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Décisions

CA Lyon, 1re ch. B, 7 novembre 2023, n° 21/03147

LYON

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Caisse Régionale d'Assurances Mutuelles Agricoles de Rhône-Alpes Auvergne (Sté)

Défendeur :

MMA Iard Assurances Mutuelles (Sté), MMA Iard (SA), Fromageries Chabert (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Goursaud

Conseillers :

Mme Lemoine, Mme Lecharny

Avocats :

Me Sardin, Me Pacifici

CA Lyon n° 21/03147

6 novembre 2023

EXPOSÉ DE L'AFFAIRE

Dans le cadre de son activité de production de fromages d'appellation d'origine protégée, la société Fromageries Chabert (la fromagerie), assurée auprès de la société MMA IARD assurances mutuelles, se fournit en lait notamment auprès du GAEC La ferme des Murailles (le GAEC), producteur de lait, assuré auprès de la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne (la société Groupama).

Le 12 octobre 2016, des analyses effectuées sur les reblochons fabriqués par la fromagerie le 7 octobre 2016 ont révélé une contamination des produits par la bactérie salmonelle. Des analyses supplémentaires ont permis d'identifier que l'origine de la contamination se trouvait dans le lait fourni le 6 octobre 2016 par le GAEC.

Le sinistre a été déclaré auprès des assureurs respectifs et un procès-verbal de constatation des causes et circonstances du sinistre et d'évaluation des dommages a été signé par les experts le 24 mars 2017.

A défaut de solution amiable, les sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD SA (les sociétés MMA) et la fromagerie ont fait assigner la société Groupama et le GAEC en indemnisation.

Par jugement du 8 avril 2021, le tribunal judiciaire de Lyon a :

- dit recevable l'action des sociétés MMA contre la société Groupama,

- condamné la société Groupama à payer la somme de 93 761,43 euros aux sociétés MMA et la somme de 18 063,55 euros à la fromagerie,

- condamné la société Groupama à payer la somme de 1 500 euros aux sociétés MMA et à la fromagerie au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société Groupama aux dépens de l'instance,

- ordonné l'exécution provisoire du jugement,

- débouté les parties du surplus de leurs demandes.

Par déclaration du 28 avril 2021, la société Groupama a interjeté appel du jugement.

Moyens

Au terme de ses dernières conclusions notifiées le 13 septembre 2022, elle demande à la cour de :

- réformer la décision entreprise en ce qu'elle :

l'a condamnée à payer la somme de 114 728,57 euros (sic) aux sociétés MMA,

l'a condamnée à payer la somme de 30 048,37 euros (sic) à la fromagerie,

l'a condamnée à payer aux sociétés MMA et à la fromagerie la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles,

statuant à nouveau,

- débouter les sociétés MMA de l'ensemble de leurs demandes à défaut de subrogation valable dans les droits de leur assurée,

- débouter la fromagerie et les sociétés MMA de l'ensemble de leurs demandes à défaut de rapporter la preuve de l'existence d'un défaut excédant ce à quoi la fromagerie pouvait légitimement s'attendre et en raison des fautes commises par la fromagerie,

- condamner in solidum la fromagerie et les sociétés MMA à lui payer la somme de 6 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance,

subsidiairement,

- réduire la responsabilité de son assuré par application de l'article 1245-12 du code civil,

- limiter la réclamation aux préjudices indemnisables, à l'exclusion du dommage résultant de l'atteinte au produit défectueux et au préjudice économique en découlant, excluant les postes de fournitures de lait et de sa transformation,

- dire et juger que la responsabilité du GAEC doit être limitée à la part de sa fourniture dans la production de la fromagerie et qu'en toute hypothèse, l'indemnisation de la fourniture du lait comme celle du préjudice excédant la somme de 500 euros doit être exclue,

- débouter la fromagerie et les sociétés MMA de l'ensemble du surplus de leurs demandes,

- condamner in solidum la fromagerie et les sociétés MMA à lui payer la somme de 6 000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance.

