Livv
Décisions

CJUE, 10e ch., 23 novembre 2023, n° C-480/22

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

EVN Business Service GmbH, Elektra EOOD, Penon EOOD

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Csehi (rapporteur)

Juges :

M. Ilešič, M. Gratsias

Avocat général :

M. Campos Sánchez-Bordona

Avocats :

Me Schwartz, Me Radinsky

CJUE n° C-480/22

22 novembre 2023

LA COUR (dixième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte, notamment, sur l’interprétation de l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE (JO 2014, L 94, p. 243).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre de plusieurs recours formés par EVN Business Service GmbH (ci-après « EBS »), une société de droit autrichien ayant son siège en Autriche, et par deux sociétés établies en Bulgarie contre des décisions du Landesverwaltungsgericht Niederösterreich (tribunal administratif régional de Basse-Autriche, Autriche) par lesquelles celui-ci s’est déclaré incompétent en tant qu’instance de recours en matière de passation de marchés publics.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

La directive 92/13

3 La directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications (JO 1992, L 76, p. 14), telle que modifiée par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession (JO 2014, L 94, p. 1) (ci-après la « directive 92/13 »), comprend un article 1er, intitulé « Champ d’application et accessibilité des procédures de recours », qui dispose, à son paragraphe 1, premier et quatrième alinéas :

« La présente directive s’applique aux contrats visés par la directive 2014/25 [...], sauf si ces contrats sont exclus en application des articles 18 à 24, des articles 27 à 30 et des articles 34 ou 55 de ladite directive.

[...]

Les États membres prennent, en ce qui concerne les contrats relevant du champ d’application de la directive 2014/25/UE ou de la directive 2014/23/UE, les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les entités adjudicatrices peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles 2 à 2 septies de la présente directive, au motif que ces décisions ont violé le droit de l’Union en matière de marchés ou les règles nationales transposant ce droit. »

La directive 2014/25

4 Les considérants 78 et 82 de la directive 2014/25 énoncent :

« (78) Les techniques de centralisation des achats sont de plus en plus utilisées dans la plupart des États membres. Des centrales d’achat sont chargées d’effectuer des acquisitions, de gérer des systèmes d’acquisition dynamiques ou de passer des marchés/des accords-cadres pour d’autres pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices, avec ou sans rémunération. Les entités adjudicatrices pour lesquelles un accord-cadre est conclu devraient pouvoir y avoir recours pour des achats uniques ou répétés. Ces techniques peuvent permettre, du fait de l’importance des volumes achetés, d’élargir la concurrence et devraient aider à professionnaliser la commande publique. En conséquence, il y a lieu de prévoir, au niveau de l’Union [européenne], une définition de la centrale d’achat destinée aux entités adjudicatrices, en précisant que ces centrales opèrent de deux manières différentes.

Elles devraient pouvoir agir, en premier lieu, en tant que grossistes en achetant, stockant et revendant ou, en second lieu, en tant qu’intermédiaires en attribuant des marchés, en exploitant des systèmes d’acquisition dynamiques ou en concluant des accords-cadres destinés aux entités adjudicatrices.

Elles pourraient jouer ce rôle d’intermédiaire, dans certains cas, en menant de manière autonome les procédures d’attribution applicables, sans avoir reçu d’instructions détaillées de la part des entités adjudicatrices concernées, et, dans d’autres cas, en menant les procédures d’attribution applicables sur instructions des entités adjudicatrices concernées, en leur nom et pour leur compte.

En outre, des règles devraient être arrêtées pour répartir les responsabilités quant au respect des obligations prévues par la présente directive, y compris en matière de recours, entre la centrale d’achat et les entités adjudicatrices qui effectuent leurs achats auprès de celle-ci ou par son intermédiaire. Lorsque la centrale d’achat assume seule la responsabilité du déroulement des procédures de passation de marché, elle devrait aussi assumer seule la responsabilité directe de la légalité des procédures. Si une entité adjudicatrice se charge de certaines parties de la procédure, telles que la remise en concurrence en application d’un accord-cadre ou l’attribution de marchés particuliers sur la base d’un système d’acquisition dynamique, elle devrait rester responsable des phases de la procédure dont elle se charge.

[...]

