication concrète du mécanisme économique par lequel l’échange d’informations modifiait les incitations des acteurs à se faire concurrence, eu égard à la structure du marché, à la nature des informations échangées et aux modalités de l’échange. En réponse à l’étude économique du 13 mai 2020, produite par Sodexo Pass France, elle fait valoir que, si certaines caractéristiques du marché des TR pouvaient accroître sa stabilité et d’autres la diminuer, les échanges d’informations en cause ont pu renforcer une stabilité propre au marché, en diminuant les incitations des émetteurs historiques à se faire concurrence. Elle estime, en outre, que la circonstance que les parts de marché sont demeurées stables après les pratiques, ainsi que le relève l’étude précitée, ne suffit pas à remettre en cause cette analyse car les données disponibles sur cette période concernent uniquement deux années, d’autant que cette période a connu des changements significatifs en raison, notamment, du poids croissant des titres dématérialisés.

369. Octoplus soutient qu’il convient d’écarter les développements des requérantes relatifs au scénario contrefactuel qu’aurait dû prendre en compte l’Autorité. En effet, celles-ci s’appuient sur une jurisprudence ne concernant pas des échanges d’informations, en tant que pratiques concertées, mais uniquement des accords. Elle en déduit qu’en l’espèce, en l’absence d’accord, l’Autorité n’était pas tenue de procéder à la comparaison de la situation qui aurait prévalu en l’absence des échanges d’informations avec celle qui a existé pendant la période infractionnelle. Elle estime que la jurisprudence constante de la CJUE s’inscrit en ce sens : dès lors qu’un système d’échange d’informations atténue ou supprime le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché, il est de nature à altérer la concurrence. Il en irait de même de la pratique décisionnelle de la Commission européenne : il est indifférent que les informations échangées n’aient pas été utilisées (ou peu) dans la définition de la stratégie des entreprises ; c’est le fait même que cette information soit susceptible d’être utilisée qui pose problème.

370. Elle fait valoir qu’en l’espèce, il est démontré qu’au regard de leurs caractéristiques, les échanges d’informations ont été de nature à atténuer ou à supprimer l’incertitude quant au caractère prévisible des comportements des concurrents. La décision de l’Autorité établit, à suffisance de droit, notamment en analysant la position des émetteurs historiques au cours de la période infractionnelle, que ces derniers ont considérablement réduit leur autonomie en cessant de se faire concurrence et en se contentant de maintenir leurs parts de marché individuelles. À cet égard, elle fait valoir que la seule évolution du marché concerne Natixis. En effet, avant de rejoindre la CRT, cet émetteur n’aurait jamais été en mesure d’augmenter sa part de marché (pendant quinze ans); il n’aurait soudainement vu sa part de marché augmenter qu’à compter de son adhésion à cet organisme commun. Sa croissance de part de marché aurait été stable, tandis que celles des autres émetteurs historiques auraient décliné de manière régulière, sans que l’un d’eux n’en pâtisse plus qu’un autre. Selon Octoplus, cette situation ne s’explique que par les échanges d’informations en cause. Grâce à ces échanges, il leur a été possible de s’accorder pour permettre à Natixis de faire jeu égal avec les trois autres membres de la CRT, au moyen de concessions sur leurs parts de marché respectives.

371. Les syndicats de la restauration (SNRTC et SNRPO) font valoir qu’en raison de la structure du marché, de la nature des informations échangées et des modalités des échanges, les échanges d’informations ont significativement diminué l’incertitude qui aurait dû normalement exister entre les émetteurs historiques.

372. Le ministre chargé de l’économie s’en remet à la sagesse de la Cour sur l’interprétation à donner à l’arrêt Servier, précité, et l’analyse de l’Autorité à cet égard.

373. Le ministère public estime que l’Autorité a démontré, à suffisance de droit, que les échanges d’informations ont eu des effets concrets, qui se sont manifestés par la stabilité des parts de marché agrégées, le faible taux de rotation des clients, la hausse des taux de commission cumulés sur les deux faces du marché et la lenteur de la diminution des taux de commission face émission.

 

Sur ce, la Cour :

374. Il résulte des termes des articles 101, paragraphe 1, du TFUE et L. 420-1 du code de commerce que sont prohibés les accords, décisions d’associations d’entreprises et pratiques concertées ayant « pour objet ou pour effet » d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence.

375. Il ressort d’une jurisprudence constante de la Cour de justice que la condition de cette prohibition, tenant à l’existence d’une forme de coordination ayant « pour objet ou pour effet » de restreindre la concurrence, présente un caractère alternatif, marqué par la conjonction « ou », conduisant à examiner, tout d’abord, si ladite coordination constitue une restriction de concurrence par objet et, ensuite, le cas échéant, à défaut de relever d’une telle qualification, s’il s’agit d’une restriction de concurrence par effets (voir, notamment, arrêts du 30 juin 1966, LTM, 56/65, pages 359 et 360, et du 20 novembre 2008, Beef Industry e.a., C-209/07, points 15 et 16).

376. En effet, certains types de coordination entre entreprises révèlent, par leur nature même, un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence, pour que la recherche de leurs effets ne soit pas nécessaire (voir, notamment, arrêts du 14 mars 2013, Allianz Hungária Biztosító e.a., C-32/11, points 34 et 35, et du 11 septembre 2014, CB/Commission, C-67/13P, points 49 et 50). En revanche, lorsque tel n’est pas le cas, il convient d’en examiner les effets et, pour les prohiber, d’exiger la réunion des éléments établissant que le jeu de la concurrence a été, en fait, soit empêché, soit restreint, soit faussé de façon sensible (voir, notamment, arrêts précités, T-Mobile Netherlands e.a., point 28, Allianz Hungária Biztosító e.a., point 34, et CB/Commission, point 52, et arrêt du 30 janvier 2020, Generics, e. a., C-307/18, point 66).

 377. Il résulte également d’une jurisprudence constante de la Cour de justice que, pour apprécier si un accord doit être considéré comme prohibé en raison des altérations du jeu de la concurrence qui en sont l’effet, il convient d’examiner le jeu de la concurrence dans le cadre réel où il se produirait à défaut de l’accord litigieux (voir, notamment, arrêts précités LTM, page 360, John Deere, point 76, et arrêt du 11 septembre 2014, MasterCard, C-382/12P, point 161). Il en va de même s’agissant d’une décision d’association d’entreprises (arrêt MasterCard, précité, même point 161).

 378. Cet examen, consistant à dégager un scénario contrefactuel, a pour but d’établir les possibilités réalistes de comportement des acteurs économiques en l’absence du dispositif de coordination litigieux et de déterminer ainsi le jeu probable du marché en l’absence de celui-ci et, le cas échéant, la structure du marché (voir arrêt du 18 novembre 2021, Visma Enterprise, C-306/20, point 76, faisant référence, en ce sens, à arrêt Generics e.a., précité point 120).

 379. À ce titre, il y a lieu de prendre en compte le cadre concret dans lequel l’accord ou la pratique s’insère, notamment le contexte économique et juridique dans lequel opèrent les entreprises concernées, la nature et la quantité des biens ou des services affectés, les conditions réelles de fonctionnement du marché, la structure du marché ainsi que la position et l’importance desdites entreprises sur ce marché (voir, notamment, arrêts du 23 novembre 2006, Asnef-Equifax e.a., C-238/05, point 49, et arrêts précités MasterCard, point 165, et Visma, point 75). Le caractère biface d’un marché peut faire partie des éléments à prendre en considération (arrêt MasterCard, précité, point 179).

380. À cet égard, la Cour de justice a précisé que l’article 85, paragraphe 1, du traité, devenu l’article 81, paragraphe 1, du traité CE, puis l’article 101, paragraphe 1, du TFUE, précité, ne limite pas l’appréciation des effets d’un accord, d’une décision ou d’une pratique à ses seuls effets actuels, cette appréciation devant également tenir compte de ses effets potentiels (voir, notamment, arrêts précités, John Deere, point 77, et Asnef-Equifax e.a., point 50, et arrêts du 21 janvier 1999, Bagnasco e.a., C-215/96 et C-216/96, point 34, du 28 février 2013, Ordem dos Técnicos Oficiais de Contas, C-1/12, point 71, et du 26 novembre 2015, Maxima Latvija, C-345/14, point 30). Les effets restrictifs de concurrence peuvent être tant réels que potentiels ; néanmoins, ils doivent être suffisamment sensibles (arrêts précités, Generics UK e.a., point 118, et Visma Enterprise, point 74). Dans l’arrêt John Deere, précité (point 78), la Cour de justice en a tiré la conséquence que la circonstance que la Commission européenne n’ait pas été en mesure d’établir l’existence d’un effet anticoncurrentiel réel était sans influence sur la solution du litige.

 381. S’agissant plus précisément de l’échange d’informations entre concurrents, il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice (comme cela a déjà été indiqué) que ledit échange est contraire aux règles de concurrence lorsqu’il atténue ou supprime le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché en cause, avec comme conséquence une restriction de la concurrence entre entreprises (arrêts précités, John Deere/Commission, points 88 et suivants, Asnef-Equifax, point 51, et T-Mobile Netherlands e.a, point 35, et, notamment, arrêt du 2 octobre 2003, Thyssen Stahl AG/Commission, C-194/99 P, point 81).

382. Comme cela a également déjà été indiqué, pour déterminer si un échange d’informations entre concurrents atténue ou supprime le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché, et revêt ainsi un caractère restrictif de concurrence, les juridictions européennes tiennent compte des caractéristiques à la fois du marché, de l’échange et des informations échangées (arrêts précités, John Deere/Commission, points 88 et suivants, et Thyssen Stahl AG/Commission, points 86 à 89). Contrairement à ce que suggèrent Edenred et Edenred France, il n’est pas nécessaire de rechercher si les informations échangées ont été utilisées concrètement par les entreprises pour déterminer leur comportement sur le marché, cette utilisation étant présumée, étant rappelé, comme cela a déjà été indiqué, que l’application de cette présomption est uniquement subordonnée à l’existence d’une concertation et au fait que l’entreprise est restée active sur le marché.

383. À cet égard, il convient de rappeler que la Cour de justice a précisé que, si, en principe, sur un marché véritablement concurrentiel, la transparence entre les opérateurs économiques est de nature à concourir à l’intensification de la concurrence entre les offreurs, dès lors que dans une telle hypothèse, la circonstance qu’un opérateur économique tienne compte des informations sur le fonctionnement du marché, dont il dispose grâce au système d’échange d’informations, pour adapter son comportement sur le marché n’est pas de nature, compte tenu du caractère atomisé de l’offre, à atténuer ou à supprimer, pour les autres opérateurs économiques, toute incertitude quant au caractère prévisible des comportements de ses concurrents, en revanche, sur un marché oligopolistique fortement concentré, l’échange d’informations est de nature à permettre aux entreprises de connaître les positions sur le marché ainsi que la stratégie commerciale de leurs concurrents et, de ce fait, à altérer sensiblement la concurrence qui subsiste entre les opérateurs économiques (arrêts précités, John Deere/Commission, points 88 et suivants, Thyssen Stahl AG/Commission, point 84, et T-Mobile Netherlands e.a, point 34, ainsi que l’arrêt du 23 novembre 2006, Asnef-Equifax, C-238/05, point 58).

384. En l’espèce, il convient d’examiner si, comme l’a retenu l’Autorité, dans la décision attaquée, les échanges d’informations en cause ont eu pour effet de restreindre la concurrence.

 385. Sur ce point, il importe de rappeler qu’eu égard à la nature stratégique des informations échangées (en raison de leur teneur, de leur caractère récent et de leur niveau de désagrégation), aux modalités des échanges d’informations (sur une base mensuelle, pendant plus de quatre ans, entre les principaux offreurs de TR) et à la structure du marché (marché oligopolistique très concentré), lesdits échanges ont offert aux émetteurs historiques la possibilité de connaître la performance globale de chacun d’eux sur les deux faces du marché et, le cas échéant, de détecter la conduite, par l’un d’entre eux, d’une stratégie commerciale agressive qui lui aurait permis de conquérir de nouveaux clients (paragraphes 299 à 306 du présent arrêt). En outre, le niveau élevé de transparence sur la face acceptation du marché a mis chaque opérateur en mesure de déduire des informations échangées, combinées à celles publiées par la CRT, des indications sur la stratégie tarifaire de chacun de ses concurrents sur la face émission (paragraphes 308 à 316 du présent arrêt). Chacun d’eux a été ainsi à même de surveiller de manière suffisamment précise, selon une périodicité rapprochée, le fonctionnement concret de l’ensemble du marché, et de s’assurer que, dans un contexte de croissance continue de celui-ci, la position globale de chaque opérateur sur ce marché demeurait stable (voir paragraphe 323 du présent arrêt). Cette simple possibilité de réaliser, grâce aux échanges d’informations, une surveillance de la position globale de chaque opérateur historique sur le marché, et, le cas échéant, de réagir rapidement à l’observation d’une stratégie tarifaire agressive de l’un d’entre eux, était de nature, en tant que telle, à les dissuader d’adopter un tel comportement sur le marché, et partant, à réduire leur autonomie commerciale, ainsi que l’incertitude sur le marché (voir paragraphes 325, 331 et 332 du présent arrêt).

 386. Il résulte de ces développements que les échanges d’informations en cause ont atténué – de manière concrète – le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché, notamment en facilitant l’adoption et la mise en œuvre d’une collusion durable consistant à s’assurer de la stabilité de la position globale de chacun des opérateurs historiques sur le marché. Ayant eu lieu sur un marché oligopolistique fortement concentré, entre les principaux offreurs de TR, à un rythme rapproché et pendant plusieurs années, lesdits échanges ont, par là-même, restreint, de manière sensible, la concurrence y subsistant, aggravant ainsi la situation du marché à l’égard du jeu de la concurrence.

 387. À cet égard, il importe de relever que, si lesdits échanges n’avaient pas eu lieu, aucun émetteur historique n’aurait été en mesure ni de surveiller de manière suffisamment précise, selon une périodicité aussi rapprochée, le fonctionnement concret de l’ensemble du marché, afin de s’assurer que, dans un contexte de croissance continue de celui-ci, la position globale de chaque opérateur sur ledit marché demeurait stable, ni, le cas échéant, de réagir rapidement à l’adoption d’une stratégie tarifaire agressive de l’un d’entre eux.

 388. En effet, si le nombre de TR émis par l’émetteur historique faisait l’objet d’une publication par la CNTR, cette publication était seulement annuelle, et non mensuelle, et portait sur le nombre de titres émis au cours de l’année écoulée, tous mois confondus (cote 11625, annexe 31, dossier 15/092F). Il en allait de même de la publication par la CRT des taux de commission de chacun d’eux, face acceptation : cette publication était annuelle et portait sur les taux applicables pour l’année à venir. La combinaison des informations issues de ces publications annuelles n’aurait pas mis les émetteurs historiques en mesure de suivre le fonctionnement de l’ensemble du marché à un rythme suffisamment rapproché, ni pour dissuader effectivement chacun d’eux d’adopter une stratégie tarifaire agressive, ni pour réagir à temps face à une telle action.

 389. En outre, si les participants aux procédures de mise en concurrence sur les segments des grands comptes et du secteur public disposaient de certaines informations (telles que l’identité de l’émetteur ayant emporté le marché et, en ce qui concerne le secteur public, les notes techniques et tarifaires obtenues par chacun d’eux), lesquelles étaient susceptibles d’être complétées en recourant à des vérifications auprès de certains clients, il convient de rappeler que ces informations ne recouvraient pas tous les segments de clientèle, mais étaient réservées à certains segments particuliers, et n’étaient accessibles que ponctuellement et seulement au gré des clients sollicités (voir paragraphes 318 et 319 du présent arrêt).

 390. Dans ce contexte, il est réaliste et vraisemblable que le comportement des émetteurs historiques aurait été différent en l’absence du dispositif d’échanges d’informations litigieux.

 391. En effet, leurs incitations naturelles à se faire concurrence – sur un marché en croissance continue – les auraient très probablement conduits à renforcer de manière significative leur stratégie tarifaire sur la face émission pour gagner de nouveaux clients, afin de maximiser leurs profits sur les deux faces du marché, tout en augmentant leur trésorerie.

 392. En agissant ainsi, lesdits émetteurs n’auraient nullement été exposés au risque – en l’absence d’échanges d’informations aussi rapprochés – d’être rapidement détectés et soumis à d’éventuelles mesures de représailles par leurs concurrents, pouvant prendre la forme, notamment, d’une baisse accrue de leurs taux de commission face émission, en particulier sur le segment des grands comptes, afin de conquérir de nouveaux clients – au détriment de l’émetteur déviant – et d’accroître ainsi leurs profits sur la face acceptation, outre leurs revenus de sa trésorerie. À cet égard, la circonstance qu’il ne ressort pas du dossier que les émetteurs historiques aient échangé des informations concernant l’identité de leurs clients ou que des mesures de représailles aient été mises en œuvre est indifférente.

 393. Il résulte de cette comparaison entre, d’une part, le jeu de la concurrence tel qu’il a fonctionné en présence des échanges d’informations litigieux et, d’autre part, celui qui se serait produit en leur absence, l’existence d’une situation concurrentielle dégradée.

 394. Cette situation concurrentielle dégradée est reflétée dans deux graphiques figurant dans la décision attaquée, qui représentent respectivement l’évolution des parts de marché annuelle de chacun des émetteurs historiques entre 2010 et 2016 (graphique n° 2, page 44), ainsi leur évolution mensuelle de 2010 à 2013 (figure n° 5, page 95).

 395. Il ressort de ces deux graphiques que, si, pendant la période des échanges d’informations, l’évolution des parts de marché individuelles des émetteurs historiques a connu certaines progressions à la baisse (essentiellement pour Up et Sodexo Pass France) comme à la hausse (pour Natixis Intertitres), force est néanmoins de constater que lesdites parts de marché sont restées globalement stables, de sorte que l’ordre de position de chacun des opérateurs sur le marché est demeuré inchangé, Edenred France occupant toujours la première place, Up la deuxième, Sodexo Pass France la troisième et Natixis Intertitres la quatrième.

 396. De la même manière, s’il ressort du tableau n° 8 de décision attaquée (page 91), ainsi que de la figure n° 15 de l’analyse économique du 28 avril 2019, produite par les émetteurs historiques (intitulée « analyse économique des éléments du rapport relatif à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des titres-restaurant concernant le grief n° 1 »), que, pendant la période des pratiques litigieuses, le taux d’attrition de la clientèle, en volume, a pu atteindre, certaines années, pour certains émetteurs, un niveau significatif, il n’en demeure pas moins que, globalement, tous segments confondus, ce taux est resté relativement faible, nonobstant la possibilité pour les entreprises clientes de changer facilement d’émetteur, tant d’un point de vue logistique que juridique.

 397. Si certains éléments, propres au marché, tels que son caractère oligopolistique et fortement concentré, l’homogénéité des prestations offertes par les émetteurs de TR sous forme papier (accès à un réseau quasi identique de restaurateurs et commerçants affiliés), ainsi que le faible taux des commission face émission (comme cela sera précisé ultérieurement, au paragraphe 408 du présent arrêt), ont pu, dans une certaine mesure, contribuer à la stabilité globale des parts individuelles de marché, au maintien de l’ordre de position des opérateurs sur ledit marché et à un relatif faible taux d’attrition de la clientèle, il n’en demeure pas moins que les échanges d’informations en cause n’ont pu que renforcer cette tendance en diminuant les incitations des émetteurs historiques à se faire concurrence.

398. Le graphique figurant à la page 14 de la note économique du 28 juin 2021 (la dernière produite par les émetteurs historiques, en réponse à celle de l’Autorité du 1er avril 2021) ne saurait remettre en cause cette analyse.

399. S’il ressort de ce graphique que, comme le font valoir les requérants, les parts de marché individuelles des émetteurs historiques de TR papier (en volume) n’ont pas été globalement plus stables au cours de la période des échanges d’informations (entre 2010 et 2015) que pendant la période suivante (de 2016 à 2020), ce constat ne suffit pas à écarter l’existence de tout effet des pratiques sur le marché.

400. En effet, ce graphique ne tient pas compte du mouvement de dématérialisation des TR, qui a été initié au cours de la période des échanges d’informations, mais dont le développement s’est surtout manifesté ultérieurement, à la suite de l’évolution du cadre réglementaire (décret n° 2014-294 du 6 mars 2014 relatif aux conditions d’émission et de validité et à l’utilisation des titres-restaurant, entré en vigueur le 2 avril 2014), comme en atteste la figure 7 de l’analyse économique du 28 avril 2019 précitée, dont il ressort que le volume de TR dématérialisés a augmenté progressivement de 2014 à 2017 au point de représenter 11 % de la demande de TR en 2017.

401. Or, ce mouvement de dématérialisation implique un transfert d’une partie de la demande de TR papier vers sa forme dématérialisée, c’est-à-dire, non seulement la conversion de certains clients, ayant traditionnellement recouru au TR papier, en faveur de cette nouvelle forme de TR, mais aussi, l’émergence de nouveaux clients sollicitant ab initio des TR dématérialisés, ce qui revient à limiter la croissance des TR papier et à minorer leur volume, comme en témoigne la figure 7 précitée, la demande de TR dématérialisés ayant ralenti la croissance des TR papier dès 2015 puis conduit à une régression de leur volume en 2017.

402. Ce phénomène, qui modifie sensiblement le cadre de la comparaison des parts de marché individuelles des émetteurs historiques en volume de TR papier – pendant et après les pratiques – remet en cause la pertinence du graphique susvisé (page 14 de l’analyse économique du 28 juin 2021), pour en déduire, comme le soutiennent à tort les requérants, l’absence d’effets desdites pratiques sur le marché.

403. En outre, loin d’exclure de tels effets, ce graphique tend plutôt, au contraire, à démontrer que l’incitation des émetteurs historiques à se faire concurrence a été plus forte depuis la fin des pratiques qu’au cours de celles-ci.

404. En effet, à la suite de l’adoption du décret de 2014 précité, chaque émetteur avait clairement intérêt à se positionner sur la commercialisation de TR dématérialisés pour conquérir de nouveaux clients, tout en continuant, pendant cette période de transition, à vendre des TR papier, notamment auprès de nouveaux clients, en escomptant la poursuite des relations commerciales en cas de conversion de leur demande, à plus ou moins long terme, du papier vers du dématérialisé.

405. À cet égard, il est frappant de constater que, comme l’illustre le graphique susvisé, Natixis est parvenu à maintenir sa progression à la hausse de ses parts de marché en volume de TR papier, nonobstant le mouvement de dématérialisation en cours, tandis que les autres émetteurs historiques ont poursuivi leur évolution à la baisse, ce qui a permis à Natixis, dès 2017, soit peu de temps après la fin des pratiques, d’atteindre la troisième place, au lieu de la quatrième et dernière place, occupée depuis longtemps, et de devancer ainsi Sodexo.

406. Ces éléments contrefactuels étayent l’existence, après les pratiques litigieuses, d’une concurrence accrue entre les émetteurs historiques, en ce qui concerne les TR papier, ce qui est d’autant plus remarquable dans le contexte de la dématérialisation en cours. Ce faisant, lesdits éléments confortent l’existence, pendant la période des pratiques, d’une situation concurrentielle dégradée.

407. La baisse importante des taux de commission face émission sur les TR papier, pendant la période des pratiques, dont se prévalent les requérants, ne suffit pas à remettre en cause cette analyse.

408. En effet, cette évolution importante à la baisse des taux de commission sur la face émission, qu’il convient de mettre en parallèle avec l’évolution significative à la hausse des taux de commission face acceptation – mentionnées dans le tableau figurant page 35 de la décision attaquée comme étant respectivement de 68 % et de 36 % – est inhérente à un marché biface connaissant une demande en croissance constante.

409. À cet égard, comme cela a déjà été indiqué aux paragraphes 313 à 315 du présent arrêt, chaque émetteur historique avait intérêt, compte tenu du caractère biface du marché et de la croissance constante de la demande, à diminuer ses taux de commission sur la face émission du TR papier (jusqu’à un certain point) afin de gagner de nouveaux clients, en particulier ceux des grands comptes, dès lors que cette extension de clientèle conduisait automatiquement à un accroissement de ses profits sur la face acceptation, en raison de l’augmentation du nombre de TR papier donnant lieu à perception de la commission acceptation, ainsi que du taux de cette commission (valorisation de l’apport d’affaires résultant de l’usage accru des TR papier), et conférait en outre à l’opérateur (avant remboursement de la valeur faciale desdits TR) une trésorerie supplémentaire pouvant être placée afin d’en retirer des revenus.

410. Cette incitation des émetteurs historiques à baisser leurs taux de commission sur la face émission des TR papier était d’autant plus forte que le marché avait déjà acquis, lors des pratiques reprochées, une certaine maturité, se traduisant par un volume élevé d’émission de TR papier et un vaste réseau de restaurateurs et commerçants affiliés, comme en atteste l’analyse économique du 28 avril 2019, précitée (voir § 3.40 et 3.41 et annexe D). Ces éléments conjugués accroissant l’usage des TR papier et l’apport d’affaires en résultant, le pouvoir de négociations des émetteurs historiques vis-à-vis des restaurateurs et commerçants s’en trouvait renforcé, ce qui leur a permis d’élever progressivement leur taux de commission face acceptation sur les TR papier. Cette évolution des taux de commission sur cette face du marché (acceptation) augmentant la rentabilité de chaque TR émis, les émetteurs historiques avaient intérêt à conquérir encore plus de nouveaux clients et, à cette fin, à baisser encore davantage leur taux de commission sur l’autre face (émission).

411. Ainsi, la baisse importante des taux de commission face émission sur les TR papier, pendant la période des pratiques, étant inhérente au fonctionnement du marché, à ce stade de son développement, les émetteurs ne sauraient en tirer argument pour exclure tout effet des pratiques sur le jeu de la concurrence et remettre ainsi en cause l’existence d’une situation concurrentielle dégradée, reflétée, comme cela vient d’être exposé, par la stabilité globale des parts de marché individuelles des émetteurs pendant la période litigieuse.

412. C’est en vain que les émetteurs historiques se prévalent également de la figure n° 2 de l’analyse économique du 10 avril 2020 produite par eux (intitulée « Note en réaction à la décision (…) [attaquée] concernant l’hypothèse d’un effet des échanges d’informations sur les taux de commission de la face émission »), pour contester l’existence de tout effet des pratiques sur le marché.

413. En effet, outre que les émetteurs invoquent cette analyse en se fondant sur le postulat erroné que la baisse des taux de commission face émission pendant la période des pratiques serait le signe d’une concurrence intense, force est de constater que cette figure, qui évoque une évolution contrastée de cet élément de prix depuis la fin des pratiques (baisse puis statu quo du taux de commission moyen ; augmentation puis stabilisation du taux de commission ajusté après contrôle des facteurs exogènes), ne tient pas compte du mouvement de dématérialisation en cours et, en outre, réduit l’observation de cet élément, depuis la fin des pratiques, à deux ans (2016 et 2017), ce qui remet en cause sa pertinence.

414. Le même constat s’impose pour la figure n° 15, précitée (analyse économique du 28 avril 2019), concernant les taux d’attrition annuels des émetteurs, notamment à partir de 2010 : elle ne tient pas compte du mouvement de dématérialisation en cours ; en outre, l’observation desdits taux, depuis la fin des pratiques, est limitée à seulement un an (2016).

415. Il résulte de l’ensemble de ces développements que c’est à juste titre que l’Autorité a retenu, dans sa décision (§ 545), que les échanges d’informations faisant l’objet du grief n° 1 ont eu pour effet de restreindre la concurrence au sens des articles 101 du TFUE et L. 420-1 du code de commerce de sorte qu’ils constituent des pratiques anticoncurrentielles, prohibées par ces articles.

B. Sur les pratiques reprochées de verrouillage du marché (second grief)

416. Par ce grief, il est reproché aux émetteurs historiques, ainsi qu’à la CRT, de s’être entendus pour verrouiller le marché des TR, au moyen de dispositions statutaires, réglementaires et protocolaires de cet organisme commun (la CRT).

417. Comme cela a déjà été indiqué, ce grief comprend deux volets portant :

– d’une part, sur l’accession des émetteurs à la CRT (premier volet);

– d’autre part, sur le développement des TR dématérialisés et, plus précisément, sur l’interdiction faite aux membres de la CRT de lancer tout système d’acceptation des TR dématérialisés en dehors de celle-ci (second volet).

418. Il convient d’examiner successivement chacun de ces deux volets.

1. Sur la pratique reprochée de contrôle de l’accession des émetteurs à la CRT (1er volet)

 419. Aux paragraphes 587 à 604 de la décision attaquée, après avoir rappelé sa pratique décisionnelle selon laquelle les conditions d’adhésion à un groupement d’entreprises peuvent relever de la prohibition des ententes lorsque, d’une part, elles sont définies ou appliquées de façon non objective, non transparence et discriminatoire et, d’autre part, elles conduisent à empêcher ou limiter l’accès au marché pour les entreprises qui n’y sont pas admises, l’Autorité a estimé qu’en l’espèce ces principes étaient applicables, la CRT étant un groupement d’entreprises, et non d’investissements.

420. Aux paragraphes 605 à 610 de sa décision, l’Autorité a estimé, en premier lieu, que les conditions d’adhésion audit groupement, fixées par ses statuts et son règlement intérieur, n’étaient ni objectives, ni transparentes, qu’il s’agisse de la présentation d’un candidat à l’adhésion par un membre sociétaire (compte tenu du risque intrinsèque de discrimination entre les candidats) ou de son agrément par le conseil d’administration de la CRT (l’absence de précisions sur les modalités de prise de décision, l’éventuelle application d’un droit d’entrée au montant incertain, l’absence d’obligation de motivation de la décision et le défaut de voies recours, pouvant être sources d’arbitraire).

421. À cet égard, elle a considéré que la circonstance que, depuis la mise à jour des statuts de la CRT en juin 2011, les émetteurs tiers peuvent bénéficier de ses services, est dépourvue de pertinence, premièrement, en l’absence de précisions sur les conditions d’accès auxdits services, deuxièmement, à défaut d’octroi de conditions tarifaires similaires à celles des membres (article 9.2 du règlement intérieur) et, troisièmement, eu égard à l’obligation qui leur est faite, en pratique, de transmettre à la CRT des informations sur les volumes de titres dont le traitement est envisagé, ce qui les contraint à dévoiler leur plan de développement aux concurrents en place (paragraphes 611 à 613). Elle a également considéré qu’il était indifférent que la CRT n’ait pas eu l’occasion d’opposer un refus à une demande d’adhésion ou de services, les émetteurs tiers étant, dans ce contexte, dissuadés de soumettre ou de poursuivre une telle demande.

422. Aux paragraphes 615 à 622 de sa décision, l’Autorité a retenu, en deuxième lieu, que les conditions d’adhésion litigieuses ont conduit à limiter l’accès au marché des émetteurs tiers. Elle explique que l’adhésion à la CRT présente plusieurs avantages : elle permet des économies d’échelles (mutualisation par la CRT du traitement des TR papier), une simplification de la gestion des TR papier par les commerçants et restaurateurs affiliés à la CRT (réduction du nombre d’interlocuteurs et des frais d’envois des TR en vue de leur remboursement), et surtout donne accès, pour le traitement des titres, en raison de la multi-domiciliation face acceptation, à l’ensemble des commerçants agréés et, par conséquent, à une augmentation significative du volume de TR émis. À cet égard, elle a indiqué que le rôle de guichet unique de la CRT et sa présence depuis plusieurs décennies sur le marché en font un acteur central vis-à-vis des commerçants agréés. Elle a ensuite relevé que les conditions d’adhésion litigieuses s’inscrivaient dans un contexte de marché marqué par de nombreuses barrières à l’entrée de nature économique (notamment en raison de la nécessité, dans un marché biface, de disposer rapidement d’un nombre suffisant, à la fois d’entreprises clientes et de commerçants et restaurateurs affilés) et en a déduit que ces conditions d’adhésion ont participé au renforcement de ces barrières.