Au terme de leurs dernières conclusions notifiées le 20 mai 2022, les sociétés MMA et la fromagerie demandent à la cour de :

- confirmer le jugement entrepris sauf en ce qu'il a retenu l'existence d'une franchise légale d'un montant de 500 euros,

par voie de conséquence et y ajoutant,

- dire et juger que le GAEC est responsable, sur le fondement du régime juridique des produits défectueux dont l'ensemble des conditions sont remplies, du préjudice qu'elles ont subi,

- dire et juger que la société Groupama est tenue de garantir le GAEC des conséquences dommageables de sa responsabilité,

par voie de conséquence,

- condamner solidairement le GAEC et la société Groupama à payer aux sociétés MMA la somme de 94 261,43 euros en réparation du préjudice subi,

- condamner solidairement le GAEC et la société Groupama à payer à la fromagerie la somme de 18 063,55 euros en réparation du préjudice subi,

- condamner solidairement le GAEC et la société Groupama à payer aux sociétés MMA la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance conformément aux articles 698 et 699 du même code,

- ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir pour le tout mettre à la charge de la société Groupama et du GAEC en cas d'exécution forcée de la décision à intervenir, les sommes retenues par l'huissier de justice instrumentaire au titre de l'article 10 du décret n°96-1080 du 12 décembre 1996 portant fixation du tarif des huissiers de justice en matière civile et commerciale, tel que modifié par l'article 2 du décret 2001-212 du 08 mars 2001.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 20 octobre 2022.

Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour se réfère, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, à leurs conclusions écrites précitées.

Motivation

MOTIFS DE LA DÉCISION

1. Sur la recevabilité de l'action des sociétés MMA

Selon l'article 542 du code de procédure civile, l'appel tend, par la critique du jugement rendu par une juridiction de premier degré, à sa réformation ou à son annulation par la cour d'appel.

Et en application de l'article 954 du même code, les conclusions d'appel doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion. Les parties doivent reprendre, dans leurs dernières écritures, les prétentions et moyens précédemment présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures. A défaut, elles sont réputées les avoir abandonnés et la cour ne statue que sur les dernières conclusions déposées.

Il résulte de ces textes que l'appelant doit, dans le dispositif de ses conclusions, mentionner qu'il demande l'infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l'anéantissement et que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif.

En l'espèce, arguant du défaut de subrogation des assureurs de la fromagerie, la société Groupama soutient, en page 13 de ses conclusions d'appel, que les demandes des sociétés MMA sont irrecevables.

Toutefois, dans le dispositif de ses conclusions, elle ne sollicite pas l'infirmation du chef de dispositif ayant déclaré recevable l'action des sociétés MMA à son encontre et ne demande pas à la cour de prononcer l'irrecevabilité de cette action.

En conséquence, la cour ne peut que constater qu'aucune des parties ne demande l'infirmation du jugement en ce qu'il a dit recevable l'action des sociétés MMA contre la société Groupama. Le jugement est donc définitif sur ce point.

2. sur la responsabilité du GAEC

La société Groupama fait valoir que :

- (1) le lait du GAEC n'était pas défectueux au sens de l'article 1245-3 du code civil ; la fourniture de lait cru destiné à la fabrication de fromages n'est pas soumise à la même réglementation que la production de lait cru destiné à la consommation humaine et aucune réglementation ne prévoit que le lait destiné à la fabrication de fromages doit être stérile ni ne fait obligation au producteur laitier de procéder à des contrôles bactériologiques ; au contraire, il y a une présomption légale d'une possible altération de la qualité hygiénique du lait sans pour autant qu'un manquement ne soit constaté à la réglementation et aux normes d'hygiène, de sorte que le fromager doit normalement s'attendre à recevoir du lait contenant des bactéries, étant précisé que la distinction introduite par les sociétés MMA et la fromagerie entre les bactéries pathogènes et les autres est inopérante ; l'obligation de respecter des critères microbiologiques imposant l'absence de salmonelles dans un échantillon de 25 g de fromage au lait cru pèse sur le producteur de fromage qui est tenu d'une obligation de résultat, et non sur le producteur laitier qui n'est tenu que d'une obligation de moyens et pour lequel il existe une tolérance quant à la présence de germes dans le lait cru ; seul peut être qualifié de défectueux un lait dont la teneur en bactéries dépasse les seuils réglementaires et qui a été récolté sur des animaux non sains au sens de la réglementation ; or, les intimées ne démontrent aucune contamination supérieure aux normes en vigueur ni aucun manquement de l'éleveur à ses obligations quant à la surveillance de son troupeau et au respect des règles d'hygiène ;

