CA Versailles, 14e ch., 16 novembre 2023, n° 23/00577
VERSAILLES
Arrêt
Autre
PARTIES
Demandeur :
Keyrus (SA)
Défendeur :
Orange Business Services (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme de Rocquigny du Fayel
Conseillers :
Mme Igelman, Mme Scharre
Avocats :
Me Dontot, Me Flatres, Me Dupuis, Me Abrat
EXPOSE DU LITIGE
La SA Keyrus, fondée en 1995, est une société de conseil spécialisée dans le développement de solutions innovantes en matière de gestion de données et digitalisation, soit une entreprise de services numériques (ESN).
La SAS Business & Décision (la société B &D), créée en 1992 et aux droits de laquelle vient la SA Orange Business Services, est une concurrente directe de la société Keyrus.
Depuis le mois d'avril 2020, plusieurs salariés de la société Keyrus l'ont quittée et ont été engagés par la société Orange Business Services.
Le 28 juin 2021, la société Keyrus a mis en demeure la société Orange Business Services de cesser ses agissements.
Par courrier en date du 30 juin 2021, la société Keyrus a informé la société Orange Business Services de la tentative de débauchage perpétrée par Mme [D] [H], ancienne salariée de la société Keyrus.
Par lettre en date du 7 juillet 2021, la société Orange Business Services a sollicité des justifications des faits reprochés pour apprécier les griefs de la société Keyrus.
Le 28 juillet 2021, la société Keyrus a communiqué à la société Orange Business Services les éléments demandés.
Par lettre en date du 28 septembre 2021, la société Orange Business Services a affirmé n'avoir jamais donné instruction à Mme [D] [H] d'approcher les salariés de la société Keyrus, et s'est défendue d'avoir commis des actes de concurrence déloyale.
Le 23 février 2022, la société Keyrus a formulé, auprès du tribunal de commerce de Nanterre, une requête aux fins d'obtenir une mesure d'instruction in futurum visant à obtenir les éléments matériels lui permettant d'établir la concurrence déloyale commise par la société B&D en raison des actes de débauchage massif et de la désorganisation en résultant.
Par ordonnance du 3 mars 2022, il a été fait droit à cette requête.
Le 3 mai 2022, la société Keyrus a soumis au président du tribunal de commerce de Nanterre, une requête en rectification d'erreur matérielle qui a donné lieu à une ordonnance du 4 mai 2022 substituant l'entité Business & Décision par l'entité Business & Décision France.
Les opérations de saisie ordonnées par les deux ordonnances sur requête se sont déroulées le 5 mai 2022 dans les locaux de la société B&D à Paris La Défense (Hauts-de-Seine) ainsi que dans l'établissement de la société B&D à [Localité 5] en Bretagne.
Par acte d'huissier de justice délivré le 3 juin 2022, la société B&D a fait assigner en référé-rétractation la société Keyrus.
Par ordonnance contradictoire rendue le 24 novembre 2022, le juge des référés du tribunal de commerce de Nanterre a :
- rétracté en toutes ses dispositions l'ordonnance sur requête du 3 mars 2022 ainsi que l'ordonnance rectificative du 4 mai 2022 qui en découle,
- ordonné la destruction sous contrôle d'un commissaire de justice de l'ensemble des éléments saisis et des informations recueillies lors des mesures d'instruction réalisées le 5 mai 2022 par l'étude Asperti Duhamel ainsi que par l'étude Courdert Flammery & Associés, et/ou tout autre commissaire de justice l'ayant assisté, sur le fondement de l'ordonnance rétractée, sans en donner connaissance à la SA Keyrus,
- condamné la société Keyrus à payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à Orange Business Services sa venant aux droits de la société Business & Décision France,
- rappelé n'y avoir lieu à exécution provisoire conformément aux dispositions de l'article R. 153-8 du code de commerce,
- dit que l'ordonnance est mise à disposition au greffe du tribunal, les parties en ayant été préalablement avisées verbalement lors des débats dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
- liquidé les dépens à recouvrer par le greffe à la somme de 40,66 euros, dont TVA 6,78 euros.