423. En troisième lieu, aux paragraphes 623 à 625 de sa décision, après avoir renvoyé à son analyse de la teneur des conditions d’adhésion litigieuses, l’Autorité a estimé que l’objectif poursuivi consistait à contrôler l’entrée de nouveaux émetteurs sur le marché, compte tenu du caractère prépondérant de la CRT pour les commerçants et restaurateurs (guichet unique) et du caractère exclusif du traitement par cette entité des TR papier pour le compte de ses membres. À cet égard, aux paragraphes 626 et 627, elle a rappelé le contexte juridique et économique existant lors de l’introduction de ces conditions d’adhésion en 2002 : à l’époque, seuls des TR papier pouvaient être émis en raison de l’exigence, en vigueur jusqu’au 30 avril 2008, d’apposer les mentions obligatoires du TR « à l’encre » ; le marché des TR était en forte et régulière croissance. L’Autorité en a déduit (point 654), après avoir examiné les pratiques faisant l’objet de l’un et l’autre volet du grief n° 2, que « l’Accord » constitue une pratique anticoncurrentielle par objet permettant le verrouillage du marché par le contrôle de l’entrée de nouveaux émetteurs sur le marché (premier volet) et, au sein du marché, par les freins au développement de TR dématérialisés (second volet).

424. En quatrième lieu, aux paragraphes 658 à 661, l’Autorité a écarté la thèse, avancée par certains émetteurs historiques, selon laquelle les conditions d’adhésion à la CRT constitueraient une restriction accessoire à la mise en place de cet organisme commun, en ce qu’elles viseraient à protéger les investissements de ses membres contre les risques de parasitisme, ainsi que leur image face à des candidats qui ne présenteraient pas des garanties adéquates.

425. Cette analyse est contestée, à divers titres, par les émetteurs historiques et la CRT. 426.En premier lieu, sur la portée des principes régissant les conditions d’adhésion à un

groupement d’entreprises, Natixis et Natixis Intertitres, ainsi qu’Up soutiennent que ces principes ne sont pas applicables à la CRT, s’agissant d’un groupement d’investissements, et non de simples moyens (tels que des associations professionnelles ou des groupements d’intérêt économique), compte tenu de l’importance des investissements réalisés (notamment pour se doter d’équipements informatiques et de machines à lire les titres de façon automatisée) et des risques financiers et opérationnels partagés par ses membres (consistant notamment à confier à la CRT le traitement de la totalité de leurs titres papier), ce qui justifierait un contrôle discrétionnaire de l’accès à la qualité de membre de la CRT T, d’autant que cet accès entraîne automatiquement l’acquisition de celle d’actionnaire de la CRT S (ex SSIM), dont le statut de société commerciale repose sur le principe d’affectio societatis et la volonté des associés de s’unir avec des partenaires de confiance, connus et limitativement désignés, ce qui serait incompatible avec son ouverture à tous les acteurs du marché souhaitant y accéder. Natixis et Natixis Intertitres avancent une objection supplémentaire : l’obligation de donner accès au capital de la CRT S ou au statut de membre de la CRT T porterait une atteinte disproportionnée au droit de propriété. Quant à Up, elle déduit de l’état de la pratique décisionnelle de l’Autorité l’absence de toute expérience acquise sur l’application à une entité telle que la CRT des principes concernant les conditions d’accès à un groupement de moyens.

427. En deuxième lieu, ces trois requérantes soutiennent qu’en tout état de cause, à supposer que les principes régissant l’adhésion à un groupement soient applicables à la CRT, l’adhésion à celle-ci ne constitue ni une condition d’accès au marché, ni un avantage concurrentiel déterminant. Elles invoquent en ce sens les éléments suivants : premièrement, il serait possible depuis longtemps – avant même la modification statutaire de juin 2011– de bénéficier des services de la CRT en tant que client (sans avoir besoin d’y adhérer), ainsi que des économies d’échelle susceptibles d’en découler, sans risque de divulgation d’informations confidentielles sur l’activité et la stratégie envisagée de l’émetteur intéressé (ce risque pouvant être évité par la conclusion d’un accord de confidentialité); deuxièmement, il existerait des alternatives au traitement des TR par la CRT, comme en attesterait notamment l’expérience de la société Chèque de Table (devenue Natixis Intertitres), celle-ci ayant fait appel – avant son adhésion à la CRT en 2002 – au réseau des banques populaires dont elle dépendait ; troisièmement, il n’existerait aucun lien entre, d’une part, l’activité de la CRT et la simplification de la gestion des TR papier découlant de l’affiliation des commerçants et restaurateurs (sur la face acceptation) et, d’autre part, le développement de la clientèle des émetteurs et l’augmentation corrélative du volume des titres émis, lesquels résulteraient uniquement de l’effort commercial des émetteurs (sur la face émission); quatrièmement, tout émetteur aurait accès gratuitement à la base de données de la CNTR recensant l’ensemble des commerçants et restaurateurs agréés et pourrait, en outre, bénéficier du relais des syndicats des restaurateurs pour démarcher les commerçants et restaurateurs et étendre ainsi son réseau d’affiliation (sans avoir besoin d’adhérer à la CRT); cinquièmement, l’adhésion à la CRT ne présenterait aucun intérêt pour les TR dématérialisés. Les requérantes précitées en déduisent que les conditions d’adhésion litigieuses n’ont pas d’objet anticoncurrentiel.

428. Edenred et Edenred France, ainsi que Sodexo et Sodexo Pass France, développent un argumentaire comparable et font plus particulièrement valoir, notamment, les éléments suivants : premièrement, l’Autorité aurait confondu « segment de marché » et « marché pertinent », en examinant uniquement l’incidence des conditions d’adhésion à la CRT sur l’accès au segment des TR papier, alors que le marché pertinent a été défini comme comprenant à la fois les TR papier et dématérialisés ; deuxièmement, il ne suffirait pas de caractériser un simple avantage concurrentiel lié à l’appartenance à un groupement, pour que le droit de la concurrence exige la mise en place de conditions d’adhésion objectives, transparentes et non-discriminatoires ; encore faudrait-il que cet avantage soit déterminant pour l’accès au marché (ou à une part essentielle du marché) ou qu’il constitue un facteur essentiel de contact avec la clientèle, ce qui serait exclu lorsque, comme en l’espèce, les opérateurs disposent de solutions alternatives crédibles ; troisièmement, les économies d’échelle résultant de l’adhésion à la CRT ne constitueraient pas un facteur essentiel pour pénétrer le marché, comme en attesterait l’expérience de Natixis Intertitres, dès lors que les gains d’efficience en découlant ne représenteraient que 5 à 6 % des coûts d’exploitation des émetteurs ; quatrièmement, sept opérateurs (dont Octoplus) auraient pénétré le marché au moyen d’une offre dématérialisée (sans avoir eu besoin d’adhérer à la CRT) et tous les émetteurs historiques auraient également développé une telle offre (au point qu’en 2019, les TR dématérialisés représenteraient plus du tiers du volume total des TR émis par Edenred), ce qui aurait conduit la CRT T à diviser par deux sa masse salariale ; cinquièmement, ni le tri, ni les frais d’envois des TR papier (pour obtenir leur remboursement) ne seraient de nature à dissuader un commerçant/restaurateur de s’affilier à un émetteur non membre de la CRT, eu égard à l’apport d’affaires que représente tout émetteur.

429. Au surplus, elles soutiennent qu’en tout état de cause, les conditions d’adhésion à la CRT ne pouvaient avoir pour objet (ou pour effet même potentiel) de restreindre la concurrence, eu égard à leur teneur, aux objectifs poursuivis et au contexte économique et juridique dans lequel elles s’inséraient (intensité de la concurrence sur la face émission ; accès libre et gratuit des émetteurs à la base de données des affiliés ; absence d’autre demande d’adhésion à la CRT que celle de Natixis Intertitres y ayant adhéré en 2002). Sodexo et Sodexo Pass France prétendent, en outre, que la décision attaquée s’inscrit à contre-courant de l’expérience acquise, tirée de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence, selon laquelle aucune restriction de concurrence par objet ne serait établie lorsque le refus d’admission à un groupement n’empêche pas l’accès au marché ou ne constitue pas un réel obstacle pour toucher une part essentielle de celui-ci, notamment en présence de solutions alternatives. D’ailleurs, le Conseil de la concurrence, dans sa décision n° 1-D-49, précitée, n’aurait émis aucune critique contre les conditions d’adhésion à la CRT, alors qu’il en avait parfaitement connaissance dès 2000, ce qu’il n’aurait pas manqué de critiquer si ces conditions étaient si nuisibles.

430. La CRT soutient également que l’objet anticoncurrentiel des pratiques reprochées n’est pas établi, au regard de la teneur des conditions d’adhésion, de l’absence d’incidence de l’adhésion sur l’accès au marché et du contexte économique et juridique.

431. En premier lieu, s’agissant de la teneur des conditions d’adhésion, elle soutient, tout d’abord, que celle tenant à la présentation d’un candidat par un membre sociétaire est en pratique inappliquée, la seule candidature reçue à ce jour étant celle de Natixis Intertitres (en 2002) et, en outre, n’a jamais écarté ou découragé un éventuel candidat à l’adhésion, ni Octoplus, ni Monéo, n’ayant émis le souhait de devenir membre de la CRT lors de leurs premiers contacts en 2014.

432. Ensuite, en ce qui concerne la condition d’admission d’un nouveau membre par une décision du conseil d’administration de la CRT T, elle considère que cette décision, qui est prise à l’unanimité, aux termes de l’article 15.3 de son règlement intérieur, est à la fois légitime et proportionnée au regard des investissements et engagements financiers des émetteurs et usuelle dans les actes constitutifs d’une association de la loi de 1901. Il serait également usuel de ne pas prévoir de motivation et de recours interne en cas de rejet de candidature, sachant qu’il est en tout état de cause possible de saisir les juridictions judiciaires.

433. Enfin, quant à la condition relative à la possibilité de demander le versement d’un droit d’entrée ou de sortie, elle fait valoir que cette possibilité n’ayant été introduite qu’en septembre 2015 dans son règlement intérieur, il n’y avait aucune raison d’en faire mention auparavant dans ses statuts, et que le droit d’entrée repose sur des critères objectifs, en termes de calcul et de finalités. À cet égard, elle indique que son règlement intérieur prévoit expressément la possibilité de minorer le montant du droit d’entrée afin de tenir compte de la situation particulière du nouveau membre au regard de « l’importance de son activité », ce qui viserait précisément à faciliter l’adhésion des nouveaux acteurs du marché ne disposant pas d’emblée de parts de marché significatives, ni de fonds propres suffisants.

434. En deuxième lieu, sur la prétendue incidence de l’adhésion elle-même sur l’accès au marché, elle fait valoir, tout d’abord, que l’accès aux prestations de services de la CRT T permet à un tiers d’accéder à tous les avantages qui résulteraient de l’adhésion à celle-ci et que la réticence des nouveaux entrants sur le marché à l’égard du TR papier n’a rien à voir avec les conditions d’adhésion, mais uniquement avec la compréhension du marché, marqué par l’inexorable déclin du TR papier au profit du TR dématérialisé. Elle rappelle que la société Chèque de Table (devenue Natixis Intertitres) est entrée sur le marché dès 1981-1982 et n’est devenue membre de la CRT T qu’en 2002, ce qui ne l’a pas empêchée ni d’accéder au marché, ni de s’y développer, détenant lors de son adhésion 6,7 % de parts de marché. Quant aux nouveaux entrants sur le marché, ils n’auraient jamais demandé à adhérer à la CRT, mais deux d’entre eux (Octoplus et Monéo) auraient sollicité un simple accès à ses services (en 2014), après avoir lancé leurs solutions dématérialisées (en 2012).

435. S’agissant plus précisément de l’accès aux services de la CRT T, elle fait valoir, notamment, que la différence de tarification de ces services entre les membres et les tiers est objectivement justifiée par l’importance des investissements financiers qui sont supportés exclusivement par les membres, chaque émetteur ayant ainsi le choix, soit d’adhérer à la CRT T afin de bénéficier d’un tarif préférentiel en contrepartie de sa participation aux investissements, soit de ne pas y adhérer afin de bénéficier des services de traitement sans pour autant avoir à participer aux investissements nécessaires.

436. S’agissant plus précisément du contexte économique et juridique, elle rappelle que la CRT T ne traite que des TR papier et en déduit que les conditions d’adhésion litigieuses portent sur une activité reposant sur un modèle économique en voie de disparition, tous les nouveaux entrants ayant fait le choix exclusif de la dématérialisation, de sorte que, contrairement à ce qu’indique l’Autorité dans ses observations, il n’existerait aucune concurrence potentielle sur le marché des TR papier.

437. Par ailleurs, s’agissant du rôle de la CRT T sur la face acceptation du marché, elle le présente comme éloigné d’un rôle commercial, dans la mesure où cette entité se limiterait, d’une part, à adresser aux commerçants nouvellement agréés par la CNTR des conditions générales d’affiliation (à la CRT-T) et, d’autre part, à assurer la promotion de certains services de collecte de TR auprès de ses affiliés (« Colisur », utilisation de centres de collecte, « pack vert »), et non les TR en eux-mêmes, les affiliés n’achetant pas les TR mais se bornant à les accepter. Elle précise, en outre, que la base de données de la CNTR (portant sur environ 220 000 restaurateurs/commerçants), accessible gratuitement à tout émetteur de TR, comporte l’ensemble des informations utiles à l’affiliation, à l’exception du RIB de chaque opérateur qui est communiqué et enregistré par la CRT T au moment de son affiliation et devra ensuite être fourni, par l’affilié – à l’émetteur dont il accepte les TR

– pour en obtenir le remboursement. Elle en déduit que, pour un nouvel opérateur, l’enjeu n’est pas la base des affiliés, accessible et utilisable gratuitement pour développer son propre réseau d’affiliés, mais la conquête de nouveaux clients, sur la face émission du marché, dont elle se considère comme totalement étrangère.

438. La CRT en déduit que l’objet anticoncurrentiel des pratiques n’est pas établi.

439. Dans ses observations, l’Autorité fait valoir, en premier lieu, que les principes régissant les conditions d’adhésion des groupements d’entreprises sont applicables à la CRT, dès lors que le traitement des TR papier n’est pas comparable à la construction d’une infrastructure dans le cadre d’un projet industriel, que le montant des investissements et amortissements réalisés au sein de la CRT sont d’une importance limitée et que la CRT se définit elle-même comme un groupement de moyens.

440. En deuxième lieu, sur la qualification des conditions d’adhésion à la CRT, comme étant non transparentes, non objectives et discriminatoires, elle indique, tout d’abord, s’agissant de la condition de présentation par un membre sociétaire existant, que la circonstance que cette condition n’ait pas été appliquée est inopérante. Ensuite, s’agissant de la condition d’admission d’un nouveau membre par une décision du conseil d’administration de la CRT, elle observe, notamment, que la règle de l’unanimité n’a été introduite qu’en 2015 (à l’article 15.3 du règlement intérieur) et n’a été assortie d’aucune définition de critères objectifs (autres que ceux très généraux mentionnés dans les statuts), ce qui, en l’absence d’obligation de motivation de la décision et de recours interne, a pu dissuader les émetteurs de formuler une demande d’adhésion à la CRT et renforcer le risque de décision discriminatoire, peu important qu’aucun candidat n’ait, selon la CRT, été écarté ou découragé à cet égard. En outre, s’agissant de la condition tenant à un droit d’entrée, elle relève que si le règlement intérieur de 2015 a prévu la possibilité de demander le versement d’un tel droit et, le cas échéant, de minorer son montant (article 15.4), cette mention ne signifie pas néanmoins que la CRT n’avait pas toute latitude pour l’imposer auparavant et, en outre, ne précise ni les hypothèses dans lesquelles ce droit d’entrée serait exigé ou minoré, ni les éléments pouvant être pris en compte à ce titre. Quant à la condition d’un droit de sortie, elle estime que l’absence de mention d’un tel droit dans les statuts de la CRT – dans un contexte général d’absence de précisions sur la procédure d’admission et d’exclusion ou retrait – a pu dissuader les émetteurs de formuler une demande d’adhésion.

441. En troisième lieu, sur la question de l’incidence de l’adhésion à un groupement quant à l’accès au marché, elle rappelle que, dans certaines hypothèses, une entreprise peut avoir formellement accès au marché, sans toutefois pouvoir y exercer une véritable concurrence, de sorte que cet accès s’avère théorique ou particulièrement limité, et qu’il en va ainsi lorsque l’adhésion au groupement constitue un avantage concurrentiel déterminant.

442. En l’espèce, elle en déduit qu’il ne lui appartient pas de démontrer que, sans les économies d’échelle découlant de l’adhésion à la CRT, un émetteur tiers ne pourrait accéder ou se maintenir sur le marché, mais simplement qu’aucune concurrence réelle de leur part ne pourrait avoir lieu, comme le démontrerait l’exemple de Natixis Intertitres, cet opérateur n’ayant pu conquérir, entre 1982 et 2002, qu’une part de marché limitée (inférieure à 7 %).

443. Quant à la simplification de la gestion des TR, à supposer qu’elle ne soit pas indispensable dans les relations avec les affiliés, elle serait néanmoins de nature à améliorer de manière significative la situation concurrentielle des émetteurs sur la face émission, dans la mesure où elle serait susceptible d’augmenter le nombre de leurs affiliés sur la face acceptation et qu’un accès plus large aux affiliés génèrerait une augmentation du volume des TR émis.

444. À cet égard, compte tenu des externalités du réseau entre les deux faces du marché, il ne saurait être admis que la CRT, présente sur la face acceptation, n’aurait aucun impact sur la face émission.

445. Ainsi, l’accès à la CRT, en favorisant la croissance des nouveaux émetteurs sur la face acceptation et, par voie de conséquence, l’acquisition d’une certaine notoriété (reposant sur leur capacité à fournir un volume important de TR papier), leur permettrait de concentrer leurs efforts de développement sur la face émission. En effet, si la notoriété d’un émetteur peut dépendre de ses efforts commerciaux, ceux qui seraient déployés par un nouvel émetteur, non membre de la CRT, ne permettraient pas d’atteindre une notoriété suffisante pour concurrencer les émetteurs historiques.

446. De même, si les conditions générales d’affiliation à la CRT prévoient expressément la possibilité pour les restaurateurs ou commerçants de ne pas accepter les TR papier de tous les membres de la CRT, mais d’opérer un choix notamment au regard de leurs conditions tarifaires, il n’en demeurerait pas moins que les membres sociétaires s’obligeant à faire traiter l’intégralité de leur TR papier par la CRT, les restaurateurs ou commerçants agréés seraient implicitement obligés de traiter avec la CRT et donc de s’y affilier pour les accepter, ayant tout intérêt à accepter les TR du plus grand nombre possible d’émetteurs (multi-domiciliation).

447. Au surplus, tandis que la CNTR met gratuitement à disposition une base de données concernant les commerçants qu’elle a agréés, la CRT fournirait quant à elle un accès immédiat et à moindre coût à l’ensemble des commerçants affiliés, de sorte que les nouveaux émetteurs n’auraient pas à supporter des coûts de démarchage et des investissements conséquents. Cet accès à un réseau d’acceptation important permettrait de surmonter, en partie, l’inertie des entreprises-clientes sur la face émission.

448. Compte tenu de l’importance de ces avantages, en particulier de celui tenant à l’accès facilité aux restaurateurs et commerçants, qui serait exclusivement offert par la CRT, il n’existerait pas d’alternative crédible à l’adhésion à la CRT. Pour que l’accès aux services de la CRT ait pu constituer une telle alternative, encore aurait-il fallu que cet accès ait été prévu avant la mise à jour des statuts de la CRT en 2011 et qu’il l’ait été, en outre, dans des conditions non discriminatoires, objectives et transparentes, ce qui n’aurait pas été le cas. Le faible développement des nouveaux entrants sur le marché des TR papier ou dématérialisés, sans adhérer à la CRT, ni accéder à ses services, illustrerait l’avantage concurrentiel que constitue l’adhésion à celle-ci.

449. L’Autorité en conclut que les conditions d’adhésion à la CRT étaient de nature à limiter substantiellement l’accès au marché en ce qu’aucune concurrence effective ne pouvait être exercée par les émetteurs sans cette adhésion.

450. En quatrième lieu, sur l’objet anticoncurrentiel de l’accord portant sur les conditions d’adhésion à la CRT, l’Autorité fait valoir, tout d’abord, que, par leur teneur, celles-ci étaient de nature à dissuader les émetteurs de formuler une demande d’adhésion et à limiter ainsi substantiellement l’accès au marché, compte tenu de l’importance de l’adhésion à la CRT pour accéder effectivement audit marché.

451. S’agissant ensuite du contexte économique et juridique, l’Autorité estime que, contrairement à ce que prétendent les requérantes, une concurrence potentielle a existé pendant la période de l’accord. Sur le segment des TR dématérialisés, elle aurait existé dès 2002, certains émetteurs ayant eu pour stratégie, pendant la période de l’accord, de développer d’abord des produits sur support papier, avant de lancer des titres dématérialisés, sachant que leur présence sur le premier segment leur donnait d’autant plus de chances de percer sur le second. Sur le segment des TR papier, il existait aussi, selon l’Autorité, une concurrentielle potentielle : la forte croissance du marché (la valeur faciale des TR papier entre les années 2000 et 2016 ayant quasiment doublé, passant de 3 à 5,8 milliards d’euros) était de nature à rendre une entrée sur le marché plus aisée et à stimuler ainsi la concurrence potentielle. L’absence de demande d’adhésion à la CRT ne serait pas le signe d’une absence de concurrence potentielle puisque précisément les conditions d’adhésion ont pu dissuader la formation d’une telle demande. La circonstance qu’une seule demande d’adhésion ait été formulée et acceptée par la CRT, à savoir celle de Natixis Intertitres, serait ainsi inopérante. Le contexte de l’accord ayant été marqué par l’existence d’une faible concurrence entre les émetteurs historiques, notamment du fait des échanges d’informations ayant fait l’objet du premier grief, l’entrée de nouveaux émetteurs sur le marché et leur adhésion à la CRT, au regard des divers avantages en découlant, aurait pu stimuler la concurrence.

452. Quant à l’expérience acquise en matière de restriction par objet, elle ne saurait être remise en cause, comme le prétendent certaines requérantes, par la décision du Conseil de la concurrence n° 01-D-41, les conditions d’adhésion à la CRT n’ayant pas fait l’objet de sa saisine. En outre, à supposer même que la CRT doive être qualifiée de groupement d’investissements, la circonstance que l’Autorité n’ait à ce jour sanctionné que des conditions d’adhésion à des groupements de moyens (et non d’investissements) ne fait pas obstacle à la qualification des conditions d’adhésion litigieuses de restriction par objet. En effet, la collusion née des conditions d’adhésion à la CRT, qui empêcherait l’accès des concurrents à un marché, est une forme de collusion qui, au regard tant de la pratique décisionnelle de l’Autorité que de la jurisprudence, serait particulièrement susceptible d’avoir des effets négatifs sur la concurrence.

453. Octoplus développe une argumentation comparable. Elle fait plus particulièrement valoir, en premier lieu, que l’adhésion à la CRT était une condition d’accès au marché ou à une part essentielle de celui-ci ou, à tout le moins, constituait un avantage concurrentiel.

454. En effet, l’adhésion à la CRT aurait permis à un émetteur tiers de bénéficier ab initio d’économies d’échelles substantielles, le mettant ainsi en mesure d’intégrer le marché, tout en lui permettant en outre d’éviter de démarcher individuellement les 180 000 restaurateurs ou commerçants acceptant des TR, en vue de leur faire approuver ses propres conditions contractuelles et d’étendre ainsi son réseau d’acceptation.

455. La nécessité de l’adhésion à la CRT serait confirmée par la circonstance que Natixis, qui disposait pourtant de l’appui d’un groupe bancaire important, n’a pas réussi à se développer entre 1982 et 2001, soit jusqu’à son adhésion à la CRT, qui a ainsi joué le rôle d’une barrière à l’entrée pour un nouvel entrant.

456. Cette nécessité serait également confirmée par la circonstance que, lorsqu’ils ont développé leurs titres dématérialisés via des cartes de première génération, les émetteurs historiques ont trouvé nécessaire de réputer que le restaurateur avait accepté leurs conditions générales d’affiliation par la seule première insertion de la carte dans le terminal de paiement : ce procédé démontrerait qu’il était économiquement non viable pour chaque émetteur d’obtenir la conclusion d’un contrat avec chaque restaurateur et qu’il était donc indispensable d’adhérer à la CRT pour pénétrer le marché.

457. En outre, aucun émetteur non-membre de la CRT n’aurait été en mesure de réussir à concurrencer réellement les émetteurs historiques sur marché des TR papier et ceux pris en exemple par les requérantes ne seraient pas arrivés à gagner des parts de marché significatives au cours de la période infractionnelle. Ainsi, en 2016, Monéo, la Caisse Fédérale du Crédit Mutuel, Digibon et Octoplus, représentaient ensemble moins de 1,5 % de la valeur faciale émise tous supports confondus (§ 209 de la décision attaquée). Le fait d’avoir empêché l’adhésion d’émetteurs tiers à la CRT, par l’imposition de conditions non objectives et non transparentes, aurait eu pour conséquence de les priver du réseau des 180 000 restaurateurs et assimilés dont disposaient déjà les concurrents établis et les aurait donc privés d’un argument commercial indispensable sur la face des entreprises-employeurs.

458. Au surplus, la CRT jouerait un rôle commercial primordial en ce qui concerne la gestion de la relation avec les restaurateurs et commerçants, en ce qu’elle ferait parvenir à tout commerçant nouvellement agréé par la CNTR un contrat d’affiliation lui permettant d’accepter les TR émis par l’ensemble des membres de la CRT. Les commerçants ayant intérêt à accepter autant de TR que possible, l’acceptation des TR d’un nouveau membre de la CRT ne générerait aucune gestion additionnelle de leur part, la CRT constituant un guichet unique. Ainsi, quand bien même un nouvel émetteur membre n’aurait pas apporté une clientèle de salariés importante, les restaurateurs et commerçants auraient vraisemblablement accepté ses TR.

459. Octoplus en conclut que les émetteurs tiers ont été privés d’un accès au marché, d’un intermédiaire essentiel (la CRT) pour accéder à la clientèle ou, à tout le moins, d’un avantage concurrentiel.

460. En deuxième lieu, elle considère que le caractère discriminatoire et non transparent des conditions d’adhésion à la CRT est établi et en déduit que celles-ci sont constitutives d’une entente anticoncurrentielle par objet, sans qu’il soit besoin d’en examiner les effets.

461. Les syndicats de la restauration (SNRTC et SNRPO) développent un argumentaire comparable. Ils estiment, en premier lieu, que l’adhésion à la CRT constitue une condition d’accès à la part la plus importante et essentielle du marché des TR en France. Ils font valoir en ce sens les éléments suivants. Tout d’abord, l’absence d’adhésion d’un émetteur à la CRT alourdirait encore davantage le processus de gestion des TR papier pesant sur les restaurateurs et commerçants : outre le travail habituel de tri manuel des TR et de découpage de leurs coins, les frais d’envois sécurisés des TR s’en trouverait accrus (envois à d’autres destinataires que la CRT), ainsi que les risques de pertes et de vols des TR. En outre, la CRT constituerait un acteur central tant vis-à-vis des commerçants (l’adhésion d’un émetteur à la CRT lui permettrait d’accéder à l’ensemble des commerçants agréés, sans qu’il ait à démarcher chacun d’entre eux ; le rôle de guichet unique de la CRT et sa présence continue sur le marché pendant des décennies lui conféreraient une « aura » et une forte visibilité auprès de ceux-ci) qu’à l’égard des entreprises clientes (l’adhésion à la CRT rassurerait les entreprises clientes sur l’acceptation des TR qui pourront être largement utilisés par leurs salariés). En deuxième lieu, les syndicats rejoignent l’analyse de l’Autorité sur le caractère discriminatoire, non objectif et non transparent des conditions d’adhésion à la CRT, en particulier sur la condition de parrainage ou cooptation qui conférerait à un concurrent direct un droit de veto, alors que l’adhésion est essentielle au développement d’un nouvel entrant.

462. Le ministre chargé de l’économie et le ministère public partagent l’analyse de l’Autorité et des parties saisissantes (Octoplus et les syndicats).

 Sur ce, la Cour :

463. En premier lieu, il importe de rappeler que les conditions d’adhésion à un groupement d’entreprises peuvent être prohibées, en tant qu’entente anticoncurrentielle, lorsqu’elles revêtent un caractère discriminatoire, non objectif ou non transparent et, en outre, sont de nature à empêcher ou à limiter l’accès à un marché ou à une partie essentielle de celui-ci.

464. Ces principes sont applicables à tout groupement d’entreprises, quels que soient sa qualification et son statut juridique.

465. C’est donc en vain que Natixis, Natixis Intertitres et Up soutiennent que la CRT constitue un groupement d’investissements, et non un groupement de moyens.

466. C’est également en vain qu’Up allègue l’absence de toute expérience acquise sur l’application à une entité telle que la CRT des principes concernant les conditions d’accès à un groupement de moyens.

467. À titre surabondant, la Cour constate que, si les investissements réalisés par la CRT depuis 2002, pour les besoins de son activité, revêtent une certaine importance, ils ne sont néanmoins pas comparables à ceux engagés pour la réalisation d’un projet industriel d’envergure ou la construction d’une infrastructure, telle que celle visée par une précédente décision de l’Autorité, invoquée à tort par les requérantes précitées (décision n° 11-D-05 du 23 février 2011 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des communications électroniques dans la zone Réunion-Mayotte).

468. Au surplus, les émetteurs historiques, eux-mêmes, ont présenté la CRT comme un groupement de moyens, dans leur Protocole d’accord de 2002 : il s’agit d’une association « destinée, par la mise en commun de leurs moyens, à faciliter le traitement, en vue du remboursement, de leurs titres restaurant, des autres titres émis par [eux] pour d’autres usages ou objets et, pour l’avenir, des titres cartes ou supports de paiement qu’[ils]viendraient à créer » (souligné par la Cour). Ils sont donc malvenus à prétendre maintenant le contraire, en soutenant que la CRT ne constitue pas un simple groupement de moyens.

469. C’est encore en vain que ces requérantes se prévalent du statut de société commerciale de la CRT S (ex SSIM) pour s’opposer à l’application à la CRT T (ex CRT) des principes précités. Admettre le contraire reviendrait à faire dépendre l’application des règles de concurrence du choix statutaire et de fonctionnement des opérateurs, ce qui serait incompatible avec les notions d’entreprise et de groupement d’entreprises au sens du droit de la concurrence.

470. C’est également en vain que Natixis et Natixis Intertitres soutiennent que l’application de ces principes porterait une atteinte disproportionnée au droit de propriété, en ce qu’elle imposerait aux membres de la CRT T d’y donner accès et d’ouvrir en conséquence le capital de la CRT S à tout tiers qui en ferait la demande, ce qui priverait les membres existants des droits attachés à leur statut. Cette critique repose sur un postulat inexact. En effet, lesdits principes ne visent pas à supprimer toute condition d’adhésion à un groupement d’entreprises, mais uniquement à les encadrer, de manière à éviter qu’en raison de leur caractère discriminatoire, non objectif ou non transparent, elles empêchent ou limitent l’accès à un marché ou à une partie essentielle de celui-ci.

471. Dès lors, c’est à juste titre que l’Autorité, dans la décision attaquée, a appliqué ces principes à la CRT (devenue CRT T).

472. Il convient donc à présent d’examiner, en deuxième lieu, si, en application de ces principes, les conditions d’adhésion à la CRT, analysées aux paragraphes 605 à 614 de la décision attaquée, tombent sous le coup de la prohibition des ententes.

 

473. À cet égard, force est de constater, tout d’abord, que ces conditions d’adhésion présentent un caractère non objectif, discriminatoire et non transparent.

474. Il en va ainsi de la condition de présentation du candidat à l’adhésion par un membre sociétaire de la CRT (article VI des statuts), en raison du risque de discrimination en découlant, la réalisation de cette condition dépendant du bon vouloir d’un concurrent direct du candidat, le même article exigeant que ledit candidat ait pour activité principale l’émission de TR. La circonstance invoquée par la CRT, selon laquelle cette clause de présentation serait en pratique inappliquée, est indifférente.