- (2) il n'y a pas de lien de causalité directe entre la présence de salmonelles dans le lait et la présence de salmonelles dans le fromage fini, puisque c'est le rôle du fromager d'éliminer les mauvaises bactéries au cours de la production ou d'écarter les laits à risques en amont de la production ; s'il n'est pas contesté que la bactérie qui a été à l'origine du retrait de la vente des fromages a le même génome que celle trouvée dans les analyses du GAEC, force est de constater qu'eu égard à l'obligation de la fromagerie de contrôler la qualité du lait avant toute transformation, aucun préjudice n'aurait été causé à la fromagerie si elle avait respecté la réglementation en vigueur ; or, elle a manqué à ses obligations en matière d'hygiène en ne faisant pas des analyses systématiques lors de la réception du lait ;

- (3) sur le fondement de l'article 1245-10, 4° et 5°, du code civil, le GAEC doit être exonéré de toute responsabilité, puisque la contamination du lait est inévitable, qu'en l'état des connaissances techniques et scientifiques, il ne lui était pas possible de déceler l'existence d'un défaut dans le lait et que la charte de production du reblochon lui impose de fournir un lait le plus rapidement possible, dans des délais ne permettant pas de procéder à une analyse bactériologique.

Les sociétés MMA et la fromagerie répliquent que :

- les experts mandatés par les assurances ont établi, contradictoirement, que le lait contaminé par la salmonelle provenait du GAEC, de sorte que le défaut du produit émanant de ce dernier est démontré ; les experts ont été d'accord pour évaluer le préjudice consécutif à cette contamination à la somme de 112'324,98 euros, de sorte que le dommage est démontré ; le lien de causalité, qui paraît évident, n'est pas contesté par la société Groupama dont l'expert a signé le procès-verbal ;

- un lait contaminé par la bactérie de la salmonelle est nécessairement dangereux et doit être écarté des circuits de production ; si la réglementation n'impose pas un lait stérile, il n'en demeure pas moins que la salmonelle est une bactérie classée pathogène qui ne peut être considérée comme une bactérie de la flore lactique normale et attendue ; le producteur de lait est tenu d'une obligation de résultat et doit fournir un lait sain et apte à la consommation ; l'élevage du GAEC était massivement contaminé par la salmonelle, ce qui témoigne du non-respect des règles d'hygiène et d'une défaillance dans la gestion de l'élevage, et notamment dans la pratique quotidienne de la traite ; c'est bien une défaillance au niveau du producteur primaire qui est à l'origine de la contamination des fromages ; a contrario, ce sont le système de contrôle et le plan de maîtrise établis par la fromagerie qui ont permis d'éviter la mise en circulation des produits contaminés ;

- en prétendant que le producteur de lait ne serait tenu qu'à une obligation de moyens et en s'employant à démontrer que son assuré n'a commis aucune faute, la société Groupama confond la faute et le défaut et méconnaît le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux qui est un régime de responsabilité dite objective, ce qui signifie qu'elle ne nécessite pas la démonstration d'une faute du producteur, mais seulement que le produit n'a pas offert la sécurité attendue et présente donc un défaut ;

- le GAEC ne saurait bénéficier d'une quelconque cause d'exonération et la société Groupama ne peut prétendre que la fromagerie a commis une faute en ne vérifiant pas la qualité du lait avant la transformation, dès lors que la charte de production des reblochons impose de procéder à l'emprésurage du lait dans un délai maximum de 24 heures après la traite la plus ancienne, ce qui ne permet pas de réaliser les analyses et d'en obtenir le résultat ; en outre, la bactérie n'est pas instantanément détectable dans le lait puisqu'elle le devient lorsque la bactérie se développe de sorte que les analyses seraient inopérantes.

Réponse de la cour

L'article 1386-1 du code civil, devenu 1245, dispose que le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit, qu'il soit ou non lié par un contrat avec la victime.

Aux termes de l'article 1386-4 du même code, devenu 1245-3, un produit est défectueux au sens du présent chapitre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre.

Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation.

Un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu'un autre, plus perfectionné, a été mis postérieurement en circulation.