Par déclaration reçue au greffe le 26 janvier 2023, la société Keyrus a interjeté appel de cette ordonnance en tous ses chefs de disposition.
Dans ses dernières conclusions déposées le 26 mai 2023 auxquelles il convient de se rapporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Keyrus demande à la cour, au visa des articles 145 et 493 du code de procédure civile, 1240 du code civil et R. 153-1 alinéa 3 du code de commerce, de :
- recevoir la société Keyrus en l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
- infirmer et réformer l'ordonnance de rétractation du 24 novembre 2022 en ce qu'elle a :
- rétracté en toutes ses dispositions l'ordonnance sur requête du 3 mars 2022 ainsi que l'ordonnance rectificative du 4 mai 2022 qui en découle ;
- ordonnons la destruction sous contrôle d'un commissaire de justice de l'ensemble des éléments saisis et des informations recueillies lors des mesures d'instruction réalisées le 5 mai 2022 par l'étude Asperti Duhamel ainsi que par l'étude Courdert Flammery & Associés, et/ou tout autre commissaire de justice l'ayant assisté, sur le fondement de l'ordonnance rétractée, sans en donner connaissance à la sa Keyrus ;
- condamné la sa Keyrus à payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à Orange Business Services sa venant aux droits de la sas Business & Décision France ;
- rappelé n'y avoir lieu à exécution provisoire conformément aux dispositions de l'article R. 153-8 du code de commerce ;
- dit que la présente ordonnance est mise à disposition au greffe de ce tribunal, les parties en ayant été préalablement avisées verbalement lors des débats dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;
- liquidé les dépens à recouvrer par le greffe à la somme de 40,66 euros, dont TVA 6,78 euros.
- dit que la présente ordonnance est mise à disposition au greffe de ce tribunal, les parties en ayant été préalablement avisées verbalement lors des débats dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;
Statuant à nouveau :
- dire n'y avoir lieu à rétractation et confirmer les ordonnances sur requête rendues les 3 mars 2022 et 4 mai 2022
- débouter la société Orange Business Services de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
- prononcer la levée du séquestre des éléments de preuve rassemblés par l'étude d'huissiers Asperti - Duhamel, dans le respect des règles relatives au secret professionnel de l'avocat, au droit à la vie privée et au secret des affaires ;
- renvoyer l'affaire à une audience à laquelle il sera procédé au dépouillement des documents recueillis chez la société Orange Business Services et placés sous séquestre à l'étude d'huissiers Asperti - Duhamel ;
- condamner la société Orange Business Services à payer à la société Keyrus la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la société Orange Business Services aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de Maître Oriane Dontot, JRF & Associés, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions déposées le 3 août 2023 auxquelles il convient de se rapporter pour un exposé détaillé de ses prétentions et moyens, la société Orange Business Services demande à la cour, au visa des articles 16, 145, 249, 496, 497, 699 et 700 du code de procédure civile, L. 151-1 et R. 153-2 et suivants du code de commerce, de :
- juger recevable et bien fondée la société Orange Business Services sa venant aux droits de Business & Décision France en toutes ses demandes, fins et conclusions ;
- débouter la société Keyrus de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
- confirmer l'ordonnance du président du tribunal de commerce de Nanterre en toutes ses dispositions ;
En conséquence :
- rétracter en toutes ses dispositions l'ordonnance sur requête du 3 mars 2022 ainsi que l'ordonnance rectificative du 4 mai 2022 qui en découle ;