475. Le même constat s’impose pour la condition d’agrément du candidat par le conseil d’administration de la CRT (même article VI des statuts) : en l’absence de critères objectifs précis à prendre en considération (autres que celui général tenant à l’activité principale du candidat), la réalisation de cette condition dépend du bon vouloir du conseil d’administration, lequel est composé exclusivement de concurrents directs du candidat. Au-delà du risque de discrimination en découlant, cette condition manque de transparence, en l’absence de toute précision tant sur les critères objectifs à prendre en considération que sur les modalités de la prise de décision du conseil d’administration en la matière. Si l’article 15.3 du règlement intérieur de la CRT précise que la décision d’admission d’un candidat est prise à l’unanimité des membres du conseil d’administration, cette précision n’a été apportée que le 27 mars 2015, date d’adoption dudit règlement intérieur, soit bien après que la condition d’agrément du candidat par le conseil d’administration n’ait été posée dans les statuts, le 11 février 2002. En outre, cette règle de l’unanimité renforce le caractère potentiellement discriminatoire de cette condition.

476. La circonstance, invoquée par la CRT, selon laquelle cette condition d’agrément à l’unanimité, sans obligation de motivation de la décision prise, ni possibilité de former de recours interne, serait usuelle dans les actes constitutifs d’associations régies par la loi de 1901, n’enlève rien à ce constat. En outre, contrairement à ce qui est prétendu, cet usage, qui concernerait les associations en général, ne suffirait pas à justifier cette condition pour la CRT, compte tenu de l’enjeu spécifique qui s’attache à son adhésion, en termes d’accès au marché, comme cela sera développé ultérieurement dans le présent arrêt. Pour la même raison, les investissements et les engagements financiers des émetteurs ne sauraient pas davantage la justifier.

477. Quant à la condition tenant au versement d’un éventuel droit d’entrée, si cette condition, qui résulte de l’article 15.4 du règlement intérieur, n’est pas systématique mais simplement facultative et si le mode de calcul du montant de ce droit est précisé et peut faire l’objet d’une minoration « pour tenir compte des apports effectués par le nouveau membre à l’occasion de son adhésion (…) ou de sa situation particulière au regard de l’importance de son activité », il n’en demeure pas moins que cette condition, dont l’activation et la portée se trouvent exclusivement entre les mains des membres du conseil d’administration, c’est-à-dire des concurrents directs des candidats à l’adhésion, présente un risque de discrimination.

478. Dès lors, c’est à juste titre que l’Autorité, dans sa décision (§ 605), a retenu que les conditions d’adhésion à la CRT, telles que fixées par ses statuts et son règlement intérieur, sont non objectives, discriminatoires ou non transparentes.

479. Il convient donc d’examiner, en troisième lieu, si l’adhésion à la CRT constitue un avantage déterminant pour accéder au marché des TR ou à une partie essentielle de celui-ci et si, partant, les conditions d’adhésion litigieuses sont de nature à en empêcher ou limiter l’accès.

480. À cet égard, il importe de rappeler que, pendant toute la période des pratiques reprochées, soit du 21 janvier 2002 au 2 mars 2018, les TR papier ont constitué une partie essentielle du marché des TR, les TR dématérialisés ne s’étant développés qu’à partir de 2014 (grâce à l’adoption du décret du 6 mars 2014 précité) et leur volume n’ayant représenté en 2017 que 11 % de la demande. L’examen du rôle de la CRT pour accéder à cette partie essentielle du marché revêt donc une importance particulière.

481. Comme l’indique son règlement intérieur (article 2), la CRT a pour mission d’assurer, pour le compte des émetteurs, le traitement et le remboursement des TR papier et de faciliter, pour les affilés, ces opérations de traitement, dans l’objectif de réaliser des économies d’échelle, notamment, par la mutualisation des coûts et charges de fonctionnement afférents au traitement des TR papier.

482. Il est donc constant que l’adhésion à la CRT présente l’avantage, pour les émetteurs qui en sont membres, de bénéficier d’économies d’échelle et de réduire ainsi le coût de traitement de leurs TR papier.

483. Si cet avantage n’est pas indispensable pour accéder au marché, il est néanmoins important, en particulier pour un nouvel entrant, disposant généralement de peu de parts de marché, afin d’être en mesure de le pénétrer davantage et de concurrencer effectivement ses concurrents.

484. L’analyse économique produite par les émetteurs historiques devant l’Autorité, établie en avril 2019, en témoigne (analyse intitulée « Réponses à la notification des griefs et au rapport des services d’instruction de l’ADLC »). En effet, comme l’a relevé à juste titre l’Autorité dans sa décision (§ 199 à 202), il ressort de cette analyse que l’adhésion de Natixis Intertitres à la CRT, en 2002 – à une époque où cet opérateur détenait moins de 7 % des parts de marchés – était motivée par la perspective de réaliser des économies d’échelles et a effectivement conduit à une baisse du coût unitaire de traitement de ses TR papier d’environ 24 %, ce qui est d’autant plus remarquable qu’elle bénéficiait, avant son adhésion à la CRT, d’un partenariat avec le réseau des Banques Populaires.

485. Si les statuts de la CRT, tels que mis à jour le 15 juin 2011, prévoient expressément (article II) la possibilité pour la CRT d’assurer, pour le compte de tiers (non adhérents), le traitement de titres (dont les TR), en vue de leur remboursement, et de leur faire ainsi bénéficier d’économies d’échelle, il n’en demeure pas moins que l’adhésion à la CRT a constitué, pendant de nombreuses années, le seul moyen d’accéder à ses services. En effet, contrairement à ce que suggèrent Natixis et Natixis Intertitres, cette possibilité ne ressort pas du protocole d’accord adopté le 21 janvier 2002. En outre, si certaines requérantes prétendent que cette possibilité existait en pratique, avant sa consécration dans ses actes fondateurs, la CRT ne le confirme pas et donne des exemples en sens contraire (tous postérieurs à la mise à jour des statuts de 2011).

486. Au surplus, il résulte du règlement intérieur de la CRT du 27 mars 2015 (article 9.2) que les tiers, qui accèdent à ses services de traitement de titres, en vue de leur remboursement, ne peuvent revendiquer ni des conditions tarifaires similaires à celles des membres, ni l’accès à la base de données des affiliés, ni le bénéfice de produits et prestations annexes. Il s’ensuit que l’accès aux services de la CRT ne constitue pas une solution alternative équivalente à l’adhésion.

487. La circonstance que, depuis 2017, la CRT sous-traite le traitement d’une partie des TR papier, et que depuis 2011, l’Agence nationale pour les chèques vacances a confié le traitement de ses titres à un tiers, est indifférente.

488. De même, il est constant que l’adhésion des émetteurs à la CRT, en tant que guichet unique, présente l’avantage, pour les restaurateurs et commerçants, de simplifier la gestion des TR (envoi groupé des TR à un destinataire unique). Si ceux-ci ont intérêt à accepter le plus possible de TR, en raison de l’apport d’affaires en résultant, la simplification de leur gestion constitue pour eux une incitation supplémentaire à le faire. Loin d’être circonscrite à la face acceptation du marché, cette circonstance est susceptible d’avoir une incidence sur l’autre face du marché. En effet, le volume de TR acceptés constitue un argument de vente des émetteurs, de nature à favoriser la conquête de nouveaux clients sur la face émission.

489. En outre et surtout, la CRT joue un rôle déterminant dans le processus d’affiliation des restaurateurs et commerçants agréés par la CNTR.

490. En effet, il résulte du procès-verbal de l’audition du directeur général de la CRT par la rapporteure auprès de l’Autorité (dossier 15/0093M, cotes 920 et 921) que celle-ci est mandatée, par les émetteurs qui en sont membres, pour adresser un contrat d’affiliation à chaque restaurateur ou commerçant nouvellement agréé par la CNTR (dont le numéro d’agrément est directement transmis par la CNTR à la CRT grâce à un lien informatique).

491. En réalisant ce processus centralisé d’affiliation des restaurateurs et commerçants, dès leur agrément par la CNTR, la CRT permet à ses émetteurs d’éviter d’avoir à démarcher chacun des nombreux restaurateurs ou commerçants agréés (environ 180 000) afin de leur soumettre leur contrat d’affiliation. Faute d’adhésion à la CRT, un émetteur serait en effet contraint de procéder à leur démarchage individuel, lent et coûteux, à partir de la liste les recensant, établie par la CNTR. L’intérêt que constitue l’accès gratuit à cette liste apparaît sans commune mesure avec celui, nettement supérieur, résultant de la contribution de la CRT au processus d’affiliation.

492. En outre, si les restaurateurs ou commerçants agréés contactés par la CRT ont la possibilité d’accepter les TR de tous les émetteurs qui en sont membres ou de certains d’entre eux seulement, il n’en demeure pas moins que, comme cela a déjà été indiqué, ceux-ci ont tout intérêt à en accepter le plus grand nombre, en raison de l’apport d’affaires en découlant. En adhérant à la CRT, bien connue des restaurateurs et commerçants pour être présente sur le marché depuis des décennies, un émetteur peut donc escompter être rapidement doté d’un vaste réseau d’affiliés.

493. Or, compte tenu du caractère biface du marché, un émetteur y a tout intérêt : non seulement en raison de l’accroissement du nombre de TR donnant lieu à la perception de la commission acceptation et du niveau de ce taux de commission, mais aussi, de l’argument de vente qu’il peut en retirer auprès des employeurs, tenant à la mise à disposition immédiate d’un vaste réseau d’affiliés permettant d’enrichir l’offre de TR auprès de ses salariés. Si le développement de la clientèle d’un émetteur dépend de ses propres efforts commerciaux, il n’en dépend pas exclusivement, mais repose aussi, dans une large mesure, sur l’étendue de son réseau d’affiliés, acquise rapidement grâce à la CRT.

494. Il résulte de ces développements que l’adhésion à la CRT constituait, pendant la période des pratiques reprochées, un avantage déterminant pour avoir un accès effectif au marché des TR papier, lequel représentait une partie essentielle du marché des TR.

495. C’est donc à juste titre que l’Autorité a retenu que les conditions d’adhésion litigieuses étaient de nature à limiter l’accès au marché (décision attaquée, paragraphe 615).

496. Il convient donc d’examiner à présent si ces conditions d’adhésion revêtent un objet anticoncurrentiel.

497. À cet égard, il importe de rappeler que la notion de restriction de concurrence par objet recouvre certains types de coordination entre entreprises qui révèlent, par leur nature même, un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence, pour que la recherche de leurs effets ne soit pas nécessaire (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice de l’Union du 14 mars 2013, Allianz Hungária Biztosító e.a., C-32/11, points 34 et 35, et du 11 septembre 2014, CB/Commission, C-67/13P, points 49 et 50). Pour retenir cette qualification, il convient de s’attacher à la teneur des dispositions de l’accord, aux objectifs qu’il vise à atteindre, ainsi qu’au contexte économique et juridique dans lequel il s’insère, tant au regard de la nature des biens ou services affectés, que des conditions réelles du fonctionnement et de la structure du marché (voir, notamment, arrêt CB/Commission précité, point 53 et, du 2 avril 2020, Versenyhivatal, C-228/18, point 51). Cette qualification ne saurait être écartée, faute d’expérience acquise, au seul motif que ce type d’accord n’a pas déjà été condamné dans le passé en tant que restriction de concurrence par objet : cette circonstance n’est pas de nature, en soi, à empêcher une condamnation à l’avenir à la suite d’un examen individuel et circonstancié des mesures litigieuses au regard de leur contenu, de leur finalité et de leur contexte (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice du 25 mars 2021, Lundbeck e.a., C-591/16P, points 129 et 130, et Xellia Pharmaceuticals, C-611/16P, points 118 à 120).

498. En l’espèce, s’agissant de la teneur des dispositions en cause, figurant dans les statuts et le règlement intérieur de la CRT, il convient de rappeler que leur caractère non objectif, non transparent et discriminatoire, sont de nature, par leur combinaison, à contrôler et limiter l’accès à une partie essentielle du marché (TR papier). La circonstance que le Conseil de la concurrence, dans sa décision du 11 juillet 2001, n°1-D-49, précitée, n’ait pas remis en cause des dispositions similaires est indifférente. En effet, comme cela a déjà été indiqué, dans cette décision, le Conseil n’a ni examiné les conditions d’adhésion à la CRT, ni, partant, décidé de ne pas les qualifier d’anticoncurrentielles. En outre et tout état de cause, en vertu de la jurisprudence européenne précitée, la circonstance qu’une autorité de concurrence n’ait pas déjà condamné un accord, en tant que restriction de concurrence par objet, n’empêche pas de retenir cette qualification à la suite d’un examen circonstancié des dispositions litigieuses au regard de leur contenu, de leur finalité et de leur contexte.

499. L’étude de faisabilité sur un nouveau support de TR, établie par la CRT le 29 août 2011, atteste de la volonté de conserver le contrôle et de ne pas faciliter l’entrée de nouveaux entrants sur le marché. Ce document témoigne de la continuité de l’objectif poursuivi, dans lequel s’inscrivent également les conditions d’adhésion litigieuses.

500. Quant au contexte dans lequel elles s’insèrent, il importe de rappeler que le marché des TR revêt un caractère oligopolistique fortement concentré, dominé par les quatre émetteurs historiques membres de la CRT, dont l’incitation à se faire concurrence a été diminuée par les échanges d’informations faisant l’objet du grief n° 1, restreignant ainsi, de manière sensible, la concurrence y subsistant. Dans ce contexte, marqué par une croissance stable du marché des TR pendant toute la période de la pratique reprochée, les conditions d’adhésion litigieuses apportent une restriction supplémentaire à la concurrence en verrouillant le marché.

501. Lesdites conditions d’adhésion présentent ainsi un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence, c’est à juste titre que l’Autorité, dans sa décision (paragraphe 654), a retenu qu’elles constituaient une composante d’une pratique anticoncurrentielle par objet.

502. La recherche de leurs effets n’étant, dès lors, pas nécessaire, il est indifférent que, pendant la période infractionnelle, la CRT n’ait pas été formellement saisie de demandes d’adhésion, la dernière en date étant celle de Natixis Intertitres (dont l’adhésion remonte à 2002).

503. Par ailleurs, c’est en vain que la CRT conteste sa participation au premier volet des pratiques. En effet, comme cela a déjà été indiqué, l’étude de faisabilité sur un nouveau support de TR, établie par la CRT le 29 août 2011, atteste de la volonté de conserver le contrôle et de ne pas faciliter l’entrée de nouveaux entrants sur le marché. Ce document témoigne de son adhésion à l’objectif poursuivi, de verrouillage du marché, dans lequel s’inscrivent les conditions d’adhésion litigieuses.

2. Sur la pratique reprochée conernant le développement des TR dématérialisés (second volet)

504. Aux paragraphes 581 à 585 et 628 à 631 de la décision attaquée, l’Autorité relève, en premier lieu, que, par un protocole d’accord, signé le 21 janvier 2002, les émetteurs historiques se sont engagés, pour une durée indéterminée, sous peine de sanctions (article 7), d’une part, à confier à la CRT le traitement de tous les titres qu’ils émettent (clause dite d’exclusivité, article 2) et, d’autre part, à ne pas développer de système d’acceptation des TR dématérialisés en dehors de cet organisme commun (clause dite d’interdiction, article 3.1).

 505. Après avoir indiqué que la combinaison de ces dispositions crée, pour chaque partie signataire, une forte incitation et une assurance mutuelle à agir dans le sens de la position commune, l’Autorité estime que plusieurs documents attestent de leur force contraignante: note du service juridique d’Accor Services France du 25 juin 2009 ; présentation intitulée

« À la carte » du 10 juin 2010, d’Edenred France (ex Accor Services France) ; lettre-avenant au protocole d’accord du 3 décembre 2012, par lesquels les émetteurs signataires se sont déliés de leurs engagements (paragraphes 632 à 635 de la décision).

506. En deuxième lieu, s’agissant de l’objectif poursuivi par les dispositions en cause, après avoir considéré que la clause d’interdiction litigieuse visait à limiter l’innovation des membres sociétaires, dans une logique de verrouillage du marché, complémentaire aux conditions d’adhésion critiquées par le premier volet du présent grief, l’Autorité a estimé que cette clause ne saurait être justifiée par un éventuel projet de développement d’une plateforme de titres dématérialisés au sein de la CRT, non seulement en l’absence de précisions sur le calendrier envisagé et les ressources dédiées, mais aussi en raison du caractère disproportionné de la durée de cette clause et des sanctions encourues en cas de violation (paragraphes 636 à 638 de la décision). Elle en a déduit que la clause d’interdiction litigieuse permettait de donner à chaque émetteur signataire l’assurance qu’aucun de ses trois concurrents ne participerait au développement d’un système d’acceptation de titres dématérialisés. À cet égard, elle a précisé que si, à la date de la conclusion du protocole, il était impossible légalement de commercialiser des TR dématérialisés, les membres sociétaires pouvaient néanmoins déjà concevoir qu’à terme la dématérialisation des TR serait rendue légale par les pouvoirs publics (paragraphes 640 et 641 de la décision).

507. En troisième lieu, s’agissant du contexte économique et juridique des dispositions en cause, après avoir précisé qu’à la date de conclusion du protocole, il était déjà techniquement possible de développer une solution de titres dématérialisés, et rappelé que les membres sociétaires anticipaient déjà l’adaptation du cadre légal aux TR dématérialisés, l’Autorité en a déduit qu’il est indifférent que leur émission ait été illégale, au moins, jusqu’au 30 avril 2008 (paragraphes 642 à 646). Selon elle, même à considérer qu’une incertitude juridique ait existé entre 2008 et 2014, la contrainte qu’elle exerçait sur les acteurs du marché, en forte et régulière croissance, n’était pas perçue par eux de manière homogène, trois d’entre eux ayant lancé des solutions dématérialisées au cours de cette période (Monéo et Octoplus en 2012, Edenred France fin 2013). Dans ce contexte, l’Autorité a estimé que, si l’un des émetteurs historiques avait développé, pendant la durée du protocole, une plateforme de traitement des TR dématérialisés en dehors de la CRT, le marché aurait pu basculer beaucoup plus rapidement vers ce format et voir émerger une concurrence plus dynamique, sans accuser de retard par rapport au développement constaté dans d’autres États membres de l’Union (paragraphes 651 à 653).

508. Au paragraphe 654 de sa décision, l’Autorité en a conclu que « l’Accord », comportant les dispositions litigieuses, constitue une pratique anticoncurrentielle par objet, en ce qu’elles permettent le verrouillage du marché notamment au moyen de freins au développement des TR dématérialisés par les émetteurs.

509. Par ailleurs, aux paragraphes 662 à 665 de sa décision, l’Autorité a considéré que ces dispositions ne pouvaient être qualifiées de « restriction accessoire », faute d’être proportionnées à l’objectif de protection des investissements réalisés par les membres sociétaires de la CRT. La nécessité alléguée de conférer à la CRT une exclusivité pour le traitement des titres dématérialisés de ses membres serait contredite par l’ouverture du traitement des TR à des tiers en 2011, ainsi que par la résiliation du protocole d’accord en 2012.

510. Cette analyse est contestée par les émetteurs historiques.

511. En premier lieu, s’agissant de la teneur et de l’objectif des dispositions en cause, ils soutiennent que celles-ci visaient, non pas à limiter l’innovation mais, au contraire, à faciliter le passage à la dématérialisation des TR, en protégeant les investissements nécessaires à la réalisation – au sein de la CRT – d’un projet de développement d’une plateforme d’acceptation des TR dématérialisés, dans le prolongement de l’outil mis en place pour le traitement des TR papier, sans risque de parasitisme, par un tiers ou un membre-sociétaire.

512. Ce projet n’ayant pas vu le jour, l’émission de TR dématérialisés n’ayant été légalement autorisée qu’en 2014, ces dispositions, qui auraient été le corollaire dudit projet et qui ont été supprimées en 2012, seraient à relativiser.

513. Natixis et Natixis Intertitres prétendent, en outre, que faute de réalisation de ce projet, un émetteur membre de la CRT aurait pu, sur le fondement de l’exception d’inexécution, développer une plateforme de traitement des TR dématérialisés en dehors de la CRT, sans demander l’avis des autres membres. De plus, la portée de ces clauses serait limitée à une obligation de faire passer tout système d’acceptation par la CRT, mais cela ne signifierait pas que la plateforme d’acceptation soit nécessairement partagée entre toutes les parties, ni nécessairement développée en commun. Cela n’empêcherait pas non plus un émetteur de développer une offre de TR dématérialisés de manière indépendante, sans attendre que les autres émetteurs lancent la leur, la seule obligation étant de faire traiter l’acceptation de ces titres par la plateforme qui aurait été développée par la CRT.

514. À cet égard, Sodexo et Sodexo Pass France font plus particulièrement valoir que si, par ces dispositions, les émetteurs historiques s’étaient, eux même, empêchés de développer des TR dématérialisés, ils auraient favorisé le développement de nouveaux entrants et se seraient ainsi volontairement pénalisés, ce qui serait absurde.

515. En deuxième lieu, s’agissant du contexte économique et juridique des dispositions litigieuses, les émetteurs historiques soutiennent qu’il était légalement impossible d’émettre des TR dématérialisés avant l’entrée en vigueur du décret n° 2014-294 du 6 mars 2014.

516. En effet, le décret n° 67-1165 du 22 décembre 1967 exigeait qu’une série de mentions soient apposées à l’encre sur les TR, ce qui ne serait pas possible sur des supports dématérialisés. Quant au décret n° 2008-244 du 7 mars 2008, s’il a supprimé la formalisation de ces mentions « à l’encre », il a néanmoins exigé que lesdites mentions soient apposées au recto du TR, ce qui aurait de nouveau exclu l’émission de TR dématérialisés. Celle-ci n’étant pas explicitement autorisée, ce décret n’aurait pas modifié la situation existante. Up fait, en outre, valoir que ce décret n’aurait pas réglé la question de savoir si les TR dématérialisés pourraient bénéficier du même régime de faveur que celui appliqué aux TR papier, ce qui serait déterminant pour les émetteurs afin d’éviter qu’ils n’exposent leurs clients à un risque de redressement en cas de requalification des avantages sociaux et fiscaux en salaire. Cette impossibilité d’émettre des TR dématérialisés avant l’entrée en vigueur du décret de 2014, précité, serait confirmée par la position adoptée par les pouvoirs publics de 2011 à 2014 et ne saurait être remise en cause par la seule circonstance que deux opérateurs (Octoplus et Monéo) ont lancé leur activité de TR dématérialisés dès 2012 et qu’Edenred France a émis les siens, à titre expérimental, dès fin 2013, sans être sanctionnés.

517. Les émetteurs historiques déduisent de ce cadre réglementaire que les dispositions litigieuses du protocole d’accord, en vigueur de 2002 à 2012, ne pouvaient avoir ni pour objet, ni pour effet, même potentiel, de restreindre la concurrence sur le marché, dans la mesure où, pendant toute cette période, il n’existait pas de marché de TR dématérialisés sur lequel la concurrence aurait pu s’exercer de manière licite. En tout état de cause, le prétendu retard dans le développement du format dématérialisé n’aurait pas été causé par le comportement des parties au protocole, mais seulement par la réglementation applicable, les émetteurs historiques ayant émis des TR dématérialisés dès l’entrée en vigueur du décret de 2014.

518. En troisième lieu, à titre subsidiaire, Natixis et Natixis Intertitres soutiennent que les dispositions litigieuses du protocole d’accord constituent des restrictions accessoires, indispensables au bon fonctionnement de la CRT et au projet de création d’une plateforme monétique d’acceptation des TR dématérialisés. Elles font valoir que, si un membre de la CRT décidait de lancer des TR dématérialisés en dehors de la CRT, le nombre de titres remboursés par la CRT et les revenus qu’elle en tire diminueraient mécaniquement. Les dispositions litigieuses visaient donc à préserver la rentabilité et la viabilité de la CRT, en lui garantissant le traitement d’un volume suffisant de TR afin d’assurer la sécurisation des investissements réalisés. La suppression de ces dispositions, en 2012, dans un contexte tendant à terme à la dématérialisation, a eu un impact sur le fonctionnement de la CRT, la décroissance des TR papier ayant conduit à la mise en place, en 2016, d’un plan d’accompagnement au changement se traduisant notamment par un départ massif de salariés. En outre, les clauses litigieuses seraient directement liées et nécessaires à la création de la plateforme commune d’acceptation des TR dématérialisés.

519. Dans ses observations, l’Autorité rappelle, en premier lieu, s’agissant de la teneur et de l’objectif des dispositions en cause, que ces dernières n’étaient pas justifiées par le projet de développement au sein de la CRT d’une plateforme d’acceptation des TR dématérialisés, en l’absence de crédibilité de ce projet et de proportionnalité des sanctions encourues. Elle conteste, en outre, l’interprétation de ces dispositions selon laquelle il était possible pour un émetteur de développer seul une plateforme monétique d’acceptation au sein de la CRT.

520. Selon l’Autorité, ces dispositions visaient, d’une part, à limiter la concurrence entre les membres en réduisant les incitations de chaque émetteur au développement d’une solution dématérialisée et, d’autre part, à préparer une riposte collective au sein de la CRT en cas d’entrée d’une solution dématérialisée concurrente. Elle en déduit que ces dispositions de ne se sont pas faites au détriment des signataires, mais au contraire les protégeaient collectivement face au risque d’action de l’un des concurrents qui aurait développé une plateforme de TR dématérialisés pour promouvoir fortement leur usage. À cet égard, elle fait valoir que si un seul des quatre émetteurs historiques avait offert aux entreprises clientes la possibilité de recourir à des TR dématérialisés en échange de commissions inférieures, il aurait accru la concurrence entre les émetteurs historiques en étant à même de capter la clientèle la plus sensible au prix et ainsi fragilisé la position de la CRT sur le traitement des TR papier.

521. L’Autorité ne conteste pas que la volonté de confier un rôle à la CRT dans la dématérialisation était connue des pouvoirs publics, mais estime que rien dans le dossier n’indique que ceux-ci étaient au courant des clauses litigieuses et se soient prononcés sur leur conformité au droit de la concurrence.

522. En deuxième lieu, s’agissant du contexte économique et juridique des dispositions litigieuses, l’Autorité considère que, lorsque celles-ci étaient en vigueur, il existait une concurrence potentielle, c’est-à-dire des possibilités réelles et concrètes pour les émetteurs de se faire concurrence sur le segment des solutions dématérialisées.

523. En effet, en supprimant la référence à des mentions « à l’encre », le décret de 2008 se serait limité à enlever une référence obsolète à l’obligation de recourir au support papier.

524. Ainsi, aux termes d’un projet d’étude réalisé en octobre 1999, la CRT envisageait une phase de lancement national des TR dématérialisés entre 2002 et 2004-2005.

525. Ainsi, dès 2002, la DGCCRF aurait donné son accord à l’expérimentation d’une carte dédiée aux transactions de TR et pouvant être lue sur le format de terminal de paiement le plus répandu chez les commerçants et aurait, en outre, indiqué à la CRT que cette expérimentation devrait être mise en œuvre au regard de la réglementation des TR, ce qui sous-entendait que les TR dématérialisés étaient, en principe, compatibles avec la réglementation existante.

526. En outre, dès la signature du protocole d’accord, les émetteurs auraient nécessairement considéré que le lancement des TR dématérialisés était envisageable et qu’il existait une possibilité immédiate d’exercer une concurrence dans ce domaine, dans la mesure où ils auraient anticipé une adaptation rapide du cadre réglementaire applicable aux TR. S’ils avaient considéré en 2002 qu’ils ne pouvaient pas émettre de TR dématérialisés, ils n’auraient pas prévu, dans le protocole d’accord, le développement d’une plateforme d’acceptation de ces titres au sein de la CRT, ne se seraient pas non plus interdit le développement d’une telle plateforme en dehors de la CRT, et n’auraient pas davantage imposé le traitement de ces titres par la CRT.

527. En tout état de cause, à supposer même que la mention « à l’encre », supprimée en 2008, devait être interprétée comme emportant concrètement l’utilisation du format papier, la concurrence potentielle entre émetteurs sur le segment du dématérialisé aurait également existé. En effet, ceux-ci auraient anticipé avec certitude, dès 2002, l’adaptation prochaine du cadre réglementaire aux TR dématérialisés. Sans les dispositions litigieuses, ils auraient pu se préparer à lancer leurs solutions dématérialisées sur le marché.

528. Quant à la période postérieure à 2008, l’Autorité relève que la lettre-avenant, mettant fin aux dispositions litigieuses du protocole d’accord, a été adoptée en décembre 2012, soit quelques semaines après le lancement par Octoplus et Monéo de leurs solutions dématérialisées. Elle en déduit que le comportement des émetteurs historiques est intervenu en réaction directe à l’arrivée sur le marché de concurrents, et non en réaction à l’évolution du cadre réglementaire, étant précisé qu’aucune juridiction n’a retenu que les règles en vigueur avant 2014 prohibaient le recours aux TR dématérialisés.

529. En troisième lieu, sur la qualification des dispositions litigieuses en tant que restriction accessoire, invoquée par Natixis et Natixis Intertitres, l’Autorité considère que la clause d’interdiction n’est ni directement liée et nécessaire à la CRT, ni proportionnée. Quant à la clause d’exclusivité, elle s’interroge sur son utilité dans la mesure où il serait possible aux membres sociétaires de traiter leurs titres dématérialisés en dehors de la CRT et fait valoir que l’une et l’autre clauses ont été supprimées en 2012, ce qui n’a pas remis en cause l’existence même de la CRT, toujours présente sur le marché.

530. Octoplus s’inscrit dans le même sens.

531. En premier lieu, elle soutient que les dispositions en cause ont dissuadé les émetteurs historiques d’innover afin de lancer des TR dématérialisés et donc de se faire concurrence par l’innovation. L’interprétation de ces dispositions par Natixis et Natixis Intertitres démontrerait clairement l’absence d’autonomie concurrentielle des émetteurs à cet égard. En outre, il ressortirait de la note du service juridique d’Accor Services France (devenu Edenred) que ces dispositions avaient pour objet d’éviter les initiatives commerciales et innovantes qualifiées de « dangereuses » et donc de protéger les autres membres de l’entente, au moyen de sanctions dissuasives.

532. L’argument selon lequel les TR dématérialisés auraient été illicites avant l’adoption du décret de 2014 serait en contradiction avec la teneur du protocole d’accord et le comportement des émetteurs historiques sur le marché. En effet, les dispositions litigieuses témoigneraient de l’existence d’une concurrence potentielle sur le marché des TR dématérialisés dès 2002, que ces dispositions visaient précisément à restreindre. Les émetteurs historiques avaient effectivement envisagé de développer des TR dématérialisés avant le décret de 2014 précité, mais ne l’ont pas fait de manière individuelle, pour la seule raison qu’existait un accord contraignant entre eux, et non pas en vertu d’une prétendue interdiction réglementaire.

533. Cet argument serait également erroné au regard de l’évolution du cadre réglementaire. En effet, à supposer que les mentions à l’encre, requises par le décret de 1967, aient été suffisantes pour restreindre la liberté d’entreprendre, en contraignant le support d’émission des TR, cette exigence a été supprimée en 2008 lors de la codification de ce décret dans le code du travail.

 534. Ainsi, dès 2011, des émetteurs de TR dématérialisés sont apparus sur le marché (l’espagnol Buen Menu, Resto Flash ou Monéo Resto), après avoir présenté leur activité à la DGCCRF et à la CNTR, lesquelles n’auraient formulé aucune objection quant au caractère licite de leur commercialisation. Les titres ainsi émis auraient été remboursés et auraient donné lieu à des avantages sociaux et fiscaux. Les acteurs auraient fait l’objet du contrôle a posteriori de la CNTR sans que la licéité de leur activité n’ait été remise en cause.

535. En deuxième lieu, Octoplus soutient que la modification de la réglementation par le décret de 2014 est indifférente quant à la restriction de concurrence par objet engendrée par le protocole.

536. En effet, le décret de 2014 n’aurait pas eu pour effet d’autoriser les TR dématérialisés, mais uniquement de moderniser certaines modalités pratiques relatives aux TR.

537. En outre, en tout état de cause, à supposer même que ce décret ait procédé à cette autorisation, l’Autorité pouvait valablement - en vertu des principes dégagés par la Cour de justice dans son arrêt du 23 janvier 2018, Hoffman-La Roche e.a. (C-179/16)- prendre en compte les TR dématérialisés dans son analyse de l’illicéité du protocole, dès lors qu’il existait une concurrence au moins potentielle au moment de sa conclusion et qu’aucun constat d’illicéité n’avait été opéré par les autorités et juridictions compétentes avant que l’Autorité ne rende sa présente décision.

538. En troisième lieu, Octopus estime qu’en l’espèce le degré de nocivité du protocole suffit à caractériser une infraction au droit de la concurrence.