Enfin, conformément à l'article 1386-9, devenu 1245-8, le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. Dès lors, il lui incombe d'établir, outre que le dommage est imputable au produit incriminé, que celui-ci est défectueux, cette preuve pouvant être rapportée par des présomptions pourvu qu'elles soient graves, précises et concordantes.

En l'espèce, s'agissant de la preuve du dommage, il est établi et non contesté que les reblochons fabriqués avec la collecte de lait du 6 octobre 2016 se sont révélés impropres à la consommation en raison d'une contamination à la bactérie salmonelle et qu'ils ont dû être détruits, la nécessité de cette destruction n'étant pas contestée par l'appelante.

Il ressort par ailleurs du procès-verbal de constatations relatives aux causes et circonstances et à l'évaluation des dommages signé par les experts des sociétés MMA et Groupama que « le 15 octobre 2016, les résultats montrent que le GAEC [...], producteur n° 46, et lui seul, est positif à la recherche de salmonelles », que « le 10 novembre, les résultats d'analyse de sérotypage de salmonelle mettent en évidence que le lait du GAEC [...] et les reblochons fabriqués les 7 et 8 octobre 2016, étaient contaminés par Salmonella Typhimurium », que « la traçabilité a été analysée et vérifiée », que « l'ensemble des productions fromagères [a été] vérifié [et que] seuls les fromages produits les 3, 4, 5, 6, 7 et 8 octobre sont positifs à la recherche de salmonelles », que « les analyses déclenchées par la fromagerie [...] sont confirmées par le laboratoire agréé Lidal et ont été produites » et, enfin, que « les fromages contaminés ont été contradictoirement dénombrés dans les chambres de stockage de la fromagerie : environ 17'469,785 kg fromages à détruire ».

Dans son rapport d'expertise contradictoire du 5 décembre 2016, l'expert des sociétés MMA indique encore : « Nous avons repris, en réunion, la traçabilité et l'ensemble des analyses réalisé par la fromagerie ['] et confirmé par le Lidal 74 (laboratoire officiel). La traçabilité est complète et cohérente et n'a fait l'objet d'aucune discussion. Le lien de causalité entre le lait produit par le GAEC ['] et le lait contaminé est donc démontré. ['] Comme le sinistre précédent, la contamination du lait du producteur semble trouver son origine dans l'environnement, eau de source en alpage ou eau du réseau ».

Il ressort enfin des analyses effectuées par l'organisme agréé Lidal et par l'Anses que la bactérie Salmonella Typhimurium, mise en évidence dans les reblochons de la cuve 7 fabriqués les 7 et 8 octobre 2016, a été retrouvée dans le lait produit par le GAEC, ainsi que dans l'eau de l'abreuvoir vers DAC et AA, dans les bouses de l'environnement et dans le lisier, la salmonelle retrouvée dans l'eau de source étant d'une souche différente (salmonelle Ajiobo).

La société Groupama qui ne conteste pas que la bactérie à l'origine du retrait de la vente des fromages a le même génome que celle trouvée dans les analyses du GAEC, se contente d'affirmer que la composition bactériologique des échantillons réalisés le jour de la collecte s'est nécessairement modifiée avec le temps, mais ne verse aux débats strictement aucune pièce de nature à remettre en cause la fiabilité du traçage effectué par les laboratoires agréés à la demande de la fromagerie et dont les résultats ont été validés par son expert.

Au vu de ce qui précède, les premiers juges ont exactement considéré que les éléments du dossier établissent suffisamment que le lait contaminé et contaminant était issu du GAEC.

S'agissant du caractère défectueux de ce lait, la cour a rappelé plus avant qu'il résulte de l'article 1386-4 du code civil, devenu 1245-3, qu'un produit est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et que dans l'appréciation de ce critère, il doit être tenu compte notamment de l'usage qui peut être raisonnablement attendu du produit.

En l'espèce, l'usage qui pouvait être raisonnablement attendu du lait vendu par le GAEC à la fromagerie est sa transformation en reblochons au lait cru destinés à être mis sur le marché et consommés par des consommateurs. Il en résulte que la contamination du lait par une bactérie pathogène du genre salmonelle, dont il ressort du préambule du règlement (CE) n° 2073/2005 de la Commission du 15 novembre 2005 concernant les critères microbiologiques applicables aux denrées alimentaires (considérant n° 16) que la présence dans le lait non pasteurisé et certains produits à base de lait non pasteurisé est susceptible de « présenter un risque élevé pour la santé publique », constitue un défaut au sens de l'article 1245-3 précité, en ce que cette contamination n'offre pas la sécurité à laquelle l'acquéreur et le sous-acquéreur peuvent légitimement s'attendre dans le cadre de l'opération de transformation du lait en reblochons au lait cru puis de consommation de ceux-ci.