(82) La passation conjointe de marchés par des entités adjudicatrices de différents États membres pose actuellement des problèmes juridiques spécifiques relatifs aux conflits de lois nationales. Bien que la directive 2004/17/CE [du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, portant coordination des procédures de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux (JO 2004, L 134, p. 1),] ait implicitement autorisé la passation conjointe de marchés publics transnationaux, les entités adjudicatrices continuent de rencontrer de grandes difficultés juridiques et pratiques pour acheter auprès de centrales d’achat établies dans d’autres États membres ou attribuer conjointement des marchés. Il y a lieu de remédier à ces difficultés afin de permettre aux entités adjudicatrices de tirer le meilleur parti possible du potentiel du marché intérieur en termes d’économies d’échelle et de partage des gains et des risques, en particulier pour les projets innovants comportant plus de risques que n’en peut raisonnablement assumer une seule entité adjudicatrice. Il convient donc de définir de nouvelles règles en matière de passation conjointe de marchés transnationaux, afin de faciliter la coopération entre entités adjudicatrices et d’accroître les avantages pouvant être retirés du marché intérieur en ouvrant des perspectives commerciales transnationales aux fournisseurs et aux prestataires de services. Ces règles devraient établir les conditions d’utilisation transnationale des centrales d’achat et désigner la réglementation relative à la passation de marchés publics, y compris celle en matière de recours, qui s’applique aux procédures conjointes transnationales, en complétant les règles de conflit de lois du règlement (CE) no 593/2008 du Parlement européen et du Conseil[, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (JO 2008, L 177, p. 6)]. De plus, des entités adjudicatrices de différents États membres devraient pouvoir créer des entités juridiques conjointes en vertu du droit national ou du droit de l’Union. Des règles particulières devraient être définies pour cette forme de passation conjointe de marchés.

Toutefois, les entités adjudicatrices ne devraient pas faire usage des possibilités offertes par la passation conjointe de marchés transnationaux aux fins de se soustraire aux dispositions obligatoires de droit public conformément au droit de l’Union auxquelles elles sont soumises dans l’État membre dans lequel elles sont situées. Ces dispositions pourraient porter, par exemple, sur la transparence et l’accès aux documents ou sur des exigences spécifiques en matière de traçabilité de fournitures sensibles. »

5 L’article 2 de la directive 2014/25, intitulé « Définitions », prévoit :

« Aux fins de la présente directive, on entend par :

[...]

10) “activités d’achat centralisées”, des activités menées en permanence qui prennent l’une des formes suivantes :

a) l’acquisition de fournitures et/ou de services destinés à des entités adjudicatrices ;

b) la passation de marchés ou la conclusion d’accords-cadres de travaux, de fournitures ou de services destinés à des entités adjudicatrices ;

[...]

12) “centrale d’achat”, une entité adjudicatrice au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la présente directive, ou un pouvoir adjudicateur au sens de l’article 2, paragraphe 1, point 1), de la directive 2014/24/UE [du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE (JO 2014, L 94, p. 65),] qui fournit des activités d’achat centralisées et, éventuellement, des activités d’achat auxiliaires.

Un marché passé par une centrale d’achats en vue d’effectuer des activités d’achat centralisées est considéré comme un marché passé en vue de mener une des activités visées aux articles 8 à 14. L’article 18 ne s’applique pas aux marchés passés par une centrale d’achats en vue de mener des activités d’achat centralisées ;

[...] »

6 L’article 4 de la directive 2014/25, intitulé « Entités adjudicatrices », dispose :

« 1. Aux fins de la présente directive, les entités adjudicatrices sont des entités qui :

a) sont des pouvoirs adjudicateurs ou des entreprises publiques et qui exercent une des activités visées aux articles 8 à 14 ;

b) lorsqu’elles ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs ou des entreprises publiques, exercent, parmi leurs activités, l’une des activités visées aux articles 8 à 14, ou plusieurs de ces activités, et bénéficient de droits spéciaux ou exclusifs octroyés par une autorité compétente d’un État membre.

2. On entend par “entreprise publique”, toute entreprise sur laquelle les pouvoirs adjudicateurs peuvent exercer directement ou indirectement une influence dominante du fait de la propriété de cette entreprise, de la participation financière qu’ils y détiennent ou des règles qui la régissent.