539. En effet, un accord visant à restreindre le comportement concurrentiel entre concurrents, en particulier sur le terrain de l’innovation, figure au rang de ceux prohibés par l’article 101, paragraphe 1, sous b), du TFUE, en ce qu’il consiste à limiter le développement technique, de sorte qu’il ne saurait être justifié par une analyse du contexte économique tenant à une prétendue impossibilité de pénétrer le marché avant le décret de 2014.

540. En outre, l’éventuel obstacle réglementaire à l’émission des TR dématérialisés avant le décret de 2014 n’aurait rien eu d’insurmontable, au sens de la jurisprudence Toshiba (arrêt de la Cour de justice du 20 janvier 2016, affaire C-373/14).

541. Au surplus, l’argument des émetteurs reviendrait à exiger que le législateur ou le pouvoir réglementaire anticipe et intègre dans le droit positif toute innovation avant même que les opérateurs économiques, dans le cadre d’un processus concurrentiel normal, ne puissent envisager de développer une telle innovation. Puisque ces opérateurs n’auraient pas le droit de développer une technologie avant son incorporation dans le droit positif, ils pourraient parfaitement s’entendre entre concurrents pour ne pas la développer, tant que celle-ci n’est pas expressément autorisée, ce qui conduirait en réalité à ce que jamais, ou très rarement, la règlementation ne soit modifiée puisque celle-ci, dans la grande majorité des cas, est adaptée au regard des innovations technologiques (et non l’inverse).

542. Enfin, il serait erroné de voir dans la clause d’interdiction litigieuse le prolongement de l’exclusivité de traitement des TR papier qui est confiée à la CRT, dès lors que les TR dématérialisés n’ont besoin ni d’être collectés, ni triés.

543. Octoplus déduit de l’ensemble de ces développements que l’interdiction, posée par le protocole d’accord, de développer individuellement une solution de traitement de TR dématérialisés constitue une restriction de concurrence par objet.

544. Les syndicats de la restauration (SNRTC et SNRPO) développent une argumentation comparable. Ils font plus particulièrement valoir que les émetteurs historiques se sont sciemment entendus pour limiter l’innovation sur le marché, alors que tant les consommateurs que les adhérents des syndicats de la restauration étaient favorables à la dématérialisation. Le fait que les émetteurs historiques se soient formellement interdits de lancer une solution dématérialisée en dehors de la CRT leur garantissait une absence totale de concurrence entre eux dans ce domaine. Corrélativement, cela aurait eu pour effet de préserver leur quasi-monopole sur le marché des TR papier.

545. Le ministre chargé de l’économie partage l’analyse de l’Autorité et indique que, si à l’époque de la signature du protocole d’accord, l’émission de TR dématérialisés était impossible, en raison de l’inadaptation de la règlementation existante, cette impossibilité a pris fin le 30 avril 2008, et, au demeurant, les membres sociétaires pouvaient déjà concevoir, dès cette signature, que la dématérialisation des TR serait rendue légale à terme par les pouvoirs publics.

546. Le ministère public développe une analyse comparable.

Sur ce, la Cour :

547. Pour déterminer si les clauses litigieuses du protocole d’accord conclu entre les quatre émetteurs historiques (en vigueur du 21 janvier 2002 au 3 décembre 2012) revêtent les caractéristiques d’une restriction de concurrence par objet, il convient, conformément à la jurisprudence européenne précitée, d’examiner leur teneur, les objectifs qu’elles visaient à atteindre, ainsi que le contexte économique et juridique dans lequel elles s’inséraient.

548. S’agissant de leur teneur, elles sont libellées dans les termes suivants.

549. Son article 2, intitulé « Engagements des signataires », comporte une clause d’exclusivité aux termes de laquelle « les parties signataires s’engagent à faire effectuer par la CRT le traitement en vue de leur remboursement de la totalité de leurs titres-restaurant (…), émis sur le territoire français (…), tous ces titres étant matérialisés ou dématérialisés ».

550. Son article 3.1, intitulé « Investissements », précise : « Les signataires (…) ont décidé (…) de développer une plateforme monétique permettant à la CRT de gérer, sur la base de normes techniques standard (terminaux électroniques de paiement, back et front office acquéreur), un système d’acceptation en France des titres-restaurant (…) dématérialisés (ci-après « Système d’Acceptation »).

Ce système d’acceptation aura pour objet la collecte des transactions (effectuées au moyen de terminaux de paiement) et leur traitement en vue de leur remboursement aux affiliés par les membres de la CRT.

Ils s’interdisent en conséquence, de développer, des plateformes monétiques qui auraient pour objet et/ou finalité un système d’acceptation en France identique au Système d’Acceptation (…) en dehors de la CRT/SSIM.

Tout manquement à cet engagement entraînera l’application au contrevenant de l’article 7 du présent protocole.

La même sanction s’appliquerait dans l’hypothèse où l’une quelconque des sociétés du groupe auquel ils appartiennent développerait un système d’acceptation identique au Système d’acceptation (…) » (Soulignement de la clause d’interdiction ajoutée par la Cour).

551. L’article 7 du protocole d’accord, auquel ces dispositions renvoient, indique :

« Tout manquement aux dispositions du présent protocole entraînera à la charge de la partie défaillante et après une mise en demeure adressée sous la signature commune de l’ensemble des autres membres, restée sans effet à l’expiration d’un délai d’un mois, l’accusé de réception faisant foi, le versement au profit de la CRT d’une somme égale à 10 % de sa quote-part annuelle prévisionnelle des charges de la CRT pour la partie défaillante et ce, indépendamment de l’ensemble des sommes dont la partie défaillante doit s’acquitter au titre du présent protocole (…).

En outre, les autres membres se réservent, en cas de persistance dans la défaillance de la partie défaillante de prononcer à son encontre une mesure d’exclusion, conformément à l’article VII des statuts de la CRT et selon les modalités prévues à l’article 1er du présent protocole ».

552. L’article 1er du protocole, auquel ces dernières dispositions renvoient, prévoit que « la partie qui serait exclue de la CRT (…) [en vertu d’une décision prise à l’unanimité des membres du conseil d’administration] et qui, de ce fait, cesserait d’être membre de la CRT, devra verser dans les caisses de celle-ci au jour de l’expiration du préavis, en une seule fois, une somme correspondant à deux années de sa participation au budget annuel calculée sur la base de la dernière année civile (…) ».

553. Aux termes d’une lettre-avenant du 3 décembre 2012, les émetteurs signataires du protocole d’accord se « sont déliés de (i) leur engagement d’exclusivité au profit de la (…) [CRT] en ce qui concerne le traitement des (…) [TR] dématérialisés et de (ii) leur interdiction de développer en dehors de la (…) [CRT] une plateforme monétique qui aurait pour objet ou pour effet de gérer (…) un système d’acceptation en France de (…) [TR] dématérialisés ».

554. Il résulte clairement de ce libellé, sans qu’il soit besoin de les interpréter, que, par ces clauses, les membres sociétaires, sous peine d’encourir de lourdes sanctions, d’une part, s’obligeaient à confier à la CRT le traitement de leur TR dématérialisés (clause d’exclusivité) et, d’autre part, s’interdisaient de développer individuellement une plateforme d’acceptation de ces titres en France (clause d’interdiction).

555. S’agissant de leurs objectifs, si ces clauses peuvent être considérées, ainsi que le prétendent les émetteurs signataires, comme ayant poursuivi un objectif légitime de protection de leurs investissements et de lutte contre le parasitisme, en rapport avec leur décision de développer au sein de la CRT une plateforme monétique d’acceptation en France des TR dématérialisés, il ressort néanmoins du dossier que lesdites clauses poursuivaient également un autre objectif, non légitime, consistant à les dissuader de se faire concurrence par l’innovation, en se lançant individuellement dans l’émission de TR dématérialisés, dont le traitement serait assuré grâce au développement de leur propre plateforme monétique, sans attendre la réalisation effective du projet au sein de la CRT.

556. En effet, il résulte de la note du service juridique d’Accor Services (devenue Edenred), datée du 25 juin 2009, dont la recevabilité à titre de preuve a été admise au début du présent arrêt, que les clauses litigieuses s’opposent au lancement par tout émetteur historique de TR dématérialisés, non seulement de sa propre initiative, mais aussi en riposte à celle d’un concurrent, que ce dernier soit membre ou tiers à la CRT, notamment dans l’hypothèse où l’offre de l’émetteur historique serait perçue par les autres membres sociétaires – ne disposant pas de solution dématérialisée – comme « plus dangereuse » que celle du concurrent extérieur à la CRT.

557. Le risque de sanctions, encouru par un membre sociétaire en cas de riposte à l’initiative d’un concurrent membre ou tiers à la CRT, est évalué dans cette note, de manière précise et détaillée, comme suffisamment élevé pour rendre nécessaire l’obtention par la CRT d’une dérogation aux clauses litigieuses, afin de sécuriser cette entreprise non seulement « pour les besoins de la riposte » qu’elle envisageait, mais aussi « et surtout pour la préservation du traitement des titres papier ». En effet, parmi les sanctions encourues, l’exclusion de la CRT est de nature à remettre directement en cause l’avantage déterminant que constitue l’adhésion à la CRT pour accéder effectivement à la partie essentielle du marché que représentait à l’époque la TR papier, comme cela a déjà été indiqué.

558. C’est donc en vain que les autres émetteurs historiques qu’Edenred et Edenred France prétendent que les clauses litigieuses ne visaient nullement à empêcher un quelconque émetteur historique de lancer des TR dématérialisés de manière indépendante.

559. Quant au contexte économique et juridique dans lequel lesdites clauses s’inséraient, il importe de préciser que, si la possibilité d’émettre des TR dématérialisés n’a été expressément et précisément reconnue qu’en 2014 (par le décret n° 2014-294 du 6 mars 2014), cette possibilité était néanmoins ouverte, de manière suffisamment claire, depuis la suppression de l’exigence obsolète de mentions à l’encre (par le décret n° 2008-244 du 7 mars 2008), nonobstant l’obligation d’apposer certaines mentions au recto des TR, ainsi que le nom et l’adresse du restaurateur chez qui le repas a été consommé.

560. En effet, la référence au recto des titres ne s’opposait nullement à l’émission de TR dématérialisés sous la forme de cartes de paiement, comme en témoignent la note du service juridique d’Accor Services de 2009, précitée, concernant un projet de « carte TR », ainsi que la présentation d’Edenred du 10 juin 2010, intitulée « projet À la carte », évoquant une « carte open loop filtrée », et comme le suggère celle-ci dans ses écritures devant la Cour. En effet, les mentions requises pouvaient être apposées sans difficultés sur le recto de la carte, s’agissant d’un support physique de paiement.

561. Quant à l’obligation faite au restaurateur d’apposer son nom et son adresse en caractères très apparents au moment de l’acceptation du TR, elle pouvait être satisfaite, au regard de l’objectif poursuivi, par l’enregistrement de ces données dans un fichier informatique, aisément accessible en consultation, comme l’explique Octoplus et comme en témoigne la présentation d’Edenred précitée. Ce fichier pouvait également intégrer les autres mentions requises.

562. La circonstance qu’à la suite des travaux du groupe de travail sur les modalités d’accompagnement de la dématérialisation des TR, lancé en 2012 par les ministres chargés de l’économie et de l’emploi et associant l’ensemble des acteurs, afin de tirer le meilleur parti de ce mouvement de dématérialisation, le décret de 2014 a apporté des précisions sur les modalités concrètes de réalisation de ces formalités, en distinguant la situation des TR émis sur support papier et sous forme dématérialisée (paiement au moyen d’un support physique ou d’un équipement terminal), ne saurait remettre en cause cette analyse.

563. La circonstance qu’Edenred France n’ait lancé ses propres TR dématérialisés, selon elle « à titre expérimental », que fin 2013, soit plusieurs années après l’adoption du décret de 2008, n’est pas davantage de nature à remettre en cause cette analyse.

564. Au contraire, ce calendrier indique plutôt que cet émetteur historique a attendu d’être délié de ses obligations contractuelles (résultant des clauses litigieuses), au moyen de la lettre-avenant au protocole d’accord, signée le 3 décembre 2012, pour se lancer dans l’émission de TR dématérialisés, à la suite de l’entrée sur le marché d’Octoplus et Monéo, qui ont lancé leurs propres solutions dématérialisées dès 2012 (respectivement en octobre et novembre), sans rencontrer d’obstacle insurmontable, et ce quelques mois après l’annonce, en 2011, de l’entrée sur le marché d’un opérateur espagnol au moyen d’une carte de paiement (« Buen Menu »).

565. Quant à la période antérieure à l’adoption du décret de 2008, précité, s’il existait une incertitude juridique sur la possibilité d’émettre des TR dématérialisés en France dès 2002, il n’en demeure pas moins que, lors de la signature du protocole d’accord (le 21 janvier 2002), les émetteurs historiques envisageaient précisément cette possibilité, à plus ou moins brève échéance, en décidant de développer une plateforme d’acceptation de ces titres au sein de la CRT, en s’interdisant de développer un tel outil à titre individuel, et en imposant le traitement de ces titres par la CRT. Admettre le contraire priverait d’effet utile les clauses litigieuses.

 566. Il en résulte qu’il existait, dès 2002, entre les émetteurs historiques, sur le segment des solutions dématérialisées, une concurrence au moins potentielle, c’est-à-dire des possibilités réelles et concrètes de se faire concurrence par l’innovation, sans se heurter à un éventuel obstacle réglementaire insurmontable. La pression concurrentielle était suffisamment forte entre eux à ce moment-là, dans un contexte marqué par le caractère oligopolistique fortement concentré et la croissance stable du marché des TR en France, ainsi que l’émission de TR dématérialisés dans d’autres pays, notamment par Up, pour qu’ils décident de restreindre cette concurrence au moyen des clauses litigieuses.

567. Eu égard à leur teneur, à leur objectif consistant à limiter la concurrence par l’innovation et au contexte économique et juridique dans lequel elles s’insèrent, les clauses litigieuses présentent un degré suffisant de nocivité pour la concurrence, de nature à leur conférer, comme l’a à juste titre retenu l’Autorité (§ 654 de la décision), le caractère d’une restriction par objet.

568. C’est en vain que Natixis et Natixis Intertitres soutiennent, à titre subsidiaire, que ces clauses constituent des restrictions accessoires. Tout d’abord, aucune de ces clauses n’est nécessaire et proportionnée à la prétendue opération principale consistant à créer une plateforme commune d’acceptation des TR dématérialisés au sein de la CRT. En effet, comme cela a déjà été indiqué, si ces clauses peuvent être considérées comme ayant poursuivi un objectif légitime de protection des investissements des émetteurs historiques et de lutte contre le parasitisme, en rapport avec leur décision de développer au sein de la CRT une plateforme monétique d’acceptation en France des TR dématérialisés, elles poursuivaient également un autre objectif, non légitime, consistant à les dissuader de se faire concurrence par l’innovation, en se lançant individuellement dans l’émission de TR dématérialisés, dont le traitement serait assuré grâce au développement de leur propre plateforme monétique, sans attendre la réalisation effective du projet au sein de la CRT. Quant à leur prétendu caractère indispensable au bon fonctionnement de la CRT, il est contredit par le constat que la CRT a survécu, pendant plusieurs années, à la suppression de ces clauses par la lettre avenant de 2012.

569. C’est donc à juste titre que l’Autorité a retenu (décision, § 666) que les clauses litigieuses ne constituaient pas une restriction accessoire.

3. Sur la durée des pratiques reprochées (premier et second volets)

570. Aux paragraphes 684 à 691 de la décision attaquée, après avoir indiqué que la pratique faisant l’objet du premier volet avait commencé le 11 février 2002 (date d’adoption des statuts de la CRT) et devait être considérée comme s’étant poursuivie jusqu’au 22 février 2018 (date de la notification des griefs), et que celle visée par le second volet avait débuté le 21 janvier 2002 (date d’adoption du protocole d’accord) et s’était terminée le 21 décembre 2012 (date de la lettre avenant audit protocole), l’Autorité a retenu que le point de départ de l’entente, prise dans ses deux volets, était le 21 janvier 2002 et que son point final était le 22 février 2018.

571. Natixis et Natixis Intertitres contestent cette analyse. Elles font valoir que les deux volets se complétant selon l’Autorité (§ 571 de sa décision), seule leur combinaison permettrait de qualifier les pratiques de restriction par objet. Elles en déduisent que son point de départ ne pourrait qu’être la plus tardive des deux dates (le 11 février 2002, et non le 21 janvier 2002) et le point final la plus ancienne des deux dates (le 3 décembre 2012, correspondant à la date exacte de la lettre avenant, et non le 22 février 2018).

572. Edenred et Edenred France partagent cet argumentaire et estiment, en outre, qu’en toute hypothèse, l’infraction alléguée ne pouvait avoir duré au-delà du 2 avril 2014 (date d’entrée en vigueur du décret de 2014, précité), l’adhésion à la CRT, dont l’objet consiste à traiter des TR papier, ne pouvant plus constituer un quelconque avantage pour pénétrer le marché à compter de cette date.

 573. Up considère que l’infraction reprochée a cessé dès le 15 juin 2011, date à laquelle les statuts de la CRT ont été mis à jour pour prévoir de façon explicite la possibilité pour les tiers de bénéficier de ses services.

574. Sodexo et Sodexo Pass France estime que la fin du premier volet devra être fixée au plus tard au 15 juin 2011 et la fin du second au plus tard le 3 décembre 2012.

575. Dans ses observations, l’Autorité fait valoir que, sur l’ensemble de la durée des pratiques reprochées par le second grief (du 21 janvier 2002 au 22 février 2018), l’entente a eu un objet anticoncurrentiel, à savoir le verrouillage du marché.

Sur ce, la Cour :

576. Les pratiques faisant l’objet du second grief constituant, pour chacun des deux volets, une restriction de concurrence par objet, consistant à verrouiller le marché, comme cela a déjà été exposé, c’est à juste titre que l’Autorité a retenu le 21 janvier 2002, date d’adoption du protocole d’accord, s’agissant du premier acte de matérialisation de l’entente, comme le point de départ de l’infraction, et le 22 février 2018, date de la notification des griefs, comme le point final da la période infractionnelle, les statuts et le règlement intérieur de la CRT étant toujours en vigueur à cette date.

III. SUR LES SANCTIONS

577. Aux termes de l’article L. 464-2, I, du code de commerce dans sa rédaction applicable aux faits, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie, à la situation de l’organisme ou de l’entreprise sanctionné ou du groupe auquel l’entreprise appartient et à l’éventuelle réitération de pratiques prohibées par le présent titre. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction.

578. L’ensemble des requérantes conteste le montant des sanctions qui leur ont été infligées. Elles se réfèrent expressément au communiqué de l’Autorité du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires (ci-après « le communiqué sanctions »).

579. Il est constant que la Cour n’est pas liée par ce communiqué mais qu’il lui appartient, d’une part, de vérifier que la sanction infligée a été déterminée conformément aux exigences légales et, d’autre part, de s’assurer que l’Autorité a respecté les règles qu’elle s’est elle- même fixée dans son communiqué, sauf à ce qu’elle explique les raisons particulières pour lesquelles elle s’en est écartée comme le rappelle son paragraphe 7.

A. Sur l’infliction de sanctions pécuniaires distinctes pour chacun des griefs

580. Après avoir retenu le bien-fondé de chacun des deux griefs reprochés, l’Autorité, dans la décision attaquée, a décidé d’infliger des sanctions pécuniaires distinctes au titre de chacun d’eux.

581. Edenred et Edenred France contestent l’infliction de deux sanctions pécuniaires, l’une au titre du premier grief, l’autre au titre du second. Elles soutiennent que l’Autorité aurait dû retenir l’existence d’une infraction unique, complexe et continue, et non deux infractions distinctes, et infliger en conséquence une seule et même sanction pécuniaire.

582. Elles font valoir en ce sens que tout le scénario anticoncurrentiel de l’Autorité consiste à prétendre que les émetteurs membres de la CRT auraient mis en œuvre les faits litigieux pour préserver un oligopole fermé et pacifique entre eux. Elles font également valoir que les pratiques reprochées auraient eu lieu entre les mêmes participants (les émetteurs membres de la CRT), au cours de la même période (entre 2002 et 2018), sur le même marché (le marché français des TR) et selon les mêmes modalités (par le biais de leur organisme commun, la CRT).

583. En réplique aux observations de l’Autorité, elles soutiennent, notamment, qu’en vertu de la jurisprudence européenne, lorsque les conditions requises sont remplies, la qualification d’infraction unique, complexe et continue ne constitue pas une simple faculté, mais s’impose au contraire aux autorités de concurrence. Elles font valoir en ce sens qu’il serait artificiel et contraire à l’objet de l’article L. 464-2 du code de commerce, ayant plafonné le montant des sanctions à 10 % du chiffre d’affaires mondial hors taxe de la société sanctionnée, de permettre à l’Autorité de dépasser ce plafond comme elle le souhaite en découpant arbitrairement les comportements dont elle est saisie en plusieurs pratiques distinctes. Admettre le contraire reviendrait à vider de sa substance ce plafond. Elles relèvent qu’en l’espèce le montant total des sanctions infligées à leur encontre excède ce plafond et demandent en conséquence la suppression a minima du montant excédant le plafond légal, c’est-à-dire la sanction de 19 291 000 euros infligée au titre du premier grief.

584. Up développe un argumentaire comparable. Elle fait plus particulièrement valoir qu’en vertu de la jurisprudence européenne, l’Autorité était tenue d’analyser objectivement si les pratiques constatées relevaient ou non de la qualification d’infraction unique, complexe et continue. Elle estime que les deux pratiques reprochées ont des caractéristiques communes évidentes : même qualification d’entente ; mêmes participants ; même secteur économique ; même période (la période retenue au titre du premier grief étant intégralement couverte par celle retenue au titre du second) ; même plan d’ensemble (permettant aux émetteurs de contrôler le marché, au travers de la CRT, en surveillant à la fois les agissants de chacun des émetteurs, l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché et le développement du TR notamment dématérialisé).

585. En outre, elle soutient qu’à supposer que les pratiques puissent constituer deux infractions distinctes, l’Autorité aurait dû appliquer une sanction unique (les pratiques reprochées ayant des caractéristiques communes évidentes et l’appréciation distincte du dommage à l’économie étant impossible) et, en outre, motiver sa décision d’imposer une ou plusieurs sanctions.

586. Enfin, en tout état de cause, elle soutient que le montant total des sanctions ne pouvait pas dépasser le plafond légal. En vérifiant si ce plafond n’était pas dépassé séparément pour chaque grief, l’Autorité aurait imposé un montant total très supérieur (avant les ajustements finaux). Elle en déduit que l’Autorité a violé les dispositions légales applicables, ainsi que les principes d’interprétation stricte de la loi pénale, de non-cumul des peines et de sécurité juridique, et ne pouvait lui infliger un montant total d’amende (avant toute réduction au titre de sa capacité contributive) supérieur à 53,2 millions d’euros.

587. Dans ses observations, l’Autorité fait valoir que, même si une infraction unique, complexe et continue avait pu être établie en l’espèce, quod non, elle serait demeurée libre de retenir cette qualification ou celle d’infractions séparées. Elle considère qu’en l’espèce, en tout état de cause, elle n’aurait pas pu retenir cette qualification, dès lors que cette dernière n’était pas visée dans la notification des griefs, ni directement, ni indirectement. Elle estime, en outre, qu’aucun élément caractérisant un plan d’ensemble ne figure dans le dossier.

588. Le ministre chargé de l’économie fait valoir que l’objectif de préservation de la situation concurrentielle étant inhérent à toute entente de préservation de marché, il ne saurait suffire, en lui-même, à interdire le prononcé d’amendes distinctes. Le contenu des ententes ne pourrait pas non plus servir à justifier l’existence d’un plan global, ces contenus étant en l’espèce distincts et chacune des pratiques ayant pu avoir lieu sans l’autre. Ainsi, d’un côté, par la pratique d’échanges d’informations faisant l’objet du grief n° 1, les émetteurs historiques se sont échangés, tous les mois, des informations relatives à leurs parts de marché individuelles calculées à partir du nombre de titres traités le mois précédent par la CRT et que ces échanges transitaient par la CRT, laquelle assurait la communication des informations par courriel unique au début de chaque mois. D’un autre côté, par les pratiques faisant l’objet du grief n° 2, la CRT et ses membres sociétaires ont mis en œuvre une entente ayant pour objet de verrouiller le marché des TR au moyen de dispositions statutaires, réglementaires et protocolaires, comportant deux volets, consistant à contrôler, d’une part, l’accession des émetteurs à la CRT et, d’autre part, le développement des titres dématérialisés par les membres sociétaires. Le ministre en déduit que l’Autorité n’a commis aucune erreur manifeste d’appréciation en considérant que les deux infractions étaient distinctes.

589. Le ministère public partage cette analyse. Il fait plus particulièrement valoir qu’en vertu de la jurisprudence, il est loisible à l’Autorité, en présence de plusieurs griefs, d’imposer plusieurs sanctions pour chacune des infractions.

Sur ce, la Cour :

590. En premier lieu, s’agissant de la qualification d’infraction unique, complexe et continue, il convient de rappeler, à titre liminaire, qu’il ressort d’une jurisprudence constante qu’une violation de l’article 101, paragraphe 1, TFUE peut résulter non seulement d’un acte isolé, mais également d’une série d’actes ou bien encore d’un comportement continu, quand bien même un ou plusieurs éléments de cette série d’actes ou de ce comportement continu pourraient également constituer, en eux-mêmes et pris isolément, une violation de cette disposition (voir, notamment, arrêts de la Cour de justice du 7 janvier 2004, Commission/Anic Partecipazioni, C-49/92 P, points 81 et 114, Aalborg Portland e.a./Commission, C-204/00 P, C-205/00 P, C-211/00 P, C-213/00 P, C-217/00 P et C-219/00 P, point 258, du 6 décembre 2012, Commission/Verhuizingen Coppens, C-441/11P, point 41, et du 24 juin 2015, Fresch Del Monte Produce, C-293/13P et C-294/13P, point 156).

591. Il s’ensuit qu’une série d’actes ou de comportements adoptés par plusieurs entreprises peut être qualifiée d’infraction unique dès lors que celles-ci poursuivent un objectif unique consistant à fausser le jeu de la concurrence. La notion d’objectif unique ne saurait être déterminée par la référence générale à la distorsion de la concurrence dans le marché concerné par l’infraction, dès lors que l’affectation de la concurrence constitue, en tant qu’objet ou effet, un élément consubstantiel à tout comportement relevant du champ d’application de l’article 101, paragraphe 1, du TFUE. Une telle définition de la notion d’objectif unique risquerait de priver la notion d’infraction unique et continue d’une partie de son sens dans la mesure où elle aurait pour conséquence que plusieurs comportements, concernant un secteur économique, interdits par l’article précité, devraient systématiquement être qualifiés d’éléments constitutifs d’une infraction unique (voir, notamment, arrêt du Tribunal, du 28 avril 2010, Amann & Söhne e.a., T-446/05, point 92).

592. La qualification d’infraction unique repose sur l’existence d’un « plan d’ensemble », fondé sur un objectif anticoncurrentiel commun, à la réalisation duquel concourt une série d’actes ou de comportements. L’existence de ce « plan d’ensemble » peut se déduire d’un faisceau d’indices graves, précis et concordants, pouvant porter, notamment, en fonction des circonstances propres à chaque cas d’espèce, sur la similarité ou la complémentarité des comportements, des acteurs et de la chronologie des pratiques (voir, notamment, arrêt de la Cour de justice du 19 décembre 2013, Siemens AG, C-239/11P, points 247 et 248, et arrêts du Tribunal du 15 décembre 2016, Philips et Philips France/Commission, T-762/14, point 169, et du 28 mars 2019, Prometon SpA, T-433/16, point 246). Des liens de complémentarité entre des accords ou des pratiques concertées existent lorsque ceux-ci visent à faire face à une ou à plusieurs conséquences du jeu normal de la concurrence et contribuent, par leur interaction, à la réalisation d’un objectif unique anticoncurrentiel (voir, en ce sens, arrêts du Tribunal du 8 juillet 2008, Lafarge/Commission, T-54/03, point 482, et Amann & Söhne, précité, T 446/05, point 92, et la jurisprudence citée).

593. De tels liens de complémentarité constituent des indices objectifs de l’existence d’un plan d’ensemble. Or, seules des raisons objectives sont de nature à fonder la qualification d’infractions séparées ou celle d’infraction unique. Dès lors, la circonstance que la qualification d’infraction unique puisse être considérée comme plus, ou moins, préjudiciable aux personnes en cause que la qualification d’infractions séparées est indifférente (voir, en ce sens, arrêts du Tribunal du 16 septembre 2013, Villeroy & Boch, T-373/10, points 35 et 36).

594. En l’espèce, les griefs n° 1 et 2 visent des pratiques d’entente prohibées et sanctionnées par les articles 101 du TFUE et L.420-1 du code de commerce. Si ces pratiques reposent sur le même fondement juridique et concernent le même marché, leur objet, leur forme et leurs modalités diffèrent néanmoins substantiellement.

595. En effet, le grief n° 1 concerne une pratique concertée d’échanges d’informations, diffusées par la CRT, portant sur le nombre de TR traités par elle au cours du mois précédent, pour le compte de chacun des émetteurs historiques, ainsi que sur leurs parts de marché respectives, tandis que le grief n° 2 vise un accord, formalisé dans des actes institutionnels, portant sur les conditions d’adhésion à la CRT et le développement des TR dématérialisés.

596. En outre, les participants aux pratiques reprochées ne sont pas totalement identiques : le grief n° 1 implique à la fois les émetteurs historiques et la CRT, tandis que le grief n° 2 ne les implique qu’en partie, la CRT ayant été mise hors de cause s’agissant du second volet de ce grief.

597. Au surplus, les périodes infractionnelles sont différentes : le grief n° 1 est circonscrit à la période du 5 juillet 2010 au 31 décembre 2015, tandis que le grief n° 2 s’étend à celle du 21 janvier 2002 au 22 février 2018.

598. Ce constat suffit à contredire l’allégation selon laquelle l’Autorité aurait divisé les pratiques de manière artificielle.

599. En second lieu, sur l’infliction de sanctions distinctes et la définition de leur montant, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, plusieurs sanctions peuvent être infligées à une entreprise ayant commis plusieurs infractions, en déterminant chacune d’elles en fonction des critères prévus par le code de commerce dans le respect du maximum légal applicable. S’il est loisible à l’Autorité d’infliger une seule sanction au titre de plusieurs infractions, nonobstant les différences relatives à leur durée, leur gravité ou les dommages qui en résultent, eu égard à l’identité ou à la connexité des secteurs ou des marchés en cause et à l’objet général des pratiques, aucun texte ne l’y oblige pour autant (arrêt Amann & Söhne, précité, point 94, et Com., 22 novembre 2016, pourvois n° 14-28.862, 14-28.224).

600. C’est donc en vain qu’il est soutenu que l’Autorité était tenue d’infliger une seule sanction au titre des pratiques faisant l’objet des griefs n° 1 et 2, ou, à tout le moins, de s’assurer que le montant total des sanctions infligées ne dépassait pas le maximum légal applicable.

601. Dès lors, il convient de rejeter le moyen.

B. Sur les éléments concourant à détermination du montant de base des sanctions

1. Sur la gravité des pratiques

602. Comme le prévoit le troisième alinéa de l’article L. 464-2, I, du code de commerce, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés.

603. Selon le communiqué sanctions (paragraphes 25 et 26), « [l]’Autorité apprécie la gravité des faits de façon objective et concrète, au vu de l’ensemble des éléments pertinents du cas d’espèce », tenant notamment à la nature de l’infraction (par exemple, un « cartel de prix » revêtant un degré de gravité supérieur à celui d’un simple échange d’informations), à celle des paramètres de la concurrence concernés (comme le prix, la clientèle ou la production), des personnes susceptibles d’être affectées (notamment les PME) et aux caractéristiques objectives de l’infraction (eu égard, notamment, à son caractère secret ou non, à son degré de sophistication, à l’existence de mesures de police ou de représailles ou d’un détournement de législation).