La société Groupama n'est pas fondée à arguer d'une absence de réglementation applicable au lait destiné à la fabrication de fromages et à soutenir que l'obligation de respecter des critères microbiologiques imposant l'absence de salmonelles dans un échantillon de 25 g de fromage au lait cru pèse sur le seul producteur de fromage, à l'exclusion du producteur laitier, alors que le règlement (CE) précité, qui énonce, en son annexe I, que les fromages mis sur le marché fabriqués à partir de lait cru ne doivent contenir aucune salmonelle dans un échantillon de 25 g, précise, en son article 3, que les mesures nécessaires à assurer le respect des critères microbiologiques pertinents établis à l'annexe I doivent être prises par les exploitants du secteur alimentaire à tous les stades de la production, de la transformation et de la distribution des denrées alimentaires, ce dont il résulte que le producteur de lait cru utilisé pour la fabrication de fromages au lait cru est tenu, au même titre que le producteur de fromages, de prendre les mesures utiles au respect des critères de sécurité des denrées alimentaires.

C'est encore vainement que la société Groupama allègue l'absence de preuve d'un manquement du GAEC aux normes d'hygiène pour contester le caractère défectueux du lait, dès lors qu'il résulte des articles 1386-10 et 1386-11 du code civil, devenus 1245-9 et 1245-10, que la responsabilité du producteur est une responsabilité de plein droit et qu'il peut être responsable du défaut alors même que le produit a été fabriqué dans le respect des règles de l'art ou de normes existantes ou qu'il a fait l'objet d'une autorisation administrative.

Le tribunal a exactement retenu qu'il ne peut être soutenu de façon opérante que le lait porte en lui une présomption de contamination et qu'il appartient à la fromagerie de procéder à des analyses avant d'engager le processus de fabrication. Pour confirmer le jugement sur ce point, la cour ajoute qu'il ne peut davantage être retenu à la charge de la fromagerie une obligation d'éliminer les mauvaises bactéries au cours de la production ou d'écarter les laits à risques en amont de la production, alors, d'une part, que la société Groupama se contente d'affirmer, sans l'établir, que le processus de fabrication du fromage au lait cru doit permettre d'éliminer les agents pathogènes naturellement présents dans le lait, même en l'absence de chauffage, et, d'autre part, que le cahier des charges de l'appellation d'origine protégée auquel elle est soumise, impose à la fromagerie de procéder à l'emprésurge du lait dans un délai maximum de 24 heures après la traite la plus ancienne, de sorte qu'elle ne peut attendre les résultats d'analyse des échantillons de lait avant de démarrer la production des fromages.

La société Groupama soutient enfin qu'en application de l'article 1245-10, 4° et 5°, du code civil, le GAEC doit être exonéré de toute responsabilité, aux motifs que la contamination du lait est inévitable, qu'en l'état des connaissances techniques et scientifiques, il ne lui était pas possible de déceler l'existence d'un défaut dans le lait et que la charte de production du reblochon lui impose de fournir un lait le plus rapidement possible, dans des délais ne permettant pas de procéder à une analyse bactériologique.

Selon l'article 1386-11 du code civil, devenu 1245-10, le producteur est responsable de plein droit à moins qu'il ne prouve :

[']

4° Que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut ;

5° Ou que le défaut est dû à la conformité du produit avec des règles impératives d'ordre législatif ou réglementaire.

En premier lieu, il résulte de ce texte que le caractère prétendument inévitable de la contamination n'est pas une cause d'exonération de la responsabilité du producteur.

En deuxième lieu, il est faux de prétendre que la présence de salmonelles dans le lait livré par le GAEC est dû à la conformité de ce lait à la charte de production du reblochon, étant observé au surplus que cette charte n'est pas une règle impérative d'ordre législatif ou réglementaire.

En troisième lieu, alors que la cause d'exonération tirée de l'état des connaissances scientifiques et techniques doit faire, comme tous les cas d'exonération de la responsabilité du producteur limitativement énumérés à l'article 7 de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des états membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, l'objet d'une interprétation stricte, force est de considérer que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où le GAEC a mis le lait en circulation, permettait de déceler l'existence d'une contamination à la salmonelle, et que l'absence de dépistage bactériologique systématique du lait n'a pas pour cause l'état des connaissances scientifiques et techniques mais des contraintes économiques et de respect de la charte de production du reblochon.

Au vu de ce qui précède, le jugement est confirmé en ce qu'il a retenu que le lait livré par le GAEC est à l'origine de la contamination à la salmonelle, que le lien de causalité entre le produit défectueux et l'atteinte de 17'469,785 kg de reblochon est établi et que le GAEC ne peut se prévaloir d'une cause d'exonération de responsabilité.

2. Sur les demandes indemnitaires

La société Groupama fait valoir que :

- l'évaluation des dommages versée aux débats, bien que signée par son expert, ne vaut pas reconnaissance d'un préjudice indemnisable, le chiffrage contradictoire du préjudice n'empêchant pas la contestation juridique du bien-fondé de la réclamation ;

- or, il résulte de l'article 1245-1 du code civil et de la jurisprudence de la Cour de cassation que la responsabilité ne s'étend pas au produit défectueux lui-même et aux préjudices économiques découlant de cette atteinte ; dès lors, le préjudice résultant de l'atteinte au lait, ainsi que les préjudices économiques en découlant ne peuvent être indemnisés ;

- en outre, aux termes de l'article 1245-12 du code civil, la responsabilité du producteur peut être réduite voire supprimée, lorsque le dommage a été causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ; en l'espèce, l'ampleur du dommage résulte de l'absence de contrôle des matières premières en amont du processus de fabrication et du mélange des laits provenant de divers exploitations, avec pour effet que lorsqu'une exploitation est contaminée, ce sont plusieurs milliers de litres de lait qui sont contaminés ; le préjudice résiduel doit être amputé des fautes commises par la fromagerie alors que le lait du GAEC ne représente que 1,34 % de la quantité totale de lait mise en œuvre et finalement détruite ; seul 1,34 % du préjudice indemnisable peut en conséquence être mis à la charge de son assuré ;

- le préjudice résultant du retrait et de la destruction des fromages doit encore être limité parce que le lait isolé a été réutilisé après pasteurisation et a servi à faire des produits dont la marge est supérieure à celle réalisée avec les fromages détruits ;

- la somme de 500 euros fixée par l'article 1245-1 du code civil doit être déduite de la réclamation, cette somme n'étant pas indemnisable.

Les sociétés MMA et la fromagerie répliquent que :

- le montant total du préjudice subi par la fromagerie a été évalué contradictoirement par les deux experts des assureurs à la somme de 112 324,98 euros ; l'évaluation contradictoire des préjudices est opposable à la société Groupama, sauf les points sur lesquels un désaccord a été consigné lors de la réunion ; en l'espèce, le seul désaccord concerne la prise en charge des frais de pasteurisation ; or, les frais de pasteurisation du lait sont indemnisables dès lors qu'afin de ne pas détruire le lait contaminé, la fromagerie l'a pasteurisé pour le remployer dans d'autres produits ;

- contrairement à ce que soutient la société Groupama, l'article 1245-1 ne dit pas que le produit défectueux lui-même ne peut pas être indemnisé mais que pour engager la responsabilité du producteur, la défectuosité du produit doit consister en un défaut de sécurité ayant causé un dommage à une personne ou à un bien autre que le produit défectueux lui-même ; cet article ne prévoit pas non plus de franchise de 500 euros mais dit seulement que les dispositions du chapitre s'appliquent au montant déterminé par décret, soit 500 euros ;

- la demande de la société Groupama de n'être débitrice que de la fraction de préjudice correspondant à la part de lait de son producteur dans la production totale défectueuse doit être rejetée, dès lors que sous réserve des obligations relatives à la traçabilité et à l'identification des producteurs, il n'existe aucune obligation de travailler le lait de chaque producteur séparément et de ne pas les mélanger.

Réponse de la cour

Les sociétés MMA et la fromagerie demandent la condamnation de la société Groupama à leur payer la somme totale de 112'324,98 euros, ainsi décomposée :

achat du lait (facture septembre 2016) 79'141,63 €

coût de transformation (facture septembre 2016) 17'203,20 €

frais d'analyse (Lidal et interne) 2 976,05 €

charges d'exploitation 4 940,54 €

destruction 1 017,00 €

destruction 7 046,55 €.

Les sociétés MMA produisent une quittance de règlement de sinistre par laquelle la fromagerie reconnaît avoir reçu la somme de 94'261,43 euros « en règlement de l'indemnité définitive, à savoir des frais de remplacement des fromages contaminés et des frais d'analyse, déduction faite de la franchise de 10'000 euros » et les subroge dans tous ses droits et actions.

Selon l'article 1386-13, devenu 1245-12 du code civil, la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime.

En l'espèce, il a été retenu plus avant qu'aucune faute ne peut être reprochée à la fromagerie en raison de l'absence de contrôle des matières premières en amont du processus de fabrication, cette absence résultant du respect du cahier des charges de l'appellation d'origine protégée auquel la fromagerie et le GAEC sont soumis.

Par ailleurs, si la mise en commun et le mélange du lait du GAEC avec ceux d'autres membres de la coopérative a conduit à une aggravation du dommage, ce mélange n'a pas causé le dommage qui résulte exclusivement de la contamination du lait fourni par le GAEC, lequel a contaminé l'ensemble de la production de reblochons du 7 octobre 2016.

La société Groupama ne rapportant pas la preuve qui lui incombe que l'une des fautes alléguées à l'encontre de la fromagerie serait la cause, même partielle, du dommage que celle-ci a subi, il n'y a pas lieu de faire application de l'article précité et de réduire ou supprimer la responsabilité du producteur.

Selon l'article 1386-2 du code civil, devenu 1245-1, la responsabilité du fait des produits défectueux s'applique à la réparation du dommage résultant d'une atteinte à la personne et du dommage supérieur à un montant déterminé par décret, qui résulte d'une atteinte à bien autre que le produit défectueux lui-même.

Il résulte de ce texte que ce régime de responsabilité ne s'applique pas à la réparation du dommage qui résulte d'une atteinte au produit défectueux lui-même et aux préjudices économiques découlant de cette atteinte.

En conséquence, les intimées ne sont pas fondées à solliciter, sur le fondement de la responsabilité des produits défectueux, le remboursement de la facture d'achat du lait pour 79'141,63 euros. Le jugement est donc infirmé en ce qu'il a condamné la société Groupama au paiement de cette somme.

Pour le surplus, l'évaluation des préjudices ouvrant droit à réparation en application du régime de responsabilité des produits défectueux ayant été effectuée contradictoirement par les experts des deux assureurs, la société Groupama n'est pas fondée à la contester.

Au vu de ce qui précède et compte tenu de la franchise de 500 euros fixée par le décret n° 2005-113 du 11 février 2005 pris pour l'application de l'article 1386-2 du code civil, il y a lieu :

- par infirmation partielle du jugement déféré, de condamner la société Groupama à payer aux sociétés MMA la somme de 94'261,43 € - 79'141,63 € - 500 € = 14 619,80 euros,

- de confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société Groupama à payer à la fromagerie la somme de 18'063,55 euros, correspondant au montant de sa franchise contractuelle et aux frais de destruction des produits non couverts par sa garantie.

Il n'y a pas lieu de prononcer la condamnation solidaire du GAEC, lequel n'est pas dans la cause.

3. Sur les demandes accessoires

Le jugement est confirmé en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et aux dépens de première instance.

La société Groupama, partie perdante au principal, est condamnée aux dépens d'appel. Toutefois, compte tenu du caractère partiellement fondé de son appel, s'agissant du montant de sa condamnation, il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Dispositif

PAR CES MOTIFS

La cour,

Confirme le jugement déféré, sauf en ce qui concerne le montant de la condamnation mise à la charge de la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne au profit des sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD SA,

Statuant à nouveau du chef infirmé et y ajoutant,

Condamne la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne à payer aux sociétés MMA IARD assurances mutuelles et MMA IARD SA la somme de 14 619,80 euros,

Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,

Condamne la société Groupama Rhône-Alpes Auvergne aux dépens d'appel.