- ordonner la destruction sous contrôle d'un commissaire de justice de l'ensemble des éléments saisis et des informations recueillies lors des mesures d'instruction réalisées le 5 mai 2022 par l'étude Asperti Duhamel ainsi que par l'étude Courder Flammery & Associés et/ou tout autre commissaire de justice l'ayant assisté, sur le fondement de l'ordonnance rétractée, sans en donner connaissance à la société Keyrus ;
- si par extraordinaire, il était fait droit aux demandes de la société Keyrus et une mainlevée du séquestre était ordonnée, faire application des dispositions des articles R. 153-2 et suivants du code de commerce ;
d. condamner la société Keyrus :
- à payer à la société Business & Décision la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre de la première instance ;
- aux entiers dépens de première instance ;
En toutes hypothèses :
- juger que la société Keyrus assumera seule l'ensemble des frais et dépens afférents à la mesure de saisie ;
- condamner la société Keyrus :
- à payer à la société Business & Décision France la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles de l'appel ;
- aux entiers dépens de l'appel'.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 5 septembre 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
L'appelante sollicite l'infirmation de l'ordonnance de rétractation fondée sur les éléments suivants :
- le fait que la requête serait principalement fondée sur le seul mail de Mme [D] [H] et le contact établi via le réseau social Linkedin ; qu'elle ne produirait pas d'autre commencement de preuve, de quelque nature que ce soit, de nature à démontrer que des instructions aient pu être données par la société B&D d'initier une procédure de ciblage et de débauchage systématique massif, de nature à désorganiser l'agence Nord-Ouest de la société Keyrus, de sorte que le litige serait manifestement voué à l'échec ;
- le fait que le champ matériel et temporel des mots-clefs retenus pour les mesures de saisies prescrites soit prétendument « manifestement excessif » et « trop large et inadéquat » ; et
- le fait que les mesures ordonnées prévoient « la saisine et l'examen par un commissaire de justice de documents contenant des données personnelles et nominatives sans que des mesures destinées à préserver l'anonymat des personnes privées ciblées, salariés de B&D, ne soient expressément précisées, en accord avec le RGPD ».
Elle relate employer 800 salariés en France et qu'elle comptait au sein de la seule agence Nord-Ouest ([Localité 7]), avant les agissements de sa concurrente, une quarantaine de salariés.
Ainsi, elle fait valoir que depuis 2020, B&D débauche de façon systématique ses salariés, 10 salariés clés ayant ainsi rejoint cet opérateur concurrent en moins de deux ans :
- en moins d'un an, B&D a procédé au recrutement de trois personnes qui occupaient des postes clés au sein de Keyrus, à savoir :
- M. [V] [T], qui a intégré Keyrus en 2014 et occupait, avant de démissionner en avril 2020, le poste de responsable commercial banque, au sein de l'agence Île-de-France, notamment pour les comptes Société Générale et Crédit Agricole ;
- M. [N] [U], responsable commercial de l'agence Nord-Ouest depuis février 2015, qui a démissionné en août 2020 ;
- M. [Y] [L], qui a rejoint Keyrus en janvier 2019 en tant que directeur de l'activité conseil Banque et a démissionné en décembre 2020 ;
- en avril 2021, B&D a débauché deux autres profils clés :
- Mme [D] [H], chargée de recrutement pendant 7 ans chez Keyrus et qui a rejoint B&D dès le mois de mai 2021 en tant que Talent Acquisition Senior ;
- Mme [W] [J], responsable opérationnelle au sein de l'agence Sud-Ouest ;
- puis B&D a procédé au recrutement de trois salariés de Keyrus en moins de deux mois, en visant particulièrement l'agence Nord-Ouest :
- M. [F] [A], salarié depuis plus de 20 ans chez Keyrus, en charge de la direction des opérations de l'agence Nord-Ouest, qui a annoncé sa démission le 1er juillet 2021, départ qui a profondément désorganisé cette agence, d'autant qu'il s'est accompagné de celui de :
- M. [B] [I] et Mme [Z] [C], deux profils experts « ingénieurs » très recherchés, qui ont respectivement démissionné les 28 juillet et 2 août 2021, pour rejoindre également B&D.