604. Il convient d’apprécier la gravité des pratiques, de manière successive, pour chacun des griefs.

a. Concernant les pratiques faisant l’objet du grief n° 1

605. Aux paragraphes 735 à 741 de la décision attaquée, après avoir relevé, notamment, que les échanges d’informations ont porté sur des données passées, relatives à l’activité nationale des émetteurs historiques, se sont déroulés de manière régulière sur une durée de plus de cinq ans, n’ont pas revêtu un degré de sophistication élevé, en l’absence d’échanges sur les prix ou par client ou catégorie de clients, que les baisses des taux de commission face émission et in fine des taux cumulés pouvaient constituer une menace de représailles crédible, et que les entreprises clientes des émetteurs, potentiellement affectés, comme les commerçants agréés, comprenaient une forte proportion de petites et moyennes entreprises et d’entreprises publiques, l’Autorité en a déduit que les pratiques faisant l’objet du grief n° 1 étaient d’une gravité limitée.

606. Cette appréciation est contestée par les requérantes. Il est prétendu que la gravité des pratiques doit être largement relativisée (Sodexo et Sodexo Pass France) ou qu’elle est insignifiante ou inexistante (Natixis et Natixis Intertitres, Up et CRT). À l’appui de cette analyse, elles remettent principalement en cause l’affectation potentielle, d’une part, des entreprises clientes dans un contexte de baisse marquée des commissions pratiquées face émission au cours de la période des pratiques, ce qui exclurait l’existence d’une menace de représailles crédible et, d’autre part, des commerçants agréés, en l’absence d’explications sur ce point dans la décision attaquée.

607. Natixis et Natixis Intertitres contestent également la prise en compte de leur durée dans l’appréciation de leur gravité, cet élément étant pris en compte à un autre stade du calcul de l’amende (coefficient multiplicateur appliqué à la proportion de la valeur des ventes) et ne figurant pas au point 26 du communiqué sanctions de l’Autorité en tant que critère d’appréciation de la gravité des pratiques.

608. Up et la CRT soutiennent, au surplus, que l’Autorité aurait dû modérer son appréciation de la gravité des pratiques en raison des assurances données, par la décision du Conseil de la concurrence de 2001, sur la légalité de dispositions similaires à celles litigieuses.

609. Dans ses observations, l’Autorité considère que l’ensemble des facteurs permettant d’apprécier leur gravité a été examiné dans la décision attaquée et rappelle, notamment, les éléments de minoration déjà retenus dans sa décision (échanges d’informations passées, relatives à l’activité nationale des émetteurs historiques, et ne relevant pas d’un degré de sophistication élevé, en l’absence d’échanges sur les prix, par client ou catégorie de clients). Elle indique que le taux retenu pour déterminer le montant de base de la sanction infligée aux parties (6 %), au regard de la gravité des faits et du dommage à l’économie, est cohérent avec les taux retenus pour des pratiques d’échanges d’informations dont la gravité avait été appréciée plus sévèrement (10 à 12 %).

610. Le ministre chargé de l’économie et le ministère public partagent l’analyse de l’Autorité.

Sur ce, la Cour :

611. En premier lieu, il convient de rappeler que les échanges d’informations faisant l’objet du grief n° 1 ont offert aux émetteurs historiques la possibilité de connaître la performance globale de chacun d’eux sur les deux faces du marché et, le cas échéant, de détecter la conduite, par l’un d’entre eux, d’une stratégie commerciale agressive qui lui aurait permis de conquérir de nouveaux clients (paragraphes 299 à 306 du présent arrêt). En outre, le niveau élevé de transparence sur la face acceptation du marché a mis chaque opérateur en mesure de déduire des informations échangées, combinées à celles publiées par la CRT, des indications sur la stratégie tarifaire de chacun de ses concurrents sur la face émission (paragraphes 308 à 316 du présent arrêt). Chacun d’eux a été ainsi à même de surveiller de manière suffisamment précise, selon une périodicité rapprochée, le fonctionnement concret de l’ensemble du marché, et de s’assurer que, dans un contexte de croissance continue de celui-ci, la position globale de chaque opérateur sur ce marché demeurait stable (voir paragraphe 323 du présent arrêt).Cette simple possibilité de réaliser, grâce aux échanges d’informations, une surveillance de la position globale de chaque opérateur historique sur le marché, et, le cas échéant, de réagir rapidement à l’observation d’une stratégie tarifaire agressive de l’un d’entre eux, était de nature, en tant que telle, à les dissuader d’adopter un tel comportement sur le marché, et partant, à réduire leur autonomie commerciale, ainsi que l’incertitude sur le marché (voir paragraphes 325, 331 et 332 du présent arrêt). Les échanges d’informations en cause ont ainsi atténué – de manière concrète – le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché, notamment en facilitant l’adoption et la mise en œuvre d’une collusion durable consistant à s’assurer de la stabilité de la position globale de chacun des opérateurs historiques sur le marché. Ayant eu lieu sur un marché oligopolistique fortement concentré, entre les principaux offreurs de TR, à un rythme rapproché et pendant plusieurs années, lesdits échanges ont, par là-même, restreint, de manière sensible, la concurrence y subsistant, aggravant ainsi la situation du marché à l’égard du jeu de la concurrence.

612. Il résulte de ces développements que les pratiques faisant l’objet du grief n° 1 sont susceptibles d’avoir affecté les entreprises clientes, en particulier les petites et moyennes entreprises, en privant celles-ci du bénéfice d’une stratégie tarifaire agressive optimale des émetteurs historiques à leur égard afin de gagner de nouveaux clients.

613. La baisse importante des taux de commission face émission sur les TR papier – pendant la période des pratiques – dont se prévalent les requérantes, ne suffit pas à remettre en cause cette analyse.

614. En effet, comme cela a déjà été indiqué (voir paragraphe 408 du présent arrêt), cette évolution importante à la baisse des taux de commission sur la face émission, qu’il convient de mettre en parallèle avec l’évolution significative à la hausse des taux de commission face acceptation, est inhérente à un marché biface connaissant une demande en croissance constante. Plus précisément, comme cela a déjà été indiqué aux paragraphes 313 à 315 du présent arrêt, chaque émetteur historique avait intérêt, compte tenu du caractère biface du marché et de la croissance constante de la demande, à diminuer ses taux de commission sur la face émission du TR papier (jusqu’à un certain point) afin de gagner de nouveaux clients, dès lors que cette extension de clientèle conduisait automatiquement à un accroissement de ses profits sur la face acceptation, en raison de l’augmentation du nombre de TR papier donnant lieu à perception de la commission acceptation, ainsi que du taux de cette commission (valorisation de l’apport d’affaires résultant de l’usage accru des TR papier), et conférait en outre à l’opérateur (avant remboursement de la valeur faciale desdits TR) une trésorerie supplémentaire pouvant être placée afin d’en retirer des revenus.

615. Comme cela a déjà été indiqué (paragraphe 391 du présent arrêt), en l’absence du dispositif d’échanges d’informations litigieux, les incitations naturelles des émetteurs historiques à se faire concurrence – sur un marché en croissance continue – les auraient très probablement conduits à renforcer de manière significative leur stratégie tarifaire sur la face émission pour gagner de nouveaux clients, afin de maximiser leurs profits sur les deux faces du marché, tout en augmentant leur trésorerie.

616. C’est donc à juste titre que l’Autorité, dans sa décision (paragraphe 736), a retenu que les pratiques d’échanges d’informations en cause sont susceptibles d’avoir affecté les clients des émetteurs historiques, en particulier les petites et moyennes entreprises.

617. En deuxième lieu, la Cour, comme l’Autorité, estime que les restaurateurs et commerçants agréés sont également susceptibles d’avoir été affectés par les pratiques.

618. En effet, comme cela a également déjà été indiqué (paragraphe 410 du présent arrêt), le marché avait déjà acquis, lors des pratiques reprochées, une certaine maturité, se traduisant par un volume élevé d’émission de TR papier et un vaste réseau de restaurateurs et commerçants affiliés. Ces éléments conjugués accroissant l’usage des TR papier et l’apport d’affaires en résultant, le pouvoir de négociations des émetteurs historiques vis-à-vis des restaurateurs et commerçants s’en trouvait renforcé, ce qui leur a permis d’élever progressivement leur taux de commission face acceptation sur les TR papier. Cette évolution à la hausse des taux de commission sur cette face du marché (acceptation) augmentant la rentabilité de chaque TR émis, les émetteurs historiques avaient intérêt à conquérir encore plus de nouveaux clients et, à cette fin, à baisser encore davantage leur taux de commission sur l’autre face (émission).

619. Si ces éléments, propres à l’état du marché ont pu, dans une certaine mesure, contribuer à la hausse des taux de commission sur la face acceptation, les échanges d’informations en cause sont néanmoins susceptibles d’avoir renforcé cette tendance, la diminution des incitations des émetteurs historiques à se faire concurrence sur la face émission afin de gagner de nouveaux clients – du fait desdits échanges – étant de nature à accroître leur propension à augmenter leur taux de commission sur la face acceptation, à défaut d’escompter une augmentation sensible de leur propre clientèle.

620. Dès lors, c’est à juste titre que l’Autorité, dans sa décision (paragraphe 736), a retenu que lesdits échanges sont susceptibles d’avoir affecté les commerçants agréés.

621. En troisième lieu, c’est également à juste titre que l’Autorité, dans sa décision (paragraphe 737), a pris en compte le fait que ces échanges ont eu lieu de manière régulière pendant plus de cinq ans. Si le critère de durée n’est pas énoncé dans les dispositions de l’article L. 464-2 du code de commerce, précité, ni expressément indiqué au point 26 du communiqué sanctions, il n’en demeure pas moins, qu’il constitue, comme le précise l’Autorité au point 22 de son communiqué sanctions, un facteur pertinent pour apprécier à la fois la gravité et le dommage à l’économie. En effet, la durée témoigne de la persistance des acteurs dans le comportement infractionnel et prolonge la perturbation du secteur en cause. C’est donc en vain que Natixis et Natixis Intertitres contestent la prise en compte de la durée des pratiques pour apprécier leur gravité.

622. Il résulte de l’ensemble de ces développements qu’après avoir pris en compte l’ensemble des éléments pertinents de minoration de la gravité des pratiques, tenant à leur nature et à leurs caractéristiques, par des motifs que la Cour adopte (décision attaquée, paragraphes 735 et 740), l’Autorité a exactement retenu qu’elles n’étaient pas dénuées de toute gravité, mais que cette gravité était néanmoins limitée (paragraphe 741).

b. Concernant les pratiques faisant l’objet du grief n° 2

623. Aux paragraphes 816 à 827 de la décision attaquée, après avoir rappelé que les dispositions en cause (statuts et règlement intérieur de la CRT ; protocole d’accord) avaient pour objet de verrouiller le marché des TR, en contrôlant, et ce faisant, en dissuadant, l’accès au marché (premier volet) et en limitant la concurrence par l’innovation (second volet), de sorte que ces pratiques étaient particulièrement graves, et relevé l’importance des sanctions applicables en cas de manquement aux obligations imposées par le protocole, le caractère secret de celui-ci, la durée particulièrement longue des pratiques (de plus de 16 ans) et l’affectation éventuelle, au-delà des clients des émetteurs, des salariés des entreprises clientes et des concurrents nouveaux ou potentiels sur le marché, l’Autorité en a déduit que les pratiques faisant l’objet du grief n° 2 étaient d’une gravité certaine.

624. Les requérantes contestent cette analyse.

625. Les émetteurs font valoir que ces dernières sont moins graves que des ententes sur les prix ou de répartition des marchés. Ils soutiennent, en outre, que l’effet d’éviction du marché reste largement théorique et en tout cas non délibéré.

626. Ils relèvent en ce sens, s’agissant du premier volet, l’absence de tout refus d’adhésion ou d’accès aux services de la CRT.

627. S’agissant du second volet, ils rappellent l’émergence de nouveaux acteurs sur le segment des TR dématérialisés (tels que Resto Flash, devenu Octoplus, et Lunch’r) et allèguent l’absence de marché des TR dématérialisés sur lequel la concurrence pouvait s’exercer (pendant toute la période des pratiques), ou du moins l’attentisme des pouvoirs publics sur l’évolution du cadre réglementaire. Par ailleurs, ils contestent l’affectation potentielle des salariés des entreprises clientes, en raison de leurs réticences à l’utilisation des TR dématérialisés. Natixis et Natixis Intertitres contestent également la prise en compte de la durée des pratiques dans l’appréciation de leur gravité, en faisant valoir les mêmes arguments que ceux invoqués au titre du grief n° 1, ainsi que le caractère secret du protocole d’accord, faute d’être délibéré, s’agissant d’un acte sous seing privé n’ayant pas vocation à être rendu public, comme les accords industriels ou de coopération.

628. Dans ses observations, après avoir rappelé l’ensemble des éléments examinés dans la décision attaquée pour apprécier la gravité des pratiques, l’Autorité fait valoir que les deux volets se complètent dans une logique de verrouillage de marché, tant dans son accès (premier volet) que dans son fonctionnement (second volet).

629. Le ministre chargé de l’économie et le ministère public partagent l’analyse de l’Autorité.

Sur ce, la Cour :

630. À titre liminaire, il convient de rappeler qu’il résulte de la qualification des pratiques faisant l’objet du grief n° 2, en tant que restriction de concurrence par objet, qu’elles doivent être considérées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence. Elles revêtent donc, en principe, une certaine gravité.

631. Plus précisément, s’agissant du premier volet des pratiques, portant sur les conditions d’adhésion à la CRT, il importe de rappeler qu’il consiste à verrouiller le marché en contrôlant et limitant l’accès à une partie essentielle du marché (TR papier), dans un contexte marqué par une croissance constante du marché (pendant toute la période infractionnelle) et son caractère oligopolistique fortement concentré (dominé par les quatre émetteurs historiques membres de la CRT).

632. À cet égard, il est indifférent que, pendant la période infractionnelle, la CRT n’ait pas été formellement saisie de demandes ni d’adhésion, ni d’accès à ses services.

633. Il est également indifférent que le Conseil de la concurrence, dans sa décision de 2001, précitée, n’ait pas remis en cause la conformité, aux règles de concurrence, de dispositions similaires à celles litigieuses. En effet, comme cela a déjà été indiqué, le Conseil, dans cette décision, n’a ni examiné les conditions d’adhésion à la CRT, ni, partant, décidé de ne pas les qualifier d’anticoncurrentielles. C’est donc en vain qu’il est soutenu que l’Autorité aurait dû modérer son appréciation de la gravité des pratiques au regard de cette précédente décision, en raison des prétendues assurances qui y auraient été données sur la légalité des dispositions en cause.

634. S’agissant du second volet des pratiques, portant sur la dématérialisation des TR, il importe de rappeler qu’il consiste également à verrouiller le marché, en dissuadant les émetteurs historiques de se faire concurrence par l’innovation en se lançant individuellement dans l’émission de TR dématérialisés.

635. C’est en vain qu’il est soutenu que les pratiques en cause sont dénuées de toute gravité, faute d’existence d’un marché de TR dématérialisés sur lequel la concurrence aurait pu s’exercer pendant toute la durée des pratiques. Sous couvert d’une critique portant sur l’appréciation de la gravité des pratiques, les requérantes remettent en cause l’appréciation de leur existence-même.

636. En effet, comme cela a déjà été indiqué (paragraphe 566 du présent arrêt), il existait, dès 2002, entre les émetteurs historiques, sur le segment des solutions dématérialisées, une concurrence au moins potentielle, c’est-à-dire des possibilités réelles et concrètes de se faire concurrence par l’innovation, sans se heurter à un éventuel obstacle réglementaire insurmontable. La pression concurrentielle était suffisamment forte entre eux à ce moment-là, dans un contexte marqué par le caractère oligopolistique fortement concentré et la croissance stable du marché des TR en France, ainsi que l’émission de TR dématérialisés dans d’autres pays, notamment par Up, pour que les émetteurs historiques décident, lors de la conclusion de leur protocole d’accord, de restreindre cette concurrence au moyen des clauses litigieuses.

637. C’est également en vain qu’il est invoqué l’émergence, pendant la période des pratiques, de nouveaux acteurs sur le segment des TR dématérialisés, tels que Resto Flash (devenu Octoplus) et Lunch’r. En effet, cette circonstance ne change rien au constat que les pratiques en cause ont eu pour objet de limiter la concurrence par l’innovation dans les rapports entre les émetteurs historiques. Quant à la circonstance, invoquée par Sodexo, tenant à sa participation à des travaux de développement d’une solution dématérialisée à la fin de l’année 2011, elle ne suffit pas à remettre en cause ce constat.

638. Par ailleurs, si une certaine réticence a pu être observée auprès des salariés des entreprises clientes quant à l’usage des TR dématérialisés, par rapport aux titres papiers, en raison notamment d’une traçabilité accrue de leur usage, il n’en demeure pas moins, contrairement à ce que soutiennent les émetteurs historiques, que les pratiques reprochées sont susceptibles de les avoir affectés, compte tenu des avantages en découlant, tels que le paiement du montant exact de la prestation alimentaire, au centime près, alors que le règlement par titres papier ne donne pas lieu à un rendu de monnaie.

639. En outre, pour les mêmes raisons que celles déjà indiquées, c’est en vain que Natixis et Natixis Intertitres contestent la prise en compte de la durée des pratiques pour apprécier leur gravité. C’est également en vain qu’elles contestent la prise en compte du caractère secret du protocole d’accord, ce caractère secret étant avéré.

640. Dès lors, c’est à juste titre que l’Autorité, après avoir pris en compte – par des motifs pertinents que la Cour adopte – la nature de l’infraction, les différentes catégories de personnes susceptibles d’avoir été affectées, le caractère secret du protocole d’accord, ainsi que la durée des pratiques (de plus de 16 ans), en a déduit que celles-ci sont d’une gravité certaine.

2. Sur le dommage à l’économie

641. Comme le prévoit le troisième alinéa de l’article L.464-2, I, du code de commerce, dans sa rédaction applicable aux pratiques, les sanctions pécuniaires sont proportionnées à l’importance du dommage à l’économie.

642. Aux termes du communiqué sanctions, le dommage à l’économie englobe tous les aspects de la perturbation que l’infraction est de nature à causer au fonctionnement concurrentiel des activités, secteurs ou marchés directement ou indirectement concernés, ainsi qu’à l’économie générale (point 27). Le dommage à l’économie ne se présumant pas, l’Autorité en apprécie l’importance de façon objective, au vu de l’ensemble des éléments pertinents du cas d’espèce, sans toutefois être tenue de le chiffrer comme s’il s’agissait d’un préjudice individuel. Les éléments qu’elle prend en considération sont généralement de nature qualitative, mais peuvent également être de nature quantitative lorsque de tels éléments sont disponibles et fiables (point 28).

643. Pour mener cette analyse (point 32), l’Autorité tient notamment compte de l’ampleur de l’infraction (couverture géographique, nombre, importance et parts de marché cumulées des entreprises en cause, etc.), des caractéristiques économiques des activités, des secteurs ou des marchés en cause (barrières à l’entrée, degré de concentration, élasticité-prix de la demande, marge, etc.), des conséquences conjoncturelles de l’infraction ou des infractions (surprix escompté, absence d’une baisse de prix attendue, impact indirect sur des secteurs ou des marchés connexes, en amont ou en aval, etc.), de leurs conséquences structurelles (création de barrières à l’entrée, effets d’éviction, de discipline ou de découragement vis-à-vis des concurrents, baisse de la qualité ou de l’innovation, entrave au progrès technique, impact sur la compétitivité du secteur en cause ou d’autres secteurs etc.), ainsi que de leur incidence plus générale sur l’économie, sur les opérateurs économiques en amont, sur les utilisateurs en aval et sur les consommateurs finals.

a. Concernant les pratiques faisant l’objet du grief n° 1

644. Aux paragraphes 742 à 761 de la décision attaquée, concernant les pratiques d’échanges d’information (grief n° 1), après avoir examiné leur ampleur (portant sur la quasi-totalité du marché français des TR, les titres papier représentant l’essentiel du marché pendant la période infractionnelle), les caractéristiques économiques du marché en cause (marché très concentré ; barrières à l’entrée ; faible élasticité-prix de la demande en raison des contraintes légales imposées aux employeurs et des avantages sociaux et fiscaux associés au TR), ainsi que les caractéristiques structurelles et conjoncturelles des pratiques (dissuasion de l’adoption par chaque émetteur historique d’une stratégie tarifaire agressive, attestée par la stabilité des parts de marché individuelles, le faible niveau des taux d’attrition et la lenteur de l’évolution à la baisse des taux de commission face émission), l’Autorité en a déduit que le dommage à l’économie causé par les pratiques était certain mais limité.

645. Cette appréciation est contestée par les requérantes, qui remettent en cause l’existence d’un quelconque dommage à l’économie, au regard des caractéristiques économiques du marché et des caractéristiques structurelles et conjoncturelles des pratiques.

646. En premier lieu, s’agissant des caractéristiques économiques du marché, elles relèvent, tout d’abord, qu’aucune barrière à l’entrée n’a empêché Natixis Intertitres d’entrer et de se développer sur le marché, ni à de nouveaux émetteurs d’en faire de même sur le segment dématérialisé (depuis 2012 et surtout 2014).

647. Certaines soutiennent, en outre, que l’élasticité-prix de la demande ne constitue pas un élément pertinent pour apprécier le dommage à l’économie éventuellement causé par une pratique n’ayant pas d’impact sur les prix, ou du moins, que, si l’élasticité est de près de 0,5, au regard de la demande globale, l’élasticité perçue par chacun des émetteurs est potentiellement beaucoup plus élevée, au moins pour certaines catégories de clients, comme en témoigne la baisse constante des commissions face émission, pour éviter que des clients ne passent chez un émetteur concurrent, et qu’au surplus, le lien entre l’élasticité et le dommage à l’économie serait par nature incertain, dès lors qu’en l’espèce les taux de commission ont fortement baissé sur la face émission (exposée à la concurrence), tandis que la demande a augmenté de manière sensible. De plus, si les TR devenaient trop coûteux, les entreprises clientes pourraient recourir à des solutions alternatives de restauration pour leurs salariés.

648. Quant à la face acceptation, il est relevé que le volume a augmenté fortement malgré une hausse des commissions, et ne suivrait donc pas une courbe de demande classique, mais une courbe inversée, ce qui serait typique d’un marché biface. L’élasticité y serait faible, contrairement à ce qui serait le cas sur l’autre face. En l’absence d’impact sur la demande, la hausse des taux de commission face acceptation n’aurait pas eu d’impact négatif sur l’économie.

649. En tout état de cause, il est soutenu que l’Autorité aurait dû tenir compte du contre-pouvoir de négociation élevé des entreprises clientes car cet élément aurait eu pour effet d’amoindrir les effets des pratiques sur le marché.

650. En second lieu, s’agissant des caractéristiques structurelles et conjoncturelles des pratiques, les requérantes contestent l’existence d’une quelconque incidence des échanges d’informations: défaut de caractère stratégique des informations échangées ; impossibilité de détecter d’éventuelles déviations et absence de représailles ; absence de preuve d’un quelconque lien entre les pratiques et de supposées conséquences conjoncturelles (stabilité des parts de marché ; faible taux d’attrition ; lenteur de la baisse des taux de commission face émission).

651. Dans ses observations, l’Autorité fait valoir, en premier lieu, s’agissant des caractéristiques économiques du marché, que la détection d’éventuelles déviations et la réponse à celles-ci au moyen de représailles était possible ; que la progression des parts de marché de Natixis et des nouveaux entrants doit être relativisée ; que l’affirmation selon laquelle les clients pouvaient mettre en concurrence les TR et d’autres alternatives de restauration n’est pas étayée ; qu’il est établi en jurisprudence qu’une moindre élasticité de la demande est associée à un dommage à l’économie plus élevé, que le niveau d’élasticité de la demande globale invoqué par Natixis et Natixis Intertitres (0,5) est traditionnellement considéré comme limité, et que les mouvements de clients d’un émetteur à l’autre ne sont pas pertinents pour apprécier l’élasticité de la demande globale ; que le contre-pouvoir de négociation des entreprises clientes est amoindri par deux facteurs, tenant aux faits, d’une part, que les pratiques couvrent une part importante du marché en cause (près de 100 % du marché français des TR) et, d’autre part, que les niveaux de commission pratiqués à l’égard des entreprises clientes les plus importantes, dont le nombre est limité (celles de plus de 5 000 salariés ne représentant que 10 à 20 % du chiffre d’affaires des émetteurs de TR) sont négociés individuellement, sans effets sur les commissions facturées aux autres.

652. En second lieu, sur les effets conjoncturels et structurels des pratiques, après avoir rappelé les paramètres de marché, tels qu’évalués dans sa décision (lenteur de la baisse des taux de commission face émission, stabilité des parts de marché et croissance relativement lente de Natixis, faible taux d’attrition), l’Autorité souligne leur pertinence et estime néanmoins que les données disponibles ne permettent pas d’apprécier de façon suffisamment fiable le surprix causé par les pratiques.

653. Elle en conclut qu’il ne peut être considéré, comme le font les requérantes, qu’elle ne disposait d’aucun élément probant pour étayer l’existence d’un dommage à l’économie et en quantifier l’importance. Elle relève que la part de marché cumulée des participants aux pratiques, les barrières à l’entrée sur ce secteur et la faible élasticité-prix de la demande sont autant d’éléments démontrant que la pratique reprochée était de nature à produire un dommage à l’économie.

 654. Le ministère public partage cette analyse.

Sur ce, la Cour :

655. En l’espèce, en premier lieu, s’agissant de l’ampleur des pratiques, c’est à juste titre que l’Autorité a relevé – ce qui n’est pas contesté – qu’elles ont concerné la quasi-totalité du marché des TR (les titres papier faisant l’objet des échanges d’informations litigieux représentant, pendant toute la période des pratiques, une partie essentielle du marché des TR) et que la part de marché cumulée des émetteurs historiques, pendant cette période, était proche de 100 %.

656. En deuxième lieu, s’agissant des caractéristiques économiques du marché, c’est à juste titre que l’Autorité, après avoir rappelé son caractère très concentré (voir paragraphe 299 du présent arrêt), a relevé l’existence de certaines barrières à l’entrée, le caractère biface du marché impliquant la nécessité, pour un opérateur souhaitant entrer et pénétrer le marché, d’agir concomitamment sur ses deux faces, en constante interaction, dans la mesure où plus le nombre de ses entreprises-clientes et de leurs salariés est élevé (face émission), plus les restaurateurs et commerçants ont intérêt à être affiliés à cet émetteur pour accepter ses TR et, inversement, plus le nombre de restaurateurs et commerçants acceptant les TR de cet émetteur est élevé, plus les employeurs ont intérêt, pour leurs salariés, à lui acheter des TR. Un nouvel entrant est donc contraint de disposer rapidement à la fois d’un nombre suffisant d’entreprises clientes et d’un vaste réseau de restaurateurs et commerçants affiliés. Cette contrainte économique limite l’entrée sur le marché et ralentit la pénétration du nouvel entrant. C’est ce qui explique en grande partie, comme cela a déjà été indiqué, l’avantage concurrentiel que représente l’adhésion d’un émetteur à la CRT : grâce à cette adhésion, un émetteur peut escompter être rapidement doté d’un vaste réseau d’affiliés et en tirer un argument de vente auprès des employeurs. Comme cela a déjà été indiqué, le parcours de Natixis Intertitres témoigne de la difficulté de percer le marché des TR : entrée sur celui-ci dès 1982, vingt ans plus tard, en 2002, lors de son adhésion à la CRT, elle détenait seulement moins de 7 % des parts de marchés. Sa progression en termes de parts de marché est demeurée lente pendant la période des échanges d’informations litigieux, restant toujours à la quatrième et dernière place par rapport aux autres émetteurs historiques. Si quatre nouveaux entrants sont apparus sur le marché (le segment dématérialisé) pendant la période infractionnelle, à partir de 2012, leur part de marché cumulée, sur l’ensemble du marché des TR (papier et dématérialisé), est demeurée marginale : en 2016, elle était seulement de 1,5 %. Si cette faible progression est à relativiser, le volume de TR dématérialisés étant nettement moindre que celui des TR papier (11 % de la demande de TR en 2017), il n’en demeure pas moins qu’elle conforte l’existence de barrières à l’entrée, inhérentes à un marché biface.

657. Quant au critère de l’élasticité-prix de la demande, c’est à juste titre que l’Autorité en a tenu compte en l’espèce : contrairement à ce que prétendent Sodexo et Sodexo Pass France, il n’est pas dénué de pertinence. En effet, si les pratiques en cause n’ont pas directement porté sur les prix, en l’absence d’entente sur la fixation des prix ou d’échanges d’informations sur les prix, il n’en demeure pas moins, comme cela a déjà été indiqué, qu’elles sont susceptibles d’avoir impacté ce paramètre de concurrence, les émetteurs historiques ayant été en mesure de déduire des informations échangées, le cas échéant, en les rapprochant d’autres informations disponibles ou accessibles, l’existence d’une stratégie tarifaire agressive de la part de l’un d’entre eux, voire de plusieurs, sur la face émission (taux de commission sur cette face), et éventuellement de réagir rapidement en conséquence, cette simple possibilité étant de nature, en tant que telle, à les dissuader d’adopter un tel comportement agressif sur le marché.

658. C’est également à juste titre que l’Autorité a relevé que le niveau d’élasticité-prix de la demande est moindre en raison de la combinaison de l’obligation réglementaire pesant sur l’employeur d’offrir à ses salariés des solutions de restauration en dehors de leur bureau et des avantages sociaux et fiscaux qui sont associés aux TR, la combinaison de ces deux éléments rendant ces produits attractifs pour l’employeur, ce qui influe sur la demande de TR. La circonstance, invoquée par Natixis et Natixis Intertitres, que l’employeur peut recourir à d’autres solutions de restauration que les TR, n’est pas de nature à remettre en cause cette analyse, en l’absence de précisions sur le degré de substituabilité des TR. La circonstance, invoquée par les mêmes parties, que l’élasticité perçue par chacun des émetteurs serait beaucoup plus élevée que 0,5 – au moins pour certaines catégories de clients – est indifférente, le test de l’élasticité-prix de la demande portant sur la demande globale de l’ensemble des employeurs, indépendamment de l’éventuelle perception par chacun des émetteurs du niveau de sensibilité au prix de telle ou telle catégorie d’employeurs. Le fait que les prix aient baissé sur la face émission, tandis que la demande a augmenté de manière sensible n’est pas davantage de nature à écarter tout dommage à l’économie.

659. Par ailleurs, c’est en vain qu’il est reproché à l’Autorité de ne pas avoir pris en compte dans sa décision le contre-pouvoir de négociation des entreprises clientes. En effet, outre le nombre limité d’entreprises disposant d’un tel contre-pouvoir, ce dernier ne saurait suffire à écarter l’existence de tout dommage à l’économie, eu égard, notamment, à l’ampleur des pratiques, au niveau de concentration du marché et des barrières à l’entrée, ainsi que de la faible élasticité prix de la demande.

660. En troisième lieu, s’agissant des effets conjoncturels et structurels des pratiques, il convient de rappeler que, si le dommage à l’économie ne peut être présumé et que son importance doit être appréciée de façon objective, cela ne signifie pas qu’il se mesure aux seuls effets que l’infraction a effectivement produits sur le marché mais qu’il doit faire l’objet d’une appréciation concrète comprenant l’analyse des effets réels ou potentiels des pratiques. C’est donc en vain qu’en l’espèce les requérantes contestent l’existence d’un dommage à l’économie en critiquant l’absence de preuve d’un effet réel des pratiques reprochées sur les parts de marché, le taux d’attrition, et le prix, dont les données seraient selon elles cohérentes avec le fonctionnement normal du marché. La Cour renvoie sur ce point aux développements du présent arrêt sur les effets des pratiques en cause, ainsi sur le caractère stratégique des données échangées et la possibilité pour les émetteurs historiques de détecter et de réagir à une stratégie tarifaire agressive de l’un d’entre eux. Quant à la circonstance, invoquée par certains émetteurs historiques, que leurs revenus ont baissé pendant la période des pratiques, elle n’est pas de nature à remettre en cause l’existence d’un dommage à l’économie.

661. Il résulte de l’ensemble de ces développements que c’est à juste titre que l’Autorité, dans la décision attaquée (paragraphe 761), a retenu que le dommage à l’économie causé par les pratiques faisant l’objet du grief n° 1 était certain, mais néanmoins limité.

b. Concernant les pratiques faisant l’objet du grief n° 2

662. Aux paragraphes 828 à 844 de la décision attaquée, après avoir rappelé l’ampleur des pratiques, ainsi que les caractéristiques économiques du marché, tenant à son niveau élevé de concentration et la moindre élasticité-prix de la demande, l’Autorité a examiné les conséquences structurelles et conjoncturelles de chacun des volets des pratiques et en a déduit que le dommage à l’économie causé par les pratiques, prises dans leur ensemble, était certain mais d’une importance limitée.