[...] »

7 L’article 57 de cette directive, intitulé « Marchés auxquels participent des entités adjudicatrices de différents États membres », prévoit, à ses paragraphes 1 à 3 :

« 1. Sans préjudice des articles 28 à 31, les entités adjudicatrices de différents États membres peuvent agir conjointement pour passer des marchés en recourant à l’un des moyens prévus au présent article.

Les entités adjudicatrices ne recourent pas aux moyens prévus dans le présent article dans le but de se soustraire à l’application de dispositions obligatoires de droit public conformes au droit de l’Union auxquelles ils sont soumis dans leur État membre.

2. Un État membre n’interdit pas à ses entités adjudicatrices de recourir à des activités d’achat centralisées proposées par des centrales d’achat situées dans un autre État membre.

En ce qui concerne les activités d’achat centralisées proposées par une centrale d’achat située dans un autre État membre que celui de l’entité adjudicatrice, les États membres peuvent toutefois choisir de préciser que leurs entités adjudicatrices ne peuvent recourir qu’aux activités d’achat centralisées définies à l’article 2, point 10) a) ou b).

3. Les activités d’achat centralisées sont fournies par une centrale d’achat située dans un autre État membre conformément aux dispositions nationales de l’État membre dans lequel est située la centrale d’achat.

Les dispositions nationales de l’État membre dans lequel est située la centrale d’achat s’appliquent également :

a) à la passation d’un marché en vertu d’un système d’acquisition dynamique ;

b) à la remise en concurrence en application d’un accord-cadre. »

Le droit autrichien

8 L’article 180 du Bundesvergabegesetz 2018 (loi fédérale de 2018 sur la passation des marchés publics), du 20 août 2018 (BGBl. I, 65/2018) (ci-après le « BVergG 2018 »), intitulé « Passation conjointe de marchés transfrontaliers par plusieurs entités adjudicatrices sectorielles », dispose, à son paragraphe 2 :

« Lorsqu’une activité d’achat centralisée est effectuée pour une entité adjudicatrice sectorielle par une centrale d’achat visée à l’article 2, point 12, de la directive 2014/25/UE qui a son siège dans un autre État membre de l’Union ou dans un autre État partie contractante à l’accord EEE

1. le déroulement de la procédure de passation de marché est régi

[...]

par la réglementation de l’État du siège de la centrale d’achat. »

Le litige au principal et les questions préjudicielles

9 Par un avis publié au Journal officiel de l’Union européenne le 22 mai 2020, une procédure de passation de marché public ayant pour objet un accord-cadre a été lancée en vue de l’exécution de travaux de pose d’installations électriques ainsi que de travaux de construction et démolition y afférents. Le marché était divisé (territorialement) en 36 lots dont le lieu d’exécution se situait en Bulgarie. La valeur du marché dépassait le seuil au-delà duquel les règles de procédure et de publicité en matière de passation de marchés publics du droit de l’Union s’appliquent.

10 Elektrorazpredelenie YUG EAD (ci-après « ER Yug »), une société anonyme de droit bulgare ayant son siège en Bulgarie, était l’entité adjudicatrice dans le cadre de cette procédure de passation de marché.

11 EBS, société de droit autrichien dont le siège est en Autriche, agissait dans cette procédure de passation de marché comme centrale d’achat, en tant que représentante d’ER Yug.

12 Tant ER Yug qu’EBS sont détenues indirectement à 100 % par EVN AG, elle-même détenue à 51 % par le Land Niederösterreich (Land de Basse-Autriche, Autriche).

13 Aux termes de l’appel d’offres, EBS était chargée du déroulement et de l’exécution de celui-ci, tandis que le contrat ayant pour objet les prestations demandées devait être conclu avec ER Yug en tant qu’entité adjudicatrice sectorielle. Dans cet appel d’offres, le Landesverwaltungsgericht Niederösterreich (tribunal administratif régional de Basse-Autriche) était désigné comme l’instance responsable des procédures de recours. Il y était également prévu que le droit autrichien était le droit applicable « à la procédure de passation de marché et à toutes les prétentions en découlant » et que le droit bulgare s’appliquait à « l’exécution du contrat ».

14 Elektra EOOD et Penon EOOD, deux entreprises bulgares, ont soumis des offres pour différents lots au titre du contrat-cadre. Elles ont été informées, par décisions des 28 et 30 juillet 2020, que leurs offres n’avaient pas été retenues.