Elle prétend que les lettres de démission de M. [T], M. [U], Mme [H], M. [A] et Mme [C] étaient curieusement très similaires, laissant présumer l'existence d'une campagne organisée et méthodique de B &D visant à recruter précisément au sein de Keyrus, afin notamment de la déstabiliser, en particulier et tout récemment en son agence Nord-Ouest, laquelle était co-dirigée par M. [U], responsable commercial, et M. [A], responsable opérationnel.
Elle déplore qu'entre septembre 2019 et le 31 août 2022, le nombre de consultants intervenants au sein de l'agence Nord-Ouest de Keyrus soit passé de 33 à 14, d'autres départs étant encore intervenus depuis, ramenant le nombre total de consultants de l'agence Nord-Ouest en 2023 à 12 personnes.
Elle précise que postérieurement à la requête, elle a découvert que Mme [M] [E] avait également rejoint les rangs de B&D.
Elle ajoute que depuis le départ de M. [U], son chiffre d'affaires sur cette agence n'a cessé de baisser, ce qui n'a pas été le cas de ses autres agences.
Elle avance également que parmi les 20 clients les plus importants de l'agence Nord-Ouest en 2019, elle a perdu 6 d'entre eux (Agence de la Biomédecine, Amadeus Developpement, Idemia, La Banque Postale, VYV Care It, Groupama Loire-Bretagne) et a vu son volume d'affaires drastiquement réduire chez les autres, soutenant qu'il est hautement probable que ces pertes de marchés se soient faites au profit de B&D.
L'appelante demande donc en premier lieu l'infirmation de l'ordonnance du premier juge qui selon elle a méconnu ses pouvoirs et a tranché la question du bien-fondé de l'action en concurrence déloyale.
Elle entend démontrer au contraire que litige potentiel entre Keyrus et B&D justifie l'octroi des mesures, non seulement par le comportement fautif de Mme [H], mais également par d'autres éléments laissant supposer un plan de débauchage massif visant l'agence Nord-Ouest de Keyrus ; qu'elle a établi aux termes de sa requête des éléments rendant crédibles et vraisemblables les faits de concurrence déloyale qu'elle allègue.
Elle souligne qu'en plus du comportement répréhensible de Mme [D] [H] :
- si au moment de la Requête 8 anciens salariés de Keyrus avaient été identifiés comme ayant rejoint les effectifs de B&D, il apparaît que ce nombre est en réalité de 10 aujourd'hui, dont 4 au sein de la seule agence Nord-Ouest ;
- 5 de ces salariés étaient stratégiques pour Keyrus ;
- tous les salariés ont été embauchés par B&D, concurrente directe de Keyrus ;
- postérieurement à la requête et à l'ordonnance, elle a découvert que deux autres salariés de l'agence Nord-Ouest avaient rejoint les rangs de B&D, en la personne de Mme [M] [E] et de Mme [R] [K] et un client (CCPA) avait rejoint B&D grâce à [B] [I] ;
- la requête faisait précisément mention de baisses significatives des budgets alloués par les clients de Keyrus depuis le début des actes présumés de concurrence de déloyale, de nature à rendre indubitablement crédibles de tels faits.
Elle indique qu'elle cherche à déterminer si des procédés déloyaux ont été employés lors du débauchage de désormais 10 de ses salariés et si le chiffre d'affaires de B&D a augmenté corrélativement à la baisse du sien, ce qui caractérise le motif légitime justifiant l'ordonnance sur requête litigieuse.
La société Keyrus demande en deuxième lieu l'infirmation de l'ordonnance qui a retenu que les mesures ordonnées étaient disproportionnées.
Elle dresse un tableau (pages 20 et 21 de ses conclusions) pour justifier de l'existence de limitations spatiales, temporelles et matérielles aux mesures ordonnées.