663. S’agissant du premier volet, elle a constaté que les conditions d’adhésion litigieuses à la CRT constituaient une entrave à l’arrivée de nouveaux émetteurs de TR, susceptible de retarder l’entrée sur le marché de nouveaux opérateurs et de décourager des concurrents potentiels, en les dissuadant de formuler une demande d’adhésion. Elle a, en outre, considéré que la possibilité, ouverte en 2011, de bénéficier des services de la CRT sans en être membre ne constituait pas une alternative crédible à l’adhésion d’un point de vue économique et que le recours à d’autres organismes, pour sous-traiter le traitement des TR, ne permettait pas aux émetteurs tiers de bénéficier de l’ensemble des sources d’efficience générées par la CRT. En revanche, elle a considéré que l’effet des conditions d’adhésion litigieuses pouvait être relativisé sur le segment des TR dématérialisés dans la mesure où l’appartenance à la CRT était susceptible d’apporter moins d’avantages concurrentiels sur ce segment que sur celui des TR papier. À cet égard, elle a estimé que, si cette appartenance était susceptible de faciliter l’acceptation des TR dématérialisés par les restaurateurs, de réduire les coûts de conquête et donc de favoriser l’innovation sur le marché, son effet sur les coûts de traitement était néanmoins bien plus limité que pour les TR papier. Elle a également estimé qu’à mesure que l’entrée sur le segment dématérialisé est devenue crédible pour les concurrents potentiels, l’attractivité d’une entrée sur le segment papier a pu être réduite. Au surplus, elle a considéré que les effets conjoncturels pouvaient être relativisés du fait de la difficulté d’entrer sur le marché des TR.

664. S’agissant du second volet, l’Autorité a relevé qu’en s’interdisant de développer un système d’acceptation des TR dématérialisés en dehors de la CRT jusqu’en décembre 2012, les émetteurs historiques ont réduit la concurrence par l’innovation s’exerçant entre eux sur le marché national des TR, retardant ainsi l’arrivée des TR dématérialisés sur ce marché, amplifiant par là-même les effets de verrouillage du marché engendré par les conditions d’adhésion litigieuses à la CRT (premier volet du grief n° 2).

665. Elle a estimé que l’ampleur du dommage résidant dans la dissuasion à innover ne pouvait être limité par l’absence de mise en œuvre des mesures prévues par le protocole en cas de violation de l’obligation litigieuse (sanction financière et exclusion de la CRT), du fait de la crédibilité et de l’importance de la sanction applicable, illustrées par la note interne d’Accor Services France procédant à une analyse précise des risques encourus. Elle a relevé que l’effet dissuasif du protocole résultait en outre du fait que les émetteurs avaient attendu l’arrivée d’un émetteur de TR dématérialisés pour se délier dudit protocole et pouvoir ainsi proposer des solutions dématérialisées, alors qu’ils auraient pu le faire avant, de manière unilatérale, certains d’entre eux l’ayant déjà fait à l’étranger (Sodexo en 2003 en Espagne et Up en 2002 dans plusieurs pays).

666. Elle a également estimé que la possibilité dont disposaient les émetteurs de développer des TR dématérialisés au sein de la CRT ne permettait pas davantage de relativiser de manière significative le dommage à l’économie, les émetteurs n’ayant pas profité de cette opportunité, et a relevé l’absence d’innovation commune de leur part sur le segment dématérialisé avant la création de Conecs en 2012.

667. En revanche, elle a considéré que l’effet du retard de l’innovation et de l’entrée des émetteurs historiques sur le segment des TR dématérialisés, lié au protocole, devait être, en partie, relativisé, en raison de la présentation des TR sous la seule forme papier avant l’entrée en vigueur du décret de 2008 ayant supprimé l’exigence de mentions à l’encre, de la réticence des entreprises clientes et des employés à utiliser les TR dématérialisés, de l’absence ou du faible développement de certaines technologies avant la résiliation du protocole en 2012.

668. Les requérantes contestent cette analyse, sur les deux volets du grief.

669. S’agissant du premier volet, elles soutiennent que l’Autorité aurait dû prendre en compte la croissance du marché des TR, l’absence de barrières à l’entrée sur la face acceptation et la diminution des taux de commission face émission. En outre, elles font valoir que les clauses d’adhésion litigieuses n’ont jamais été appliquées, aucune demande d’adhésion (autre que Chèque de Table, devenue Natixis), décision de refus ou plainte d’un émetteur (tel qu’Octoplus) ne ressortant du dossier, et, qu’en tout état de cause, il n’existait aucune concurrence potentielle et que lesdites clauses n’étaient pas susceptibles de décourager des émetteurs de formuler une demande d’adhésion à la CRT, faute d’être publiées. Elles estiment qu’à supposer même que ces clauses aient pu décourager l’entrée sur le marché de concurrents potentiels, ces derniers pouvaient bénéficier des services de traitement de la CRT (sans y adhérer) et des avantages concurrentiels en découlant (économie d’échelle, gains d’efficience et, selon elles, accès à l’ensemble des commerçants agréés sur le marché), qui surpasseraient les éventuelles différences tarifaires existantes (entre l’accès à ces services et l’adhésion), et effectuer des démarches en ce sens. De plus, elles contestent l’idée que les clauses d’adhésion litigieuses aient pu conduire à une baisse de l’innovation, l’adhésion à la CRT n’apportant pas un avantage concurrentiel significatif aux émetteurs sur le segment dématérialisé et la commercialisation des TR papier n’étant pas nécessaire pour se lancer de manière viable et durable sur ce nouveau segment.

670. S’agissant du second volet, elles soutiennent que les pratiques n’ont pu causer un quelconque dommage à l’économie dès lors que l’émission de TR dématérialisés était illicite pendant toute la durée du protocole d’accord (de 2002 à 2012), les obstacles réglementaires à la dématérialisation n’ayant été levés qu’en 2014. Le retard de la dématérialisation des TR en France ne pourrait être imputé qu’à ces obstacles réglementaires et à la réticence de leurs bénéficiaires à les utiliser et non au protocole d’accord, d’autant que ce dernier n’aurait pas interdit aux émetteurs historiques de développer individuellement leur propre système de traitement des TR dématérialisés et, en outre, aurait théoriquement facilité l’entrée de nouveaux acteurs en créant un espace économique à exploiter en lançant des TR dématérialisés avant les émetteurs historiques. Le marché des TR serait ainsi passé de quatre à huit acteurs lorsque la dématérialisation a été lancée.

671. Dans ses observations, l’Autorité, s’agissant du premier volet, fait valoir, en premier lieu, que, contrairement à ce qui est allégué, la croissance du marché des TR ne saurait constituer un facteur d’atténuation du dommage à l’économie. Elle indique en ce sens, tout d’abord, que la manque à gagner des entreprises empêchées d’entrer et, plus largement, le préjudice subi par les clients du fait des pratiques, ont pu être plus élevés du fait de cette croissance, ensuite, que la croissance du marché aurait pu être plus forte grâce à l’entrée de nouveaux opérateurs en l’absence des pratiques et, enfin, que la croissance du marché n’a pas été suffisante pour atténuer les barrières à l’entrée et les avantages concurrentiels que tiraient les émetteurs historiques de leur adhésion à la CRT.

672. Elle relève, en outre, que l’absence de barrières à l’entrée sur la face acceptation du marché ne saurait constituer une circonstance atténuante lorsque des barrières à l’entrée subsistent et que les adhérents à la CRT tirent des avantages concurrentiels de cette adhésion, dont ne peuvent bénéficier, du fait des pratiques, les nouveaux entrants.

673. En réponse à l’argument tiré de la baisse des taux de commission face émission, elle rappelle que les pratiques faisant l’objet du grief n° 2 sont intervenues dans un contexte déjà marqué par des échanges d’informations qui ont eu pour effet de limiter la concurrence entre les quatre émetteurs historiques et que, dans ce contexte, l’arrivée de nouveaux entrants aurait pu être de nature à stimuler le processus concurrentiel.

674. En deuxième lieu, elle indique que la faible progression sur le marché de Chèque de Table (devenue Natixis Intertitres), avant que celle-ci n’adhère à la CRT, ainsi que l’accélération de sa progression une fois qu’elle y a adhéré, illustre les différents gains d’efficience associés à l’adhésion à la CRT et l’importance des barrières à l’entrée auxquelles se heurtent des émetteurs tiers.

675. En troisième lieu, elle relève que l’absence d’entrée sur le marché des TR papier n’est pas de nature à démontrer une absence de concurrence potentielle dès lors que, d’une part, l’entrée de concurrents potentiels a pu être rendue plus difficile par les pratiques reprochées et, d’autre part, la présence de concurrents potentiels est attestée par la croissance du marché des TR papier et par le fait que certains émetteurs (comme Octoplus et Monéo) ont pu souhaiter se développer en premier lieu sur le format papier. Elle fait valoir que l’existence de barrières à l’entrée sur le marché des TR papier ne signifie pas que les pratiques reprochées n’ont pas pu les renforcer de manière significative : si cette circonstance réduit le dommage à l’économie, elle ne le supprime pas.

676. En quatrième lieu, elle estime que l’absence de publicité des conditions d’adhésion à la CRT n’exclut pas leur effet dissuasif car les entreprises tierces ont pu s’informer de celles-ci auprès de la CRT et, au vu de ces conditions, être dissuadés de formuler une demande d’adhésion. Elle indique que l’absence de demande formelle d’adhésion d’Octoplus peut s’expliquer par le fait que ces conditions ont pu dissuader de telles demandes et que l’absence de plainte de sa part ne signifie pas que ces conditions n’ont pas procuré aux entreprises déjà adhérentes un avantage concurrentiel par rapport aux entreprises tierces, d’autres concurrents potentiels pouvant souhaiter adhérer à la CRT.

677. En cinquième lieu, elle rappelle que l’accès de tiers aux services de la CRT n’a été ouvert qu’en 2011 et ne pouvait constituer un substitut crédible à l’adhésion, notamment en raison de l’absence de précisions sur les conditions tarifaires.

678. En sixième lieu, elle explique que les conditions d’adhésion litigieuses pouvaient diminuer l’innovation dans la mesure où, d’une part, comme l’a indiqué Octoplus lors de la séance, le développement de TR dématérialisés pouvait s’appuyer, dans un premier temps, sur le développement d’une base de clientèle sur support papier et, d’autre part, l’appartenance à la CRT apportait des avantages concurrentiels aux émetteurs, tels que la facilitation de leur acceptation par les restaurateurs. Le fait que certains émetteurs de TR dématérialisés, présents sur le marché depuis plusieurs années, ne proposent aujourd’hui que ce nouveau format ne remet pas en cause cette analyse, d’autant qu’en 2016, la part de marché de ces émetteurs n’était que de 1,5 % et que l’un d’eux n’opère sur le marché que depuis fin 2017 (Swile).

679. S’agissant du second volet des pratiques, l’Autorité rappelle l’évolution du cadre réglementaire et son analyse selon laquelle, dès la conclusion du protocole (en 2002), il existait des possibilités réelles et concrètes pour que les émetteurs intègrent le segment des TR dématérialisés. Elle rappelle également que le protocole d’accord a créé pour chaque émetteur historique une incitation forte à ne pas développer de solutions dématérialisées. En réponse à l’argument selon lequel le protocole aurait encouragé l’entrée de nouveaux émetteurs sur le segment dématérialisé, en l’absence de concurrence sur ces segment par les émetteurs historiques, elle précise, d’une part, que le protocole étant secret, il n’était pas susceptible de créer un tel encouragement et, d’autre part, qu’en raison des barrières à l’entrée sur le marché, le développement de TR dématérialisés aurait été plus rapide s’il avait été porté par des émetteurs adhérents à la CRT. Par ailleurs, elle indique que la réticence des salariés à utiliser des TR dématérialisés a été pris en compte dans sa décision et qu’elle n’a pas été néanmoins suffisamment forte pour empêcher les émetteurs historiques de lancer leurs propres titres dématérialisés une fois de nouveaux émetteurs entrés sur ce segment.

680. Le ministère public développe un argumentaire comparable sur les deux volets.

Sur ce, la Cour :

681. À titre liminaire, il importe de rappeler qu’il résulte de la qualification des pratiques faisant l’objet du grief n° 2, en tant que restriction de concurrence par objet, qu’elles doivent être considérées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu normal de la concurrence et que, si le dommage à l’économie ne peut être présumé et que son importance doit être appréciée de façon objective, cela ne signifie pas qu’il se mesure aux seuls effets que l’infraction a effectivement produits sur le marché mais qu’il doit faire l’objet d’une appréciation concrète comprenant l’analyse des effets réels ou potentiels des pratiques.

682. Plus précisément, s’agissant du premier volet des pratiques, c’est en vain qu’il est soutenu que l’Autorité aurait dû prendre en compte la croissance du marché des TR, l’absence de barrières à l’entrée sur la face acceptation et la diminution des taux de commission face émission. Ces circonstances ne sont pas de nature à exclure l’existence d’un dommage à l’économie causé par les pratiques.

683. En outre, comme cela a déjà été indiqué, les conditions d’adhésion litigieuses sont de nature à contrôler et limiter l’accès à une partie essentielle du marché pendant toute la période des pratiques (TR papier), dans un contexte marqué par une croissance constante du marché et par son caractère oligopolistique fortement concentré (dominé par les quatre émetteurs historiques membres de la CRT).

684. Elles constituent ainsi une barrière à l’entrée, qui renforce celle découlant du caractère biface du marché. En effet, comme cela a déjà été indiqué, les deux faces du marché étant en constante interaction, un nouvel entrant est contraint de disposer rapidement à la fois d’un nombre suffisant d’entreprises clientes et d’un vaste réseau de restaurateurs et commerçants affiliés. C’est ce qui explique en grande partie, comme cela a également déjà été indiqué aux paragraphes 489 à 493 du présent arrêt, l’avantage concurrentiel que représente l’adhésion d’un émetteur à la CRT : outre les économies d’échelle et les gains d’efficience en découlant, un émetteur peut escompter, grâce à cette adhésion, être rapidement doté d’un vaste réseau d’affiliés et en tirer un argument de vente auprès des employeurs. Les conditions d’adhésion litigieuses, en limitant la possibilité de surmonter en partie cette barrière à l’entrée du marché (précisément grâce à l’adhésion) est de nature à dissuader des entreprises d’entrer sur le marché et d’accroitre ainsi son verrouillage.

685. Ce caractère dissuasif des conditions d’adhésion litigieuses ne saurait être remis en cause ni par leur absence de publication, les entreprises pouvant s’en enquérir auprès de la CRT, ni par l’absence d’éléments au dossier qui étayeraient l’existence de demandes formelles d’adhésion, de décisions explicites de rejet de telles demandes ou de plaintes, l’absence éventuelle de demandes formelles d’adhésion, susceptibles d’être rejetées en application des dispositions litigieuses, pouvant précisément résulter du caractère dissuasif desdites conditions d’adhésion à l’égard de concurrents potentiels, dont l’existence ne saurait être écartée sur un marché en croissance constante.

686. Le caractère dissuasif des conditions d’adhésion litigieuses ne saurait davantage être remis en cause par la possibilité d’accéder aux services de traitement de la CRT sans y adhérer. En effet, comme cela a déjà été indiqué aux paragraphes 485 et 486 du présent arrêt, outre que cette possibilité n’a été ouverte qu’en 2011 (alors que la période infractionnelle remonte à 2002), elle ne présente pas tous les avantages de l’adhésion, en particulier celui de l’accès à la base de données des affiliés et à la contribution déterminante de la CRT pour constituer rapidement un vaste réseau d’affiliés. Elle ne constitue donc pas une solution alternative équivalente à l’adhésion.

687. Au surplus, les conditions d’adhésion litigieuses sont susceptibles d’avoir dissuadé des émetteurs d’entrer sur le marché en proposant des solutions innovantes de dématérialisation, prenant appui sur une base de clientèle ou d’affiliés sur le segment papier, afin de tirer le meilleur parti de la période de transition du marché, entre le papier et le dématérialisé.

688. S’agissant du second volet des pratiques, la Cour rappelle, comme cela a été indiqué au paragraphe 566 du présent arrêt, qu’il existait, dès 2002, entre les émetteurs historiques, sur le segment des solutions dématérialisées, une concurrence au moins potentielle, c’est-à-dire des possibilités réelles et concrètes de se faire concurrence par l’innovation, sans se heurter à un éventuel obstacle réglementaire insurmontable. Le cadre réglementaire existant pendant la période des pratiques n’est donc pas de nature à remettre en cause l’existence d’un dommage à l’économie, causé par certaines dispositions du protocole de 2002, dès lors que, comme cela a également déjà été indiqué, ces dispositions visaient à dissuader les émetteurs historiques à se faire concurrence par l’innovation en se lançant individuellement dans l’émission de TR dématérialisés. À cet égard, la circonstance invoquée par les requérantes, selon laquelle le protocole laisserait ainsi la place à l’innovation par des émetteurs tiers à la CRT, est indifférente : elle n’est pas de nature à remettre en cause l’existence du dommage à l’économie résultant de la dissuasion des émetteurs historiques à se faire concurrence par l’innovation.

 689. Par ailleurs, pour les mêmes motifs que ceux énoncés au paragraphe 638 du présent arrêt, si elle relativise l’ampleur du dommage à l’économie, la prétendue réticence des salariés à utiliser les TR dématérialisés ne suffit pas à en exclure l’existence.

690. Il résulte de l’ensemble de ces développements que c’est à juste titre que l’Autorité, dans la décision attaquée (paragraphe 845), a retenu que le dommage à l’économie causé par les pratiques faisant l’objet du grief n° 2 était certain, mais néanmoins limité.

3. Sur la valeur de référence servant d’assiette au montant de base

691. Dans la décision attaquée, l’Autorité a distingué la situation des entreprises en cause, à l’égard desquelles elle a appliqué la méthodologie générale de détermination du montant de base des sanctions définie dans son communiqué sanctions, de celle de la CRT, à l’égard de laquelle elle a écarté cette méthodologie, faute d’être adaptée à sa situation particulière, pour les raisons qu’elle a précisées (association ne réalisant pas de chiffre d’affaires ou de ventes et fonctionnant sur la base de dotations versées annuellement par ses membres et les tiers émetteurs recourant à ses services).

692. S’agissant des entreprises, aux paragraphes 723 à 728 de sa décision, après avoir rappelé le point 23 de son communiqué sanctions aux termes duquel, pour donner une traduction chiffrée à son appréciation de la gravité des faits et de l’importance du dommage à l’économie, il est retenu, comme montant de base de la sanction pécuniaire, une proportion de la valeur des ventes, réalisées par chaque entreprise, de produits ou de services en relation avec l’infraction ou les infractions, l’Autorité a considéré que les TR dématérialisés, comme les TR papier, sont « en relation avec l’infraction ». Faisant application de la méthode générale définie aux points 33 et 37 dudit communiqué, elle a retenu, comme assiette du montant de base de la sanction, la valeur des ventes durant le dernier exercice comptable complet de participation aux pratiques de chacune des entreprises en cause, soit 2015 au titre du grief n° 1, estimant qu’aucun élément versé au dossier ne permettait de considérer que cet exercice ne serait pas une référence représentative (paragraphe 730), soit 2017 au titre du grief n° 2, et non la moyenne des valeurs des ventes revendiquée par Natixis et Natixis Intertitres (paragraphes 812 à 814).

693. Cette analyse est contestée tant par Natixis et Natixis Intertitres que par Edenred et Edenred France.

694. S’agissant de Natixis et Natixis Intertitres, elles estiment que la valeur des ventes réalisées par chaque émetteur pendant la dernière année complète de l’infraction n’est pas la référence la plus pertinente en l’espèce. Elles font valoir en ce sens que la durée des infractions retenues par la décision attaquée est particulièrement longue (de 5 ans et 5 mois au titre du grief n° 1 et de 16 ans et 1 mois au titre du grief n° 2), que la valeur de leurs ventes a fortement varié pendant la durée des pratiques (étant passée de 3 857 000 euros en 2002 à 41 409 429 euros en 2017, soit une augmentation de 1 074 %), que les dernières années de participation à l’infraction ne correspondent pas au « cœur des pratiques », les informations échangées ne concernant pas l’intégralité du marché, mais seulement le segment des TR papier (au titre du grief n° 1) et la signature de la lettre-avant au protocole ayant mis fin aux pratiques sur le segment des TR dématérialisés (au titre du grief n° 2). En outre, elles estiment que la croissance du marché ne suffit pas à expliquer l’augmentation de la valeur de leurs ventes et qu’il n’est pas démontré qu’elle correspondrait aux gains d’efficience générés par l’adhésion à la CRT. Au surplus, elles observent qu’en décidant comme elle a fait, l’Autorité les sanctionne de facto pour avoir adopté un comportement concurrentiel en se démarquant de leurs concurrents entre 2010 et 2016 et gagné des parts de marché sur ceux-ci. En conséquence, elles demandent de retenir la moyenne des valeurs de leurs ventes sur la période 2010-2012 au titre du grief n° 1 (soit 20 001 515 euros) et sur la période 2002-2012 au titre du grief n° 2 (soit 10 950 668 euros).

695. En réplique aux observations de l’Autorité, elles font valoir que les données relatives à la valeur de leurs ventes au cours de la période des pratiques reprochées étant disponibles et fiables, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire dite des farines, il est possible d’en tenir compte pour déterminer l’assiette du montant de base des sanctions.

696. S’agissant d’Edenred et Edenred France, elles soutiennent que la dernière année complète de participation aux pratiques, au titre du grief n° 1, est l’année 2012 et non l’année 2015, et, au titre du grief n° 2, 2013 et non 2018. Pour le grief n° 2, elles estiment que la valeur des ventes de l’année 2013 n’est pas représentative des autres années dans la mesure où, d’une part, elle est pratiquement deux fois supérieure à celle réalisée en 2002 et, d’autre part, excède de 20 millions d’euros la valeur moyenne des ventes entre 2002 et 2013. Elles demandent en conséquence, en application du point 38 du communiqué sanctions, de retenir cette valeur moyenne, soit 59 664 336 euros.

697. Dans ses observations, l’Autorité, indique, en premier lieu, en réponse à l’argumentation d’Edenred et Edenred France, que le communiqué sanctions ne spécifie nullement que le dernier exercice comptable doit être représentatif des ventes réalisées également au cours des précédentes années de l’infraction. Elle rappelle que, selon sa pratique décisionnelle, le dernier exercice comptable n’est pas considéré comme représentatif dans des cas spécifiques, à savoir lorsque la valeur des ventes présente des irrégularités ou des variations annuelles inhabituelles ou lorsque l’infraction est d’une durée particulièrement longue (entre 32 et 46 ans). Elle estime que la circonstance qu’un ou plusieurs mis en cause enregistrent une hausse de leur valeur des ventes sur la durée des pratiques ne suffit pas à remettre en cause la représentativité du dernier exercice comptable dès lors que cette croissance s’inscrit dans la tendance du marché. Elle considère que la croissance de la valeur des ventes d’Edenred s’inscrit pleinement dans celle du marché et en déduit que sa demande n’est pas justifiée.

698. En deuxième lieu, elle relève que l’examen de la valeur des ventes de Natixis et Natixis Intertitres ne révèle ni des variations annuelles très significatives, ni des irrégularités, mais, comme l’indique la décision attaquée (paragraphe 814), une croissance continue et stable sur chaque exercice de la période. Elle relève encore que la durée de l’infraction est sensiblement inférieure à celle de l’affaire dite des farines, dans laquelle elle avait, au surplus, retenu la valeur des ventes du dernier exercice comptable, mais avait néanmoins modulé le coefficient de durée. À cet égard, elle considère que la thèse de Natixis et Natixis Intertitres revient, d’une part, à contester la durée de l’infraction au titre du grief n° 2 et, d’autre part, à ignorer que les TR papier représentaient l’essentiel du marché pendant toute la durée des pratiques. Par ailleurs, elle considère que le gain de parts de marché réalisé par celles-ci pendant la durée des pratiques n’est pas de nature à influer sur l’assiette de la sanction. Elle fait valoir en ce sens, en faisant référence au point 22 du communiqué sanctions, que l’ampleur économique de l’infraction et le poids spécifique de ces entreprises étant plus justement apprécié une fois celles-ci durablement établies sur le marché, le dernier exercice complet de participation aux pratiques est une référence pertinente. Elle observe qu’en tout état de cause leur thèse revient à invoquer le rôle de franc-tireur, ce qui sera examiné ultérieurement.

699. Le ministère public partage cette analyse.

Sur ce, la Cour :

700. Il convient de rappeler qu’aux termes du point 23 du communiqué sanctions, la valeur des ventes constitue une référence appropriée et objective pour déterminer le montant de base de la sanction pécuniaire, dans la mesure où elle permet, au cas par cas, d’en proportionner l’assiette, d’une part, à l’ampleur économique de l’infraction ou des infractions en cause et, d’autre part, au poids relatif sur le marché concerné de chaque entreprise y ayant participé. En outre, il ressort des points 33 et 37 dudit communiqué que la référence appropriée pour donner une traduction chiffrée à l’appréciation des pratiques est le dernier exercice comptable complet de mise en œuvre de celles-ci, sous réserve que ces données ne constituent « manifestement pas » une référence représentative.

701. En l’espèce, il résulte des développements de l’arrêt sur la matérialité et la qualification des pratiques que, contrairement à ce que prétendent Edenred et Edenred France, la date de fin de constat des pratiques est le 31 décembre 2015 (au titre du grief n° 1) et le 22 février 2018 (au titre du grief n° 2). Il s’ensuit que le dernier exercice comptable complet de participation aux pratiques est celui de 2015 (au titre du grief n° 1) et celui de 2017 (au titre du grief n° 2).

702. Ce constat rend inopérantes les critiques formulées par Edenred et Edenred France, tant sur la détermination du dernier exercice comptable de participation aux pratiques que sur son caractère représentatif.

703. En outre, le dernier exercice comptable complet de mise en œuvre des pratiques étant considéré par le communiqué sanctions comme étant la référence appropriée pour donner une traduction chiffrée à l’appréciation des pratiques, sous réserve que ces données ne constituent « manifestement pas » une référence représentative, c’est en vain que Natixis et Natixis Intertitres soutiennent que cette référence n’est simplement pas la plus pertinente en l’espèce.

704. À titre surabondant, la Cour estime qu’il ne saurait être considéré que les années 2015 et 2017 ne sont manifestement pas représentatives, au motif que la valeur des ventes de ces entreprises aurait fortement varié pendant la durée des pratiques. En effet, ne sont alléguées ni des variations annuelles très significatives, ni de fortes irrégularités, cette évolution reflétant au contraire une croissance constante et régulière des parts de marché – de Chèque de table devenu Natixis et Natixis Intertitres – pendant toute la période des pratiques (7 % de parts de marché en 2002, 11 % en 2010, presque 14 % en 2012, 15 % en 2013 et 2014, un peu plus de 15 % en 2015, un peu plus de 16 % en 2016, comme en atteste le graphique 2 figurant page 44 de la décision attaquée). En outre, sous couvert d’une critique sur la détermination des exercices de références, au regard du « cœur des pratiques », le moyen tend à remettre en cause la durée des pratiques qui a été retenue, laquelle n’est, au surplus, pas suffisamment longue pour justifier que les références des années 2015 et 2017 soient écartées. Quant à l’argument selon lequel ces parties se seraient démarqué de leurs concurrents entre 2010 et 2016, il est inopérant pour déterminer la valeur de référence servant de base au montant des sanctions, mais sera examiné ultérieurement pour apprécier l’existence d’une éventuelle circonstance atténuante qui tiendrait à une position de franc-tireur.

705. Dès lors, c’est à juste titre que l’Autorité, dans la décision attaquée (paragraphes 730 et 815), a retenu, comme assiette du montant de base des sanctions infligées aux entreprises, la valeur des ventes durant le dernier exercice comptable complet de participation aux pratiques de chacune d’elles, soit 2015 au titre du grief n° 1 et 2017 au titre du grief n° 2.

4. Sur le pourcentage de la valeur des ventes

706. Aux paragraphes 762 et 845 de la décision attaquée, l’Autorité a retenu une proportion de :

– 6 % de la valeur retenue comme assiette du montant des sanctions infligées au titre du grief n° 1 ;

– 14 % de la valeur retenue comme assiette du montant des sanctions infligées au titre du grief n° 2.

707. Natixis, Natixis Intertitres et Up, pour les motifs déjà exposés lors de l’examen de la gravité des pratiques et de l’ampleur du dommage cause à l’économie, demandent à la Cour de revoir fortement à la baisse la proportion de la valeur des ventes retenue au titre de chacun des griefs, voire d’appliquer un taux nul ou symbolique au titre du grief n° 1. Natixis et Natixis Intertitres font plus particulièrement valoir que les taux retenus en l’espèce ne sont pas comparables ou plus élevés que ceux récemment retenus par l’Autorité concernant des pratiques plus graves.

708. Dans ses observations, l’Autorité indique, s’agissant du grief n° 1, que le taux retenu pour déterminer le montant de base de la sanction infligée aux parties (6 %), au regard de la gravité des faits et du dommage à l’économie, est cohérent avec les taux retenus dans sa pratique décisionnelle pour des échanges d’informations dont la gravité avait été appréciée plus sévèrement (10 à 12 %). S’agissant du grief n° 2, elle considère que le taux retenu (14 %) est cohérent avec ceux retenus pour des pratiques jugées d’une particulière gravité tant en matière de conditions d’accès à des groupements (de 13 % à 16 %) que de verrouillage (13 %).

709. Le ministre chargé de l’économie et le ministère public partagent l’analyse de l’Autorité.

Sur ce, la Cour :

710. Il convient de rappeler que le point 23 communiqué sanctions indique que, pour donner une traduction chiffrée à son appréciation de la gravité des faits et de l’importance du dommage à l’économie, l’Autorité retient, comme montant de base de la sanction pécuniaire, une proportion de la valeur des ventes réalisées par chaque entreprise des produits ou services en relation avec l’infraction ou les infractions.

711. Il convient également de rappeler qu’au regard de cette méthode, les entreprises en cause ne sont pas fondées à se prévaloir d’autres décisions, relatives à des cas d’espèce et des circonstances de fait et de droit propre à chacune de ces affaires, pour demander une réduction du taux qui leur a été appliqué.

712. En l’espèce, il résulte des développements du présent arrêt sur la gravité des pratiques et l’ampleur du dommage à l’économie, que c’est à juste titre que l’Autorité a retenu, de manière proportionnée par rapport aux analyses qui précédent, un taux de 6 % au titre du grief n° 1 et de 14 % au titre du grief n° 2.

5. Sur le coefficient de durée des pratiques

713. Aux paragraphes 766 et 849 de la décision attaquée, l’Autorité a retenu les coefficients de durée suivants :

– 3, 20 au titre du grief n°1 ;

– 8, 54 au titre du grief n° 2.

714. Edenred, Edenred France et Up, pour motifs déjà exposés lors de l’examen de la durée des pratiques faisant l’objet du grief n° 2, demandent à la Cour de revoir à la baisse le coefficient multiplicateur retenu au titre de ce grief.

715. Dans ses observations, l’Autorité renvoie à sa précédente analyse concernant la durée des pratiques en cause.

Sur ce, la Cour :

716. Aux termes du point 42 du communiqué sanctions, dans le cas des infractions qui se sont prolongées plus d’une année, leur durée est ensuite prise en considération selon les modalités suivantes. La proportion retenue par l’Autorité est appliquée, au titre de la première année complète de participation de chaque entreprise à l’infraction, à la valeur des ventes réalisées pendant l’exercice comptable de référence, et, au titre de chacune des années suivantes, à la moitié de cette valeur. Au-delà de la dernière année complète de participation à l’infraction, la période restante est prise en compte au mois près, dans la mesure où les éléments du dossier le permettent.

717. En l’espèce, il résulte des développements du présent arrêt sur la durée des pratiques faisant l’objet du grief n° 2 que c’est à juste titre que l’Autorité a retenu un coefficient 8,54 au titre de ce grief.