15 Leurs demandes visant l’annulation de ces décisions ont été rejetées, le 23 septembre 2020, par ordonnances du Landesverwaltungsgericht Niederösterreich (tribunal administratif régional de Basse-Autriche), qui s’est déclaré incompétent à cet égard.

16 Cette juridiction a considéré qu’elle était saisie de la question de savoir si une entreprise bulgare pouvait conclure avec une entité adjudicatrice établie en Bulgarie un contrat devant être exécuté dans cet État membre et relevant du droit de ce même État. Or, selon ladite juridiction, admettre sa compétence dans de telles circonstances empièterait sérieusement sur la souveraineté de la République de Bulgarie et créerait un conflit avec le principe de territorialité reconnu par le droit international. Le fait que le Land de Basse-Autriche exercerait un contrôle sur ER Yug ne préjugerait en rien de la compétence de cette même juridiction en matière de passation de marchés avec des entreprises ayant leur siège à l’étranger.

17 En outre, tout comme l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25, le BVergG 2018 prévoirait, à son article 180, paragraphe 2, une règle relative aux activités d’achat centralisées effectuées pour le compte d’une entité adjudicatrice sectorielle par une centrale d’achat ayant son siège dans un État membre autre que celui dans lequel se trouve cette entité. Pour autant, cette règle se bornerait à prévoir le droit matériel qui s’applique à la procédure de passation de marché sans préciser le droit procédural applicable à une éventuelle procédure de recours. Certes, le considérant 82 de la directive 2014/25 ferait référence à la désignation de la réglementation applicable « en matière de recours », sans toutefois que cela ait été repris dans le texte même de cette directive. Par ailleurs, la notion d’« activités d’achat centralisées » figurant à l’article 57 de ladite directive ne viserait pas la procédure de recours.

18 Elektra, Penon et EBS ont introduit des recours en Revision devant le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) contre les ordonnances susmentionnées. Elles ont produit une traduction certifiée conforme d’une décision de la plus haute juridiction administrative de la République de Bulgarie confirmant la décision de l’autorité bulgare de contrôle des marchés publics quant à l’incompétence de celle-ci dans l’affaire de passation de marché public en question.

19 Ces parties font valoir que, eu égard à son objectif de prévoir un régime uniforme en matière d’achats centralisés transfrontaliers, l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 et, par voie de conséquence, l’article 180, paragraphe 2, du BVergG 2018 devraient être interprétés en ce sens qu’ils ne visent pas uniquement la procédure de passation de marché proprement dite, mais également la procédure de recours pouvant éventuellement suivre une telle passation. Dès lors qu’une centrale d’achat devrait appliquer le droit matériel autrichien en matière de passation de marchés, il conviendrait que la procédure de recours se déroule devant une instance de recours autrichienne en vertu du droit procédural autrichien. Ainsi, l’élément de rattachement territorial déterminant serait le siège de la centrale d’achat.

20 Dans ces conditions, le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) L’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 doit-il être interprété en ce sens qu’il existe une activité d’achat centralisée par une centrale d’achat “située dans un autre État membre” lorsque l’entité adjudicatrice – indépendamment de la question de l’imputation du contrôle exercé sur celle–ci – a son siège dans un autre État membre que la centrale d’achat ?

2) En cas de réponse affirmative à la première question :

La règle de conflit de lois prévue à l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25, en vertu de laquelle les activités d’achat centralisées sont fournies par une centrale d’achat située dans un autre État membre conformément aux dispositions nationales de l’État membre dans lequel la centrale d’achat a son siège, vise-t-elle également la législation en matière de procédures de recours et la compétence de l’instance de recours au sens de la directive 92/13 ?

3) En cas de réponse négative à la première ou la deuxième question :

La directive 92/13, en particulier son article 1er, paragraphe 1, quatrième alinéa, doit-elle être interprétée en ce sens que la compétence de contrôle d’une instance de recours nationale sur les décisions des entités adjudicatrices doit couvrir toutes les entités adjudicatrices ayant leur siège dans l’État membre de l’instance de recours ou la compétence doit-elle dépendre du point de savoir si l’influence dominante exercée sur l’entité adjudicatrice [au sens de l’article 3, point 4, sous c), ou de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2014/25] émane d’une autorité régionale ou d’un organisme de droit public qui se rattache à l’État membre de l’instance de recours ? »

Sur la première question

21 Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 doit être interprété en ce sens qu’une activité d’achat centralisée, dans le cadre de la passation conjointe de marchés par des entités adjudicatrices de différents États membres, est effectuée par une centrale d’achat « située dans un autre État membre » lorsque l’entité adjudicatrice, indépendamment du contrôle exercé sur celle-ci par un organisme de droit public de l’État membre du siège de la centrale d’achat, a son siège dans un État membre autre que celui du siège de la centrale d’achat.

22 Selon l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25, les activités d’achat centralisées sont fournies par une centrale d’achat située dans un autre État membre conformément aux dispositions nationales de l’État membre dans lequel est située la centrale d’achat. Les dispositions nationales de l’État membre dans lequel est située la centrale d’achat s’appliquent également à la passation d’un marché en vertu d’un système d’acquisition dynamique ainsi qu’à la remise en concurrence en application d’un accord-cadre.

23 La notion de « centrale d’achat » est définie à l’article 2, point 12, de la directive 2014/25 comme étant une entité adjudicatrice, au sens de l’article 4, paragraphe 1, de cette directive, ou un pouvoir adjudicateur, au sens de l’article 2, paragraphe 1, point 1, de la directive 2014/24, qui fournit des activités d’achat centralisées et, éventuellement, des activités d’achat auxiliaires.

24 Il ressort de la demande de décision préjudicielle que le principal doute de la juridiction de renvoi porte sur la manière de différencier l’État membre du siège de l’entité adjudicatrice de celui du siège de la centrale d’achat. En d’autres termes, elle s’interroge sur le critère de rattachement d’une entité adjudicatrice à un État membre aux fins de l’application de l’article 57 de la directive 2014/25.

25 Les parties au principal et les autres parties intéressées conviennent que le critère de rattachement doit être le lieu où est située l’entité adjudicatrice et qu’il importe peu dans ce contexte si et, le cas échéant, de quelle manière et à quel degré cette entité est détenue par une autre entité se trouvant dans un autre État membre. Ainsi, la règle prévue à l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 serait d’application lorsque la centrale d’achat et l’autre entité adjudicatrice se trouvent dans des États membres différents, comme en l’occurrence en Autriche et en Bulgarie.

26 À cet égard, il convient de rappeler que tant la centrale d’achat que l’entité qui mène la procédure de passation de marché sont des pouvoirs adjudicateurs, au sens de la directive 2014/25, de sorte que le critère de rattachement à un État membre ne saurait être différent pour l’une ou l’autre de ces entités.

27 Par ailleurs, l’article 57, paragraphe 1, de cette directive prévoit que les entités adjudicatrices ne peuvent pas recourir à la passation conjointe de marchés transnationaux pour se soustraire à l’application de dispositions contraignantes de droit public conformes au droit de l’Union auxquelles elles sont soumises « dans leur État membre ». Le paragraphe 2 de cet article vise les activités d’achat centralisées proposées par une centrale d’achat « située dans un autre État membre que celui de l’entité adjudicatrice ».

28 Nonobstant la circonstance que la directive 2014/25 utilise ainsi, aux fins de déterminer le rattachement d’une entité adjudicatrice à un État membre, des expressions parfois différentes, y compris dans ses diverses versions linguistiques, il n’en reste pas moins que ces expressions laissent entendre que le critère de rattachement retenu par le législateur de l’Union est de nature territoriale, ce qui correspond d’ailleurs à la règle générale, qui ressort, en substance, de l’article 57, paragraphe 1, second alinéa, de cette directive, selon laquelle toute entité adjudicatrice est censée respecter les règles en vigueur dans l’État membre où elle est établie.

29 Partant, lorsque, dans un cas comme celui de l’affaire au principal, la centrale d’achat et l’entité adjudicatrice se trouvent dans des États membres différents, il y a lieu de considérer qu’il s’agit de la passation d’un marché transnational effectuée par l’intermédiaire d’une centrale d’achat.

30 À cet égard, il importe de relever qu’il ne ressort pas de ladite directive et, en particulier, de son article 57, que l’appartenance à un État membre donné d’une autorité régionale ou d’un organisme de droit public exerçant un contrôle sur l’entité adjudicatrice constitue un critère pertinent de rattachement d’une telle entité. Or, lorsque le législateur de l’Union a entendu employer le critère tenant à l’existence d’un lien entre une entité adjudicatrice et une autre entité, il l’a employé de manière expresse, comme à l’article 4, paragraphe 2, de la même directive.

31 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question que l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 doit être interprété en ce sens qu’une activité d’achat centralisée, dans le cadre de la passation conjointe de marchés par des entités adjudicatrices de différents États membres, est effectuée par une centrale d’achat « située dans un autre État membre » lorsque l’entité adjudicatrice a son siège dans un État membre autre que celui du siège de la centrale d’achat, indépendamment, le cas échéant, du lieu du siège d’une entité tierce détenant le contrôle de l’une ou de l’autre de ces entités.

Sur la deuxième question

32 Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 doit être interprété en ce sens que la règle de conflits de lois consacrée à cette disposition, en vertu de laquelle les activités d’achat centralisées d’une centrale d’achat sont fournies conformément aux dispositions nationales de l’État membre dans lequel la centrale d’achat est située, s’étend aux procédures de recours, au sens de la directive 92/13, afférentes à ces activités.

33 Ainsi que l’a relevé la juridiction de renvoi, l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 n’établit pas de manière expresse si les dispositions nationales de l’État membre dans lequel la centrale d’achat est située régissent également les procédures de recours et la compétence de l’instance de recours, au sens de la directive 92/13.

34 Les « activités d’achat centralisées », auxquelles cette disposition fait référence, sont définies à l’article 2, point 10, de la directive 2014/25 comme étant des activités menées en permanence et qui prennent soit la forme d’acquisition de fournitures et/ou de services destinés à des entités adjudicatrices, soit la forme de passation de marchés ou la conclusion d’accords-cadres de travaux, de fournitures ou de services destinés à de telles entités.

35 S’il est vrai que, sur la base d’une interprétation littérale, l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25 paraît viser le seul droit matériel en matière de passation de marchés, son libellé n’exclut pas pour autant que cette disposition s’étende aussi bien à la législation en matière de procédures de recours qu’à la compétence de l’instance de recours, au sens de la directive 92/13.

36 Dans ces conditions, conformément à une jurisprudence constante, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de cette disposition, mais également du contexte de celle-ci et des objectifs poursuivis par la réglementation dont ladite disposition fait partie (arrêt du 29 juin 2023, Interfel, C 501/22 à C 504/22, EU:C:2023:531, point 53 et jurisprudence citée).

37 Par ailleurs, il est également de jurisprudence constante que, lorsqu’une disposition du droit de l’Union est susceptible de faire l’objet de plusieurs interprétations, il convient de privilégier celle qui est de nature à sauvegarder son effet utile (arrêt du 29 juin 2023, Interfel, C 501/22 à C 504/22, EU:C:2023:531, point 54 et jurisprudence citée)

38 À cet égard, il convient de rappeler que, conformément au considérant 78 de la directive 2014/25, des règles devraient être arrêtées pour répartir les responsabilités quant au respect des obligations prévues par cette directive, y compris en matière de recours, entre la centrale d’achat et les entités adjudicatrices qui effectuent leurs achats auprès de celle-ci ou par son intermédiaire.

39 Ce même considérant envisage deux cas de figure, le premier caractérisé par la circonstance que la centrale d’achat assume seule la responsabilité du déroulement des procédures de passation de marché, le second caractérisé par la circonstance qu’une entité adjudicatrice se charge de certaines parties de la procédure, telles que la remise en concurrence en application d’un accord-cadre ou l’attribution de marchés particuliers sur la base d’un système d’acquisition dynamique. Dans le premier cas, la centrale d’achat devrait assumer seule la responsabilité directe de la légalité des procédures, dans le second cas, elle devrait rester responsable des phases de la procédure dont elle se charge.

40 En outre, le considérant 82 de la directive 2014/25 indique qu’il convient de définir de nouvelles règles en matière de passation conjointe de marchés transnationaux et que ces règles devraient établir les conditions d’utilisation transnationale des centrales d’achat et désigner la réglementation relative à la passation de marchés publics, y compris celle en matière de recours, qui s’applique aux procédures conjointes transnationales.

41 Il ressort de ces considérants que le législateur de l’Union a entendu non seulement déterminer le droit matériel s’appliquant aux marchés transnationaux et aux centrales d’achat mais également le droit relatif aux procédures de recours auxquelles ces marchés et ces activités sont susceptibles de donner lieu.

42 Par conséquent, il convient de privilégier une interprétation des dispositions de la directive 2014/25 régissant de tels marchés et activités qui permette d’englober tant le droit matériel que celui relatif aux procédures de recours.

43 Ainsi, il convient de considérer que la directive 2014/25 fait référence au droit des États membres non seulement pour les dispositions de ce droit qui régissent le déroulement de la procédure de passation des marchés transnationaux mais aussi pour celles qui régissent les procédures de recours, y compris juridictionnelles, susceptibles de faire suite à une telle procédure de passation de marché.

44 Une telle interprétation est, de surcroît, conforme à l’objectif de la directive 2014/25, qui est d’établir un régime uniforme en matière d’achats centralisés transnationaux. En effet, dans la mesure où une centrale d’achat est appelée à fournir ses activités d’achat centralisées conformément aux dispositions nationales de l’État membre dans lequel elle est située, il apparaît cohérent que la procédure de recours, susceptible d’être engagée, soit conduite selon le droit de cet État membre et que la compétence de l’instance de recours concernée soit déterminée selon ce même droit.

45 Par ailleurs, le principe selon lequel ce sont les dispositions de l’État membre dans lequel une entité adjudicatrice est située qui régissent les procédures de recours concernant les mesures prises par ces entités est sous-jacent à la règle établie à l’article 1er, quatrième alinéa, de la directive 92/13, selon laquelle les États membres prennent, en ce qui concerne les contrats relevant du champ d’application de la directive 2014/25 ou de la directive 2014/23, les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les entités adjudicatrices puissent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, au motif que ces décisions ont violé le droit de l’Union en matière de marchés ou les règles nationales transposant ce droit.

46 Cela n’exclut pas, ainsi que la Commission européenne l’a fait observer, qu’il y ait lieu, le cas échéant, d’opérer une distinction entre le droit applicable à la procédure de passation de marché et celui susceptible de s’appliquer aux contrats conclus subséquemment.

47 Il appartient également aux juridictions nationales, saisies d’un litige issu d’une procédure de passation d’un marché transnational, de porter une attention particulière à la répartition des responsabilités incombant aux acteurs impliqués dans le déroulement de cette procédure et aux limites de leurs compétences qui, le cas échéant, en résultent, tout en tenant compte de la règle énoncée à l’article 57, paragraphe 1, de la directive 2014/25, rappelée au point 27 du présent arrêt.

48 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25, lu à la lumière des considérants 78 et 82 de cette directive, doit être interprété en ce sens que la règle de conflits de lois consacrée à cette disposition, en vertu de laquelle les activités d’achat centralisées d’une centrale d’achat sont fournies conformément aux dispositions nationales de l’État membre dans lequel cette centrale d’achat est située, s’étend aux procédures de recours, au sens de la directive 92/13, afférentes à ces activités, dans la mesure où ladite centrale d’achat s’est chargée du déroulement de la procédure de passation de marché.

Sur la troisième question

49 Eu égard aux réponses apportées aux première et deuxième questions, il n’y a pas lieu de répondre à la troisième question que la juridiction de renvoi a posée uniquement s’il était répondu négativement à la première ou à la deuxième question.

Sur les dépens

50 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (dixième chambre) dit pour droit :

1) L’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE,

doit être interprété en ce sens que :

une activité d’achat centralisée, dans le cadre de la passation conjointe de marchés par des entités adjudicatrices de différents États membres, est effectuée par une centrale d’achat « située dans un autre État membre » lorsque l’entité adjudicatrice a son siège dans un État membre autre que celui du siège de la centrale d’achat, indépendamment, le cas échéant, du lieu du siège d’une entité tierce détenant le contrôle de l’une ou de l’autre de ces entités.

2) L’article 57, paragraphe 3, de la directive 2014/25, lu à la lumière des considérants 78 et 82 de cette directive,

doit être interprété en ce sens que :

la règle de conflits de lois consacrée à cette disposition, en vertu de laquelle les activités d’achat centralisées d’une centrale d’achat sont fournies conformément aux dispositions nationales de l’État membre dans lequel cette centrale d’achat est située, s’étend aux procédures de recours, au sens de la directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications, telle que modifiée par la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession, afférentes à ces activités, dans la mesure où ladite centrale d’achat s’est chargée du déroulement de la procédure de passation de marché.