S'agissant des mots-clefs « Snowflake » et « Blueway », critiqués par le premier juge, elle entend préciser qu'ils ont été choisis non seulement parce qu'il s'agit d'éditeurs d'outils informatiques, mais également, et surtout, de partenaires commerciaux de Keyrus avec lesquels notamment MM. [A] et [I] ont travaillé lorsqu'ils étaient ses salariés.
Quant au champ temporel de la mesure, elle fait valoir que le fait que la période couvre « notamment la période d'urgence sanitaire » ne saurait vouloir dire que la mesure était disproportionnée et qu'elle a démontré que depuis le départ de M. [T] et de M. [U], et avant le début de la période d'urgence sanitaire, le chiffre d'affaires de Keyrus sur l'agence Nord-Ouest n'avait cessé de baisser.
Enfin elle demande l'infirmation de l'ordonnance, entendant démontrer que l'ordonnance garantissait l'anonymat des salariés cibles, toute correspondance à caractère privée ayant été expressément exclue du champ de la mission du commissaire de justice et les articles L. 153-1 et R. 153-1 et suivants du code de commerce permettant en tout état de cause au juge de préserver les règles relatives notamment au droit à la vie privée.
La société Orange Business Services sollicite la confirmation de l'ordonnance du 24 novembre 2022 ayant rétracté celles rendues sur requête.
Sur le contexte de l'activité des ESN, elle souligne qu'il s'agit d'un marché très concurrentiel, qu'elle a toujours été classée à un rang bien supérieur que celui de l'appelante et qu'il s'agit d'un secteur connaissant de longue date un turn over de l'ordre de 20 à 30 % par an.
Elle conclut tout d'abord à l'absence de méconnaissance de ses pouvoirs par le juge de la rétractation, la société Keyrus n'ayant pas justifié d'un motif légitime autorisant de recourir à ces mesures.
Ainsi, l'intimée indique qu'aucun commencement de preuve de débauchage, et encore moins de débauchage fautif issu de prétendues manœuvres déloyales ou entraînant une désorganisation, n'a été rapporté par la société Keyrus ; que s'agissant de Mme [H], elle n'a produit qu'un échange intervenu entre deux anciens collègues via Linkedin ne pouvant s'interpréter comme une tentative de débauchage ; que concernant les autres salariés, en l'absence de clause de non-concurrence, aucune manœuvre déloyale n'existe.
Elle souligne qu'est en question l'embauche d'à peine 8 anciens salariés de la société Keyrus constitue, sur un total de 800 salariés en France, soit à peine 1% de ses effectifs, alors que le turn over dans ce secteur est de l'ordre de 20% chaque année, de sorte que les départs dénoncés, espacés dans le temps, ne peuvent constituer un débauchage massif à l'origine d'une désorganisation de la requérante.
Elle précise que les salariés concernés représentent à peine les 2/3 des effectifs ayant quitté la société Keyrus pendant la période incriminée ; que le lien de causalité entre la démission de M. [A] et la prétendue « désorganisation » de l'agence n'est nullement rapporté.
Elle souhaite attirer l'attention de la cour sur le fait que l'appelante a délibérément induit en erreur le président du tribunal de commerce de Nanterre en indiquant que M. [U] était co-directeur de l'agence alors qu'il était responsable commercial, ce qui montre sa mauvaise foi.
Elle conteste l'assertion adverse selon laquelle Mme [E] aurait intégré une équipe parmi laquelle figureraient 12 de ses anciens salariés.
La société Orange Business Services dresse de son côté une liste de salariés de la société Keyrus qui travaillaient auparavant pour elle.
L'intimée soutient ensuite que l'appelante n'apporte la preuve d'aucun détournement de clientèle, alors qu'elle prétend démontrer quant à elle qu'elle détient depuis de nombreuses années les comptes clients visés dans la requête de la société Keyrus.