C. Sur les éléments d’individualisation des sanctions

1. Sur les circonstances atténuantes invoquées par certains émetteurs

718. Aux paragraphes 770 à 773 de la décision attaquée, concernant le grief n° 1, après avoir rappelé le point 45 de son communiqué sanctions, l’Autorité a écarté l’existence de la circonstance atténuante invoquée par Sodexo, Sodexo Pass France, ainsi que Natixis et Natixis Intertitres, tenant à leur prétendu comportement concurrentiel pendant la durée des pratiques, qui serait illustrée par la variation de leurs parts de marché sur certains segments de clients, la baisse des taux de commission face émission et la progression de la part de marché globale de Natixis et Natixis Intertitres. L’Autorité a relevé que la portée de ces éléments devait être relativisée et qu’en outre, les parties ne décrivaient aucun comportement en particulier et ne démontraient pas en quoi elles auraient, au sens du communiqué sanctions, perturbé, en tant que franc- tireurs, le fonctionnement des pratiques anticoncurrentielles en cause.

719. Aux paragraphes 853 à 858 de sa décision, concernant le grief n° 2, après avoir indiqué que plusieurs parties mises en cause avaient souligné le rôle des pouvoirs publics dans la réalisation des pratiques, l’Autorité a estimé que celles-ci n’apportaient pas la preuve que ceux-ci avaient, au sens du communiqué sanctions (point 45), autorisé ou encouragé les pratiques sanctionnées. Elle a, en outre, précisé que la décision du Conseil de la concurrence du 11 juillet 2001 ne saurait être retenue pour diminuer le montant des amendes.

720. Cette analyse est contestée par certains émetteurs.

721. Sodexo et Sodexo Pass France soutiennent, comme devant l’Autorité, avoir adopté sur le marché des TR un comportement concurrentiel qui serait attesté, notamment, par la baisse continue de ses taux de commission face émission, les variations de ses parts de marché, notamment sur le segment des plus gros clients, du nombre de ses contrats perdus et gagnés annuellement et de la mise en place de plans stratégiques.

722. Elles estiment, en outre, que l’Autorité aurait dû tenir compte, à titre de circonstance atténuante, au titre du grief n° 2, le fait que les pratiques étaient déjà connues du Conseil de la concurrence en raison de sa décision du 11 juillet 2001, précitée, et que seule l’incapacité des pouvoirs publics à instaurer un cadre juridique permettant le recours aux solutions dématérialisées avant 2014 aurait permis d’expliquer l’apparition tardive de cette technologie sur le marché français.

723. Elles demandent en conséquence à la Cour de supprimer totalement les sanctions infligées à son encontre, au titre des deux griefs, ou d’en réduire significativement leur montant.

724. Natixis et Natixis Intertitres indiquent qu’entre 2008 et 2017, ses parts de marché globales sont passées de 10 à 18 % et celles sur le segment des entreprises de plus de 5 000 utilisateurs sont passés de 8 à 25 %. Elles prétendent que ces évolutions de parts de marché sont la conséquence de leur comportement particulièrement agressif sur le marché, leur niveau de commissions sur la face émission étant systématiquement inférieur à ceux pratiqués par leurs concurrents. En réplique aux observations de l’Autorité, elles soutiennent que, quand bien même elles n’auraient pas fait l’objet de menaces ou de tentatives de représailles, elles remplissent les deux conditions cumulatives mentionnées dans le communiqué sanctions pour caractériser le comportement d’un franc- tireur, en adoptant un comportement concurrentiel pendant toute la durée des pratiques, ce comportement étant de nature à perturber durablement le fonctionnement des pratiques reprochées au titre du grief n° 1, leur progression en termes de parts de marché étant venue perturber la stabilité de l’évolution des parts de marché des émetteurs historiques de 2010 à 2015. Elles demandent en conséquence à la Cour de leur accorder une réduction de leur sanction d’au moins 15 %.

725. Dans ses observations, l’Autorité rappelle que la reconnaissance du rôle de franc-tireur, au sens du communiqué sanctions, est soumise à de strictes conditions. Ainsi, le seul fait qu’une entreprise ait manifesté des réticences ou adopté une position de suiveur ne suffirait pas, pas plus que la constatation de légères différences entre les prix pratiqués par l’une des entreprises participant à l’entente et ceux pratiqués par les autres membres de l’entente. En l’espèce, elle considère que les circonstances permettant de caractériser un comportement de franc- tireur de sont pas réunies et relève en outre, notamment, que la différenciation des taux de commission n’empêchait pas l’adoption d’une ligne commune, visant à assurer la stabilité des parts de marché des émetteurs et qu’au surplus la progression de Natixis Intertitres sur le marché est demeurée relativement lente.

726. Le ministère public développe une argumentation comparable.

Sur ce, la Cour :

727. Le communiqué sanctions indique, en son point 45, que les circonstances atténuantes en considération desquelles l’Autorité peut réduire le montant de base de la sanction pécuniaire, pour une entreprise ou un organisme, peuvent notamment tenir au fait que :

– l’intéressé apporte la preuve qu’il a durablement adopté un comportement concurrentiel, pour une part substantielle des produits ou services en cause, au point d’avoir perturbé, en tant que franc-tireur, le fonctionnement même de la pratique en cause ;

– il apporte la preuve qu’il a été contraint de participer à l’infraction ;

– l’infraction a été autorisée ou encouragée par les autorités publiques.

728. En premier lieu, s’agissant du rôle de franc-tireur, revendiqué par ces requérantes, il ne saurait résulter des données qu’elles invoquent, tenant notamment à l’évolution de leurs parts de marché et à la baisse de leur taux de commission face émission. Aucune de ces données – qui concernent uniquement le grief n° 1 – ne permet d’établir que ces émetteurs ont adopté un comportement concurrentiel de nature à perturber l’entente.

729. Plus précisément, il résulte des développements de l’arrêt sur la matérialité et la qualification des échanges d’informations en cause, que ces émetteurs historiques ont participé auxdits échanges, pendant plus de cinq ans, sans que la moindre opposition de leur part ne soit alléguée, contribuant ainsi à l’encourager, et qu’ils sont présumés avoir tenu compte des informations échangées pour déterminer leur comportement sur le marché.

730. En effet, comme cela a déjà été indiqué, grâce à ces échanges d’informations, tout émetteur historique était à même de surveiller de manière suffisamment précise, selon une périodicité rapprochée, le fonctionnement concret de l’ensemble du marché, afin de s’assurer que, dans un contexte de croissance continue dudit marché, la position globale de chacun d’eux sur le marché demeurait stable. Ces échanges ont ainsi atténué le degré d’incertitude sur le fonctionnement du marché, notamment en facilitant l’adoption et la mise en œuvre d’une collusion durable consistant à s’assurer de la stabilité de la position globale de chacun d’eux sur le marché. Ayant eu lieu sur un marché oligopolistique fortement concentré, entre les principaux offreurs de TR, à un rythme rapproché et pendant plusieurs années, lesdits échanges ont, par là-même, restreint, de manière sensible, la concurrence y subsistant, aggravant ainsi la situation du marché à l’égard du jeu de la concurrence. Sans la participation constante à ces échanges de Sodexo et Sodexo Pass France, ainsi que de Natixis et Natixis Intertitres, qui constituaient des acteurs importants du marché, le système n’aurait pas pu fonctionner.

731. Au surplus, comme cela a déjà été indiqué, si, pendant la période des échanges d’informations, l’évolution des parts de marché individuelles des émetteurs historiques a connu certaines progressions à la baisse (essentiellement pour Up et Sodexo Pass France) comme à la hausse (pour Natixis Intertitres), force est néanmoins de constater que lesdites parts de marché sont restées globalement stables, de sorte que l’ordre de position de chacun des opérateurs sur le marché est demeuré inchangé, Edenred France occupant toujours la première place, Up la deuxième, Sodexo Pass France la troisième et Natixis Intertitres la quatrième. C’est donc en vain que Sodexo Pass France se prévaut de variations de parts de marché. C’est également en vain que Natixis Intertitres soutient que sa progression en termes de parts de marché est venue perturber la stabilité de l’évolution des parts de marché des émetteurs historiques de 2010 à 2015.

732. De la même manière, comme cela a également déjà été indiqué, si, pendant la période des pratiques litigieuses, le taux d’attrition de la clientèle, en volume, a pu atteindre, certaines années, pour certains émetteurs, un niveau significatif, il n’en demeure pas moins que, globalement, tous segments confondus, ce taux est resté relativement faible, nonobstant la possibilité pour les entreprises clientes de changer facilement d’émetteur, tant d’un point de vue logistique que juridique. Sodexo et Sodexo Pass France ne sauraient donc davantage tirer argument du nombre de leurs contrats perdus et gagnés annuellement.

733. Quant à l’évolution importante à la baisse des taux de commission sur la face émission, qu’il convient de mettre en parallèle avec l’évolution significative à la hausse des taux de commission face acceptation, elle est inhérente à un marché biface connaissant une demande en croissance constante. À supposer même que, comme elles le prétendent, Natixis et Natixis Intertitres aient fixé, pendant la période des pratiques en cause, des taux de commission face émission systématiquement inférieurs à ceux de ses concurrents, cette circonstance ne suffit pas, ni à conférer à son comportement un caractère concurrentiel durable, ni, partant, un effet de perturbation du fonctionnement de l’entente.

734. En deuxième lieu, c’est en vain que Sodexo et Sodexo Pass France soutiennent que l’Autorité de la concurrence aurait dû tenir compte, à titre de circonstance atténuante, en ce qui concerne le grief n° 2, la décision du Conseil de la concurrence du 11 juillet 2001, ainsi que l’évolution prétendument tardive du cadre réglementaire concernant les TR dématérialisés.

735. En effet, comme cela a déjà été indiqué, le Conseil de la concurrence, dans cette décision, n’a ni examiné les conditions d’adhésion à la CRT, ni, partant, décidé de ne pas les qualifier d’anticoncurrentielles. De même que cette décision ne saurait justifier, comme cela a déjà été indiqué, une modération de l’appréciation de la gravité des pratiques, de même il ne saurait en être tiré argument pour bénéficier d’une circonstance atténuante.

736. En outre, contrairement à ce que suggèrent Sodexo et Sodexo Pass France, les pratiques faisant l’objet du second volet du grief n° 2, n’ont été ni autorisées, ni encouragées par la réglementation existante en matière de TR (avant l’adoption du décret n° 2014-294 du 6 mars 2014).

737. En effet, comme cela a déjà été indiqué, si la possibilité d’émettre des TR dématérialisés n’a été expressément et précisément reconnue qu’en 2014 (par le décret précité), cette possibilité était néanmoins ouverte, de manière suffisamment claire, depuis la suppression de l’exigence obsolète de mentions à l’encre (par le décret n° 2008-244 du 7 mars 2008), nonobstant l’obligation d’apposer certaines mentions au recto des TR, ainsi que le nom et l’adresse du restaurateur chez qui le repas a été consommé. Quant à la période antérieure à l’adoption du décret de 2008, précité, s’il existait une incertitude juridique sur la possibilité d’émettre des TR dématérialisés en France dès 2002, il n’en demeure pas moins que, lors de la signature du protocole d’accord (le 21 janvier 2002), les émetteurs historiques envisageaient précisément cette possibilité, à plus ou moins brève échéance, en décidant de développer une plateforme d’acceptation de ces titres au sein de la CRT, en s’interdisant de développer un tel outil à titre individuel, et en imposant le traitement de ces titres par la CRT. Il existait donc, dès 2002, entre les émetteurs historiques, sur le segment des solutions dématérialisées, une concurrence au moins potentielle, c’est-à-dire des possibilités réelles et concrètes de se faire concurrence par l’innovation, sans se heurter à un éventuel obstacle réglementaire insurmontable. Le protocole d’accord a dissuadé les émetteurs historiques de se faire concurrence par l’innovation en se lançant individuellement dans l’émission de TR dématérialisés.

738. C’est donc à juste que l’Autorité a décidé de ne pas tenir compte des circonstances atténuantes invoquées, dont elle écarté l’existence.

2. Sur la circonstance aggravante de réitération retenue contre certains émetteurs et la CRT

739. Aux paragraphes 784 à 793, puis 868 à 873, de la décision attaquée, après avoir rappelé les principes applicables à la caractérisation de la réitération, l’Autorité a constaté qu’en l’espèce Sodexo Chèques et Cartes De Services (devenue Sodexo Pass France), Le Chèque déjeuner (devenue Up) et Accor (division TR, cédée puis devenue Edenred France) ont été sanctionnées pour avoir notamment participé à des pratiques d’entente horizontale, dans la décision n° 01-D-41 du 11 juillet 2001, relative à des pratiques mises en œuvre sur les marchés des TR et des titres emploi-service (décision déjà évoquée à plusieurs reprises dans le présent arrêt). Elle a considéré qu’en l’espèce, les pratiques faisant l’objet des griefs n° 1 et 2, étaient similaires à ces dernières, s’agissant d’ententes horizontales. Après avoir précisé que la décision précitée, en l’absence de formation de recours, était définitive à la date du constat de l’infraction par sa présente décision et que le délai écoulé entre le constat de première infraction (11 juillet 2001) et le début des pratiques était d’un peu moins de neuf ans au titre du grief n° 1 (5 juillet 2010) et de moins de sept mois au titre du grief n° 2 (21 janvier 2002), ce dont elle a déduit que les émetteurs étaient parfaitement informés des règles de concurrence enfreintes pour lesquelles ils venaient d’être sanctionnés. L’Autorité a retenu que Sodexo Pass France, Up et Edenred France se trouvaient dans une situation de réitération justifiant une majoration de leur sanction de 20 % au titre du grief n° 1 et de 30 % au titre du grief n° 2.

740. Aux paragraphes 889 à 891 et 899 à 901 de sa décision, l’Autorité a adopté la même analyse pour la CRT, cette dernière ayant été également sanctionnée par le conseil de la concurrence, par la décision de 2001, précité, pour avoir participé à des pratiques d’entente horizontale mises en œuvre sur le marché des TR et des titres emploi-service. Elle a constaté que la CRT se trouvait également dans une situation de réitération justifiant une modulation à la hausse du montant des sanctions.

741. Cette analyse est contestée, sur plusieurs points, par les émetteurs en cause, ainsi que par la CRT.

742. Sodexo, Sodexo Pass France et Up soutiennent, à titre principal, que l’existence d’une situation de réitération n’est pas caractérisée et, à titre subsidiaire, que les taux de majoration retenus sont disproportionnés.

743. Sur la notion de réitération, elles font valoir qu’en vertu du principe de légalité des peines, cette notion doit être interprétée strictement et qu’en l’espèce, les pratiques en cause sont différentes de celles ayant donné lieu à la précédente décision, s’agissant d’accords de répartition de marché et de fixation de prix. Sodexo et Sodexo Pass France avancent que le recours à la notion de réitération serait d’autant plus contestable que les pratiques faisant l’objet du grief n° 2 ont été nécessairement validées par cette précédente décision. En réplique, elles considèrent que le fait que plusieurs pratiques différentes soient qualifiées d’entente horizontale ne suffit pas à les rendre analogues ou similaires ; encore faudrait-il que ces pratiques entretiennent un lien entre elles. En outre, elles indiquent que des pratiques sanctionnées sur le même fondement juridique auraient déjà été considérées en jurisprudence comme n’étant pas identiques ou similaires.

744. En tout état de cause, sur les taux de majoration retenus, elles les considèrent comme disproportionnés, compte tenu de la confiance légitime qu’aurait créé la précédente décision de 2001 sur la conformité des dispositions statutaires et protocolaires en cause au droit de la concurrence et du caractère inédit des pratiques faisant l’objet du grief n° 2 au regard de la pratique décisionnelle, en particulier du fait de leur combinaison.

745. Edenred et Edenred France contestent la caractérisation d’une situation de réitération à leur égard. Elles font valoir que ni l’une, ni l’autre n’ont fait l’objet d’un précédent constat d’infraction par une autorité de concurrence, seule l’ancienne société mère d’Edenred France (Accor SA, division TR) ayant été sanctionnée par le Conseil de la concurrence, dans la décision du 11 juillet 2001, précitée, en raison de sa participation personnelle (en tant qu’auteur et non en tant que société mère) à des pratiques d’entente, auxquelles sa filiale Accor Services France (devenue Edenred France) est étrangère, n’ayant commencé son activité de TR (en avril 2001) que postérieurement à ces pratiques (commises entre 1995 et 1997). Elles en déduisent que seule Accor SA, qui subsiste aujourd’hui et qui a été mise hors de cause dans la présente affaire (points 331 et suivants de la décision attaquée), pourrait éventuellement se trouver en situation de « récidive » et se voir infliger une sanction pécuniaire majorée au cas où elle serait à nouveau condamnée pour une infraction aux règles de la concurrence. Elles en tirent la conséquence que l’Autorité n’était pas fondée à majorer les sanctions infligées au groupe Edenred.

746. Elles se prévalent en ce sens de la jurisprudence européenne, notamment de deux arrêts du Tribunal de l’Union, du 23 janvier 2014, Evonik Degussa e.a., T-391/09, point 271, et du 13 décembre 2018, Deutsche Telekom (T-827/14, points 504 à 514), dont il résulterait qu’une filiale « primo-délinquante » ne peut se voir infliger une majoration de sa sanction au seul motif que sa société mère, actuelle ou ancienne, a fait l’objet d’une précédente condamnation. Seule la société mère pourrait se voir infliger une majoration au titre de la « récidive » lorsqu’elle commet une nouvelle infraction, dans la mesure où cette circonstance aggravante lui est personnelle.

747. La pratique décisionnelle de l’Autorité s’inscrirait dans le même sens, en considérant la « récidive » comme une circonstance aggravante attachée à la personne morale ayant commis la première infraction. Il est fait référence, notamment, aux affaires dites « Orange Caraïbes », « travaux d’électrification » et « Bec Frères ».

748. En réplique, elles rappellent que les règles en matière de réitération doivent suivre celles appliquées en matière d’imputabilité et qu’en vertu de celles-ci, comme l’a indiqué l’Autorité dans ses observations, tant que la personne morale responsable de l’exploitation de l’entreprise qui a mis en œuvre des pratiques enfreignant les règles de concurrence subsiste juridiquement, c’est elle qui doit être tenue pour responsable de ces pratiques, sans qu’il soit besoin d’examiner s’il existe une quelconque continuité matérielle ou économique entre cette personne morale et un éventuel tiers. Elles en tirent la conséquence qu’Accor SA (à qui les premières pratiques ont été imputées, en tant qu’auteur et non en tant que société mère) existant toujours, Edenred et Edenred France ne sauraient se voir appliquer la moindre majoration au titre de la réitération des pratiques. Elles en concluent que, quelle que soit l’approche retenue, la décision attaquée est entachée d’une erreur de droit, en ce qu’elle retient une situation de réitération à leur encontre.

749. La CRT développe un argumentaire comparable à celui de Sodexo, Sodexo Pass France et Up, pour contester l’existence d’une situation de réitération à son égard. Elle rappelle que la notion de réitération doit être interprétée strictement et qu’en l’espèce, les pratiques en cause sont différentes de celles ayant donné lieu à la précédente décision, s’agissant d’une concertation portant sur la fixation du taux de commission prélevé aux restaurateurs. Elle considère que, si la Cour devait retenir l’existence d’une réitération à son encontre, elle devrait relever l’existence de circonstances particulières, notamment en ce qui concerne le grief n°2 (volet 1), l’Autorité ayant attendu plus de quinze ans et une saisine d’un tiers pour examiner des éléments déjà connus des services de l’instruction du Conseil de la concurrence. Elle estime que la décision de ce dernier, de 2001, précitée, avait fondé à son égard une confiance légitime dans la conformité de ses dispositions statutaires et protocolaires au regard du droit de la concurrence.

750. Dans ses observations, l’Autorité fait valoir, en premier lieu, sur la situation de réitération, que cette situation n’est exclue que lorsque les fondements juridiques des infractions sont différents. Elle indique qu’en l’espèce les pratiques sont similaires à celles ayant donné lieu à la décision de 2001, s’agissant d’ententes horizontales sanctionnées sur le même fondement juridique et ayant pour objet et pour effet une coordination de comportements dans le secteur des TR.

751. En deuxième lieu, s’agissant du taux de majoration de 20 %, elle indique qu’il constitue le taux le plus bas retenu par elle en matière d’ententes horizontales ou en présence de plusieurs infractions.

752. En troisième lieu, sur la majoration des sanctions infligées au groupe Edenred, elle considère que, si cette majoration au motif que l’ancienne société mère (qui n’est pas poursuivie en l’occurrence) a fait l’objet d’une précédente condamnation, ne trouve pas d’autre illustration dans la pratique et la jurisprudence nationale et européenne, celle-ci apparaît justifiée compte tenu des circonstances de l’espèce. Elle fait valoir en ce sens qu’en vertu de principes bien établis en jurisprudence, tant que la personne morale responsable de l’exploitation de l’entreprise qui a mis en œuvre des pratiques enfreignant les règles de concurrence subsiste juridiquement, c’est elle qui doit être tenue pour responsable de ces pratiques, même si les moyens matériels et humains ayant concouru à la commission de l’infraction ont été cédés à une tierce personne. Or, en l’espèce Edenred France (dénommée Accor Services France entre le 21 janvier 2002 et le 1er septembre 2010) ne serait que la continuité de la société mère Accor, s’agissant de l’activité des TR, laquelle aurait détenu indirectement (du 1er janvier 2002 au moins et jusqu’au 28 juin 2010) plus de 99 % du capital de Accor Services France. Elle fait valoir en ce sens que, le 29 juin 2010, la société mère Accor a procédé à la scission, respectivement, de ses activités hôtelières et de services aux entreprises, en cédant les actifs concernés par cette dernière activité à New Services Holding, laquelle a changé de dénomination le même jour pour devenir Edenred. L’activité de l’ancienne société mère Accor ayant été ainsi reprise par Edenred France, l’Autorité déduit de cette continuité matérielle que la majoration au titre de la réitération est justifiée.

753. Le ministre chargé de l’économie développe une argumentation comparable. Sur la majoration des sanctions infligées à Edenred et Edenred France, il fait plus particulièrement valoir que, si la circonstance aggravante de « récidive » est attachée à la personne morale qui a commis l’infraction, comme le Conseil l’a rappelé dans sa décision n° 08-D-13 du 11 juin 2008, c’est « la personne morale qui assume la continuité juridique ou économique de l’entreprise auteur de la première infraction qui, en renouvelant les pratiques, commet une réitération ». À ce titre, l’appréciation de la réitération devrait suivre les mêmes règles que celles utilisées pour rechercher l’imputabilité des pratiques.

754. Le ministère public partage cette analyse.

 Sur ce, la Cour :

755. En premier lieu, il importe de rappeler que la réitération est prévue par l’article L. 464-2, I, du code de commerce, et présentée par le communiqué sanctions selon les termes suivants (point 50) :

« La réitération est une circonstance aggravante dont la loi prévoit, compte tenu de son importance particulière, qu’elle doit faire l’objet d’une prise en compte autonome, de manière à permettre à l’Autorité d’apporter une réponse proportionnée, en termes de répression et de dissuasion, à la propension de l’entreprise ou de l’organisme concerné à s’affranchir des règles de concurrence. L’existence même d’une situation de réitération démontre en effet que le précédent constat d’infraction et la sanction pécuniaire dont il a pu être assorti n’ont pas suffi à conduire l’intéressé à respecter les règles de concurrence. »

756. Le point 51 dudit communiqué précise que, pour apprécier l’existence d’une réitération, l’Autorité tient compte des quatre éléments cumulatifs suivants :

« – une précédente infraction au droit de la concurrence doit avoir été constatée avant la fin de la nouvelle pratique ; ce précédent constat d’infraction, qui ne doit pas nécessairement avoir été assorti d’une sanction pécuniaire, ne peut résulter ni d’une décision prononçant une mesure conservatoire en vertu de l’article L. 464-1 du code de commerce, ni d’une décision rendant obligatoires des engagements au titre du I de l’article L. 464-2 du même code ;

– la nouvelle pratique doit être identique ou similaire, par son objet ou ses effets, à celle ayant donné lieu au précédent constat d’infraction ;

– ce dernier doit avoir acquis un caractère définitif à la date à laquelle l’Autorité statue sur la nouvelle pratique, et

– le délai écoulé entre le précédent constat d’infraction et le début de la nouvelle pratique est pris en compte pour apporter une réponse proportionnée à la propension de l’entreprise ou de l’organisme concerné à s’affranchir des règles de concurrence ; l’Autorité n’entend pas opposer la réitération à une entreprise ou à un organisme lorsque le délai en question est supérieur à 15 ans » (souligné par la Cour).

757. Il importe également de rappeler que, selon une jurisprudence constante, la réitération peut être retenue pour de nouvelles pratiques similaires, par leur objet ou par leurs effets, à celles ayant donné lieu au précédent constat d’infraction, sans que cette qualification n’exige une identité quant à la pratique mise en œuvre ou quant au marché concerné (voir, notamment, Cass. Com. 6 janvier 2015, pourvois n° 13-22.477et n° 13-21.305, Bull. n° 1).

758. En l’espèce, il est constant que le troisième et le quatrième élément sont caractérisés. Seule est contestée la caractérisation du premier et deuxième élément.

759. Sur le premier élément, il importe de rappeler que la circonstance aggravante de réitération de pratiques anticoncurrentielles s’apprécie suivant les mêmes règles que celles appliquées en matière d’imputabilité (Cass. Com. 6 janvier 2015, précité).

760. Il importe également de rappeler le principe selon lequel, tant que l’entreprise dont les moyens humains et matériels ont concouru à la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles subsiste juridiquement, elle est tenue d’en répondre, y compris en cas de cession desdits moyens à un tiers (Cass. Com. 20 novembre 2001, pourvois n° 99-16.776 et 99-18. 253, Bull. n° 182, et, dans le même sens, notamment, l’arrêt de la Cour de justice du 29 mars 2011, ThyssenKrupp Nirosta, C-352/09 P, point 143 et la jurisprudence citée).

761. Il importe encore de rappeler que, lorsque l’entreprise qui est l’auteur des pratiques anticoncurrentielles a cessé d’exister, la personne morale à laquelle cette entreprise a été juridiquement transmise, ayant reçu à ce titre ses biens et obligations, ou, à défaut d’une telle transmission, celle qui en assure la continuité économique et fonctionnelle, peut être tenue d’en répondre (Cass. Com, 23 juin 2004, pourvois n° 01-17.896 et 02-10.006, Bull. n° 132, et, en ce sens, arrêt de la Cour de justice du 8 juillet 1999, Commission/Anic Partecipazioni, C-49/92 P, point 145).

762. La Cour de justice a néanmoins admis, dans certaines circonstances, que le fait que la société ayant transféré une partie de ses activités à une autre continue d’exister ne s’oppose pas à ce que l’infraction commise par la première soit imputée à la seconde, sur le fondement de la continuité économique entre l’une et l’autre, compte tenu de l’existence de liens structurels ou capitalistiques entre elles (arrêt du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a., C-204/00P, C-205/00 P, C-211/00 P, C-213/00 P, C-217/00 P et C-219/00 P, points 355 à 359).

763. En l’espèce, il est constant que Sodexo Chèques et Cartes De Services (devenue Sodexo Pass France), Le Chèque déjeuner (devenue Up) et Accor (division TR, cédée puis devenue Edenred France) ont été sanctionnées pour avoir notamment participé à des pratiques d’entente horizontale, dans la décision n° 01-D-41 du 11 juillet 2001, relative à des pratiques mises en œuvre sur les marchés des TR et des titres emploi-service.

764. Il est tout aussi constant qu’Accor SA, qui a fait l’objet de ce premier constat d’infraction aux règles de concurrence (par la décision du Conseil de la concurrence du 11 juillet 2001, précitée), continue d’exister tant juridiquement qu’économiquement.

765. Néanmoins, il ressort du dossier (15/0092F, annexe 14), ainsi que des explications des requérantes dans leurs écritures, qu’Edenred France (initialement dénommée Accor Services France) exerce une activité d’émission de TR depuis le mois d’avril 2001, en vertu d’un traité d’apport partiel d’actif du 30 mars 2001, par lequel Accor SA a apporté à sa filiale Accor Services France – dont elle détenait indirectement environ 99 % de son capital – son activité d’émission de titres de services en France et a accompagné ce transfert d’activité d’un transfert des conditions et charges y afférentes.

766. Il ressort également du dossier (15/0092F, notamment, annexe 210, cotes 4786 à 4800 et annexe 416, cote 5488), ainsi que des explications des requérantes dans leurs écritures, que, le 29 juin 2010, en application d’un traité d’apport partiel d’actif soumis au régime juridique des scissions (du 19 avril 2010), Accor SA a procédé à la scission de ses activités hôtelières, d’une part, et de services aux entreprises, d’autre part, et, dans le cadre de cette scission, a transmis à la société New Services Holding (devenue Edenred France) à la fois l’ensemble des activités relatives aux TR en France, et les actifs, passifs, droits et obligations y afférents.

767. Edenred France assurant ainsi, dans son domaine d’activité relatif aux TR en France, la continuité économique et fonctionnelle d’Accor SA, dont Accor Services France (devenue Edenred France) était en outre une filiale détenue majoritairement par celle-ci, et venant, au surplus, aux droits et obligations y afférents, en vertu des stipulations du traité d’apport partiel d’actif soumis au régime des scissions, le premier terme de la réitération est ainsi caractérisé.

768. Edenred et Edenred France formant une même entreprise au sens du droit de la concurrence et la première détenant, directement ou indirectement, l’intégralité du capital de la seconde, il est également justifié d’étendre les effets de ce premier terme de la réitération à « l’entreprise » poursuivie, à l’instar du paiement solidaire de la sanction auquel elle conduit (Edenred France en tant qu’auteur et Edenred en tant que société mère).

 769. Sur le deuxième élément, force est de constater que, si les pratiques sanctionnées par la décision n° 01-D-41 du 11 juillet 2001, précitée, et celles sanctionnées par la décision attaquée ne sont pas identiques, elles sont néanmoins similaires, tant par leur objet que par leurs effets et poursuivent un objectif commun.

770. En effet, dans les deux cas, les émetteurs historiques ainsi que la CRT, ont été sanctionnés pour avoir mis en œuvre des pratiques d’entente, en violation d’un même fondement légal, à savoir l’article L. 420-1 du code de commerce.

771. Dans la précédente décision, les pratiques faisant l’objet de ses articles 1 et 2, visaient, notamment, à consolider les parts de marché acquises par les émetteurs historiques sur le marché des TR et à entraver l’accès au marché des titres emploi-service. Les pratiques sanctionnées dans la décision attaquée présentent de fortes similitudes avec celles ayant donné lieu à ce premier constat d’infraction puisque les nouvelles pratiques visaient à s’assurer de la stabilité de la position globale de chaque émetteur historique sur le même marché (grief n° 1), ainsi qu’à verrouiller le marché (grief n° 2), tant dans son accès (premier volet) que dans son fonctionnement (second volet).

772. La circonstance que les marchés concernés par l’une et l’autre décision ne sont pas totalement identiques est indifférente.

773. En outre, contrairement à ce que suggèrent Sodexo et Sodexo Pass France, la similitude des pratiques ne saurait être remise en cause par la thèse selon laquelle les pratiques faisant l’objet du grief n°2 ont été nécessairement validées par cette précédente décision. En effet, comme cela a déjà été indiqué à plusieurs reprises, le Conseil de la concurrence, dans cette décision, n’a ni examiné les conditions d’adhésion à la CRT, ni, partant, décidé de ne pas les qualifier d’anticoncurrentielles.

774. Dès lors, comme les autres éléments, le deuxième élément de caractérisation d’une situation de réitération est établi.

775. En deuxième lieu, s’agissant des taux de majoration retenus contre les émetteurs, il importe de rappeler qu’aux termes du point 52 du communiqué sanctions, « [e]n cas de réitération, le montant intermédiaire de la sanction pécuniaire, tel qu’il résulte de l’individualisation du montant de base effectuée suivant la méthode décrite à la section B ci-dessus, peut être augmenté dans une proportion comprise entre 15 et 50 %, en fonction notamment du délai séparant le début de la nouvelle pratique du précédent constat d’infraction et de la nature des différentes infractions en cause. »

776. En l’espèce, les sanctions dont les émetteurs en cause avaient déjà fait l’objet, un peu moins de neuf ans avant le début des pratiques visées par le grief n° 1, et à peine moins de sept mois avant le début des pratiques visées par le grief n° 2, auraient dû suffire à les dissuader de se livrer de nouveau à des pratiques anticoncurrentielles dans un contexte de marché demeurant caractérisé par un oligopole fortement concentré. Les majorations de 20 % et 30 % des sanctions qui leur ont été infligées, respectivement au titre des grief n° 1 et n° 2, sont dès lors nécessaires et proportionnées, à la propension des émetteurs en cause à s’affranchir des règles de de concurrence, puisque les premières sanctions n’ont pas été suffisamment dissuasives.