Elle relève qu'un certain nombre de comptes de clients dont la recherche a été sollicitée par la société Keyrus s'est avérée infructueuse aux termes de la saisie et que d'autres comptes clients ont révélé une baisse de chiffre d'affaires de la société Orange Business Services entre 2019 et 2021, et que les comptes litigieux lui appartenaient déjà avant l'arrivée des salariés litigieux, soutenant que la demande de saisie formulée par la société Keyrus n'avait pour but que d'avoir accès à des informations couvertes par le secret des affaires.
Elle fait grief à l'appelante de ne produire aucun élément au soutien de son assertion selon laquelle elle aurait perdu 6 clients depuis le départ de M. [U] et relève s'agissant de CCPA, qu'il est toujours client de la société Keyrus et que les courriels produits démontrent que si cette dernière n'a pu réaliser une mission pour son compte, c'est faute d'avoir les ressources compétentes.
Elle conclut ensuite à l'absence de preuve d'un lien de causalité entre la baisse de chiffre d'affaires de la société Keyrus et un fait qui lui serait imputable.
Elle indique à cet égard que l'attestation du directeur général financier de la société Keyrus n'a aucune valeur probante et ne respecte pas les dispositions de l'article 202 du code de procédure civile, ajoutant qu'à retenir les chiffres présents dans ce document, cela montre une tendance baissière du chiffre d'affaires de la société Keyrus bien avant le départ des salariés.
L'intimée entend ensuite démontrer l'absence de justification de la nécessité de déroger au principe du contradictoire, le fait d'indiquer qu'il existerait « un risque de dissimulation des preuves et qu'un effet de surprise est nécessaire au succès de la mesure » ne pouvant constituer une justification.
Elle conclut enfin à l'absence de proportion, de précision et de circonscription des mesures ordonnées, par rapport au but recherché par la société Keyrus en ce que :
- la mesure porte sur une période particulièrement large et injustifiée,
- le périmètre des mesures porte une atteinte excessive aux intérêts légitimes des autres parties et notamment à la vie privée des salariés.
Elle considère en outre que les ordonnances sur requête ont octroyé un pouvoir d'appréciation illégal au commissaire de justice instrumentaire, s'agissant en particulier des documents personnels pour lesquels il lui est demandé de s'assurer de leur caractère réellement privé.
A titre subsidiaire, si la mainlevée du séquestre devait être ordonnée, elle sollicite que soit fait application des dispositions des articles R. 153-2 et suivants du code de commerce en ordonnant l'interdiction de faire de copie ou de reproduction, sauf accord du détenteur de la pièce.
Sur ce,
Selon l'article 145 du code de procédure civile, « s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées, à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».
Le juge, saisi d'une demande de rétractation d'une ordonnance sur requête ayant ordonné une mesure sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile et tenu d'apprécier au jour où il statue les mérites de la requête, doit s'assurer de l'existence d'un motif légitime, au jour du dépôt de la requête initiale et à la lumière des éléments de preuve produits à l'appui de la requête et de ceux produits ultérieurement devant lui, à ordonner la mesure probatoire et des circonstances justifiant de ne pas y procéder contradictoirement.
Il sera également rappelé en liminaire que le juge est tenu d'apprécier les mérites de la requête au regard des seules conditions de l'article 145 et que le respect d'un devoir de loyauté à l'égard du juge et des autres parties n'apparaît pas au nombre de ces conditions.
La régularité de la saisine du juge des requêtes étant une condition préalable à l'examen de la recevabilité et du bienfondé de la mesure probatoire sollicitée, il convient d'abord de s'assurer que la requête ou l'ordonnance y faisant droit a justifié de manière circonstanciée qu'il soit dérogé au principe de la contradiction, avant de statuer, le cas échéant, sur l'existence du motif légitime et le contenu de la mesure sollicitée.
Selon l'article 493 du code de procédure civile, l'ordonnance sur requête est une décision rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse.
Le juge saisi d'une demande de rétractation statue sur les mérites de la requête en se prononçant, au besoin d'office, sur la motivation de la requête ou de l'ordonnance justifiant qu'il soit dérogé au principe de la contradiction, motivation qui doit s'opérer in concreto et ne peut pas consister en une formule de style.
En l'espèce, l'ordonnance rendue le 3 mars 2022, rectifiée par l'ordonnance du 4 mai 2022, vise la requête de la société Keyrus et les pièces annexées, de sorte qu'il sera retenu qu'elle en adopte implicite les motifs relatifs à la motivation caractérisant la nécessité de recourir à une mesure non contradictoire.
Dans sa requête, la société Keyrus, après avoir relaté que la société Orange Business Services avait poursuivi les embauches d'anciens de ses salariés après les lettres envoyées les 7 juillet et 28 septembre 2021, et que Mme [H] s'était vue reproché par la société Orange Business Services les faits qu'elle avait dénoncés auprès de sa concurrente, indique :
« au regard de ce passif, il est certain que B&D niera avoir commis des procédés déloyaux quelconques aux fins de débauchage, de telle sorte que la dérogation au contradictoire apparaît incontournable pour que la constatation des actes incriminés puisse être efficacement établie.
Il en résulte qu'il existe un risque de dissimulation des preuves et qu'un effet de surprise est nécessaire au succès de la mesure puisque B&D ne délivrera jamais spontanément des éléments établissant des agissements fautifs de nature à engager sa responsabilité ».
Elle en conclut que « ces circonstances rendent nécessaires la dérogation au principe de la contradiction, comme le juge de façon constante la jurisprudence », listant ensuite des extraits d'arrêts de la Cour de cassation, ayant statué dans une matière similaire, mais sur des éléments sans lien avec le présent litige.
Ainsi, aux termes de sa requête, la société Keyrus ne fait que relever ses craintes que l'intimée conteste les agissements qu'elle lui reproche, position sur laquelle une mesure de saisie non contradictoire n'est pas nature à influer, ainsi qu'affirmer sa conviction selon laquelle sa concurrente ne lui délivrera pas spontanément les éléments de preuve de nature à démontrer la déloyauté des agissements qu'elle lui reproche, ce qu'une mesure de saisie ordonnée contradictoirement en justice aurait pu contrecarrer.
Force est donc de constater que la société Keyrus ne justifie pas dans sa requête la nécessité de déroger au principe de la contradiction, l'affirmation de l'existence d'un risque de dissimulation des preuves et de la nécessité d'un effet de surprise des saisies sollicitées, s'apparentant ici à des assertions de principe qui ne sont pas étayées par rapport à des éléments de contexte appropriés.
Aux termes des ordonnances des 3 mars et 4 mai 2022, le président du tribunal de commerce a quant à lui considéré que :
« Alertée par courrier B&D a contesté les faits invoqués et rejeté toute responsabilité de sa part, le recours à une procédure non contradictoire pour ordonner les mesures sollicitées est donc justifié pour ménager l'effet de surprise et limiter le risque de déperdition ou dissimulation des informations recherchées ; en outre les informations saisies seraient séquestrées par l'huissier conformément aux dispositions de l'article R. 153-1 du code de commerce, dans l'attente d'un éventuel débat contradictoire ».
Ce faisant, le juge de la requête reprend l'argument de la contestation par la société concurrente visée par la requête de la commission des faits reprochés, dénégation qu'une mesure d'instruction non contradictoire n'est pas de nature à parer, comme ci-dessus retenu, et qui apparaît en outre comme ressortant de la liberté de toute personne de se défendre contre des griefs portés à son encontre sans qu'elle puisse laisser présager d'un comportement d'obstruction à une mesure de saisie dont elle aurait eu préalablement connaissance.
Il sera en conséquence retenu que ni la société requérante, ni l'ordonnance sur requête, ne caractérisent suffisamment les circonstances nécessitant de déroger au principe de la contradiction.
L'ordonnance du 24 novembre 2022 doit en conséquence être confirmée en ce qu'elle a rétracté en toutes leurs dispositions les ordonnances rendues sur requête les 3 mars et 4 mai 2022.
Surabondamment, il sera relevé que l'absence de démonstration d'un contexte de fraude, et donc de la nécessité de déroger au contradictoire, fait écho au fait que l'appelante échoue également à caractériser l'existence d'un motif légitime.
La société Keyrus reconnaît en effet elle-même ne disposer quasiment d'aucun indice de ce que les embauches par la société Orange Business Services de ses anciens salariés (hormis un seul contact pris par Mme [D] [H] auprès d'un salarié de la société Keyrus, élément isolé et que rien ne permet d'imputer à l'initiative de l'intimée) auraient été accompagnés d'agissements déloyaux.
En page 19 de ses conclusions, la société Keyrus écrit :
« Lors de sa Requête, Keyrus a fait valoir que la mesure d'instruction avait pour but d'établir, sans contestation possible, que B&D a œuvré par des moyens déloyaux au débauchage des salariés de Keyrus.
En effet, au moment de la Requête, et toujours à ce stade en l'absence de levée du séquestre, si Keyrus pouvait démontrer que l'une de ses anciennes salariées, spécialisée dans le recrutement, avait approché certains de ses collaborateurs dès sa prise de poste chez B&D, elle ne pouvait pas établir les conditions dans lesquelles B&D a recruté les 8 (désormais 10) salariés qui l'ont rejointe et notamment la nature des procédés déloyaux mis en œuvre.
Keyrus expliquait également qu'elle était dans l'incapacité de savoir si le débauchage des salariés de son agence Nord-Ouest avait permis à B&D de gagner des parts de marchés supplémentaires et de nouvelles positions auprès des principaux clients de Keyrus, dont il a été démontré que le volume d'affaires avait drastiquement chuté, quand les clients n'ont tout simplement pas été perdus. »
Ainsi, alors que pour caractériser l'existence d'un motif légitime sous-tendant la légitimité de sa requête la demanderesse doit établir des éléments rendant vraisemblables les griefs allégués, la société Keyrus indique elle-même que ni dans sa requête, ni par la suite, elle n'a été en possession d'éléments pouvant laisser supposer que l'embauche de ses anciens salariés par la société Orange Business Services - alors que cette dernière démontre en outre (pièces intimée n° 2-3-1 à 2-3-6) que le turn over des salariés est un phénomène intrinsèque au secteur des ESN/SSII - aurait été accompagnée de manœuvres déloyales.
Il doit être rappelé à cet égard que l'embauche, dans des conditions régulières, d'anciens salariés d'une entreprise concurrente n'est pas en elle-même fautive et qu'elle le devient lorsqu'elle intervient dans des conditions déloyales, de sorte que c'est bien des indices rendant plausible l'existence de conditions déloyales que la société Keyrus échoue à démontrer, preuve pourtant nécessaire au succès de sa requête, le premier juge en statuant en ce sens n'ayant aucunement tranché une question de fond.
Sur les demandes accessoires :
Compte tenu de ce qui précède, l'ordonnance sera confirmée en ses dispositions relatives aux frais irrépétibles et dépens de première instance.
Partie perdante, la société Keyrus ne saurait prétendre à l'allocation de frais irrépétibles. Elle devra en outre supporter les dépens d'appel.
Il serait par ailleurs inéquitable de laisser à la société Orange Business Services la charge des frais irrépétibles exposés en cause d'appel. L'appelante sera en conséquence condamnée à lui verser une somme de 6 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile. Elle devra également assumer seule les frais afférents à la mesure de saisie annihilée.
PAR CES MOTIFS,
La cour statuant par arrêt contradictoire rendu en dernier ressort,
Confirme l'ordonnance du 24 novembre 2022,
Y ajoutant,
Condamne la société Keyrus à verser à la société Orange Business Services la somme de 6 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en appel et dit que la société Keyrus assumera seule les frais afférents à la mesure de saisie annihilée,
Dit que la société Keyrus supportera les dépens d'appel.