777. Cette appréciation ne saurait être remise en cause par la prétendue confiance légitime qu’aurait créé la précédente décision de 2001 sur la conformité des conditions d’adhésion à la CRT aux règles de la concurrence, cette décision, pour les motifs qui viennent d’être rappelés, n’ayant pu fournir aux émetteurs en cause aucune assurance précise sur ce point, de nature à faire naître chez eux des espérances fondées.

778. Elle ne saurait davantage être remise en cause par le prétendu caractère inédit des pratiques faisant l’objet du grief n° 2, en particulier au regard de la combinaison des deux volets du grief. Cette circonstance est indifférente. En effet, il ne saurait être exigé qu’une pratique identique dans tous ses éléments, notamment dans son articulation, ait déjà été sanctionnée pour permettre d’apporter une réponse proportionnée, en termes de répression et de dissuasion, à la propension de l’entreprise ou de l’organisme concerné à s’affranchir des règles de concurrence, sauf à entraver systématiquement l’objectif de répression et de dissuasion.

779. Il résulte de l’ensemble de ces développements que c’est à juste titre que l’Autorité, dans la décision attaquée, a constaté que la situation de réitération était caractérisée, a retenu cette circonstance aggravante à l’encontre de Sodexo Pass France, Up, Edenred France et la CRT, a fixé le taux de majoration des sanctions infligées aux émetteurs aux taux de 20 % (au titre du grief n°1) et 30 % (au titre du grief n°2) et tenu Edenred et Edenred France comme solidairement responsables du paiement des sanctions ainsi majorées.

3. Sur la majoration des sanctions au titre de l’appartenance de certains émetteurs à un groupe

780. Aux paragraphes 774 à 783 et 859 à 867 de la décision attaquée, après avoir rappelé que les pratiques faisant l’objet des griefs n° 1 et 2 avaient été imputées, notamment, à Sodexo Pass France et Naxitis Intertitres, en tant qu’auteurs, et à Sodexo et Natixis, en tant que sociétés mères, et qu’elles constituaient respectivement deux entreprises au sens du droit de la concurrence, l’Autorité a relevé que les ressources financières globales des groupes Sodexo et Natixis étaient très importantes, leur chiffre mondial consolidé pour 2018 s’élevant à 20,4 milliards d’euros pour Sodexo et à 9,6 milliards pour Natixis.

781. Elle a ensuite précisé que ces chiffres d’affaires étaient substantiellement supérieurs à ceux des autres émetteurs historiques pour la même année : d’une part, celui de groupe Sodexo était 2,1 fois supérieur à celui de Natixis Intertitres ; 14,8 fois supérieur à celui d’Edenred France ; 38,4 fois supérieur à celui d’Up ; d’autre part, celui du groupe Natixis était 7 fois supérieur à celui d’Edenred France et 18,1 fois supérieur à celui d’Up.

782. Elle a, en outre, constaté que la valeur des ventes retenue comme assiette de la sanction ne représentait, pour le groupe Sodexo, au titre de chacun des deux griefs, que [0-1] % de son chiffre d’affaires total et, pour le groupe Natixis, que 0,3 % au titre du grief n°1 et 0,4 % au titre du grief n° 2.

783. Elle a déduit de ces éléments et de « l’impératif de dissuasion particulière et générale » au regard de la situation financière propre à l’entreprise au moment où elle est sanctionnée, que le montant de base des sanctions pécuniaires infligées à Sodexo Pass France, solidairement avec sa société mère Sodexo, devait être augmenté de 70 % et que le montant de celles infligées à Natixis Intertitres, solidairement avec sa société mère Natixis, devait être augmenté de 50 %.

784. Sodexo et Sodexo Pass contestent tant le principe que le taux de la majoration retenue. 785.S’agissant du principe même de la majoration, elles critiquent, en premier lieu, l’absence de motivation de la décision attaquée sur le rôle qu’aurait joué Sodexo dans la mise en œuvre des pratiques faisant l’objet du grief n° 2, l’activité relative aux TR incombant, en France, uniquement à Sodexo Pass France, sans que l’Autorité ne conteste dans ses observations l’autonomie de celle-ci au sein du groupe Sodexo. Elles soutiennent, en deuxième lieu, qu’aucun impératif de dissuasion, ni général, ni individuel, n’imposait en l’espèce de majorer le montant de base des sanctions, ce montant étant suffisamment dissuasif. Elles considèrent, en troisième lieu, pour l’essentiel, que cette majoration méconnaît le principe d’égalité de traitement à un double titre, le critère qui aurait été retenu pour infliger une majoration à deux émetteurs sur quatre (« l’impératif de dissuasion particulière et générale ») étant, selon elles, aussi arbitraire qu’infondé et rien ne justifierait, en outre, que les deux entreprises concernées se voient appliquer une majoration différente alors que le pourcentage de leurs valeurs de vente respectives, rapporté à leur chiffre d’affaires total, serait quasiment identique (mais de 0, 5 dans les deux cas) et que le chiffre d’affaires de Natixis a été calculé sur la base de son produit net bancaire, dont le mode de calcul, fondé sur les intérêts et les commissions reçues, diffèrerait significativement et serait à son avantage.

786. S’agissant du taux de majoration retenu (70 %), elles l’estiment disproportionné au regard de la pratique décisionnelle la plus récente et non motivée, cette absence de motivation ne leur permettant pas d’apprécier si le traitement qui leur a été réservé était objectivement justifié, tant à l’égard des émetteurs qui n’ont pas fait l’objet d’une aggravation de leur sanction qu’à l’égard du groupe Natixis dont la majoration est moins importante.

787. Natixis et Natixis Intertitres font également valoir que le taux de majoration retenu contre elles (50 %) est disproportionné au regard de la pratique décisionnelle antérieure. En effet, l’Autorité aurait appliqué à plusieurs reprises des taux nettement plus faibles que celui retenu en l’espèce alors que la valeur des ventes retenue représentait une part plus faible du chiffre d’affaires du groupe ou que le chiffre d’affaires du groupe était nettement supérieur à celui d’autres parties. En réplique, elles indiquent que, si certaines décisions isolées de l’Autorité se distinguent par des taux de majoration extrêmement élevés, il n’en demeure pas moins que la majoration appliquée en l’espèce est excessivement élevée par rapport à la majorité des majorations retenues dans sa pratique décisionnelle, en l’absence de toute motivation sur ce point. Elles demandent en conséquence que cette majoration soit annulée ou substituée par un montant symbolique.

788. Dans ses observations, l’Autorité indique, en premier lieu, que, selon la jurisprudence, lorsque la société mère s’est vu imputer les pratiques, il n’est pas nécessaire de démontrer en quoi l’appartenance de la filiale à un groupe a joué un rôle dans la commission des pratiques; ce n’est que lorsque l’autonomie de la filiale a été constatée qu’il convient de tenir compte du rôle joué par l’appartenance de celle-ci à un groupe dans la mise en œuvre des pratiques ou de son influence sur la gravité de ces pratiques.

789. En deuxième lieu, elle relève que, pour retenir une majoration au titre de l’appartenance à un groupe, la décision attaquée ne s’est pas fondée uniquement sur l’impératif de dissuasion particulière et générale, mais sur les éléments propres à chacune des entreprises concernées.

790. En troisième lieu, elle rappelle qu’en vertu de l’article L. 464-2 du code de commerce, les sanctions pécuniaires devant être déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné, lesdites sanctions sont nécessairement liées aux faits et au contexte propre à chaque espèce, de sorte, selon la jurisprudence, les arguments invoquant une pratique décisionnelle des autorités de concurrence ou établissant des comparaisons entre les sanctions appliquées à d’autres entreprises doivent être écartés.

791. En quatrième lieu, elle estime qu’en tout état de cause, aucune inégalité de traitement ne saurait être relevée entre, d’une part, Sodexo et Natixis et, d’autre part, les autres entreprises, ni entre Sodexo et Natixis, compte tenu des données sur le chiffre d’affaires mondial de chacune des entreprises et sur le ratio avec la valeur des ventes, justifiant pleinement les traitements différenciés.

792. En cinquième lieu, elle fait valoir que les taux de majoration retenus en l’espèce sont en parfaite cohérence avec sa pratique décisionnelle récente, des taux entre 65 et 70 % ayant été appliqués pour des ratios (chiffre d’affaires-valeur des ventes) inférieurs à 1 %, et un taux de 90 % pour un ratio à peine supérieur à 1. Elle relève que les affaires citées par Sodexo, datant de 2012 à 2016, ne reflètent nullement la pratique actuelle de l’Autorité.

793. Le ministère public développe un argumentaire comparable.

Sur ce, la Cour :

794. Conformément au troisième alinéa de l’article L. 464-2 du code de commerce, dans sa rédaction applicable, les sanctions pécuniaires doivent être proportionnées « à la situation de l’organisme ou de l’entreprise sanctionné ou du groupe auquel l’entreprise appartient » et « sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ».

795. Dans le prolongement de ces dispositions, le communiqué sanctions de l’Autorité prévoit, au point 49, que celle-ci peut adapter le montant de base de l’amende à la hausse pour tenir compte du fait que l’entreprise concernée et/ou le groupe auquel elle appartient disposent d’une taille, d’une puissance économique ou de ressources globales importantes, en particulier, dans cette dernière hypothèse, lorsque l’infraction est également imputable à la société qui la contrôle au sein du groupe.

796. Il importe de rappeler que, selon une jurisprudence constante, lorsque l’entreprise concernée a agi de manière autonome sur le marché, son appartenance à un groupe ayant une puissance économique ou des ressources globales importantes ne peut suffire à relever le montant de base ; il appartient à l’Autorité d’établir en quoi cette appartenance a joué un rôle dans la mise en œuvre des pratiques (Cass. Com. 18 février 2014, pourvoi n° 12-27.643, Bull. n°38 ; Cass. Com. 21 octobre 2014, pourvoi n° 13-16.602, Bull. n°152). En revanche, lorsque l’entreprise concernée, auteure directe des pratiques, n’a pas agi de manière autonome et que les pratiques qu’elle a commises sont imputables à la société mère qui la contrôle, l’Autorité peut appliquer une majoration afin de tenir compte de la puissance économique du groupe, de sa taille ou du montant de ses ressources, sans qu’il y ait lieu de déterminer si l’appartenance à un groupe a joué un rôle dans la mise en œuvre de l’infraction.

797. En l’espèce, il n’est pas contesté que les pratiques commises par Sodexo Pass France, en tant qu’auteure directe, ont été imputées à Sodexo, en tant que société mère, au regard de leurs liens capitalistiques, Sodexo détenant indirectement la quasi-totalité du capital de Sodexo Pass France, et que la société mère a été considérée comme ayant exercé une influence déterminante sur Sodexo Pass France pendant la durée des pratiques (décision attaquée, paragraphes 710 à 712, auxquels renvoie le paragraphe 776). Sodexo Pass France n’ayant pas agi de manière autonome, contrairement à ce qui est allégué, l’Autorité pouvait choisir d’appliquer la majoration au titre de l’appartenance à un groupe, afin de tenir compte des ressources globales de l’entreprise constituée de Sodexo et Sodexo Pass France, sans être tenue à une plus ample motivation.

798. En outre, c’est en vain que ces requérantes soutiennent que l’Autorité a manqué à son obligation de motivation en se fondant sur un impératif de dissuasion, sans prendre en compte leur situation individuelle, ainsi que le caractère suffisamment dissuasif du montant de base au regard de la pratique de la Commission européenne. En effet, contrairement à ce qui est allégué, l’Autorité ne s’est pas bornée à faire référence à un impératif général de dissuasion, mais a pris précisément en compte leur situation individuelle (chiffre d’affaires mondial consolidé) et a déduit du ratio entre ce chiffre d’affaires et la valeur des ventes retenue comme assiette de la sanction qu’il convenait de majorer le montant de base de chacune des sanctions afin d’assurer leur caractère dissuasif. Quant à la pratique de la Commission européenne dans des affaires antérieures, elle est indifférente, dès lors que les sanctions pécuniaires devant être déterminées individuellement pour chaque entreprise, leur fixation est nécessairement liée aux faits et au contexte propres à chaque espèce.

799. C’est également en vain qu’elles invoquent une violation du principe d’égalité de traitement, ainsi qu’une insuffisance de motivation, en prétendant que l’Autorité s’est fondée uniquement sur « l’impératif de dissuasion particulière et générale » pour appliquer une majoration à deux entreprises sur quatre, alors que celle-ci s’est fondée sur le constat que le chiffre d’affaires mondial consolidé des entreprises concernées était substantiellement supérieur à celui des autres émetteurs historiques, en précisant de combien de fois il était supérieur. C’est encore en vain qu’elles développent ces critiques en comparant le ratio et le taux de majoration qui leur a été appliqué avec ceux appliqués à Natixis et Natixis Intertitres. En effet, comme l’Autorité l’a relevé dans sa décision, le chiffre d’affaires mondial consolidé du groupe Sodexo pour 2018 est 2,1 fois supérieur à celui de Natixis Intertitres. En outre, à supposer même que le calcul du chiffre d’affaires de celle-ci sur la base du produit net bancaire soit plus avantageux que celui appliqué au groupe Sodexo, cette différence de calcul ne saurait suffire, à elle seule, à justifier un taux de majoration identique à celui retenu pour Natixis et Natixis Intertitres.

800. Enfin, ni Sodexo et Sodexo Pass France, ni Natixis et Natixis Intertitres, ne sont fondées à invoquer la pratique décisionnelle de l’Autorité pour soutenir que le taux de majoration retenu respectivement contre elles est disproportionné. En effet, comme cela vient d’être indiqué, les sanctions pécuniaires devant être déterminées individuellement pour chaque entreprise, leur fixation est nécessairement liée aux faits et au contexte propres à chaque espèce.

801. Dès lors, c’est à juste titre que l’Autorité, dans sa décision, a retenu que le montant de base des sanctions pécuniaires infligées à Sodexo Pass France, solidairement avec Sodexo, ainsi qu’à Natixis Intertitres, solidairement avec Natixis, devait être majoré et a fixé un taux de majoration de 70 % pour les premières et de 50 % pour les secondes.

4. Sur la crise économique consécutive à la crise sanitaire, invoquée par Sodexo

802. Sodexo et Sodexo Pass France soutiennent que la crise économique consécutive à la pandémie mondiale du Covid 19 les ont durablement affectées et que ces circonstances exceptionnelles, postérieures aux pratiques, doivent être prise en compte au titre de l’individualisation des sanctions, afin de réduire substantiellement leur montant, comme dans l’affaire du cartel de l’acier, d’autant plus qu’en l’espèce, l’Autorité a retenu une majoration de 70 % au titre de l’appartenance à un groupe.

803. Elles font valoir que le groupe Sodexo est l’un des principaux fournisseurs mondiaux de services sur sites de clients entreprises privées et publiques, administrations et collectivités publiques, notamment dans la restauration collective, et que cette activité de services sur sites a représenté 96 % de son chiffre d’affaires pour l’exercice 2018-2019. Elles précisent que, selon l’information financière publiée par Sodexo le 7 juillet 2020, pour le troisième trimestre de l’exercice 2019-2020, le chiffre d’affaires total réalisé par le groupe a diminué de 31,2 %, « sous l’effet de l’impact significatif de la pandémie de COVID-19 ». En outre, selon un communiqué de presse du 1er avril 2021, durant le premier semestre 2020-2021, le chiffre d’affaires du groupe a baissé de 26,5 % par rapport au 1er semestre 2019-2020, sa marge d’exploitation de 55 % et son résultat net ajusté de 63,6 %.

804. En réponse aux observations de l’Autorité, elles relèvent que, si le ratio entre la valeur des ventes et le chiffre d’affaires de Sodexo était demeuré identique avant et pendant la crise sanitaire (0,2 avant et 0,3 après), cela justifierait une réformation du montant de la majoration pour appartenance à un groupe puisqu’avec un ratio de 0,4 %, la majoration appliquée à Natixis a été fixée à 50 %, soit 20 % de moins que pour Sodexo. En outre, la simple comparaison entre la valeur des ventes et le chiffre d’affaires du groupe concerné ne constituerait pas un indicateur pertinent pour observer l’impact concret de la récession actuelle sur l’activité de Sodexo. Enfin, en toute en hypothèse, la demande de réduction significative du montant de la sanction qui lui a été infligée ne concerne pas seulement la partie liée à la majoration pour appartenance à un groupe, mais vise l’ensemble de la sanction.

805. Dans ses observations, l’Autorité indique qu’il est exact qu’il résulte de l’information financière de cette société cotée en bourse, dont les comptes sont clos au 31 août, que le chiffre consolidé du groupe s’élève à 19, 3 milliards d’euros en 2020, faisant apparaître une baisse concomitante au début de la période de la crise sanitaire puisque ce chiffre était de 21, 95 milliards d’euros en 2019. Elle relève que cette baisse semble s’être poursuivie et même accentuée lors du premier trimestre de l’exercice 2020-2021 (soit du 1er septembre 2020 au 31 décembre 2020), avec une baisse de 22 % du chiffre d’affaires consolidé, passant de 6 milliards d’euros lors du premier trimestre de l’exercice 2019-2020 à 4, 4 milliards d’euros lors du 1er trimestre de l’exercice 2020-2021. L’Autorité rappelle néanmoins que la majoration en raison de l’appartenance à un groupe est déterminée, notamment, par la comparaison entre la valeur des ventes et le chiffre d’affaires du groupe concerné. Elle en déduit qu’en l’espèce, même en considérant un chiffre d’affaires consolidé de l’ordre de 16 milliards d’euros (en multipliant grossièrement par quatre et à la baisse les performances du premier trimestre de l’exercice 2020-2021), la valeur des ventes concernées s’élèverait à 0,2 % du chiffre d’affaires pour le grief n° 1 et à 0, 3 % pour le grief n° 2. Ces niveaux de ratio demeurant très faibles (inférieurs à 1 %), la crise sanitaire ne justifierait aucune réformation du taux de majoration retenu en l’espèce.

806. Le ministère public développe un argumentaire comparable et ajoute que Sodexo ne rapporte pas de preuves suffisantes qui attesteraient de ses difficultés financières et de leurs conséquences sur sa capacité contributive.

Sur ce, la Cour :

807. Aux termes de l’article L. 464-2, I, du code de commerce, dans sa rédaction applicable aux faits, les sanctions pécuniaires sont proportionnées, notamment, à la situation de l’organisme ou de l’entreprise sanctionné ou du groupe auquel l’entreprise appartient et sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné.

808. Il importe de rappeler que ces exigences, qui découlent du principe d’individualisation des sanctions, impliquent que seules les difficultés rencontrées individuellement par les entreprises peuvent être prises en compte dans le calcul de la sanction (Cass. Com. 29 mars 2011, pourvoi n° 10-12.913).

809. Si Sodexo et Sodexo Pass France invoquent une baisse du chiffre d’affaires du groupe Sodexo entre le troisième trimestre de l’exercice 2019-2020 et le premier semestre 2020-2021, dans le contexte de la crise sanitaire, cette circonstance individuelle ne suffit pas à justifier une réduction substantielle du montant des sanctions infligées, ni au regard de la majoration retenue au titre de l’appartenance à un groupe, comme l’a expliqué à juste titre l’Autorité dans ses observations, ni au titre d’éventuelles difficultés financières qui affecteraient la capacité contributive de Sodexo Pass France, de telles difficultés financières n’étant pas alléguées.

810. Dès lors, il convient d’écarter ce moyen.

5. Sur la situation d’entreprise mono-produit invoquée par Up

811. Up rappelle que, pour déterminer le montant de base de chacune des sanctions qui lui ont été infligées, l’Autorité s’est fondée sur la valeur des ventes de TR en 2015 (au titre du grief n°1) et en 2017 (au titre du grief n°2). Estimant que, pour ces deux années, la part de la vente de TR dans son chiffre d’affaires en France a été considérable, elle considère que l’Autorité aurait dû tenir compte de sa situation d’entreprise mono-produit. Elle fait valoir que la communiqué sanctions ne précisant pas le seuil de sensibilité à partir duquel la valeur des ventes en relation avec l’infraction doit être considérée comme « l’essentiel » de l’activité de l’entreprise, l’Autorité était libre d’adapter la définition du seuil « mono-produit » aux circonstances de chaque espèce.

812. En réplique, elle soutient que, contrairement à ce qu’indique l’Autorité dans ses observations, le caractère mono-produit ne s’apprécie pas uniquement au regard du ratio correspondant à la valeur des ventes en relation avec l’infraction sur le chiffre d’affaires global de l’entreprise sanctionnée. Elle en tire la conséquence que la Cour est parfaitement libre d’apprécier la situation de l’entreprise à la lumière des circonstances propres à celle-ci. Elle fait valoir, en outre, qu’en l’espèce, le chiffre d’affaires du groupe Up intègre non seulement les activités de la société Up, mais également les activités de ses filiales à l’étranger, lesquelles n’ont pas nécessairement une activité d’émission de TR, de sorte que ce chiffre d’affaires ne permet pas d’évaluer correctement le seuil de qualification d’entreprise mono-produit. Enfin, elle indique ne pas se trouver dans le cas de figure de l’affaire des produits laitiers dans la mesure où étant à la tête du groupe Up, elle est la seule entité responsable des pratiques et du paiement de l’amende, aucune solidarité n’étant ni applicable, ni envisageable, compte tenu de l’intérêt social propre à chaque filiale.

813. Elle demande en conséquence à la Cour de diminuer le montant des sanctions qui lui ont été infligées au titre de sa qualité d’entreprise mono-produit.

814. Dans ses observations, l’Autorité relève que le communiqué sanctions se réfère à la notion d’entreprise, au sens d’entité économique, pour déterminer sa qualité d’entreprise mono-produit. Elle en déduit qu’il convient à ce titre, en vertu de la jurisprudence, de rapporter la valeur des ventes en relation avec l’infraction au chiffre d’affaires global de l’entreprise sanctionnée.

815. Le ministère public partage cette analyse.

Sur ce, la Cour :

816. Le communiqué sanctions indique, au point 48, que l’Autorité peut adapter à la baisse le montant de base pour tenir compte du fait que « l’entreprise mène l’essentiel de son activité sur le secteur ou le marché en relation avec l’infraction (entreprise « mono-produit ») ». La prise en compte du caractère d’entreprise « mono-produit » a pour finalité d’éviter que l’application de la méthode normale de détermination des sanctions pécuniaires n’aboutisse à des montants disproportionnés, lorsque la valeur des ventes (en relation avec l’infraction) d’une entreprise est proche de son chiffre d’affaires, ce dernier étant réalisé pour l’essentiel dans le cadre des ventes des produits en relation avec l’infraction. Dans cette hypothèse particulière, l’Autorité veille, comme l’indique le point 25 de son communiqué sanctions, à ne pas accorder une importance disproportionnée à la valeur des ventes en relation avec l’infraction, par rapport à d’autres éléments à prendre en considération, tel le chiffre d’affaires total de l’entreprise.

817. Il ressort par ailleurs d’une jurisprudence constante que l’appréciation du caractère « mono-produit » d’une entreprise repose sur la comparaison entre l’assiette de la sanction

– la valeur de référence en lien avec l’infraction réalisées en France – c’est-à-dire, en général, les opérations réalisées par l’auteur de l’infraction, et le chiffre d’affaires de l’entreprise supportant la charge de l’amende ou de l’unité économique à qui est imputée la sanction, laquelle comprend son auteur et, le cas échéant, sa société mère.

818. Il s’ensuit que ce qui importe, pour déterminer si une entreprise est mono-produit, est d’examiner si la valeur des ventes qu’elle a réalisées en relation avec l’infraction constitue ou non l’essentiel de son activité.

819. Il s’ensuit également que, comme le rappelle à juste titre l’Autorité dans ses observations, il convient de rapporter la valeur des ventes en relation avec l’infraction au chiffre d’affaires global de l’entreprise sanctionnée. La circonstance qu’Up soit seule sanctionnée et tenue responsable du paiement de l’amende, et non ses filiales à l’étranger, est indifférente en présence de comptes consolidés.

820. Dès lors, c’est en vain qu’Up se fonde sur son seul chiffre d’affaires en France, sans tenir compte du chiffre d’affaires réalisé par ses filiales à l’étranger, pour soutenir le caractère mono-produit de son activité.

821. En tout état de cause, à supposer même que la valeur de ses ventes en relation avec l’infraction soit rapportée à son seul chiffre d’affaires en France, le ratio en résultant (couvert par la protection sollicitée au titre du secret des affaires) ne permet pas de considérer qu’elle se trouve dans une situation d’entreprise mono-produit.

822. Le moyen est donc rejeté.

6. Sur les difficultés financières invoquées par Up

823. Dans la décision attaquée, après avoir vérifié le respect du maximum légal pour chacun des griefs (paragraphe 797, auquel renvoie le paragraphe 875), l’Autorité (aux paragraphes 877 à 879), a examiné les difficultés financières invoquées par Up et a estimé, au vu des éléments financiers et comptables communiqués par celle-ci, qu’elles étaient établies et affectaient sa capacité contributive, ce qui l’a conduite à réduire le montant des sanctions les concernant, à 10 297 000 euros (au titre du grief n° 1) et à 34 703 000 euros (au titre du grief n° 2).

824. Up invoque, de nouveau, des difficultés financières qui rendraient sa capacité contributive très limitée, et demande en conséquence une réduction d’amende significative. Par trois arrêts, du 14 janvier, 16 septembre et 9 novembre 2021, la Cour, au titre de la protection du secret des affaires, a réservé l’accès aux éléments dont cette requérante se prévaut, à la Cour, l’Autorité, le ministre chargé de l’économie et le ministère public.

825. Dans ses observations initiales (avril 2021) et complémentaires (septembre 2021), l’Autorité estime que les éléments produits ne suffisent pas à justifier une réduction supplémentaire du montant des sanctions infligées. Elle produit un article de presse selon lequel l’activité du groupe reste conséquente après la crise sanitaire : prévision de 500 millions de chiffre d’affaires en 2021.

826. Le ministère public considère que l’existence de difficultés financières de la coopérative UP, affectant sa capacité contributive, est établie et propose une réduction de 80 % du montant des sanctions, qui seraient fixées à 3 157 000 d’euros (au titre du grief n° 1) et 10 640 000 d’euros (au titre du grief n° 2).

Sur ce, la Cour :

827. À titre liminaire, il convient de rappeler que, comme l’indique le paragraphe 65 du communiqué sanctions, il appartient à l’entreprise de justifier l’existence de ses difficultés financières en s’appuyant sur des preuves fiables, complètes et objectives, attestant de leur réalité et de leurs conséquences concrètes sur sa capacité contributive. Si la situation de ladite entreprise est appréciée par l’Autorité au jour de sa prise de décision, en cas de recours contre cette décision, la Cour l’apprécie en revanche à la date à laquelle elle statue.

828. Il importe également de rappeler que de faibles résultats, voire des résultats déficitaires, ne suffisent pas à eux seuls pour caractériser une insuffisance de capacité contributive justifiant une réduction du montant de la sanction infligée. C’est la situation économique dans son ensemble qu’il convient d’apprécier pour déterminer la capacité contributive de la société sanctionnée, le cas échéant du groupe auquel elle appartient, par l’analyse des comptes sociaux, le cas échéant des comptes consolidés, bilan, comptes de résultats et annexes, permettant de déterminer l’existence tant d’un bénéfice avant impôts, que d’actifs mobilisables, ou d’une capacité d’endettement envisageable pour le paiement de la sanction infligée.

829. En l’espèce, il ressort de l’examen de l’ensemble des éléments produits devant la Cour, couverts par la protection du secret des affaires, notamment, de l’étude détaillée et actualisée en 2021 de la situation financière de la coopérative et du groupe Up, réalisée par des experts financiers mandatés par celle-ci, à partir de ses comptes sociaux et consolidés de 2017 à 2020, ains que du rapport économique et social du groupe et de la coopérative pour l’exercice 2020, que UP atteste de l’existence de difficultés financières particulières, affectant sa capacité contributive, et justifiant à ce titre une réduction du montant des sanctions infligées, qui ne saurait toutefois être abaissé à un montant symbolique.

830. Le montant des sanctions sera ramené en conséquence à :

– 6 320 000 euros au titre du grief n° 1 ;

– 21 280 000 euros au titre du grief n° 2.

7. Sur la liquidation amiable de la CRT

831. Par une note en délibéré déposée au greffe le 27 octobre 2023, en réponse à une demande de la Cour, il a été précisé que l’association CRT T et la société CRT S ont cessé leurs activités et ont été placées, le 30 juin 2023, en liquidation amiable par deux décisions de leurs assemblées générales réunies la veille, dont des extraits des procès-verbaux sont annexés, mais que ces entités subsistent pour les besoins de la liquidation.

832. La CRT T (anciennement dénommée CRT) subsistant juridiquement, elle demeure tenue responsable des pratiques et sanctionnable à ce titre.

D. Conclusion sur le montant des sanctions

833. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de confirmer les sanctions infligées par l’Autorité dans la décision attaquée, sauf en ce qui concerne celles relatives à Up, la décision attaquée étant réformée sur ce point.

IV. SUR L’INJONCTION DE MODIFICATION DES STATUTS ET DU RÈGLEMENT INTÉRIEUR DE LA CRT

834. Aux paragraphes 907 et 908 de la décision attaquée, l’Autorité a enjoint à Sodexo Pass France, Up, Natixis Intertitres, Edenred France et la CRT de mettre en conformité les statuts et le règlement intérieur de celle-ci avec le droit de la concurrence et, ainsi, de supprimer ou modifier toute stipulation qui y contreviendrait. Elle leur a imposé de lui adresser, sous pli recommandé, au bureau de la procédure, copie de la nouvelle version des statuts et du règlement intérieur de la CRT, dans un délai de trois mois à compter de la notification de sa décision.

835. Cette injonction est contestée par l’ensemble des mis en cause.

836. La CRT a été placée en liquidation amiable, comme cela vient d’être indiqué, la Cour constate que cette injonction est devenue sans objet.

V. SUR LES DEMANDES FONDÉES SUR L’ARTICLE 700 DU CODE DE PROCÉDURE CIVILE ET SUR LES DÉPENS

837. Les requérantes succombant en leur recours, il y a lieu de rejeter leurs demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile et de les condamner aux entiers dépens.

838. Il y a également lieu de condamner in solidum les requérantes à payer à la société Octoplus la somme globale de 50 000 euros et à chaque syndicat la somme globale de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement,

DIT que dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il convient de joindre les instances enrôlées sous les numéros de RG n° 20/03434, 20/03438, 20/03454, 20/03462 et 20/03470, étant précisé que ces instances se poursuivront sous le numéro le plus ancien 20/03434.

REJETTE les moyens d’annulation dirigés contre la décision de l’Autorité de la concurrence n°19-D-25 du 17 décembre 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des titres-restaurant ;

DIT n’y avoir lieu d’écarter des débats aucune pièce ; RÉFORME cette décision, mais seulement :

• En ses articles 5 et 7, en ce qu’ils infligent à la société UP des sanctions de 10 297 000 euros et de 34 703 000 euros, respectivement au titre des pratiques faisant l’objet des griefs n° 1 et n° 2 ;

• En son article 9, en ce qu’il ordonne une injonction de mise en conformité des statuts et du règlement intérieur de la CRT avec le droit de la concurrence ;

STATUANT de nouveau sur ces points,

• Inflige à la société Up, au titre des pratiques visées à l’article 4 (grief n° 1), la sanction de 6 320 000 euros et, au titre des pratiques visées à l’article 6 (grief n° 2), la sanction de 21 280 00 euros ;

• Déclare l’injonction visée à l’article 9 sans objet ;

REJETTE les demandes des requérantes au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE in solidum les requérantes à payer à la société Octoplus la somme globale de 50 000 euros et à chaque syndicat la somme globale de 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

CONDAMNE les requérantes aux dépens des recours ;

DIT que le présent arrêt sera transmis à la Commission européenne en application de l’article 15, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité.